Cette maudite sensation qui revenait par vagues ; l’impression fugace, terriblement stupide, de ne plus trop savoir comment elle respirait, alors que son corps le faisait toujours naturellement, sereinement, comme si tout allait pour le mieux. Si elle devait classer ses problèmes, c’était celui-ci qui la gênait le plus, depuis maintenant trop longtemps.
Ça élargissait, sans véritable raison, discrètement et par à-coups, ce vide désagréable, là, ce vicieux trou noir invisible qui était la cause de tout et qu’elle essayait depuis des mois de raccommoder mentalement, à la manière d’une super mauvaise couturière qui cependant n’abandonne jamais. - Les points maladroits et bien trop espacés qu’elle effectuait ne tiendraient guère assez, à l’instar des précédents. Galvaudées, ses autres pensées, celles piquantes, revenaient parfois déjà s’y frotter et vérifier leur résistance exacte, sans prévenir de leur arrivée.
Avec, s’installait la suspicion irréelle et tout autant bête que, si dans une minute à peine ou dans dix ans, on lui assenait la réalité en pleine face, crûment, même son cerveau lâche oublierait cette fois de quelle manière il fallait inspirer de l’air pour ne pas crever pour de bon. Ça ne durerait sans doute que le temps d’une courte éternité, mais ces brèves secondes suffiraient peut-être à cette fois-ci l’occire.
Tout ça parce que cela rendrait la situation plus tangible encore, lui rajouterait d’hypothétiques nuances insipides qu’elle n’avait pas besoin de posséder. Tout ça parce qu’actuellement, elle, Lydia Ragglefield Levy, ne parvenait plus à rien gérer. Pas même sa fichue frustration face à un foutu pot de gelée.
Coincée dans sa chambre d’hôpital, la blonde descendante de la digne famille s’ennuyait en effet mortellement, au point de ressasser les mauvaises choses, et de jeter à répétition des coups d'œil meurtriers à son ingrat dessert. Pour la dixième fois en six minutes, elle se résolut d’ailleurs à tenter de l’assassiner.
Avec un plaisir non feint, quand bien c’était un meurtre d’innocents qu’elle envisageait, elle s’imagina planter avec force sa cuillère - posée plus loin - dans l’opercule pour le déchirer grossièrement, ou du moins l’obliger cette fois à bouger. L’idée de fendiller ensuite sauvagement la chair du blob qui la narguait d’un air neutre, quitte à envoyer valser de menus morceaux sur la table sur laquelle elle était accoudée, lui donna un rictus qui s’effaça trop vite.
C’était vraiment fou comment le moindre microscopique détail, le moindre minuscule fait, lui ramenait facilement en mémoire le nom en trois consonnes et deux voyelles qu’elle ne voulait pas prononcer. Là, en une simple répétition de la fois précédente qui datait de quarante secondes auparavant, c’était de nouveau la faute au bête, mais tellement évident silence de la nourriture face à ses songeries machiavéliques. Comme si le truc inerte se doutait que jamais la blessée ne trouverait le courage d’aller jusqu’au bout de son projet et la traitait muettement de couarde. Le tissu qui le recouvrait ne lui avait après tout rien fait.
Cinq doigts engourdis par ses tentatives désespérées d’ouvrir normalement son dessert, en plus de par la sensation qui l’ennuyait, tapotèrent le haut du yaourt sans violence, en une caresse presque aimante. Il fallait qu’elle se distraie. Vraiment. Vite.
Elle n’avait aucune envie de resonger au regard sombre de l’homme qu’elle aurait tant désiré sentir posé sur elle, même dénigreur, même silencieusement fâché. Au bruit de ses pas, reconnaissable entre tous et qui annonçait déjà son humeur à venir. À sa senteur rassurante, malgré l’habituelle note de fond de sang qui n’avait rien d’adorable. Aux ombres qui jouaient à se cacher en riant sur son menton. Ou, encore, à ses moues longilignes qu’il lui réservait parfois et qui s’accompagnaient toujours d’une fausse fossette microscopique, sur le bord de ses lèvres pleines à droite.
