« On est complètement paumés, oui ! »
Quelque part dans l’une des nombreuses forêts du Royaume d’XXXX progressait laborieusement une petite procession de pré-adolescents. Ils étaient sept et parmi eux s’en détachait clairement Rachel. Parce qu’elle était albinos. Parce que son imposante carcasse lui faisait dominer tout le monde d’au moins une tête. Et puis parce qu’elle cheminait en tête.
Venait derrière elle Victor, un gringalet longiforme et dégingandé, à la tignasse brune, le regard vif et la bouche pleine de reproches incessants.
Par ailleurs, un observateur attentif n’aurait pas manqué de remarquer que les enfants portaient tout un barda de camping. Rien d’anormal, si ce n’était qu’on était lundi matin, un retour de vacances, et que lesdits enfants auraient donc normalement du se trouver bien sagement en cours.
« Meuhtropas, rétorqua Rachel avec l’inimitable confiance d’une gamine de treize ans persuadée d’avoir systématiquement raison. ‘faut toujours que tu dramatises tout, Victor.
_ N’empêche qu’on a pas la moindre idée d’où qu’on se trouve !
_ Pas du tout ! Affirma l’albinos. On est toujours dans la forêt de Bourdillon ! Tu vois bien que je sais exactement où est-ce qu’on est.
_ Sauf qu’on sait pas où est la sortie… s’entêta le garçon.
_ Roooh, ça va, hein ! On est dans une forêt minuscule au beau milieu d’une île ridicule, suffit de marcher encore tout droit quelques heures et on finira bien par arriver quelque part.
_ C’est aussi ce que tu disais hier soir, fit remarquer Victor. Si ça se trouve, on fait que tourner en rond…
_ Meuhnon ! Pis une fois, le chien de Papy s’est perdu dans la forêt et il est quand même revenu à la maison dès le lendemain, signala l’albinos. On est quand même pas plus con qu’un chien, non ? … Non, hein ?
_ Ben… »
Néanmoins, en son for intérieur, Rachel devait bien reconnaître que cette petite escapade n’était finalement peut-être pas l’idée du siècle, même si elle aurait clairement préférée se faire arracher les ongles plutôt que de l’admettre devant les autres.
Tout avait pourtant bien commencé : les enfants avaient décidés d’organiser un week-end camping dans la forêt, tout le monde avait eu l’autorisation des parents, zéro complication à l’horizon. Un ou deux adultes étaient passés le samedi soir ainsi que le dimanche matin pour s’assurer que tout allait bien et les gosses avaient dûment donner le change. Et puis l’aventure : ils avaient profité du dimanche pour s’aventurer hors des sentiers battus, pas du tout à l’endroit où il avait été convenu qu’ils seraient. C’était l’aventure, nom de nom !, et l’aventure ne se vivait pas avec les parents sur le dos pour tout surveiller.
Et puis aucun d’entre eux ne l’avait regretté : ç’avait été une journée super-géniale, avec des découvertes non moins super-géniales ! La Souche de la Sorcière, les Chutes de la Mort, l’Arbre aux Fantômes ! De l’aventure, des frissons, des souvenirs. Tout baignait jusqu’à ce qu’il faille faire demi-tour et revenir au point de rendez-vous avant que les adultes ne se doutent de quelque chose. Impossible de retrouver le chemin, cette foutue forêt n’avait juste aucun point de repères avec ces conneries d’arbres tous pareils plantés n’importe comment tout partout !
Finalement, Victor avait eu raison quand il avait suggéré d’emporter une carte et une boussole, juste au cas où. Malheureusement tout le monde l’avait alors traité de mauviette et de fils à sa maman – Rachel tout autant, si ce n’était même plus, que les autres, bien évidemment – et il avait donc renoncé à cette idée. Mais finalement, après coup…
« On est perdu et on rentrera jamais à la maison, pas vrai ? » Gémit l’une des pleurnicheuses à l’arrière.
Rachel retint un soupir aussi profond qu’agacé. C’était quand même pas facile de se tirer d’affaire avec une telle équipe de boulets…
« Tatata, c’est quoi ces pensées défaitistes, Pathy ! S’exclama l’albinos en se retournant. J’ai l’air de quelqu’un de perdu, tu trouves ?
_ Non mais… renifla piteusement la fautive.
_ Ben voilà ! S’exclama triomphalement Rachel. Alors contentes-toi de suivre en profitant du paysage, Victor et moi, on s’occupe de tout ! Je te promets que tu seras rentrées avant ce midi !
_ Hé, j’peux savoir pourquoi tu m’impliques là-dedans ?
_ T’es le mec, alors c’est ton rôle de la rassurer.
_ Mais ça vaut pas, t’es au moins dix fois plus forte que moi !
_ Quoi, tu veux qu’elle pleure, peut-être !?
_ Mais non mais je… roooh, bon, d’accord. Ouais, t’inquiètes pas, Pathy, assura Victor. On va te ramener sans faute à la maison très très vite.
_ Mais c’est pas toi qu’a dit qu’on était complètement paumé ? S’inquiéta l’intéressée.
_ Heuuu… Si, mais…
_ Ah ben bravo, t’en rates vraiment pas une, bonhomme !
_ … mais tu connais Rachel, poursuivit Victor, si on la provoque pas, elle s’y met jamais sérieusement.
_ Hé !
_ Ben quoi ? C’est vrai, non ?
_ Va chier ! »
La dénommée Pathy hocha la tête, visiblement quelque peu rassérénée par la confiance affichée par les deux compères de tête. Bien, songea Rachel, une crise d’évitée.
« Eleanor, interpella l’albinos. Raconte-nous donc un truc !
_ Quoi donc ?
_ M’en fiche, ce que tu veux, ce qui te passe par la tête. »
Eleanor faisait partie des plus anciennes connaissances de Rachel avec Victor. Elle avait une voix mélodieuse qui charmait toujours son auditoire. Quand elle parlait, les gens l’écoutait. Quand elle racontait une histoire, tout l’auditoire s’en trouvait captivé et finissait irrémédiablement suspendu à ses lèvres. Si elle occupait le terrain sonore, plus personne n’aurait d’espace pour se plaindre, escomptait l’albinos. C’était déjà assez prise de tête de chercher la sortie sans avoir à se farcir les pleurnicheuses toutes les cinq minutes, hein !
« Vous avez déjà pensé à ce que vous ferez quand vous serez grand ? » Demanda subitement Eleanor.
Concerts de murmures déconcertés mais globalement négatifs.
« Et toi, Victor ? Insista la jeune fille.
_ Sûr ! Affirma le garçon. Quand je serais grand, je serai un super-héros qui combattra les injustices ! Je traquerai les méchants criminels et je protégerai la veuve et l’orphelin !
_ C’est même pas un vrai métier, signala Rachel.
_ Si ! Même que le conseiller d’orientation a dit que ça s’appelait "chasseur de primes", d’abord !
_ Il a fumé, ton conseiller, oui !
_ Waouh, ça te ressemble bien, s’émerveilla Eleanor. Et toi, Rachel ?
_ Facile, s’amusa l’albinos. Je rejoindrai la Marine d’XXXX comme Papy Coriace et je défoncerai tous les ennemis du pays !
_ Oh ben ça, c’est étonnant de la part de madame Tatane, dis-donc…
_ Humpf, t’es juste jaloux parce que c’est vachement plus la classe qu’un minable chasseur de prime, d’abord.
_ Oooh, ça aussi, ça te ressemble bien, Rachel, s’exclama Eleanor. Hé bien moi, je veux devenir boulangère !
_ Boulangère ? Quoi, c’est tout ?
_ C’est sérieusement ça, ton rêve ?
_ Bien sûr, s’enflamma l’intéressée. Vous ne raffolez pas de la ravissante odeur d’une boulangerie ? Cette bonne odeur de pain chaud fraîchement sorti du four, c’est juste magique. Vous ne trouvez pas que ce serait génial de pouvoir travailler toute sa vie dans ces effluves ? En plus, le pain, c’est super bon, ça va avec tout. Il n’y a rien qu’un bon pain ne puisse accompagner. Même que c’est la clef de voûte d’un repas : même avec le meilleur cuisinier du monde, si le pain n’est pas bon, tout est gâché ! C’est une grande responsabilité que de s’assurer que nos concitoyens pourront apprécier leur repas parce qu’ils ont un bon pain !
_ Wow, j’avais encore jamais vu quelqu’un me vanter les bénéfices du pain aussi passionnément…
_ Et ce n’est pas tout… poursuivit Eleanor. Parce qu’il y a aussi les gâteaux ! Je veux travailler dans une boulangerie-pâtisserie pour pouvoir aussi faire des tonnes de gâteaux de toute sorte, de toutes les couleurs, de tous les goûts, de toutes les textures ! La pâtisserie, c’est un champ de possibilité infinie ! Bien sûr, il y a les classiques indéboulonnables, mais on invente toujours tout le temps et sans cesse de nouvelles recettes de gâteau. Mon rêve, c’est de parvenir à créer une recette qui se répandra à travers tous les océans ! Le pompon, ce serait que même les pirates essayent de dévaliser ma boutique juste dans l’espoir de pouvoir y goûter !
_ Ton rêve, c’est de te faire attaquer par des pirates ?
_ Ben ça ne craindrait rien, puisqu’il y aurait un super-héros et une amiral de la Marine d’XXXX pour protéger ma boutique, rappela la jeune fille.
_ Logique imparable, je valide.
_ Faudrait que tu fasses gaffe à pas goûter tous ces gâteaux, par contre, sinon tu vas finir par devenir aussi grosse que Rachel, railla Victor en provoquant l’hilarité générale.
_ Ch’uis PAS grosse, gronda automatiquement l’intéressée en lâchant une beigne non moins automatique sur le crâne de son compagnon, déclenchant de nouveaux éclats de rires dans l’assemblée.
_ Maieeeuh, c’était une boutade amicale ! Pour détendre l’atmosphère, tout ça !
_ Ouais, ben c’était une mandale amicale, voilà tout. Mais du coup, c’est vrai que ça détend.
_ Hé, regardez ! S’exclama soudainement Eleanor. Il y a quelque chose qui bouge derrière ces buissons !
_ Kézessé ? »
Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Aujourd’hui, les enfants, nous allons étudier l’un des animaux les plus emblématiques du Royaume d’XXXX : l’ours Xodiak.
« Le Xodiak est généralement considéré comme l’un des plus grands ursidés connus. Un mètre quatre-vingt au garrot – c’est-à-dire lorsqu’il est à quatre pattes – sa taille peut néanmoins s’élever jusqu’à trois mètres cinquante lorsqu’il se redresse. Son pelage est brun clair, avec une zébrure noire très caractéristique le long du dos qui lui remonte jusqu’au sommet du crâne.
