Matricule 10325
Le jour se levait, le blizzard soufflait et les derniers forçats travaillant de nuit regagnaient leurs baraquements sur l’île de Tequila Wolf. Dans un bâtiment de bois à l’écart, seule la faible lueur d’un poêle en mauvais état éclairait des rangées de lits superposés bringuebalants, semblant attendre le moindre prétexte pour s’écrouler sous le poids pourtant ridicule des personnes les habitant.
Sur un lit du haut, un petit garçon blondinet vieux de bientôt douze ans dormait en position fœtale, allongé sur un matelas fin et usé jusqu’à la corde, enroulé dans une couverture miteuse et se servant d’un de ses bras comme oreiller. Aujourd’hui, il dormait paisiblement, rêvant à ces jours meilleurs quand il vivait de sa passion, avant de se retrouver dans cet enfer blanc ou le soleil apparaissait aussi rarement que les jours où il mangeait à sa faim. Quelques mois auparavant, il ne dormait pas aussi bien : quand il était arrivé ici, Timothée s’était fait surnommer le "le pleureur" tant ses lamentations incessantes avaient agacé ses codétenus. Sanglotant de jour en cassant des cailloux toujours plus nombreux et de nuit en essayant de trouver un sommeil inaccessible, il s’était à un moment rabaissé à manger la neige pour ne pas mourir de déshydratation.
Et puis, les jours passant, les douleurs musculaires s’amoindrirent, l’écho du marteau du juge résonnait de moins en moins fort dans sa tête… Mais surtout, c’était ce qui l’entourait qui avait amené le petit Timothée à relativiser sur sa situation… Lui était ici pour des crimes dont il était coupable, il ne pouvait pas nier ou feindre l’ignorance, pas plus qu’il ne pouvait prétendre ne pas l’avoir vu venir. Mais combien d’enfants parfois plus jeunes que lui étaient enfermés comme lui, pour le seul crime d’être venus au monde sur cette île ? Combien d’hommes de femmes et d’enfants ne pourraient jamais en sortir à cause de leurs idées alors que le juge l’avait simplement condamné lui à passer 2 petites années dans cette antichambre de l’enfer ? Cela faisait quatre mois maintenant que Timothée était devenu un bagnard, et son sort il avait fini par l’accepter… Par contre celui des autres, ça c’était quelque chose qu’il ne pouvait pas accepter.
On dit souvent que la prison est une université du crime, et Tequila Wolf ne faisait pas exception ! Mais ici, c’était un autre genre de cursus que dans une prison standard qui se développait : ce n’était pas l’école de la violence et du vice, mais plutôt celle de l’entraide de la haine… Une haine contre les gardiens, contre le gouvernement mondial, contre les juges, les riches, les marines… Le CP… Dans tous ces mois passés ici, Timothée n’avait de cesse de ce souvenir de l’homme qui lui avait tout fait perdre, soit disant pour aider le gouvernement… Sa seule récompense ? Sa vie brisée désormais, et mise entre parenthèse pour au moins les deux années à venir ! Non, Timothée n’allait pas ressortir d’ici réformé, mais plutôt déterminé… Déterminé à changer radicalement le jeu auquel il jouait.
Pour le moment cependant, Timothée était profondément dans les bras de Morphée, profitant avec délectation d’un formidable rêve le transportant loin de cet endroit maudit. Mais son répit ne serait que de courte durée puisque à peine quelques instants plus tard, la porte du baraquement s’ouvrit en grand pour laisser entrer un vent glacial qu’il accompagna d’un beuglement, à peine couvert par le blizzard.
- Debout les mioches ! C’est l’heure ! J’veux voir tout le monde dehors dans 3 minutes !
Sur ce, le gardien claqua la porte et Timothée (ainsi que tous les autres petits bagnards enfants) sautèrent de leur lit pour revêtir leur uniforme et les maigres équipements de protection contre le froid qu’on leur fournissait.
Machinalement et tout en baillant, Le petit blondinet boutonna une chemise de lin grossier arborant pour tout motif des rayures horizontales et son matricule inscrit dans un petit rectangle blanc au niveau de sa poitrine. Puis il enfila le pantalon décora du même motif avant d’ajuster sur ses épaules les bretelles servant à le retenir. Quand il était arrivé, Timothée s’était fait appeler un ‘nacré’, comme tous les autres nouveaux arrivants, car son uniforme neuf arborait alors une coloration bien propre et claire… Aujourd’hui par contre, il faisait partit des ‘anciens’, reconnaissables à leurs rayures noire tirant sur le gris foncé et les blanches sur le beige légèrement jaunit… Il faut dire aussi que les douches, comme les lessives, étaient rares ici… Bien plus considérées comme un confort inutile qu’une nécessité ; seule la température glaciale qui régnait en permanence empêchait la propagation de maladie au sein des baraquements.