Par le tricorne d’un pirate poulpe flasque ou mort ... Bouda-t-elle soudainement. Si elle s’était aussi mise à suer en des moires abondantes, qu’un noeud s’était formé dans son plexus, que des frissonnements glacés l’avaient envahie, que larmes et morve s’étaient mis à couler, elle se serait alors demandée dans quel monde elle vivait, pour ressentir physiquement tous les effets d’un manque mental. Dont, encore, cette inepte impression de ne plus savoir respirer.
Il ne fallait pas non plus penser au contact rêche de sa main à lui, pleine de cales, preuves de son acharnement à s’améliorer. À ses probables dires ou gestes sans douceur aucune. À son absence totale. Celle qui teintait d’un tel voile gris la plupart des actions qu’elle faisait, que seule la couleur du sang lui paraissait plus rouge qu’habituellement. Ou cette foutue gelée trop verte.
« Réfléchis Lydia, réfléchis. »
La petite formule magique fut prononcée d’une voix trop douce pour l’être vraiment. Son front rencontra ensuite lentement le bois froid de la table, tandis que ses ongles trop courts repoussaient la gelée un peu plus loin.
Pour donc se divertir, tout en relevant lentement la tête et en posant son menton sur son poing le moins abîmé, qui traînait à présent à même le meuble, Lydia chercha à se rappeler le dernier traité qu’elle avait lu. Abandonna, au bout de quelques demi-minutes, incapable de se souvenir d’autre chose que du résumé grossier qu’elle s’était déjà répété facilement une quinzaine de fois ces derniers jours. Réitérer l’exercice pour de plus anciennes lectures ne donna guère non plus de résultat satisfaisant.
Entre chaque tentative, revenait la hanter l’image d’un sourire satisfait et hautain devenu denrée disparue. Des morceaux de gelée explosée aux quatres vents. Des grognements tout bas, attendrissants, haletants sous un effort quelconque.
Ses doigts libres revinrent jouer avec le cube de nourriture. Le firent bouger sur une autre face. Une troisième. Une quatrième. D’autres encore. Elle s’amusa sans le faire vraiment, en contemplant tendrement le contenu gélatineux se déplacer lentement pour épouser le plus parfaitement possible le côté le plus bas à chaque fois. L’ennui, abondance vaine de pensées qu’elle ne comptait pas travailler tout de suite, dialogue sans sens avec elle-même, ou feu stupide qui servait à rien, au choix, l’enquiquinait fortement.
Elle n’avait jamais appris à assez le dompter, quand il n’y avait personne qu’elle, alors elle s’arrangeait généralement pour ne pas le ressentir. En s’entraînant, par exemple, en préparant mille petites choses qui ne serviraient pas obligatoirement. Ce qui lui était impossible tout de suite. Essayer de trop faire travailler ses muscles lui vaudrait quelques remontrances peu délicieuses et des médecins et de son propre corps. Elle le savait, elle avait déjà testé quelques jours auparavant et l’avait bien regretté. Réfléchir à des plans sur la comète corrects demandait une base existante de travail qu’elle ne possédait plus. Courir des boutiques obligeait à se déplacer et à recouvrir de l’endurance. Gâter une certaine personne par des attentions peu appréciées ne pouvait pas se faire à distance.
Compter le nombre de micro fissures réelles ou inventées sur le sol ou le plafond avait sinon déjà été fait. Trois fois. Tout comme essayer de déterminer qui se baladait dans le couloir, de temps en temps. Fixer la fenêtre pour espérer réussir à prédire le prochain changement de temps ne trompait l’ineffable monstre que trop peu. Essayer de déterminer où elle se placerait dans le décor, si elle avait une arme à distance et devait s’abattre, de même. Comme de déterminer le panel de blessures théoriques qu’elle pourrait s’infliger.
Tenter de lister quels poisons fonctionneraient parfaitement dans sa situation la divertissait un peu plus. Mais, outre qu’elle avait de grandes lacunes dans cet art-ci, son imagination s’envolait davantage lorsqu’elle mangeait. - Fichue gelée.
Sa paluche quitta finalement le fourbe dessert alors qu’elle inclinait la tête, puis vint assez vivement frotter sa joue la plus haute. C’était en tout cas toujours bizarrement effrayant. Émouvant, à sa manière. L’impact d’un violent coup de poing reçu antan, tant elle rêvassait souvent assise de retrouvailles, s’était, avec ses circonstances, brusquement re-imprimé derrière ses rétines. Sa pommette s’était fantomatiquement tendue et faite douloureuse, sur l’instant. Comme si elle était en état de recevoir d’autres gnons fantomatiques ou non, tiens.