« Son aspect massif concorde avec sa masse musculaire, puisqu’il n’est pas rare qu’un individu mâle en bonne santé dépasse la tonne et demie !
« Extraordinairement territoriaux, les Xodiaks peuvent se montrer incroyablement agressifs lorsque d’autres gros mammifères pénètrent leur territoire. Ceci a été la cause d’une longue lutte entre les habitants du Royaume d’XXXX et les Xodiaks pour le contrôle des forêts.
« Cette lutte a mené les Xodiaks au bord de l’extinction, qui sont dorénavant devenus une espèce protégée. Dans le but de préserver l’espèce, des zone sanctuaires ont été définies au plus profond des forêts d’XXXX. Ces zones sont bien évidemment interdites à la population pour éviter des drames affreux.
« Ne prenez jamais, au grand jamais, le risque de vous aventurer sur le territoire d’un Xodiak, les enfants, c’est très, très dangereux ! »
« Un nounours ! S’exclama Rachel.
_ C’est plein de crocs et de griffes ! D’où t’assimiles ça à une peluche, toi ?
_ J’ai peur, gémit quelqu’un à l’arrière.
_ Ne bougez surtout pas ! Intima brusquement Victor. Son acuité visuelle est basée sur le mouvement !
_ T’es sérieux, là ?
_ Non mais j’en sais rien, moi, j’ai juste dit ça pour que tout le monde reste calme.
_ Et son acuité olfactive ? Demanda Eleanor. Non parce qu’il a quand même l’air de méchamment sniffer dans notre direction, là…
_ Ben… »
L’énorme mammifère se redressa sur ses pattes arrières et lâcha un horrible grondement qui fit dresser les cheveux de tout le monde sur la tête. Puis il fit un pas en direction du groupe, leur arrachant à tous un hoquet étranglé de terreur.
« Pas de panique, j’ai un plan ! Affirma Rachel en laissant doucement tomber son barda. À mon signal, vous reculez tout doucement sans vous presser ni lui tourner les dos. Faites-moi confiance, je vous promets que tout va bien se passer !
_ Ok, acquiesça Victor. Quel sera le signal ?
_ YOUHOU, NOUNOURS ! REGARDE-MOI, JE SUIS ICI !!
_ T’es sérieuse, là ? »
Rachel venait de courir sur le côté pour s’éloigner du groupe et faisait de grands signes pour attirer l’attention de l’ours. Elle avait la certitude que si tout le monde tentait de s’enfuir, le monstre poilu n’aurait aucun mal à les rattraper et les boulotter les uns après les autres. Mais toute seule, la jeune fille estimait qu’elle avait ses chances. Elle était la plus grande, la plus forte et la plus courageuse du groupe. Si elle gardait la tête froide, elle était certaine de pouvoir s’en tirer en un seul morceau.
La petite-fille du Coriace était déterminée à faire honneur à son sang.
La tête de l’ursidé oscilla entre le groupe de gamins qui commençait à battre prudemment en retraite sous l’impulsion d’Eleanor et Victor – qui s’assuraient que personne ne s’enfuit en hurlant au risque d’attirer l’attention de l’ours – et la petite chose blanche surexcitée qui s’agitait non loin de lui.
« NOUNOURS ! PAR ICI ! REGARDE COMME J’AI L’AIR DODUE ET APPÉTISSANTE ! PETIT, PETIT, PETIT ! À TABLE, NOUNOURS ! BON MIAM-MIAM ! »
Ça marchait ! L’énorme animal se détourna du petit groupe de gamins pour se rapprocher de la petite bipède désagréable qui lui vrillait les oreilles.
« C’EST BIEN NOUNOURS ! VIENS VOIR TATA RACHEL !! APPROCHE ! APPROCHE ENCORE ! APPROCHE PL…
_ Non mais c’est bon, tu vois bien qu’il est suffisamment proche comme ça ! Lui hurla Victor en lui attrapant la main et en se mettant à courir dans la direction opposée du groupe.
_ Victor, mais qu’est-ce tu fiches-là !? T’as pas vu que je me casse le cul à vous sauver les miches !? Le rabroua Rachel en lui emboîtant le pas à toute vitesse.
_ Papy Coriace dit toujours qu’un homme, un vrai, ne doit jamais tourner le dos au danger !
_ Ben tu fais quoi, là, alors ?
_ Hein ? Ben je… heu… Non, mais là c’est une retraite stratégique ! C’est absolument pas pareil !! Ooooh merde merde merde, il nous poursuit !
_ C’était le but ! Tais-toi et cours !! »
Les deux gosses détalèrent ventre à terre entre les arbres, le monstrueux nounours sur leur talon. Fort heureusement, du fait de leur taille fluette, le duo de choc pouvait se permettre de filer en ligne droite en rasant les arbres, là où l’énorme ursidé était contraint de zigzaguer laborieusement en tout sens.
N’empêche qu’il gagnait du terrain, songea Rachel en jetant un coup d’œil derrière elle. Une petite ligne droite et il aurait tôt fait de transformer en chair à pâtée des gosses trop lambins. Bon. Si la fuite n’était pas une option, ne restait plus que… naaan, mauvaise idée. Mieux valait plutôt se mettre en sécurité.
« On va pas y arriver, cria Rachel, grimpons à l’arbre là-bas !
_ T’es folle, les branches sont trop hautes, on va jamais y arriver ! Hurla Victor.
_ Fais ce que je te dis! »
La petite albinos serra les dents et força sur ses jambes comme une folle pour accélérer un petit plus. Elle parvint à grappiller quelques mètres sur son compagnon d’infortune et en profita pour se jeter dos au tronc d’arbre, les mains déjà jointes devant elle.
« J’te fais la courte-échelle, saute !! »
Victor ne se le fit pas dire deux fois et bondit, plaçant sa jambe d’appel dans l’arceau formé par Rachel. Cette dernière grimaça sous l’effort mais banda tous ses muscles pour propulser son ami le plus haut possible. Elle s’écarta ensuite vivement de l’arbre, nota le gros nounours qui déboulait à toute allure bien trop vite à son goût, puis pris son élan et se jeta sur l’arbre, grimpa le long du tronc sur deux foulées et parvint à s’accrocher à une branche. Victor l’aida à se hisser puis les deux gamins entreprirent de grimper encore un peu plus haut, histoire d’être certain de pas se faire agresser par une méchante papatte une fois que l’ours serait debout.
« Wooouh ! On a réussi ! Exulta Victor.
_ Nyahaha ! Bien fait pour ta gueule, Nounours ! Pavoisa Rachel. Comment qu’on t’a carrément feinté sur ce coup-là ! Tu fais moins le malin, là, hein ! Contemple la toute puissance de l’intellect humain sur les animaux et désespère, gros naze !
_ Heu… C’est peut-être pas une bonne idée de l’énerver… Signala le garçon.
_ Tu veux rire ? Après la trouille qu’il nous a mis, pas question d’avoir la victoire modeste ! Décida l’albinos. Bouuuh ! Mauvais ! Mauuuvais ! Même le chien de Papy fait plus peur que toi, Nounours !
_ Il a l’air déjà bien assez furax comme ça et… Oh merde ! Kékifè !?? »
L’ours s’était redressé de toute sa hauteur et se mit à tambouriner furieusement contre le tronc d’arbre.
« Accroche-toi, Victor ! Hurla Rachel en s’agrippant fermement à la branche qui la ballottait en tout sens. Il veut nous faire tomber !
_ Nan, cria l’intéressé, c’est tout l’arbre qu’il veut faire tomber ! »
La petite albinos cilla en jetant un regard incrédule au gros nounours. Et pourtant si, Victor avait bien raison : les griffes de l’ursidé labourait tant et plus le tronc d’arbre, arrachant des morceaux d’écorces et de sève à chaque coup.
Il lui fallait une autre idée, et vite !
« Au secours ! Quelqu’un ! À l’aide ! On va tous mourir !! Se mit à brailler Rachel – on ne savait jamais, hein, peut-être que de courageux chasseurs tueurs d’ours se promenaient justement dans les parages.
_ J’ai une idée, s’exclama Victor. Sautons sur l’arbre à côté ! Il est beaucoup plus gros, ça craindra plus rien !
_ Ok, go, go, go !! »
Ni une, ni deux, la petite albinos se redressa illico et se propulsa d’un bond jusqu’à la branche d’à côté. Il s’en fallut de peu qu’elle se rate, vu qu’elle n’avait absolument pas intégré les oscillements de son arbre de départ dans l’équation, mais rien que ses bras ne puissent compenser. En un tournemain, elle se retrouva à califourchon sur sa branche d’arrivée, faisant fièrement face à… à… à rien.
« Ben Victor, qu’est-ce tu fous !? L’interpella derechef Rachel.
_ Minute, hein, c’est pas si facile, rétorqua l’intéressé. Ch’uis pas aussi grand, moi, alors ça fait relativement plus loin, d’abord !
_ T’as pas une minute, ça va péter ! Saute ! L’engueula l’albinos.
_ Mais…
_ SAUTE !! »
Victor prit son courage à deux mains, se redressa en essayant de garder un minimum d’équilibre et sauta. Un poil trop tard : l’ursidé furax venait de faire un sort au pauvre arbre. L’espace d’un instant, il sembla que le garçon allait tout de même parvenir à attendre la branche de Rachel. Mais la gravité reprit ses droits et Victor chuta en direction de l’ou…
« J’te tiens ! »
Les deux mains de Rachel agrippèrent fermement celle de Victor, le retenant dans le vide, juste au-dessus de la gueule écumante du Xodiak. La situation n’était néanmoins pas fameuse, s’aperçut la petite albinos. Elle se tenait présentement la tête en bas, retenue à l’arbre uniquement par ses jambes serrant la branche en étau. Si elle ne trouvait pas une solution très vite, le risque était qu’elle se fatigue et que ses jambes lâchent la prise.
En contrebas, l’ours tendit ses grosses pattes pleines de griffes pour tenter d’accrocher l’amuse-gueule qui se balançait au bout de la chaîne humaine, forçant Victor à relever désespérément les jambes de peur de se faire choper.
« Gyaaah !! Rachel, pitié, me lâche pas, me lâche surtout pas !!
_ Arrête de gigoter comme ça, je vais finir par glisser, grogna l’albinos en essayant de raffermir sa prise.
_ Mondieumondieumondieu, ch’uis trop jeune pour mourir ! À L’AIDE ! À L’AIIIIDEUUUH !! S’époumona le garçon.
_ Calme-toi, Victor ! Le rabroua Rachel. Essaye de voir si tu peux pas grimper.