Une fois équipé d’une écharpe, d’un manteau miteux et d’un petit calot rayé qui ne faisait absolument rien pour protéger sa tête du froid, le petit Timothée alla rejoindre la colonne d’enfants au garde-à-vous devant la porte d’entrée du baraquement. Debout sur une potence qui ne contenait personne dans son nœud coulant aujourd’hui, le gardien fit l’appel des jeunes prisonniers par leurs matricules. Depuis qu’il était arrivé, Timothée avait eu la chance de ne pas devoir assister à l’agonie d’un de ses camarades sur ce gibet, mais de ce qu’on lui avait raconté, les gardiens n’étaient pas au-dessus d’exécuter quiconque pour la plus petite des incartades si le besoin d’un exemple se faisait sentir. Encore une fois, une excellente façon de galvaniser un peu plus les prisonniers les plus jeunes et malléables contre le gouvernement mondial.
Une fois l’appel des numéros terminés, un autre gardien commença à relier entre elles les chevilles des condamnés à l’aide d’épaisses chaînes. L’utilisation d’un tel accessoire rendait le moindre déplacement impossible sans une coordination millimétrée que les gardiens eux-mêmes donnèrent alors.
- Aujourd’hui, vous allez creuser un canal découlement ! A droite ! A mon commandement ! UN ! DEUX ! UN ! DEUX !
La colonne d’enfants enchaînés les uns aux autres se mit alors en mouvement, dans un vacarme assourdissant provoqué seulement par les manicles s’entrechoquant avec les chaînes trainant dans la neige à moitié fondue de la cour. Lentement mais sûrement, dans une chorégraphie parfaitement coordonnée et robotique, les petits prisonniers quittèrent l’enceinte de leur section grillagée pour se diriger vers leur lieu de travail pour la journée.
Après une marche de plus de vingt minutes (qui n’en aurait pris que 3 sans ces chaînes), On fournit au blondinet et à tous les autres une pioche destinée au brisage des rochers bloquant le tracé du futur canal. A perte de vue, la monotonie de la neige n’était brisée que par les rayures noires des uniformes des prisonniers : adultes ou enfants, hommes ou femmes, assignés à la pierre ou autre chose, la population de personnes présentes dans leur uniforme de misérables était simplement époustouflante à cet endroit inhumain.
Une fois que toute la rangée des bagnards juvéniles eurent tous reçu leur instrument de travail, Le plus grand de la colonne prit une grande inspiration et, essayant de couvrir le bruit du vent, il chanta avec puissance.
J’pète des cailloux dans le blizzard !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
J’voulais manifester, j’me suis fait griller !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
J’voulais manifester, j’me suis fait griller !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
J’ai défié l’GM et il a gagné !
Rapidement, les garçons et les filles de la chaîne commencèrent à se synchroniser, tapant dans les cailloux face à eux en rythme quand une ligne s’achevait. Certains, comme Timothée, n’étaient pas de suffisamment mauvaise humeur pour rester silencieux et bien vite, le bruit du blizzard fut couvert par une cacophonie de chants (pas toujours justes) mais tous magnifiquement réglés pour abattre leur pioche d’un coup sec au même moment… Cela avait le mérite d’économiser leurs oreilles à tous.
Ainsi se résumait maintenant le quotidien de Timothée : cassage de pierre, rayures, chants de travail et sueur… Parfois accompagné d’un repas quand les gardiens l’autorisaient. Timothée s’endurcissait, sachant qu’il n’avait que deux ans à rester ici avant de retrouver sa vie. Beaucoup des enfants avec qui il partageait le dortoir n’avaient pas cette chance et, contrairement à lui, n’avaient même rien fait pour mériter cela, si ce n’était d’être nés ici de parents prisonniers.
Ses misères paraissaient bien maigres en comparaison de celles de beaucoup d’autres… Comme le dit le dicton : quand on se regarde, on se désole… Quand on se compare, on se console…