Reposant ses paumes sur la table, elle se leva, maladroitement. Sentit trembloter l’une de ses hanches, craquouiller quelques articulations. Bigre. Elle était restée assise trop longtemps.
En appui en grande partie sur ses doigts, les lèvres fermées, elle demeura statue de menues secondes, le temps de vérifier mentalement que son corps rouillé et cabossé n’allait pas en hurler réellement. Tout va bien. Lui chuchota-t-elle tel un mantra, sans mot dire, à la façon d’une mère qui tente de cajoler silencieusement son bébé blessé et criard. La situation s’améliorait après tout de jour en jour. Preuve en était : elle n’était déjà plus forcée de rester larver au lit contre son gré. Il lui arrivait même de trouver la force d’explorer l’étage où elle se trouvait. C’était déjà ça. Tout allait continuer à aller mieux. Il fallait le croire, même si elle n’avait encore aucune idée de à quoi son futur allait ressembler.
Un truc entre le grognement et le geignement frustré s’échappa cependant de ses lippes, quand elle se redressa complètement. Son coeur se décida même à valser tout seul, le temps d’une inspiration ou de deux autres.
Non. Il était totalement hors de question de laisser son compagnon de solitude détesté l'entraîner même un minimum sur cette pente-ci, se sermonna-t-elle sans patience. S’il y avait quelque chose à laquelle elle n’avait pas envie de songer, plus que tout, c’était bien à ce qui l’avait mise dans cet état et ses diverses possibilités d’évolution, avec probabilités intégrées. Jusque-là, elle n’avait plutôt pas trop mal réussi, en journée, en s’obligeant à se mentir. Il ne fallait pas que cela change.
Certains trucs, pour elle du moins, n’avaient point le droit de se montrer en dehors de la noirceur éclairée de la nuitée. Comme son corps roulé en boule douloureuse, qui pestait contre sa propre stupidité et se remémorait le film de gestes peu agréables, ou imaginait leurs conséquences hypothétiques. Avec un regret évident, miraculeusement et seulement sur ce sujet, l’ennui la laissa heureusement pour l’heure en paix.
Il avait bien d’autres manières à sa disposition pour la martyriser. Il le lui rappela, après que Lydia se soit mise à fredonner de force une chansonnette tristou dont elle n’avait jamais eu les paroles, et perdait avec les ans le rythme. Qu’elle ait ramené par automatisme, derrière une oreille, ses cheveux qu’elle avait oublié d’attacher.
Alors qu’elle reprenait son blob de gelée, songeant qu'elle devait finir de lister tout ce qu’elle pourrait faire avec, si finalement elle ne le massacrait pas joyeusement. Le garder n’était presque pas une option, pour se faire une deuxième ingrate et inerte compagnie, quoique physique celle-ci. Tester fort peu scientifiquement combien de ricochets pourrait faire l’amas avant de briser sa coquille, puis après, semblait déjà plus intriguant. Ou viser un oiseau - ou une cible désignée - avec, pourquoi pas. Mais si elle trouvait plus intéressant sur la durée, ce serait davantage satisfaisant, surtout si elle avait la capacité de mettre le dit plan à exécution. Sans forcer quelqu’un à nettoyer derrière elle, ce serait d’autant mieux.
Le monstre tapi se fit donc de son côté coquin. Vilain comme il l’était, il accéda à ses désirs, la laissa enfin se distraire courtement, oublier ce qui l’entourait. Pile au mauvais moment.
Elle crut bien entendre à long retardement des pas qu’elle connaissait. Ou pas. Plongée à moitié dans sa comptine, le regard et les pensées fixés sur la bouffe enfermée, elle mit de nouveau ça sur le compte du manque trop fort qu’elle ressentait. S’il y eut des dires à un moment ou un autre, si occupée qu’elle l’était, elle ne les comprit pas. Tout juste rajoutèrent-ils sans doute une nouvelle note musicale agréable, rassurante et familière, à son mauvais opéra murmuré.
Ce fut peut-être un mouvement de l’air, ou un autre détail ridicule pour d’autres qu’elle, tel qu’un petit mouvement inconscient, qui lui fit soudainement prendre conscience qu’elle avait autre chose à faire que de devenir bel et bien folle d’ennui. Il y avait une présence. Et ce n’était pas un docteur ou un personnel soignant. Elle le sut. Elle le sentit, étrangement. C’était une simple évidence, de celles qui s’imposent sans avoir besoin d’y réfléchir cent ans.