_ AAAAAHHHH ! Ma chaussure ! Il a failli choper ma chaussure !
_ J’peux pas te hisser, Victor, t’es trop lourd ! Comment ça se fait, t’es tout chétif, pourtant…
_ Me lâche pas, Rachel ! J’te promet de plus jamais me moquer de ton poids, pitié !!
_ Ok, là, t’es vraiment lourd, bonhomme !
_ Gyaaaaaahhh ! »
Rachel s’humecta nerveusement les lèvres. Victor était en panique totale, elle ne pourrait jamais rien en tirer. Et plus elle attendrait, plus la situation pourrirait : la fatigue allait très vite jouer contre elle. Non, il n’y avait qu’une seule et unique solution envisageable.
Grondant doucement, la petite albinos serra les dents, banda ses muscles et entreprit de hisser son compagnon à la seule force de ses bras et de ses abdos. D’après Madame Brunhilde, le corps humain totalisait plus de six cents muscles. En cet instant, Rachel y croyait sans peine : elle avait l’impression que chacun d’entre eux était en train de se déchirer !
Mais elle était Rachel, la petite-fille du Coriace. Elle avait toujours été la plus grande et la plus forte pour son âge et c’était le moment où jamais de prouver que ce n’était pas juste du flan !
Repoussant la douleur dans un coin de son esprit, la petite albinos continua de se contracter, hissant centimètre par centimètre la main de Victor. Ça ne faisait pas mal. Ça ne faisait pas mal du tout !
Et dans un dernier effort titanesque, Rachel parvint à arrimer la main de son ami sur la branche.
Pendant que Victor se hissait à grand-peine sur la branche, la petite albinos entreprit de se redresser et retrouver une assiette beaucoup plus stable. Elle put enfin souffler tout en essayant de soulager ses muscles en feu. Putain, elle l’avait fait. Elle en avait chié, mais elle l’avait fait : Nounours 0 – Rachel 2.
« Je… heu… Merci, Rachel, bafouilla Victor en la regardant avec de grands yeux impressionnés.
_ T’occupes, y’a plus important, souffla l’intéressée en reprenant sa respiration. Hé ! Dans ta gueule, Nounours ! Tes plans de merde sont riens face à notre génie ! Casse-toi, t’es trop nul ! T’es la honte de ta race, j’espère que tu le sais !
_ Heu… C’est obligé de l’insulter chaque fois que tu le contrecarres ? S’interrogea le garçon.
_ Sûr ! C’est quoi l’intérêt de gagner, sinon d’humilier son adversaire ? Vas-y, balançons-lui des pommes de pin sur la truffe, ça va lui apprendre !
_ Ch’uis pas certain que ce soit hyper honorable comme comportement, s’inquiéta Victor. Pis on est sur un marronnier, tu repasseras pour les pommes de pin.
_ M’en fiche, ça fait plaisir, assura Rachel. Super : les bogues ont des épines, ça sera encore plus rigolo !
_ Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de l’énerver encore davantage, objecta le garçon.
_ Roooh, ça va, qu’est-ce que tu crois qu’il pourrait faire, maintenant ? Le tronc est deux fois plus large que lui, ça craint rien, détends-toi donc un peu ! Tiens, balance-lui ça à la gueule, tu te sentiras mieux, tu verras. »
Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Très bien, les enfants. Savez-vous ce qu’il faut faire si jamais vous deviez tomber nez-à-nez avec un Xodiak. Quelqu’un sait ? Oui, Billy, vas-y.
_ Moi c’est Agnan, m’dame. Il faut grimper en haut d’un arbre pour se mettre en sécurité !
_ Surtout pas, Billy ! Non seulement les Xodiaks sont très forts et peuvent abattre un petit arbre, mais ils sont aussi très agiles et n’hésiteront pas à grimper sur les plus gros pour vous atteindre ! »
« Putain, mais je rêve !? S’éberlua Rachel en regardant avec horreur le Xodiak entreprendre de gravir le tronc.
_ Oooh, merdemerdemerde, qu’est-ce qu’on fait ? S’affola Victor.
_ Heu… On redescend ! Décida l’albinos.
_ Y’a l’ours au beau milieu du passage ! Rappela le garçon.
_ On redescend… par un autre chemin, suggéra Rachel.
_ Où tu vois une alternative !? S’écria un Victor proche de l’hystérie.
_ Tu m’aides pas beaucoup, là, Victor.
_ Oh ben excuse-moi de paniquer à l’idée de me faire dévorer tout cru, hein !
_ Là, regarde !! S’exclama triomphalement Rachel. On saute sur cette branche là pour s’en servir de balancier, puis on saute dans les buissons là-bas pour amortir notre chute. Et après… heu…
_ Et après ?
_ … Après… Après on court comme des dératés le plus vite possible ! Simple, mais efficace.
_ Elle m’inspire pas trop, la deuxième partie de ton plan, là…
_ Non mais c’est parce que j’improvise une étape à la fois, voilà tout ! Y’a plus le temps de réfléchir, bonhomme ! Allez, go ! »
Ni une, ni deux, suivant l’impulsion de l’albinos, les deux enfants se jetèrent dans le vide, parvinrent à saisir la branche en contrebas puis se propulsèrent dans les buissons tout en bas. Le choc fut rude, mais Rachel parvint à rouler-bouler pour amortir l’impact, se redresser et filer comme une dératée – elle n’avait toujours pas mieux sous la main comme deuxième partie du plan. Jetant un regard derrière elle, elle s’aperçut…
« Victor ! Qu’est-ce tu fous !? S’exclama l’albinos au comble de l’inquiétude en voyant que Victor était toujours à terre, près des buissons.
_ Ma cheville, gémit piteusement le garçon en retenant à grand-peine un sanglot de douleur.
_ Merrrrrrde ! Bouge pas, j’arrive ! »
Rachel fit immédiatement demi-tour, mais n’eut pas le temps de faire trois pas qu’une énorme masse sombre atterrit brutalement parmi les buissons.
« VICTOR !! Hurla Rachel horrifiée
_ Approche surtout pas ! Intima le garçon. T’inquiètes pas, j’ai une idée géniale !
_ Heu…
_ Arrrhgeuuuh, jeumeumeuuurrrt !! Couic, apu’. »
L’interprétation de Victor lui aurait probablement valu un Cotillard d’or de la pire scène de décès par les critiques de théâtre, mais l’idée était tout de même là : faire le mort pour tromper l’ennemi.
Ça pouvait toujours marcher, non ?
Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Alors, une autre idée, les enfants ? Oui, Billie, vas-y.
_ Moi c’est Élodie, m’dame. On pourrait faire semblant d’être mort pour pas qu’il nous mange.
_ Non, non, très mauvaise idée, Billie ! Les Xodiaks sont des omnivores opportunistes. Ils mangent de tout, selon ce qui leur tombe sous la main. Ils ne dédaignent donc pas les carcasses d’animaux morts si elles se présentent à eux. »
« BOUGE, VICTOR !! » Hurla Rachel de toute ses forces.
Le garçon ne se le fit pas dire deux fois et roula sur lui-même pour s’éloigner. Un claquement de mâchoire beaucoup trop près à son goût lui révéla qu’il avait eu raison d’obtempérer illico. Toujours incapable de se redresser avec sa cheville douloureuse, Victor décida de continue à rouler sur lui-même façon tonneau pour s’écarter de la menace.
Cette stratégie impromptue permit au garçon de déjouer la menace de l’ursidé, qui frappait le sol de ses pattes avec systématiquement avec un instant de retard.
Tout du moins, pendant quelques instants.
Un nouveau coup de patte et un hurlement de douleur terrifiant retentit dans la forêt, tandis que Victor se recroquevillait sur lui-même, les mains plaqués sur son visage ensanglanté.
L’énorme ursidé se pencha pour dévorer sa proie, lorsqu’une énorme caillasse se fendit en deux sur son crâne.
« D’OÙ TU BLESSES MES AMIS, CONNARD !! »
En une fraction de seconde, Rachel avait vu rouge, attrapé le plus gros truc qu’elle avait trouvé et bondit sur le Xodiak pour lui écraser sa vilaine tête avec. À peine réceptionnée au sol, elle pivota d’un seul coup et frappa un énorme crochet du gauche, tout en puissance et en fureur, dans les côtes de l’animal, provoquant un bruit de craquement écœurant.
Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Alors, alors ? D’autres idées ? Oui, Billy, qu’est-ce que tu proposes ?
_ Moi c’est Guillaume, m’dame. Il faut lui balancer un truc sur le crâne pour l’assommer d’un seul coup d’un seul !
_ Malheureusement, Billy, la boite crânienne des Xodiaks est extrêmement solide. Les chasseurs ne visaient d’ailleurs jamais cette partie du corps, car cela ne leur causait que des éraflures bénignes – sans compter que ça les mettait dans une fureur noire. De façon générale, les os du Xodiak sont extrêmement denses, leur fournissant une parfaite armure. Chez l’humain, l’os du talon est le plus solide de notre charpente osseuse. Hé bien, c’est un peu comme si toute la charpente des Xodiaks était constituée exclusivement de talons humains. »
« Aïïïeuuuh ! » Geignit Rachel en se recroquevillant sur son poing brisé.
Bordel, cette connerie de Nounours était encore plus dur qu’un mur !
Néanmoins, ce réflexe de douleur sauva la mise à l’albinos, comme elle s’en rendit compte quand une brusque bourrasque balaya ses cheveux. Si elle était restée debout, elle se serait faite arracher la tête !
Malheureusement, dans cette position, paralysée par la douleur, elle n’était plus capable d’esquiver non plus. D’un seul revers poilu, Nounours balaya brutalement la petite fille, l’envoyant voler sur plus d’une vingtaine de mètres avant qu’elle ne soit brutalement interceptée par une souche d’arbre.
Le souffle coupé par l’impact, les côtes horriblement douloureuses, Rachel ne put qu’observer le gros monstre poilu s’approcher à une vitesse bien trop élevée pour qu’elle puisse espérer lui échapper.
« Avec des pointes de vitesse à soixante-quinze kilomètre-heure, inutile d’espérer vous enfuir en courant, les enfants ! »
L’énorme bestiole grossissait à vue d’œil dans le champ de vision de la petite albinos. Il ouvrit sa grosse mâchoire vociférante, dévoilant une sinistre rangée de crocs effilés. Terrifiée, Rachel leva vainement les bras devant elle, autant pour ne plus voir la chose qui lui tombait dessus que dans l’espoir improbable que cette barrière puisse la protéger.
