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Sous la casquette bombée [Pv : Toto]

Bambana a décarré sur Luvneel, la trouille suspendue aux miches comme un mioche s’accroche aux tétons de sa génitrice pour y boire son breuvage. Cette saloperie n’a même pas eu les roustons de rester dans son propre bureau et de m’y affronter. Ils auraient été en supériorité numérique en plus, lui et son fidèle clébard de grand brûlé. Très mauvais choix tactique de leur part que de se séparer, à deux contre un, mon avis que je serai plus là pour ressasser l’histoire. Seul, Sciavonnache m’a filé un sacré fil à retordre, j’ai presque failli caner là-bas bordel. J’imagine même pas dans quel état on aurait retrouvé mon corps si le Padre avait pas paumé ses bourses après ma balle perdue. Mais je peux comprendre, frôlé la mort d’un poil de cul, ça vous fait reconsidérer les choses sous un million d’angles nouveaux. Si seulement j’avais pas foiré mon tir…

On en serait pas là, les gars et moi. A devoir se retrouver dans ce bar clandestin à la con, au beau milieu de la nuit, dans l’un des coins les plus pourraves qu’on puisse trouver sur Manshon. Je suis venu avec Mathias et Odranoel, au cas ou que les choses partiraient sensiblement en vrille, comme j’ai l’habitude avec mon incroyable karma. Puis surtout, parce que depuis que j’ai essayé de tuer le chef d’une des grandes familles mafieuses de la ville, je suis un peu devenu le fils de chien le plus détesté de la pègre ici. Enfin, doit y avoir deux ou trois familles qui ont dû se frotter les mains en apprenant que le Chien Enragé de Boule de Billard a fini par mordre son maître.
L’Andardôg n’a jamais été et ne sera jamais mon lieu de beuverie favoris, y’a peu de place, tout juste de quoi y recevoir une trentaine de clients si on se serre bien. Il flotte dans l’air une horrible odeur de pisse et de vomi. Ca vous fout tellement les narines en branle, que vous vous demandez si les clients soûlards ont pas fini par imprégner le ciment des cloisons à force de les confondre avec les chiottes du coin.
Une heure que Mathias chiale en tentant de battre le record d’apnée, c’est qu’il est plutôt du genre douillet quand il s’agit de truc qui schlingue. Les fesses sur des chaises branlantes, une table poussiéreuse et une ampoule vieillotte au centre du plafond, y’a le tenancier qui astique ses vieux godets pourris derrière son comptoir pendant que nous, on attend qu’ils se pointent.

Ils, c’est eux. Eux, c’est les quelques crapules et autres pourritures des bas-fonds de Manshon que sont allés trouver les gars. Faire courir le bruit que Peeter G. Dicross est toujours en vie, qu’il a tué le bras-droit de Bambana et qu’il veut maintenant passer au patron. Qu’il promet de filer un sacré paquet de thunes directement puisé de la fortune du gros lard au crâne chauve, qu’il faut venir le trouver à telle heure à tel endroit pour en discuter. Ils sont allés voir quelques types en particulier, des noms que j’avais en tête, des connaissances dans le milieu, voir des amis, pour certains.
Y’a quelques tables circulaires pour ceux qui arriveraient et souhaiteraient s’installer en attendant les autres. Y’a pas d’ambiance sonore, si ce n’est les murmures des conversations.
Chaque fois que la porte s’ouvre, tous les regards se braquent sur la porte en bois du rade, ils guettent.
Les flingues sont jamais bien loin, chargés et pointés dans la bonne direction. Si c’est un tonton flingueur qui passe le bout du museau, c’est une symphonie de pétards de tous calibres qui se lance. Moi, clope à l’opium entre les lèvres, verre de rhum ambré à porté de main, je mire tous les enfoirés de fils de chiennes qui se ramènent. Selon les visages, je peux dire si je suis content de le voir ou pas. Y’en a beaucoup que je connais, depuis le temps que je bosse dans ces rues. Quand je connais pas, j’ai les sourcils qui se froncent, les mâchoires qui se resserrent et la grimace suspicieuse aux lèvres. Un brin parano ouais, mais c’est l’expérience de la vie qui veut ça. Et peut-être le fait que j’ai essayé de refroidir l’un des types les plus influents de la ville, mais ça…