D’abord parce qu’on serait déjà venu vérifier qu’elle n’avait pas fait d’ânerie, en se dépensant trop. Ensuite, parce qu’aucun de leurs regards ne lui donnait cette sensation légère et discrète de chaleur bienheureuse qui s’installait, même à distance. La démonstration était d’ailleurs d’autant plus valable pour les autres patients.
Alors, elle releva prestement le bout de son museau, un début de nom sur ses lèvres déjà ravies. Par habitude, son dos se raidit légèrement. Son faciès s'éclaira dans le même temps d’une joie aimante, détendant ses sourcils froncés par la concentration, déridant son front et étirant les lignes de sa bouche en un commencement de sourire.
Il lui était impossible de cacher son plaisir rayonnant. Même s’il se transforma légèrement, en découvrant qu’elle se plantait royalement de frère. Mais elle aurait dû s’en douter, n’est-ce pas ? Il ne viendra jamais. L’impression saugrenue d’avoir encore oublié comment prendre un souffle parmi tant d’autres revint furtivement la hanter.
« Ethan. »
Le prénom requis, le bon, n’en fut pas moins prononcé alors avec une tendresse toute naturelle, sur le tempo du sang qui coulait maintenant un peu plus vite, dans ses veines. Le «an» en vibra doucement.
Sous le coup de la surprise offerte, tout de même, elle oublia qu’elle portait quelque chose et en manqua de faire tomber son dessert embarrassant. Le rattrapa par miracle pile à temps - avant qu’elle n’ait besoin de se baisser - de ses deux mains, puis s’arrangea pour essayer de l’abandonner sans se retourner, de le faire vivement glisser sur la table où jusque-là son fessier avait finalement décidé de trouver en petite partie refuge. Le manège ne prit que peu de secondes. Juste assez pour lui permettre de réfléchir à plus crucial.
Que faisait son petit frère ici ? Ce n’était pas comme si leur famille était si unie qu’elle passait pouponner les siens amochés, et son adelphe, si elle ne se trompait pas sur son compte, n’était pas de ceux qui trouvaient intéressant de cracher en face à face sur ses faiblesses.
« Es-tu blessé ? Vas-tu bien ? »
L’interrogea-t-elle rapidement, une inquiétude grisant déjà en partie le bonheur qu’elle avait à le percevoir. Son regard s’arrêta sur chaque membre visible de son cadet, revenant cependant chaque fois rapidement à son visage.
Même si elle ne lui dirait jamais, lui aussi lui avait manqué. Ne pas pouvoir activer son ancien micro réseau, pour savoir ce qu’il devenait, avait été une torture en soi aussi et déjà, elle craignait qu’il avait eu à subir seul quelques adversaires trop forts pour lui.
L’ennui, qui se carapatait à présent en tirant la langue, la fit sinon brièvement douter sur un autre point dérangeant. Était-elle visible ? Sa chemise n’était-elle pas trop froissée ? Couvrait-elle bien tout ? Et ses cheveux, n’étaient-ils pas en bordel ?
Mais était-ce seulement important, à part pour sa propre estime ?
Ça élargissait, sans véritable raison, discrètement et par à-coups, ce vide désagréable, là, ce vicieux trou noir invisible qui était la cause de tout et qu’elle essayait depuis des mois de raccommoder mentalement, à la manière d’une super mauvaise couturière qui cependant n’abandonne jamais. - Les points maladroits et bien trop espacés qu’elle effectuait ne tiendraient guère assez, à l’instar des précédents. Galvaudées, ses autres pensées, celles piquantes, revenaient parfois déjà s’y frotter et vérifier leur résistance exacte, sans prévenir de leur arrivée.
Avec, s’installait la suspicion irréelle et tout autant bête que, si dans une minute à peine ou dans dix ans, on lui assenait la réalité en pleine face, crûment, même son cerveau lâche oublierait cette fois de quelle manière il fallait inspirer de l’air pour ne pas crever pour de bon. Ça ne durerait sans doute que le temps d’une courte éternité, mais ces brèves secondes suffiraient peut-être à cette fois-ci l’occire.