« Kyaaaaaahhhh !! »
« Ai-je signalé que sa mâchoire est capable d’exercer une pression de deux tonnes par centimètre carrée ? Croyez-moi, vous ne voulez vraiment pas être mordu par ce genre de monstre… »
Les yeux obstinément clos, Rachel attendait l’inévitable. C’était imminent. Tout de suite. Là, maintenant.
Une grosse paluche se posa délicatement sur sa tête et lui ébouriffa tendrement les cheveux.
C’était… carrément pas ce à quoi elle s’attendait, en fait.
Rachel ouvrit les yeux, persuadée qu’elle était morte d’un seul coup d’un seul sans même avoir eu le temps de s’en rendre compte et que ce devait être un ange chargé de lui expliquer la mauvaise nouvelle qui lui faisait face.
Et elle le vit.
Il était là, la dominant de toute sa hauteur, aussi grand qu’une montagne, lui souriant de son sempiternel grand sourire affectueux plein dents. Un colosse titanesque, invulnérable et invincible, qui dégageait une aura de confiance et de gentillesse si palpable qu’il était juste impossible de se sentir en danger à ses côtés.
Papy Coriace. Son héros de toujours.
« Hé bien, vous nous en aurez causé du soucis avec votre petite escapade. Tu vas bien, petite puce ? » S’enquit affectueusement l’ancien.
Rachel sentit les larmes lui monter aux yeux et se jeta dans le giron de son papy.
« Bwouiiiiiinnn ! C’était horrible, j’ai cru que j’allais mourir, papy !
_ Allons, allons, petit puce, la consola tendrement Papy Coriace. Comme si j’allais laisser ce genre de chose se produire ! Allez, sèche-moi ces larmes, y’a plus rien à craindre maintenant.
_ Voui, renifla Rachel. Mais où est passé Nounours ?
_ Hmmm ? Ben il est toujours là, pourquoi ? »
Rachel pencha la tête sur le côté et aperçut alors avec surprise le bras droit de Papy Coriace. Il avait coincé son avant-bras dans la gueule du Xodiak puis gonflé les muscles, repoussant la mâchoire à sa limite d’extension. Les crocs solidement plantés dans la peau de l’ancien, le pauvre Nounours n’avait aucune latitude pour lâcher ce qui lui obstruait la bouche. Il remuait vainement pour essayer de repousser le bras, mais Papy Coriace le maintenant à une hauteur très handicapante de deux mètre cinquante. C’était à la fois trop haut pour que le Xodiak puisse se tenir à quatre pattes, mais pas non plus assez pour qu’il puisse se redresser debout.
« Mais ça te fait pas mal, Papy ?
_ Nan, ça picote juste un peu. Bon, alors comme ça, toi, tu comptais boulotter ma petite puce ? » S’enquit Papy Coriace en jetant un regard mauvais à Nounours.
Le Xodiak se liquéfia littéralement devant le bipède monstrueux. Tous les animaux savaient d’instinct que c’était toujours une très très mauvaise idée que de s’en prendre à la progéniture des plus gros prédateurs en leur présence.
« Hé, Rachel, tu veux voir un truc qui va te faire sourire ? L’interpella Papy Coriace avec un sourire en coin.
_ Sûr ! Affirma l’intéressée en séchant ses larmes. Qu’est-ce que c’est ?
_ Regarde ton Nounours, il vole ! »
D’un seul geste fluide trahissant une profonde habitude née d’années de pratique, Papy Coriace tournoya à demi sur lui-même et…
« Ligthning Meteor Strike Attack !! » Beugla l’ancien.
… propulsa d’une seule impulsion née de l’ensemble du corps le malheureux Xodiak au loin, comme s’il ne pesait rien.
Rachel, bouche bée, jeta un regard épaté à son grand-père. C’était vraiment le plus fort de toute la terre !
Et un jour, elle le rattraperait et elle ferait encore mieux !
La petite albinos prit donc grand soin de noter mentalement la distance approximative où Papy Coriace avait balancé Nounours, l’ajoutant à sa longue liste des records à battre pour pouvoir prétendre surpasser son grand-père.
« Mais qu’est-ce que tu fais là, Papy ? Et comment tu nous as retrouvé ? Réalisa subitement Rachel.
_ Bah, tu connais ta mère, elle a rameuté tout le monde pour effectuer des battues depuis hier soir pour vous retrouver. Elle fait jamais rien dans la demi-mesure non plus, celle-là. Je me demande bien de qui elle tient, tiens… On est tombé sur la petite Eleanor et ses amis, qui nous ont dit que vous faisiez mumuse avec rien de moins que le Monstre Gardien de la Forêt, alors nous voici. Dommage, c’était qu’un petit ours, finalement…
_ Et Victor !? S’alarma brusquement la petite albinos. Il faut vite l’aider, il s’est fait arracher tout le visage par Nounours, il est peut-être déjà mort, il…
_ Du calme, petite puce, du calme, l’interrompit gentiment Papy Coriace. Victor est là-bas et il a l’air d’aller bien. Allez viens, on va allez le voir ensemble. »
Rachel trottina à toute vitesse derrière les grands enjambées de son grand-père, jusqu’aux tas de buissons écrasés près duquel se tenait l’un des vétérans de Papy Coriace ainsi que Victor, dont la moitié de la tête avait été momifiée au vu de la quantité de bandage.
« Alors, Sergent Graff ? S’enquit l’ancien en approchant.
_ C’est moche à voir mais son œil n’a miraculeusement rien, signala l’ancien commando d’assaut. Mais ça laissera clairement une cicatrice, par contre. Et rien de cassé pour la cheville, c’est juste une méchante foulure.
_ Bah, t’en fais pas, petit Victor, le rassura Papy Coriace en s’agenouillant devant le garçon. Les filles craquent pour les cicatrices, tu verras.
_ Capitaine, c’est peut-être pas une bonne idée de lui inculquer ce genre de bêtises.
_ Merci m’sieur Coriace de nous avoir sauvé, répondit Victor en se retenant de pleurer – après tout, Papy Coriace lui avait toujours dit que les garçons ne devaient pas pleurer devant les filles.
_ Pas besoin d’être aussi poli, petit Victor, sourit l’ancien en lui ébouriffant les cheveux. Pis je t’ai déjà dit que Coriace, c’est pas mon nom, hein…
_ M’sieur Papy, alors ?
_ Et pourquoi pas Papy Coriace, comme tout le monde ? Pis c’est moi qui devrait te remercier d’avoir veillé sur ma petite puce.
_ Papyyy ! M’appelle pas comme ça devant les autres !
_ Eleanor m’a tout raconté, rien ne t’obligeait à faire ça, c’était très courageux de ta part ! Poursuivit l’ancien, s’attirant immédiatement l’admiration éternelle du garçon. Et ça vaut pour tous les deux, affirma Papy Coriace. Vous avez pris des risques et encourus mille dangers pour sauver vos amis. Je suis fier de vous ! Peu importe ce que vous dirons les autres adultes : ce que vous avez fait aujourd’hui, c’était bien ! Ne regrettez jamais ce choix, les petits ! On abandonne pas un ami. Jamais.
_ Merci Papy !
_ Merci M’sieur Coriace ! »
Victor regarda autour de lui et fronça du sourcil – ou peut-être des deux, mais c’était difficile à juger avec toutes les bandes qui lui recouvraient la moitié du visage.
« Dites, et l’ours, qu’est-ce qu’il est devenu ? Se demanda le garçon.
_ Oh, je m’en suis occupé, signala Papy Coriace. Je l’ai envoyé voler par là-bas.
_ Quoi !? Mais fallait pas, c’est une espèce protégée ! Se récria Victor.
_ Roooh, ça va, c’était qu’une gentille bousculade de rien du tout. Oh, pis dis donc, j’ai quand même fait ça pour t’aider, petit rabouin !
_ Y’a pas le droit ! Ils sont protégés, ‘faut pas leur faire de mal !
_ Hé, Rachel ? Regarde ton Victor, il vole !
_ Papyyy ! »
Une décennie plus tard, sur un confetti perdu de North Blue…
« Oh, merci, merci, lieutenant ! S’exclama la mère en serrant très fort ses deux enfants contre elle.
_ De rien, ça m’a fait plaisir, assura Rachel. Et ne les grondez pas trop, ça arrive à tout le monde de se perdre dans la forêt, vous savez.
_ Seulement aux enfants pas bien malins, en fait…
_ Edwin…
_ On vous doit une fière chandelle, renchérit le Maire. Sans votre aide, on aurait pu mettre des jours avant de les retrouver !
_ Nan mais c’est rien, fit l’imposante albinos. On est la Marine, on est là pour aider les gens dans le besoin.
_ Si on est la Marine, pourquoi vous persistez à nous confondre avec les scouts, mon lieutenant ?
_ Krieger… Bien, puisque tout est rentré dans l’ordre, nous n’allons pas nous éterniser, signala Rachel.
_ Quoi !? Mais attendez, on a même pas pu vous remercier comme il se le devait, se récria le maire.
_ Inutile, la satisfaction du travail bien fait nous suffit amplement, affirma gentiment l’imposante albinos. Et puis, on a encore plusieurs endroits à patrouiller.
_ D’autant que cette petite escapade forestière nous a jamais coûté qu’une demi-journée.
_ Génial, j’ai toujours rêvé de faire mes patrouilles en nocturne, c’est tellement plus fun.
_ Les gars… »
Les Marines prirent dûment congés et s’éloignèrent du hameau. Rachel ne put résister à la satisfaction de jeter un dernier coup d’œil à la famille maintenant réunie. À une époque lointaine, elle aurait affirmé qu’être fort, c’était être capable de défoncer tout ce qui se dressait face à elle. Mais elle avait changé. Elle avait mûri. Maintenant, elle considérait que la vraie force, c’était avant tout d’être capable de venir en aide à tous ceux qui en avaient besoin. C’était ce que faisait toujours Papy Coriace et elle restait résolument déterminée à le surpasser.
L’imposante albinos ne put s’empêcher de sourire en croisant le regard de ses compagnons qui avaient, eux aussi, jeté le même coup d’œil en arrière. Ils avaient beau rouspéter pour la forme, en réalité, chacun d’entre eux était fier d’avoir fait ce qu’ils avaient fait aujourd’hui. Ils étaient tous sur la même longueur d’onde.
Rachel accorda néanmoins un dernier regard pensif à la forêt.
« Quel dommage qu’on ne soit pas tombé face à un ours, tout de même… Murmura l’imposante albinos.
_ Mon lieutenant ?