La salle commence à bien se remplir, on devrait pas tarder à fermer boutique et commencer à parler affaires. J’ai encore la fiole tuméfiée par mon mano à mano avec le grand brûlé, et d'épais bandages blancs qui enroulent certaines parties de la carcasse. Pas visibles sous les fringues luxueuses, seulement de savoir qu’ils sont là et pourquoi, ça suffit à me faire mal. Des images qui reviennent en boucle, défilant aléatoirement dans le foutoir ambulant qu’est ma cervelle. Bambana, le tir raté, sa fuite, Sciavo’, notre combat, mon état, le sien, sa mort, le feu.

Et tout ça, avec un océan de haine en point d’ancrage.
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Tu vois, dans la vie, y’a toujours un moment où tu pètes un câble. Alors je parle pas forcément du gros pétage de plomb vénère, commence pas à taper du poings un mur en brique comme un con qui veut montrer que c’est un vrai bonhomme. Je te parle d’un lâché-prise discret, qu’on voit pas venir, un levier qui s’actionne dans ta cervelle et qui inverse le sens des rouages. Tu te mets à tout reconsidérer d’un coup, tu vois? Moi, ça fait un petit moment que ça travaille là-dedans, j’ai le crâne en ébullition depuis que je suis remonté de l’enfer, à Down Below. Quand tu vois un géant, tu te dit que finalement, ce connard qui te tabassait à l’école était pas si grand. C’est un peu ce que je ressens. Quand on a vu ce que j’ai vu là-bas, on se dit que les petites histoires de la surface, c’est pas grand-chose.

Tout ça pour te dire que mon numéro de petit agent bien sage sans prétention, j’en ai un peu ma claque. Pas envie de perdre mon temps à coller au cul d’un type au hasard sous prétexte qu’une note de service qui date d’il y a trois ans est soudainement remontée, et qu’apparemment, il aurait salué un révolutionnaire de la main, un jour, en ville. Plus de temps à perdre, et pour pas en perdre, faut se jeter dans la gueule du loup.

Ça tombe vachement bien, en fait, parce que Manshon vient de se prendre un sacré coup dans la gueule, et je compte bien profiter de la fracture que ça a ouvert pour m’y faufiler. Cette fracture, elle s’appelle Peeter, avec deux e, va savoir pourquoi. Dicross. J’ai fait remonter son nom, voir si on pouvait me sortir un dossier sur ce type, j’attends toujours. L’histoire classique, un fumier qu’a buté un plus gros fumier, et la hiérarchie se retrouve toute chamboulée, et surtout, qu’est-ce que ça parle bordel. Je les entends, mes collègues les entendent, nos sbires les entendent, et j’entends mes sbires me rapporter ce qu’ils entendent.

T’as entendu la rumeur? Parait que l’autre cramé est mort.
Le parrain est introuvable.
Il paraît qu’il est mort.
Y’a un nouveau chef Bambana?
Je crois que Dicross a pas survécu non plus.
Nan, j’ai entendu dire qu’il recrutait.
Il est complètement taré à ce qu’on dit.
Moi je crois vraiment qu’il est mort.
Mort, taré, ça revient au même. Un macchabée ambulant.


J’aime bien les macchabée ambulant, moi. Je fais un peu parti de cette caste, maintenant. Des types dont les muscles bougent que par une simple impulsion, unique, un but clair et précis. A leurs yeux, y’a plus rien qui compte, à part ça. Et à force de fouiner un peu partout dans ce tas de foin qu’est Manshon, comme un rat, j’ai trouvé un joli chemin tout tracé qui me mène à ce soi-disant cadavre, ce Peeter, que je m’en vais picorer comme un charognard qui crie famine.

Y’a qu’à passer cette porte.