Tout ça parce que cela rendrait la situation plus tangible encore, lui rajouterait d’hypothétiques nuances insipides qu’elle n’avait pas besoin de posséder. Tout ça parce qu’actuellement, elle, Lydia Ragglefield Levy, ne parvenait plus à rien gérer. Pas même sa fichue frustration face à un foutu pot de gelée.
Coincée dans sa chambre d’hôpital, la blonde descendante de la digne famille s’ennuyait en effet mortellement, au point de ressasser les mauvaises choses, et de jeter à répétition des coups d'œil meurtriers à son ingrat dessert. Pour la dixième fois en six minutes, elle se résolut d’ailleurs à tenter de l’assassiner.
Avec un plaisir non feint, quand bien c’était un meurtre d’innocents qu’elle envisageait, elle s’imagina planter avec force sa cuillère - posée plus loin - dans l’opercule pour le déchirer grossièrement, ou du moins l’obliger cette fois à bouger. L’idée de fendiller ensuite sauvagement la chair du blob qui la narguait d’un air neutre, quitte à envoyer valser de menus morceaux sur la table sur laquelle elle était accoudée, lui donna un rictus qui s’effaça trop vite.
C’était vraiment fou comment le moindre microscopique détail, le moindre minuscule fait, lui ramenait facilement en mémoire le nom en trois consonnes et deux voyelles qu’elle ne voulait pas prononcer. Là, en une simple répétition de la fois précédente qui datait de quarante secondes auparavant, c’était de nouveau la faute au bête, mais tellement évident silence de la nourriture face à ses songeries machiavéliques. Comme si le truc inerte se doutait que jamais la blessée ne trouverait le courage d’aller jusqu’au bout de son projet et la traitait muettement de couarde. Le tissu qui le recouvrait ne lui avait après tout rien fait.
Cinq doigts engourdis par ses tentatives désespérées d’ouvrir normalement son dessert, en plus de par la sensation qui l’ennuyait, tapotèrent le haut du yaourt sans violence, en une caresse presque aimante. Il fallait qu’elle se distraie. Vraiment. Vite.
Elle n’avait aucune envie de resonger au regard sombre de l’homme qu’elle aurait tant désiré sentir posé sur elle, même dénigreur, même silencieusement fâché. Au bruit de ses pas, reconnaissable entre tous et qui annonçait déjà son humeur à venir. À sa senteur rassurante, malgré l’habituelle note de fond de sang qui n’avait rien d’adorable. Aux ombres qui jouaient à se cacher en riant sur son menton. Ou, encore, à ses moues longilignes qu’il lui réservait parfois et qui s’accompagnaient toujours d’une fausse fossette microscopique, sur le bord de ses lèvres pleines à droite.
Par le tricorne d’un pirate poulpe flasque ou mort ... Bouda-t-elle soudainement. Si elle s’était aussi mise à suer en des moires abondantes, qu’un noeud s’était formé dans son plexus, que des frissonnements glacés l’avaient envahie, que larmes et morve s’étaient mis à couler, elle se serait alors demandée dans quel monde elle vivait, pour ressentir physiquement tous les effets d’un manque mental. Dont, encore, cette inepte impression de ne plus savoir respirer.
Il ne fallait pas non plus penser au contact rêche de sa main à lui, pleine de cales, preuves de son acharnement à s’améliorer. À ses probables dires ou gestes sans douceur aucune. À son absence totale. Celle qui teintait d’un tel voile gris la plupart des actions qu’elle faisait, que seule la couleur du sang lui paraissait plus rouge qu’habituellement. Ou cette foutue gelée trop verte.
« Réfléchis Lydia, réfléchis. »
La petite formule magique fut prononcée d’une voix trop douce pour l’être vraiment. Son front rencontra ensuite lentement le bois froid de la table, tandis que ses ongles trop courts repoussaient la gelée un peu plus loin.
Pour donc se divertir, tout en relevant lentement la tête et en posant son menton sur son poing le moins abîmé, qui traînait à présent à même le meuble, Lydia chercha à se rappeler le dernier traité qu’elle avait lu. Abandonna, au bout de quelques demi-minutes, incapable de se souvenir d’autre chose que du résumé grossier qu’elle s’était déjà répété facilement une quinzaine de fois ces derniers jours. Réitérer l’exercice pour de plus anciennes lectures ne donna guère non plus de résultat satisfaisant.