_ Non, rien… secoua la tête Rachel dans une sourire. Juste une réminiscence du passé… Allez, en route, tout le monde ! On a encore beaucoup à faire ! »
Quelque part dans l’une des nombreuses forêts du Royaume d’XXXX progressait laborieusement une petite procession de pré-adolescents. Ils étaient sept et parmi eux s’en détachait clairement Rachel. Parce qu’elle était albinos. Parce que son imposante carcasse lui faisait dominer tout le monde d’au moins une tête. Et puis parce qu’elle cheminait en tête.
Venait derrière elle Victor, un gringalet longiforme et dégingandé, à la tignasse brune, le regard vif et la bouche pleine de reproches incessants.
Par ailleurs, un observateur attentif n’aurait pas manqué de remarquer que les enfants portaient tout un barda de camping. Rien d’anormal, si ce n’était qu’on était lundi matin, un retour de vacances, et que lesdits enfants auraient donc normalement du se trouver bien sagement en cours.
« Meuhtropas, rétorqua Rachel avec l’inimitable confiance d’une gamine de treize ans persuadée d’avoir systématiquement raison. ‘faut toujours que tu dramatises tout, Victor.
_ N’empêche qu’on a pas la moindre idée d’où qu’on se trouve !
_ Pas du tout ! Affirma l’albinos. On est toujours dans la forêt de Bourdillon ! Tu vois bien que je sais exactement où est-ce qu’on est.
_ Sauf qu’on sait pas où est la sortie… s’entêta le garçon.
_ Roooh, ça va, hein ! On est dans une forêt minuscule au beau milieu d’une île ridicule, suffit de marcher encore tout droit quelques heures et on finira bien par arriver quelque part.
_ C’est aussi ce que tu disais hier soir, fit remarquer Victor. Si ça se trouve, on fait que tourner en rond…
_ Meuhnon ! Pis une fois, le chien de Papy s’est perdu dans la forêt et il est quand même revenu à la maison dès le lendemain, signala l’albinos. On est quand même pas plus con qu’un chien, non ? … Non, hein ?
_ Ben… »
Néanmoins, en son for intérieur, Rachel devait bien reconnaître que cette petite escapade n’était finalement peut-être pas l’idée du siècle, même si elle aurait clairement préférée se faire arracher les ongles plutôt que de l’admettre devant les autres.
Tout avait pourtant bien commencé : les enfants avaient décidés d’organiser un week-end camping dans la forêt, tout le monde avait eu l’autorisation des parents, zéro complication à l’horizon. Un ou deux adultes étaient passés le samedi soir ainsi que le dimanche matin pour s’assurer que tout allait bien et les gosses avaient dûment donner le change. Et puis l’aventure : ils avaient profité du dimanche pour s’aventurer hors des sentiers battus, pas du tout à l’endroit où il avait été convenu qu’ils seraient. C’était l’aventure, nom de nom !, et l’aventure ne se vivait pas avec les parents sur le dos pour tout surveiller.
Et puis aucun d’entre eux ne l’avait regretté : ç’avait été une journée super-géniale, avec des découvertes non moins super-géniales ! La Souche de la Sorcière, les Chutes de la Mort, l’Arbre aux Fantômes ! De l’aventure, des frissons, des souvenirs. Tout baignait jusqu’à ce qu’il faille faire demi-tour et revenir au point de rendez-vous avant que les adultes ne se doutent de quelque chose. Impossible de retrouver le chemin, cette foutue forêt n’avait juste aucun point de repères avec ces conneries d’arbres tous pareils plantés n’importe comment tout partout !
Finalement, Victor avait eu raison quand il avait suggéré d’emporter une carte et une boussole, juste au cas où. Malheureusement tout le monde l’avait alors traité de mauviette et de fils à sa maman – Rachel tout autant, si ce n’était même plus, que les autres, bien évidemment – et il avait donc renoncé à cette idée. Mais finalement, après coup…
« On est perdu et on rentrera jamais à la maison, pas vrai ? » Gémit l’une des pleurnicheuses à l’arrière.
Rachel retint un soupir aussi profond qu’agacé. C’était quand même pas facile de se tirer d’affaire avec une telle équipe de boulets…
« Tatata, c’est quoi ces pensées défaitistes, Pathy ! S’exclama l’albinos en se retournant. J’ai l’air de quelqu’un de perdu, tu trouves ?
_ Non mais… renifla piteusement la fautive.
_ Ben voilà ! S’exclama triomphalement Rachel. Alors contentes-toi de suivre en profitant du paysage, Victor et moi, on s’occupe de tout ! Je te promets que tu seras rentrées avant ce midi !
_ Hé, j’peux savoir pourquoi tu m’impliques là-dedans ?
_ T’es le mec, alors c’est ton rôle de la rassurer.
_ Mais ça vaut pas, t’es au moins dix fois plus forte que moi !
_ Quoi, tu veux qu’elle pleure, peut-être !?
_ Mais non mais je… roooh, bon, d’accord. Ouais, t’inquiètes pas, Pathy, assura Victor. On va te ramener sans faute à la maison très très vite.
_ Mais c’est pas toi qu’a dit qu’on était complètement paumé ? S’inquiéta l’intéressée.
_ Heuuu… Si, mais…
_ Ah ben bravo, t’en rates vraiment pas une, bonhomme !
_ … mais tu connais Rachel, poursuivit Victor, si on la provoque pas, elle s’y met jamais sérieusement.
_ Hé !
_ Ben quoi ? C’est vrai, non ?
_ Va chier ! »
La dénommée Pathy hocha la tête, visiblement quelque peu rassérénée par la confiance affichée par les deux compères de tête. Bien, songea Rachel, une crise d’évitée.
« Eleanor, interpella l’albinos. Raconte-nous donc un truc !
_ Quoi donc ?
_ M’en fiche, ce que tu veux, ce qui te passe par la tête. »
Eleanor faisait partie des plus anciennes connaissances de Rachel avec Victor. Elle avait une voix mélodieuse qui charmait toujours son auditoire. Quand elle parlait, les gens l’écoutait. Quand elle racontait une histoire, tout l’auditoire s’en trouvait captivé et finissait irrémédiablement suspendu à ses lèvres. Si elle occupait le terrain sonore, plus personne n’aurait d’espace pour se plaindre, escomptait l’albinos. C’était déjà assez prise de tête de chercher la sortie sans avoir à se farcir les pleurnicheuses toutes les cinq minutes, hein !
« Vous avez déjà pensé à ce que vous ferez quand vous serez grand ? » Demanda subitement Eleanor.
Concerts de murmures déconcertés mais globalement négatifs.
« Et toi, Victor ? Insista la jeune fille.
_ Sûr ! Affirma le garçon. Quand je serais grand, je serai un super-héros qui combattra les injustices ! Je traquerai les méchants criminels et je protégerai la veuve et l’orphelin !
_ C’est même pas un vrai métier, signala Rachel.
_ Si ! Même que le conseiller d’orientation a dit que ça s’appelait "chasseur de primes", d’abord !
_ Il a fumé, ton conseiller, oui !
_ Waouh, ça te ressemble bien, s’émerveilla Eleanor. Et toi, Rachel ?
_ Facile, s’amusa l’albinos. Je rejoindrai la Marine d’XXXX comme Papy Coriace et je défoncerai tous les ennemis du pays !
_ Oh ben ça, c’est étonnant de la part de madame Tatane, dis-donc…
_ Humpf, t’es juste jaloux parce que c’est vachement plus la classe qu’un minable chasseur de prime, d’abord.
_ Oooh, ça aussi, ça te ressemble bien, Rachel, s’exclama Eleanor. Hé bien moi, je veux devenir boulangère !
_ Boulangère ? Quoi, c’est tout ?
_ C’est sérieusement ça, ton rêve ?
_ Bien sûr, s’enflamma l’intéressée. Vous ne raffolez pas de la ravissante odeur d’une boulangerie ? Cette bonne odeur de pain chaud fraîchement sorti du four, c’est juste magique. Vous ne trouvez pas que ce serait génial de pouvoir travailler toute sa vie dans ces effluves ? En plus, le pain, c’est super bon, ça va avec tout. Il n’y a rien qu’un bon pain ne puisse accompagner. Même que c’est la clef de voûte d’un repas : même avec le meilleur cuisinier du monde, si le pain n’est pas bon, tout est gâché ! C’est une grande responsabilité que de s’assurer que nos concitoyens pourront apprécier leur repas parce qu’ils ont un bon pain !
_ Wow, j’avais encore jamais vu quelqu’un me vanter les bénéfices du pain aussi passionnément…
_ Et ce n’est pas tout… poursuivit Eleanor. Parce qu’il y a aussi les gâteaux ! Je veux travailler dans une boulangerie-pâtisserie pour pouvoir aussi faire des tonnes de gâteaux de toute sorte, de toutes les couleurs, de tous les goûts, de toutes les textures ! La pâtisserie, c’est un champ de possibilité infinie ! Bien sûr, il y a les classiques indéboulonnables, mais on invente toujours tout le temps et sans cesse de nouvelles recettes de gâteau. Mon rêve, c’est de parvenir à créer une recette qui se répandra à travers tous les océans ! Le pompon, ce serait que même les pirates essayent de dévaliser ma boutique juste dans l’espoir de pouvoir y goûter !
_ Ton rêve, c’est de te faire attaquer par des pirates ?
_ Ben ça ne craindrait rien, puisqu’il y aurait un super-héros et une amiral de la Marine d’XXXX pour protéger ma boutique, rappela la jeune fille.
_ Logique imparable, je valide.
_ Faudrait que tu fasses gaffe à pas goûter tous ces gâteaux, par contre, sinon tu vas finir par devenir aussi grosse que Rachel, railla Victor en provoquant l’hilarité générale.
_ Ch’uis PAS grosse, gronda automatiquement l’intéressée en lâchant une beigne non moins automatique sur le crâne de son compagnon, déclenchant de nouveaux éclats de rires dans l’assemblée.
_ Maieeeuh, c’était une boutade amicale ! Pour détendre l’atmosphère, tout ça !
_ Ouais, ben c’était une mandale amicale, voilà tout. Mais du coup, c’est vrai que ça détend.
_ Hé, regardez ! S’exclama soudainement Eleanor. Il y a quelque chose qui bouge derrière ces buissons !
_ Kézessé ? »
*
* *
* *
Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Aujourd’hui, les enfants, nous allons étudier l’un des animaux les plus emblématiques du Royaume d’XXXX : l’ours Xodiak.
« Le Xodiak est généralement considéré comme l’un des plus grands ursidés connus. Un mètre quatre-vingt au garrot – c’est-à-dire lorsqu’il est à quatre pattes – sa taille peut néanmoins s’élever jusqu’à trois mètres cinquante lorsqu’il se redresse. Son pelage est brun clair, avec une zébrure noire très caractéristique le long du dos qui lui remonte jusqu’au sommet du crâne.