J’estime avoir un bon 70 pourcents de chance de me faire flinguer en montrant ma tronche à l’intérieur. Mais on dit que la chance sourit aux audacieux, et faut avoir sacrément du cran pour se pointer dans ce repère qu’ils osent appeler taverne sans faire partie de leur petit monde. L’air de rien, y’a une partie de la foule qui continue de boire comme un trou, l’autre moitié me fixe du regard, ça jauge, ça chuchote, ça doit faire ça pour chaque candidat qui ose se pointer ici. Pas de mouvement brusque, je m’approche tranquille, détente, avec ces cons à la gâchette facile, faut faire gaffe. Je passe l’endroit au scanner, on te l’apprend rapidement en formation ça, aux Bureaux. Estimer la menace, les options de sorties, ce genre de chose. La menace, là, elle est partout, et j’ai pas de porte de sortie. Si ça foire, je suis mort. Ça met la pression, hein? Si ça vaut pas le coup, j’aurai bien l’air con. J’essaie de repérer un peu qui sont les gros bras du coin, les types importants. Y’en a qu’un qui me semble valoir le coup. Pas de doute à avoir, le type dans le coin au fond, la gueule éclatée, qui a pas arrêté de me zieuter du coin de l’œil depuis que j’ai passé le pas de la porte, il a un regard presque indéchiffrable, je peux le voir de loin, il est pas comme les autres troufions, il a un truc en plus, ou en moins plutôt. Je passe commande, histoire de, puis je m’approche tranquillement, je me cherche un endroit où me poser pas trop loin. Pas trop loin, c’est quasi à ses côtés, on regarde la même direction comme deux amoureux qui osent pas se mater dans les yeux. Mais ses yeux, j’ai eu le temps de plonger dedans une seconde, et j’ai trouvé ce qui lui manque à ce type, de la vie. Je crois que là-dedans, y’a plus grand-chose à sauver.

Tu trouves ça triste? Moi aussi, mais vois le bon côté des choses, au moins, je suis sûr que c’est le gars que je cherche.
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Ils sont peu à faire sensation quand ils rentrent dans ce bar foireux, ils sont peu ce qui te font bloquer dessus pendant des dizaines de secondes, parce que tu renifles ce quelque chose que beaucoup d’autres n’ont pas. Et toi, sale petitt enfoiré de merde, je sens que t’as ce petit quelque chose. Et les autres ont pu le sentir aussi, du moins les plus éveillés, y’a toujours ces soûlards merdiques qui seraient pas foutus de reconnaître un Empereur s’il lui marchait sur la gueule. Monsieur est grand, bien plus que moi, il doit me mettre une tête facile je crois bien. Monsieur s’habille avec élégance, un certain goût assumé et ça me plaît, quand on sait se fringuer. Dans le milieu criminel, on est pas obligé d’être aussi dégueulasse que le sang qu’on a sur les mains.

Un costume, un chapeau sur le crâne. Personnellement, je suis le genre à porter la casquette bombée, mais à chacun sa préférence. Monsieur a remarqué que je le lâche pas des mirettes, que je l'analyse au mieux tandis qu’il vient s’installer pas bien loin de ma table. Monsieur a l’air de savoir qui est le patron, ici. J’ai un mauvais pressentiment avec monsieur, pourtant. Mais c’est l’instinct de survie, ça, je sens bien qu’il est pas comme les autres, qu’il faut pas le prendre à la légère. C’est comme ça qu’on reste en vie autant d’années sur Manshon, on apprend à détecter les types capables de t’arracher à la vie.
Si y’avait pas toute cette merde à régler avec Bambana, dans d’autres circonstances, je crois que je serai aller me confronter à lui, juste pour savoir. Pour savoir s’il est capable de me buter, de mettre fin à cette foutue vie de chienne, de m’offrir un repos que je suis même pas certain d’avoir mérité.

Ma tête se tourne vers le tenancier derrière son comptoir, je lui désigne d’un mouvement de carafe la porte. Il acquiesce et pose le verre qu’il était en train de trop nettoyer, puis se dirige vers l’entrée pour la refermer sur nous. Verrouillé, deux tours de clés. Il s’agirait pas de se faire déranger en pleine discussion par une flopée de tontons flingueurs revanchards. Encore que je suis pas sûr qu’ils aient les couilles de venir s’attaquer à moi sans Sciavonnache pour les épauler. Ils me connaissent, ma réputation est plus à faire, mes actes ont suffisamment parlé. Fut un temps, sur Manshon, comme sur Barnanos et plus largement sur toute la mer de North, on craignait Judas. Pater Pugilat, le Lion de North, une légende. Mais même lui n’a jamais eu le cran de se retourner contre son maître.
Il était juste moins con, on pourra toujours me dire, ou plus fidèle. Mais le fait est là, désormais, c’est le nom de Peeter Guilhem Dicross qui fait trembler les dents, serrer les miches et paniquer les gens.