Entre chaque tentative, revenait la hanter l’image d’un sourire satisfait et hautain devenu denrée disparue. Des morceaux de gelée explosée aux quatres vents. Des grognements tout bas, attendrissants, haletants sous un effort quelconque.
Ses doigts libres revinrent jouer avec le cube de nourriture. Le firent bouger sur une autre face. Une troisième. Une quatrième. D’autres encore. Elle s’amusa sans le faire vraiment, en contemplant tendrement le contenu gélatineux se déplacer lentement pour épouser le plus parfaitement possible le côté le plus bas à chaque fois. L’ennui, abondance vaine de pensées qu’elle ne comptait pas travailler tout de suite, dialogue sans sens avec elle-même, ou feu stupide qui servait à rien, au choix, l’enquiquinait fortement.
Elle n’avait jamais appris à assez le dompter, quand il n’y avait personne qu’elle, alors elle s’arrangeait généralement pour ne pas le ressentir. En s’entraînant, par exemple, en préparant mille petites choses qui ne serviraient pas obligatoirement. Ce qui lui était impossible tout de suite. Essayer de trop faire travailler ses muscles lui vaudrait quelques remontrances peu délicieuses et des médecins et de son propre corps. Elle le savait, elle avait déjà testé quelques jours auparavant et l’avait bien regretté. Réfléchir à des plans sur la comète corrects demandait une base existante de travail qu’elle ne possédait plus. Courir des boutiques obligeait à se déplacer et à recouvrir de l’endurance. Gâter une certaine personne par des attentions peu appréciées ne pouvait pas se faire à distance.
Compter le nombre de micro fissures réelles ou inventées sur le sol ou le plafond avait sinon déjà été fait. Trois fois. Tout comme essayer de déterminer qui se baladait dans le couloir, de temps en temps. Fixer la fenêtre pour espérer réussir à prédire le prochain changement de temps ne trompait l’ineffable monstre que trop peu. Essayer de déterminer où elle se placerait dans le décor, si elle avait une arme à distance et devait s’abattre, de même. Comme de déterminer le panel de blessures théoriques qu’elle pourrait s’infliger.
Tenter de lister quels poisons fonctionneraient parfaitement dans sa situation la divertissait un peu plus. Mais, outre qu’elle avait de grandes lacunes dans cet art-ci, son imagination s’envolait davantage lorsqu’elle mangeait. - Fichue gelée.
Sa paluche quitta finalement le fourbe dessert alors qu’elle inclinait la tête, puis vint assez vivement frotter sa joue la plus haute. C’était en tout cas toujours bizarrement effrayant. Émouvant, à sa manière. L’impact d’un violent coup de poing reçu antan, tant elle rêvassait souvent assise de retrouvailles, s’était, avec ses circonstances, brusquement re-imprimé derrière ses rétines. Sa pommette s’était fantomatiquement tendue et faite douloureuse, sur l’instant. Comme si elle était en état de recevoir d’autres gnons fantomatiques ou non, tiens.
Reposant ses paumes sur la table, elle se leva, maladroitement. Sentit trembloter l’une de ses hanches, craquouiller quelques articulations. Bigre. Elle était restée assise trop longtemps.
En appui en grande partie sur ses doigts, les lèvres fermées, elle demeura statue de menues secondes, le temps de vérifier mentalement que son corps rouillé et cabossé n’allait pas en hurler réellement. Tout va bien. Lui chuchota-t-elle tel un mantra, sans mot dire, à la façon d’une mère qui tente de cajoler silencieusement son bébé blessé et criard. La situation s’améliorait après tout de jour en jour. Preuve en était : elle n’était déjà plus forcée de rester larver au lit contre son gré. Il lui arrivait même de trouver la force d’explorer l’étage où elle se trouvait. C’était déjà ça. Tout allait continuer à aller mieux. Il fallait le croire, même si elle n’avait encore aucune idée de à quoi son futur allait ressembler.
Un truc entre le grognement et le geignement frustré s’échappa cependant de ses lippes, quand elle se redressa complètement. Son coeur se décida même à valser tout seul, le temps d’une inspiration ou de deux autres.