« Son aspect massif concorde avec sa masse musculaire, puisqu’il n’est pas rare qu’un individu mâle en bonne santé dépasse la tonne et demie !
« Extraordinairement territoriaux, les Xodiaks peuvent se montrer incroyablement agressifs lorsque d’autres gros mammifères pénètrent leur territoire. Ceci a été la cause d’une longue lutte entre les habitants du Royaume d’XXXX et les Xodiaks pour le contrôle des forêts.
« Cette lutte a mené les Xodiaks au bord de l’extinction, qui sont dorénavant devenus une espèce protégée. Dans le but de préserver l’espèce, des zone sanctuaires ont été définies au plus profond des forêts d’XXXX. Ces zones sont bien évidemment interdites à la population pour éviter des drames affreux.
« Ne prenez jamais, au grand jamais, le risque de vous aventurer sur le territoire d’un Xodiak, les enfants, c’est très, très dangereux ! »
*
* *
* *
« Un nounours ! S’exclama Rachel.
_ C’est plein de crocs et de griffes ! D’où t’assimiles ça à une peluche, toi ?
_ J’ai peur, gémit quelqu’un à l’arrière.
_ Ne bougez surtout pas ! Intima brusquement Victor. Son acuité visuelle est basée sur le mouvement !
_ T’es sérieux, là ?
_ Non mais j’en sais rien, moi, j’ai juste dit ça pour que tout le monde reste calme.
_ Et son acuité olfactive ? Demanda Eleanor. Non parce qu’il a quand même l’air de méchamment sniffer dans notre direction, là…
_ Ben… »
L’énorme mammifère se redressa sur ses pattes arrières et lâcha un horrible grondement qui fit dresser les cheveux de tout le monde sur la tête. Puis il fit un pas en direction du groupe, leur arrachant à tous un hoquet étranglé de terreur.
« Pas de panique, j’ai un plan ! Affirma Rachel en laissant doucement tomber son barda. À mon signal, vous reculez tout doucement sans vous presser ni lui tourner les dos. Faites-moi confiance, je vous promets que tout va bien se passer !
_ Ok, acquiesça Victor. Quel sera le signal ?
_ YOUHOU, NOUNOURS ! REGARDE-MOI, JE SUIS ICI !!
_ T’es sérieuse, là ? »
Rachel venait de courir sur le côté pour s’éloigner du groupe et faisait de grands signes pour attirer l’attention de l’ours. Elle avait la certitude que si tout le monde tentait de s’enfuir, le monstre poilu n’aurait aucun mal à les rattraper et les boulotter les uns après les autres. Mais toute seule, la jeune fille estimait qu’elle avait ses chances. Elle était la plus grande, la plus forte et la plus courageuse du groupe. Si elle gardait la tête froide, elle était certaine de pouvoir s’en tirer en un seul morceau.
La petite-fille du Coriace était déterminée à faire honneur à son sang.
La tête de l’ursidé oscilla entre le groupe de gamins qui commençait à battre prudemment en retraite sous l’impulsion d’Eleanor et Victor – qui s’assuraient que personne ne s’enfuit en hurlant au risque d’attirer l’attention de l’ours – et la petite chose blanche surexcitée qui s’agitait non loin de lui.
« NOUNOURS ! PAR ICI ! REGARDE COMME J’AI L’AIR DODUE ET APPÉTISSANTE ! PETIT, PETIT, PETIT ! À TABLE, NOUNOURS ! BON MIAM-MIAM ! »
Ça marchait ! L’énorme animal se détourna du petit groupe de gamins pour se rapprocher de la petite bipède désagréable qui lui vrillait les oreilles.
« C’EST BIEN NOUNOURS ! VIENS VOIR TATA RACHEL !! APPROCHE ! APPROCHE ENCORE ! APPROCHE PL…
_ Non mais c’est bon, tu vois bien qu’il est suffisamment proche comme ça ! Lui hurla Victor en lui attrapant la main et en se mettant à courir dans la direction opposée du groupe.
_ Victor, mais qu’est-ce tu fiches-là !? T’as pas vu que je me casse le cul à vous sauver les miches !? Le rabroua Rachel en lui emboîtant le pas à toute vitesse.
_ Papy Coriace dit toujours qu’un homme, un vrai, ne doit jamais tourner le dos au danger !
_ Ben tu fais quoi, là, alors ?
_ Hein ? Ben je… heu… Non, mais là c’est une retraite stratégique ! C’est absolument pas pareil !! Ooooh merde merde merde, il nous poursuit !
_ C’était le but ! Tais-toi et cours !! »
Les deux gosses détalèrent ventre à terre entre les arbres, le monstrueux nounours sur leur talon. Fort heureusement, du fait de leur taille fluette, le duo de choc pouvait se permettre de filer en ligne droite en rasant les arbres, là où l’énorme ursidé était contraint de zigzaguer laborieusement en tout sens.
N’empêche qu’il gagnait du terrain, songea Rachel en jetant un coup d’œil derrière elle. Une petite ligne droite et il aurait tôt fait de transformer en chair à pâtée des gosses trop lambins. Bon. Si la fuite n’était pas une option, ne restait plus que… naaan, mauvaise idée. Mieux valait plutôt se mettre en sécurité.
« On va pas y arriver, cria Rachel, grimpons à l’arbre là-bas !
_ T’es folle, les branches sont trop hautes, on va jamais y arriver ! Hurla Victor.
_ Fais ce que je te dis! »
La petite albinos serra les dents et força sur ses jambes comme une folle pour accélérer un petit plus. Elle parvint à grappiller quelques mètres sur son compagnon d’infortune et en profita pour se jeter dos au tronc d’arbre, les mains déjà jointes devant elle.
« J’te fais la courte-échelle, saute !! »
Victor ne se le fit pas dire deux fois et bondit, plaçant sa jambe d’appel dans l’arceau formé par Rachel. Cette dernière grimaça sous l’effort mais banda tous ses muscles pour propulser son ami le plus haut possible. Elle s’écarta ensuite vivement de l’arbre, nota le gros nounours qui déboulait à toute allure bien trop vite à son goût, puis pris son élan et se jeta sur l’arbre, grimpa le long du tronc sur deux foulées et parvint à s’accrocher à une branche. Victor l’aida à se hisser puis les deux gamins entreprirent de grimper encore un peu plus haut, histoire d’être certain de pas se faire agresser par une méchante papatte une fois que l’ours serait debout.
« Wooouh ! On a réussi ! Exulta Victor.
_ Nyahaha ! Bien fait pour ta gueule, Nounours ! Pavoisa Rachel. Comment qu’on t’a carrément feinté sur ce coup-là ! Tu fais moins le malin, là, hein ! Contemple la toute puissance de l’intellect humain sur les animaux et désespère, gros naze !
_ Heu… C’est peut-être pas une bonne idée de l’énerver… Signala le garçon.
_ Tu veux rire ? Après la trouille qu’il nous a mis, pas question d’avoir la victoire modeste ! Décida l’albinos. Bouuuh ! Mauvais ! Mauuuvais ! Même le chien de Papy fait plus peur que toi, Nounours !
_ Il a l’air déjà bien assez furax comme ça et… Oh merde ! Kékifè !?? »
L’ours s’était redressé de toute sa hauteur et se mit à tambouriner furieusement contre le tronc d’arbre.
« Accroche-toi, Victor ! Hurla Rachel en s’agrippant fermement à la branche qui la ballottait en tout sens. Il veut nous faire tomber !
_ Nan, cria l’intéressé, c’est tout l’arbre qu’il veut faire tomber ! »
La petite albinos cilla en jetant un regard incrédule au gros nounours. Et pourtant si, Victor avait bien raison : les griffes de l’ursidé labourait tant et plus le tronc d’arbre, arrachant des morceaux d’écorces et de sève à chaque coup.
Il lui fallait une autre idée, et vite !
« Au secours ! Quelqu’un ! À l’aide ! On va tous mourir !! Se mit à brailler Rachel – on ne savait jamais, hein, peut-être que de courageux chasseurs tueurs d’ours se promenaient justement dans les parages.
_ J’ai une idée, s’exclama Victor. Sautons sur l’arbre à côté ! Il est beaucoup plus gros, ça craindra plus rien !
_ Ok, go, go, go !! »
Ni une, ni deux, la petite albinos se redressa illico et se propulsa d’un bond jusqu’à la branche d’à côté. Il s’en fallut de peu qu’elle se rate, vu qu’elle n’avait absolument pas intégré les oscillements de son arbre de départ dans l’équation, mais rien que ses bras ne puissent compenser. En un tournemain, elle se retrouva à califourchon sur sa branche d’arrivée, faisant fièrement face à… à… à rien.
« Ben Victor, qu’est-ce tu fous !? L’interpella derechef Rachel.
_ Minute, hein, c’est pas si facile, rétorqua l’intéressé. Ch’uis pas aussi grand, moi, alors ça fait relativement plus loin, d’abord !
_ T’as pas une minute, ça va péter ! Saute ! L’engueula l’albinos.
_ Mais…
_ SAUTE !! »
Victor prit son courage à deux mains, se redressa en essayant de garder un minimum d’équilibre et sauta. Un poil trop tard : l’ursidé furax venait de faire un sort au pauvre arbre. L’espace d’un instant, il sembla que le garçon allait tout de même parvenir à attendre la branche de Rachel. Mais la gravité reprit ses droits et Victor chuta en direction de l’ou…
« J’te tiens ! »
Les deux mains de Rachel agrippèrent fermement celle de Victor, le retenant dans le vide, juste au-dessus de la gueule écumante du Xodiak. La situation n’était néanmoins pas fameuse, s’aperçut la petite albinos. Elle se tenait présentement la tête en bas, retenue à l’arbre uniquement par ses jambes serrant la branche en étau. Si elle ne trouvait pas une solution très vite, le risque était qu’elle se fatigue et que ses jambes lâchent la prise.
En contrebas, l’ours tendit ses grosses pattes pleines de griffes pour tenter d’accrocher l’amuse-gueule qui se balançait au bout de la chaîne humaine, forçant Victor à relever désespérément les jambes de peur de se faire choper.
« Gyaaah !! Rachel, pitié, me lâche pas, me lâche surtout pas !!
_ Arrête de gigoter comme ça, je vais finir par glisser, grogna l’albinos en essayant de raffermir sa prise.
_ Mondieumondieumondieu, ch’uis trop jeune pour mourir ! À L’AIDE ! À L’AIIIIDEUUUH !! S’époumona le garçon.
_ Calme-toi, Victor ! Le rabroua Rachel. Essaye de voir si tu peux pas grimper.