Quand la porte claque, se referme, les bouches bavardes se taisent, les unes après les autres, lentement. De quoi me laisser le temps d’écraser le bout de ma cigarette améliorée sur le bois de la table, et de déposer le mégot dans le cendrier. Le silence gagne la pièce, on attend mon intervention. Et la vérité, c’est que ça me gonfle. Je sais, c’est moi qui ai organisé tout ça, c’est moi qui fait déplacer mes gars à la recherche d’âmes volontaires pour un beau contrat juteux. Mais ça me gonfle. Parce que j’ai jamais voulu de tout ça, parce que je veux pas être là, mais là-bas.
Dans le bureau de Bambana, sur Luvneel.
Dans son dos, flingue en main.
Bastos dans le canon, pour lui faire sauter le crâne.
Simple. Rapide. Efficace. Et la paix.
Conneries, regarde ce que tu me forces à faire, Bambana.

Regarde-moi, me lever de ma chaise, inexpressif. Regarde comment ça me fait chier de l’intérieur, de devoir m’adresser à une bande de connards que je méprise au plus profond de moi, que je voudrais voir brûler sous les flammes. Regarde-moi leur proposer du pognon en échange d’une belle balade sur Luvneel, pour venir déterrer ton cul de ta planque. Vous avez tous une idée de pourquoi vous êtes là, mais pour ceux pour qui c’est pas encore très clair… Je me bois une gorgée de rhum, jamais oublier son verre quand on prévoit de trop jacter. Je vais aller faire sauter la fiole de cet enfoiré de Padre. Voilà, c’est dit. Vous aviez encore un doute, je l’ai dézingué. J’ai déjà essayé, je sais. Je me suis foiré, mais pas complètement. Anatoli est mort de mes propres mains, celui-là viendra plus nous faire chier. On pose les bonnes infos au bon moment, histoire de remettre les choses au clair.

Mathias m’a tenu informé de la situation dehors depuis que Korrigan m’a arraché de la mort. Il se raconte beaucoup de choses sur cette histoire, un tas de conneries surtout. Comme personne ne sait vraiment, tout le monde y va de sa supposition, de son ressentiment et ça pond des fins alternatives à foison. Sauf que la seule fin réelle à ma dernière entrevue avec le Padre, y’a que moi qui la connaît. Et c’est aujourd’hui que j’en parle au public. Il ne reste plus que Bambana, qui a filé aussi vite que possible vers sa belle grosse baraque sur Luvneel. Il s’y croit plus en sécurité là-bas, il croit que j’aurai pas ce qu’il faut pour aller le chercher. Nouvelle gorgée de rhum, la rage me monte au nez. Je l’emmerde ce fils de chienne. J’emmerde ses hommes. J’emmerde Luvneel. Je vais y aller. Et j’ai besoin de gars pour participer aux retrouvailles.

Cette fois, le verre, je le vide entièrement. Parce que ça me fait chier de dépendre des autres, surtout de la sale race comme ça. Parce que ça me fait chier d'aligner du flouze pour les encourager à accepter. Et surtout, pour repousser cette pulsion qui me ronge l’esprit, aguicheuse, accrocheuse, cette vision alternative de l’Andardog, complètement souillé d’hémoglobine, une trentaine de cadavres éparpillés, troués par les balles, gueules ravagées par des coups répétés.

Ce que j’aimerai tous les buter, putain. Deux cent milles berrys par tête si vous acceptez. Une fois le job effectué, toute la fortune de Bambana est à vous. Et putain qu’elle est colossale, j’ai même pas besoin de leur rappeler. Tout comme j’ai pas besoin de préciser que ces abrutis seront pas foutus de s’entendre pour un partage équitable, chacun va vouloir s’empiffrer et ils vont finir par se buter pour la plus grosse part. Mais est-ce que c’est mon problème ? Foutrement pas. Les intéressés, allez voir Mathias pour qu’il vous en dise plus. Le reste, sortez par la porte de derrière.

Une petite surprise vous y attend, mais j’ai pas envie de vous la gâcher.
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