_ AAAAAHHHH ! Ma chaussure ! Il a failli choper ma chaussure !
_ J’peux pas te hisser, Victor, t’es trop lourd ! Comment ça se fait, t’es tout chétif, pourtant…
_ Me lâche pas, Rachel ! J’te promet de plus jamais me moquer de ton poids, pitié !!
_ Ok, là, t’es vraiment lourd, bonhomme !
_ Gyaaaaaahhh ! »
Rachel s’humecta nerveusement les lèvres. Victor était en panique totale, elle ne pourrait jamais rien en tirer. Et plus elle attendrait, plus la situation pourrirait : la fatigue allait très vite jouer contre elle. Non, il n’y avait qu’une seule et unique solution envisageable.
Grondant doucement, la petite albinos serra les dents, banda ses muscles et entreprit de hisser son compagnon à la seule force de ses bras et de ses abdos. D’après Madame Brunhilde, le corps humain totalisait plus de six cents muscles. En cet instant, Rachel y croyait sans peine : elle avait l’impression que chacun d’entre eux était en train de se déchirer !
Mais elle était Rachel, la petite-fille du Coriace. Elle avait toujours été la plus grande et la plus forte pour son âge et c’était le moment où jamais de prouver que ce n’était pas juste du flan !
Repoussant la douleur dans un coin de son esprit, la petite albinos continua de se contracter, hissant centimètre par centimètre la main de Victor. Ça ne faisait pas mal. Ça ne faisait pas mal du tout !
Et dans un dernier effort titanesque, Rachel parvint à arrimer la main de son ami sur la branche.
Pendant que Victor se hissait à grand-peine sur la branche, la petite albinos entreprit de se redresser et retrouver une assiette beaucoup plus stable. Elle put enfin souffler tout en essayant de soulager ses muscles en feu. Putain, elle l’avait fait. Elle en avait chié, mais elle l’avait fait : Nounours 0 – Rachel 2.
« Je… heu… Merci, Rachel, bafouilla Victor en la regardant avec de grands yeux impressionnés.
_ T’occupes, y’a plus important, souffla l’intéressée en reprenant sa respiration. Hé ! Dans ta gueule, Nounours ! Tes plans de merde sont riens face à notre génie ! Casse-toi, t’es trop nul ! T’es la honte de ta race, j’espère que tu le sais !
_ Heu… C’est obligé de l’insulter chaque fois que tu le contrecarres ? S’interrogea le garçon.
_ Sûr ! C’est quoi l’intérêt de gagner, sinon d’humilier son adversaire ? Vas-y, balançons-lui des pommes de pin sur la truffe, ça va lui apprendre !
_ Ch’uis pas certain que ce soit hyper honorable comme comportement, s’inquiéta Victor. Pis on est sur un marronnier, tu repasseras pour les pommes de pin.
_ M’en fiche, ça fait plaisir, assura Rachel. Super : les bogues ont des épines, ça sera encore plus rigolo !
_ Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de l’énerver encore davantage, objecta le garçon.
_ Roooh, ça va, qu’est-ce que tu crois qu’il pourrait faire, maintenant ? Le tronc est deux fois plus large que lui, ça craint rien, détends-toi donc un peu ! Tiens, balance-lui ça à la gueule, tu te sentiras mieux, tu verras. »
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Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Très bien, les enfants. Savez-vous ce qu’il faut faire si jamais vous deviez tomber nez-à-nez avec un Xodiak. Quelqu’un sait ? Oui, Billy, vas-y.
_ Moi c’est Agnan, m’dame. Il faut grimper en haut d’un arbre pour se mettre en sécurité !
_ Surtout pas, Billy ! Non seulement les Xodiaks sont très forts et peuvent abattre un petit arbre, mais ils sont aussi très agiles et n’hésiteront pas à grimper sur les plus gros pour vous atteindre ! »
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« Putain, mais je rêve !? S’éberlua Rachel en regardant avec horreur le Xodiak entreprendre de gravir le tronc.
_ Oooh, merdemerdemerde, qu’est-ce qu’on fait ? S’affola Victor.
_ Heu… On redescend ! Décida l’albinos.
_ Y’a l’ours au beau milieu du passage ! Rappela le garçon.
_ On redescend… par un autre chemin, suggéra Rachel.
_ Où tu vois une alternative !? S’écria un Victor proche de l’hystérie.
_ Tu m’aides pas beaucoup, là, Victor.
_ Oh ben excuse-moi de paniquer à l’idée de me faire dévorer tout cru, hein !
_ Là, regarde !! S’exclama triomphalement Rachel. On saute sur cette branche là pour s’en servir de balancier, puis on saute dans les buissons là-bas pour amortir notre chute. Et après… heu…
_ Et après ?
_ … Après… Après on court comme des dératés le plus vite possible ! Simple, mais efficace.
_ Elle m’inspire pas trop, la deuxième partie de ton plan, là…
_ Non mais c’est parce que j’improvise une étape à la fois, voilà tout ! Y’a plus le temps de réfléchir, bonhomme ! Allez, go ! »
Ni une, ni deux, suivant l’impulsion de l’albinos, les deux enfants se jetèrent dans le vide, parvinrent à saisir la branche en contrebas puis se propulsèrent dans les buissons tout en bas. Le choc fut rude, mais Rachel parvint à rouler-bouler pour amortir l’impact, se redresser et filer comme une dératée – elle n’avait toujours pas mieux sous la main comme deuxième partie du plan. Jetant un regard derrière elle, elle s’aperçut…
« Victor ! Qu’est-ce tu fous !? S’exclama l’albinos au comble de l’inquiétude en voyant que Victor était toujours à terre, près des buissons.
_ Ma cheville, gémit piteusement le garçon en retenant à grand-peine un sanglot de douleur.
_ Merrrrrrde ! Bouge pas, j’arrive ! »
Rachel fit immédiatement demi-tour, mais n’eut pas le temps de faire trois pas qu’une énorme masse sombre atterrit brutalement parmi les buissons.
« VICTOR !! Hurla Rachel horrifiée
_ Approche surtout pas ! Intima le garçon. T’inquiètes pas, j’ai une idée géniale !
_ Heu…
_ Arrrhgeuuuh, jeumeumeuuurrrt !! Couic, apu’. »
L’interprétation de Victor lui aurait probablement valu un Cotillard d’or de la pire scène de décès par les critiques de théâtre, mais l’idée était tout de même là : faire le mort pour tromper l’ennemi.
Ça pouvait toujours marcher, non ?
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Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Alors, une autre idée, les enfants ? Oui, Billie, vas-y.
_ Moi c’est Élodie, m’dame. On pourrait faire semblant d’être mort pour pas qu’il nous mange.
_ Non, non, très mauvaise idée, Billie ! Les Xodiaks sont des omnivores opportunistes. Ils mangent de tout, selon ce qui leur tombe sous la main. Ils ne dédaignent donc pas les carcasses d’animaux morts si elles se présentent à eux. »
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« BOUGE, VICTOR !! » Hurla Rachel de toute ses forces.
Le garçon ne se le fit pas dire deux fois et roula sur lui-même pour s’éloigner. Un claquement de mâchoire beaucoup trop près à son goût lui révéla qu’il avait eu raison d’obtempérer illico. Toujours incapable de se redresser avec sa cheville douloureuse, Victor décida de continue à rouler sur lui-même façon tonneau pour s’écarter de la menace.
Cette stratégie impromptue permit au garçon de déjouer la menace de l’ursidé, qui frappait le sol de ses pattes avec systématiquement avec un instant de retard.
Tout du moins, pendant quelques instants.
Un nouveau coup de patte et un hurlement de douleur terrifiant retentit dans la forêt, tandis que Victor se recroquevillait sur lui-même, les mains plaqués sur son visage ensanglanté.
L’énorme ursidé se pencha pour dévorer sa proie, lorsqu’une énorme caillasse se fendit en deux sur son crâne.
« D’OÙ TU BLESSES MES AMIS, CONNARD !! »
En une fraction de seconde, Rachel avait vu rouge, attrapé le plus gros truc qu’elle avait trouvé et bondit sur le Xodiak pour lui écraser sa vilaine tête avec. À peine réceptionnée au sol, elle pivota d’un seul coup et frappa un énorme crochet du gauche, tout en puissance et en fureur, dans les côtes de l’animal, provoquant un bruit de craquement écœurant.
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Au même moment, en cours d’histoire naturelle de Mme Brunhilde…
« Alors, alors ? D’autres idées ? Oui, Billy, qu’est-ce que tu proposes ?
_ Moi c’est Guillaume, m’dame. Il faut lui balancer un truc sur le crâne pour l’assommer d’un seul coup d’un seul !
_ Malheureusement, Billy, la boite crânienne des Xodiaks est extrêmement solide. Les chasseurs ne visaient d’ailleurs jamais cette partie du corps, car cela ne leur causait que des éraflures bénignes – sans compter que ça les mettait dans une fureur noire. De façon générale, les os du Xodiak sont extrêmement denses, leur fournissant une parfaite armure. Chez l’humain, l’os du talon est le plus solide de notre charpente osseuse. Hé bien, c’est un peu comme si toute la charpente des Xodiaks était constituée exclusivement de talons humains. »
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« Aïïïeuuuh ! » Geignit Rachel en se recroquevillant sur son poing brisé.
Bordel, cette connerie de Nounours était encore plus dur qu’un mur !
Néanmoins, ce réflexe de douleur sauva la mise à l’albinos, comme elle s’en rendit compte quand une brusque bourrasque balaya ses cheveux. Si elle était restée debout, elle se serait faite arracher la tête !
Malheureusement, dans cette position, paralysée par la douleur, elle n’était plus capable d’esquiver non plus. D’un seul revers poilu, Nounours balaya brutalement la petite fille, l’envoyant voler sur plus d’une vingtaine de mètres avant qu’elle ne soit brutalement interceptée par une souche d’arbre.
Le souffle coupé par l’impact, les côtes horriblement douloureuses, Rachel ne put qu’observer le gros monstre poilu s’approcher à une vitesse bien trop élevée pour qu’elle puisse espérer lui échapper.
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« Avec des pointes de vitesse à soixante-quinze kilomètre-heure, inutile d’espérer vous enfuir en courant, les enfants ! »
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L’énorme bestiole grossissait à vue d’œil dans le champ de vision de la petite albinos. Il ouvrit sa grosse mâchoire vociférante, dévoilant une sinistre rangée de crocs effilés. Terrifiée, Rachel leva vainement les bras devant elle, autant pour ne plus voir la chose qui lui tombait dessus que dans l’espoir improbable que cette barrière puisse la protéger.
« Kyaaaaaahhhh !! »
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« Ai-je signalé que sa mâchoire est capable d’exercer une pression de deux tonnes par centimètre carrée ? Croyez-moi, vous ne voulez vraiment pas être mordu par ce genre de monstre… »
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Les yeux obstinément clos, Rachel attendait l’inévitable. C’était imminent. Tout de suite. Là, maintenant.
Une grosse paluche se posa délicatement sur sa tête et lui ébouriffa tendrement les cheveux.
C’était… carrément pas ce à quoi elle s’attendait, en fait.
Rachel ouvrit les yeux, persuadée qu’elle était morte d’un seul coup d’un seul sans même avoir eu le temps de s’en rendre compte et que ce devait être un ange chargé de lui expliquer la mauvaise nouvelle qui lui faisait face.
Et elle le vit.
Il était là, la dominant de toute sa hauteur, aussi grand qu’une montagne, lui souriant de son sempiternel grand sourire affectueux plein dents. Un colosse titanesque, invulnérable et invincible, qui dégageait une aura de confiance et de gentillesse si palpable qu’il était juste impossible de se sentir en danger à ses côtés.
Papy Coriace. Son héros de toujours.
« Hé bien, vous nous en aurez causé du soucis avec votre petite escapade. Tu vas bien, petite puce ? » S’enquit affectueusement l’ancien.
Rachel sentit les larmes lui monter aux yeux et se jeta dans le giron de son papy.
« Bwouiiiiiinnn ! C’était horrible, j’ai cru que j’allais mourir, papy !
_ Allons, allons, petit puce, la consola tendrement Papy Coriace. Comme si j’allais laisser ce genre de chose se produire ! Allez, sèche-moi ces larmes, y’a plus rien à craindre maintenant.
_ Voui, renifla Rachel. Mais où est passé Nounours ?
_ Hmmm ? Ben il est toujours là, pourquoi ? »
Rachel pencha la tête sur le côté et aperçut alors avec surprise le bras droit de Papy Coriace. Il avait coincé son avant-bras dans la gueule du Xodiak puis gonflé les muscles, repoussant la mâchoire à sa limite d’extension. Les crocs solidement plantés dans la peau de l’ancien, le pauvre Nounours n’avait aucune latitude pour lâcher ce qui lui obstruait la bouche. Il remuait vainement pour essayer de repousser le bras, mais Papy Coriace le maintenant à une hauteur très handicapante de deux mètre cinquante. C’était à la fois trop haut pour que le Xodiak puisse se tenir à quatre pattes, mais pas non plus assez pour qu’il puisse se redresser debout.
« Mais ça te fait pas mal, Papy ?
_ Nan, ça picote juste un peu. Bon, alors comme ça, toi, tu comptais boulotter ma petite puce ? » S’enquit Papy Coriace en jetant un regard mauvais à Nounours.
Le Xodiak se liquéfia littéralement devant le bipède monstrueux. Tous les animaux savaient d’instinct que c’était toujours une très très mauvaise idée que de s’en prendre à la progéniture des plus gros prédateurs en leur présence.
« Hé, Rachel, tu veux voir un truc qui va te faire sourire ? L’interpella Papy Coriace avec un sourire en coin.
_ Sûr ! Affirma l’intéressée en séchant ses larmes. Qu’est-ce que c’est ?
_ Regarde ton Nounours, il vole ! »
D’un seul geste fluide trahissant une profonde habitude née d’années de pratique, Papy Coriace tournoya à demi sur lui-même et…
« Ligthning Meteor Strike Attack !! » Beugla l’ancien.
… propulsa d’une seule impulsion née de l’ensemble du corps le malheureux Xodiak au loin, comme s’il ne pesait rien.
Rachel, bouche bée, jeta un regard épaté à son grand-père. C’était vraiment le plus fort de toute la terre !
Et un jour, elle le rattraperait et elle ferait encore mieux !
La petite albinos prit donc grand soin de noter mentalement la distance approximative où Papy Coriace avait balancé Nounours, l’ajoutant à sa longue liste des records à battre pour pouvoir prétendre surpasser son grand-père.
« Mais qu’est-ce que tu fais là, Papy ? Et comment tu nous as retrouvé ? Réalisa subitement Rachel.
_ Bah, tu connais ta mère, elle a rameuté tout le monde pour effectuer des battues depuis hier soir pour vous retrouver. Elle fait jamais rien dans la demi-mesure non plus, celle-là. Je me demande bien de qui elle tient, tiens… On est tombé sur la petite Eleanor et ses amis, qui nous ont dit que vous faisiez mumuse avec rien de moins que le Monstre Gardien de la Forêt, alors nous voici. Dommage, c’était qu’un petit ours, finalement…
_ Et Victor !? S’alarma brusquement la petite albinos. Il faut vite l’aider, il s’est fait arracher tout le visage par Nounours, il est peut-être déjà mort, il…
_ Du calme, petite puce, du calme, l’interrompit gentiment Papy Coriace. Victor est là-bas et il a l’air d’aller bien. Allez viens, on va allez le voir ensemble. »
Rachel trottina à toute vitesse derrière les grands enjambées de son grand-père, jusqu’aux tas de buissons écrasés près duquel se tenait l’un des vétérans de Papy Coriace ainsi que Victor, dont la moitié de la tête avait été momifiée au vu de la quantité de bandage.
« Alors, Sergent Graff ? S’enquit l’ancien en approchant.
_ C’est moche à voir mais son œil n’a miraculeusement rien, signala l’ancien commando d’assaut. Mais ça laissera clairement une cicatrice, par contre. Et rien de cassé pour la cheville, c’est juste une méchante foulure.
_ Bah, t’en fais pas, petit Victor, le rassura Papy Coriace en s’agenouillant devant le garçon. Les filles craquent pour les cicatrices, tu verras.
_ Capitaine, c’est peut-être pas une bonne idée de lui inculquer ce genre de bêtises.
_ Merci m’sieur Coriace de nous avoir sauvé, répondit Victor en se retenant de pleurer – après tout, Papy Coriace lui avait toujours dit que les garçons ne devaient pas pleurer devant les filles.
_ Pas besoin d’être aussi poli, petit Victor, sourit l’ancien en lui ébouriffant les cheveux. Pis je t’ai déjà dit que Coriace, c’est pas mon nom, hein…
_ M’sieur Papy, alors ?
_ Et pourquoi pas Papy Coriace, comme tout le monde ? Pis c’est moi qui devrait te remercier d’avoir veillé sur ma petite puce.
_ Papyyy ! M’appelle pas comme ça devant les autres !
_ Eleanor m’a tout raconté, rien ne t’obligeait à faire ça, c’était très courageux de ta part ! Poursuivit l’ancien, s’attirant immédiatement l’admiration éternelle du garçon. Et ça vaut pour tous les deux, affirma Papy Coriace. Vous avez pris des risques et encourus mille dangers pour sauver vos amis. Je suis fier de vous ! Peu importe ce que vous dirons les autres adultes : ce que vous avez fait aujourd’hui, c’était bien ! Ne regrettez jamais ce choix, les petits ! On abandonne pas un ami. Jamais.
_ Merci Papy !
_ Merci M’sieur Coriace ! »
Victor regarda autour de lui et fronça du sourcil – ou peut-être des deux, mais c’était difficile à juger avec toutes les bandes qui lui recouvraient la moitié du visage.
« Dites, et l’ours, qu’est-ce qu’il est devenu ? Se demanda le garçon.
_ Oh, je m’en suis occupé, signala Papy Coriace. Je l’ai envoyé voler par là-bas.
_ Quoi !? Mais fallait pas, c’est une espèce protégée ! Se récria Victor.
_ Roooh, ça va, c’était qu’une gentille bousculade de rien du tout. Oh, pis dis donc, j’ai quand même fait ça pour t’aider, petit rabouin !
_ Y’a pas le droit ! Ils sont protégés, ‘faut pas leur faire de mal !
_ Hé, Rachel ? Regarde ton Victor, il vole !
_ Papyyy ! »
*
* *
* *
Une décennie plus tard, sur un confetti perdu de North Blue…
« Oh, merci, merci, lieutenant ! S’exclama la mère en serrant très fort ses deux enfants contre elle.
_ De rien, ça m’a fait plaisir, assura Rachel. Et ne les grondez pas trop, ça arrive à tout le monde de se perdre dans la forêt, vous savez.
_ Seulement aux enfants pas bien malins, en fait…
_ Edwin…
_ On vous doit une fière chandelle, renchérit le Maire. Sans votre aide, on aurait pu mettre des jours avant de les retrouver !
_ Nan mais c’est rien, fit l’imposante albinos. On est la Marine, on est là pour aider les gens dans le besoin.
_ Si on est la Marine, pourquoi vous persistez à nous confondre avec les scouts, mon lieutenant ?
_ Krieger… Bien, puisque tout est rentré dans l’ordre, nous n’allons pas nous éterniser, signala Rachel.
_ Quoi !? Mais attendez, on a même pas pu vous remercier comme il se le devait, se récria le maire.
_ Inutile, la satisfaction du travail bien fait nous suffit amplement, affirma gentiment l’imposante albinos. Et puis, on a encore plusieurs endroits à patrouiller.
_ D’autant que cette petite escapade forestière nous a jamais coûté qu’une demi-journée.
_ Génial, j’ai toujours rêvé de faire mes patrouilles en nocturne, c’est tellement plus fun.
_ Les gars… »
Les Marines prirent dûment congés et s’éloignèrent du hameau. Rachel ne put résister à la satisfaction de jeter un dernier coup d’œil à la famille maintenant réunie. À une époque lointaine, elle aurait affirmé qu’être fort, c’était être capable de défoncer tout ce qui se dressait face à elle. Mais elle avait changé. Elle avait mûri. Maintenant, elle considérait que la vraie force, c’était avant tout d’être capable de venir en aide à tous ceux qui en avaient besoin. C’était ce que faisait toujours Papy Coriace et elle restait résolument déterminée à le surpasser.
L’imposante albinos ne put s’empêcher de sourire en croisant le regard de ses compagnons qui avaient, eux aussi, jeté le même coup d’œil en arrière. Ils avaient beau rouspéter pour la forme, en réalité, chacun d’entre eux était fier d’avoir fait ce qu’ils avaient fait aujourd’hui. Ils étaient tous sur la même longueur d’onde.
Rachel accorda néanmoins un dernier regard pensif à la forêt.
« Quel dommage qu’on ne soit pas tombé face à un ours, tout de même… Murmura l’imposante albinos.
_ Mon lieutenant ?
_ Non, rien… secoua la tête Rachel dans une sourire. Juste une réminiscence du passé… Allez, en route, tout le monde ! On a encore beaucoup à faire ! »