Non. Il était totalement hors de question de laisser son compagnon de solitude détesté l'entraîner même un minimum sur cette pente-ci, se sermonna-t-elle sans patience. S’il y avait quelque chose à laquelle elle n’avait pas envie de songer, plus que tout, c’était bien à ce qui l’avait mise dans cet état et ses diverses possibilités d’évolution, avec probabilités intégrées. Jusque-là, elle n’avait plutôt pas trop mal réussi, en journée, en s’obligeant à se mentir. Il ne fallait pas que cela change.
Certains trucs, pour elle du moins, n’avaient point le droit de se montrer en dehors de la noirceur éclairée de la nuitée. Comme son corps roulé en boule douloureuse, qui pestait contre sa propre stupidité et se remémorait le film de gestes peu agréables, ou imaginait leurs conséquences hypothétiques. Avec un regret évident, miraculeusement et seulement sur ce sujet, l’ennui la laissa heureusement pour l’heure en paix.
Il avait bien d’autres manières à sa disposition pour la martyriser. Il le lui rappela, après que Lydia se soit mise à fredonner de force une chansonnette tristou dont elle n’avait jamais eu les paroles, et perdait avec les ans le rythme. Qu’elle ait ramené par automatisme, derrière une oreille, ses cheveux qu’elle avait oublié d’attacher.
Alors qu’elle reprenait son blob de gelée, songeant qu'elle devait finir de lister tout ce qu’elle pourrait faire avec, si finalement elle ne le massacrait pas joyeusement. Le garder n’était presque pas une option, pour se faire une deuxième ingrate et inerte compagnie, quoique physique celle-ci. Tester fort peu scientifiquement combien de ricochets pourrait faire l’amas avant de briser sa coquille, puis après, semblait déjà plus intriguant. Ou viser un oiseau - ou une cible désignée - avec, pourquoi pas. Mais si elle trouvait plus intéressant sur la durée, ce serait davantage satisfaisant, surtout si elle avait la capacité de mettre le dit plan à exécution. Sans forcer quelqu’un à nettoyer derrière elle, ce serait d’autant mieux.
Le monstre tapi se fit donc de son côté coquin. Vilain comme il l’était, il accéda à ses désirs, la laissa enfin se distraire courtement, oublier ce qui l’entourait. Pile au mauvais moment.
Elle crut bien entendre à long retardement des pas qu’elle connaissait. Ou pas. Plongée à moitié dans sa comptine, le regard et les pensées fixés sur la bouffe enfermée, elle mit de nouveau ça sur le compte du manque trop fort qu’elle ressentait. S’il y eut des dires à un moment ou un autre, si occupée qu’elle l’était, elle ne les comprit pas. Tout juste rajoutèrent-ils sans doute une nouvelle note musicale agréable, rassurante et familière, à son mauvais opéra murmuré.
Ce fut peut-être un mouvement de l’air, ou un autre détail ridicule pour d’autres qu’elle, tel qu’un petit mouvement inconscient, qui lui fit soudainement prendre conscience qu’elle avait autre chose à faire que de devenir bel et bien folle d’ennui. Il y avait une présence. Et ce n’était pas un docteur ou un personnel soignant. Elle le sut. Elle le sentit, étrangement. C’était une simple évidence, de celles qui s’imposent sans avoir besoin d’y réfléchir cent ans.
D’abord parce qu’on serait déjà venu vérifier qu’elle n’avait pas fait d’ânerie, en se dépensant trop. Ensuite, parce qu’aucun de leurs regards ne lui donnait cette sensation légère et discrète de chaleur bienheureuse qui s’installait, même à distance. La démonstration était d’ailleurs d’autant plus valable pour les autres patients.
Alors, elle releva prestement le bout de son museau, un début de nom sur ses lèvres déjà ravies. Par habitude, son dos se raidit légèrement. Son faciès s'éclaira dans le même temps d’une joie aimante, détendant ses sourcils froncés par la concentration, déridant son front et étirant les lignes de sa bouche en un commencement de sourire.
Il lui était impossible de cacher son plaisir rayonnant. Même s’il se transforma légèrement, en découvrant qu’elle se plantait royalement de frère. Mais elle aurait dû s’en douter, n’est-ce pas ? Il ne viendra jamais. L’impression saugrenue d’avoir encore oublié comment prendre un souffle parmi tant d’autres revint furtivement la hanter.
« Ethan. »
Le prénom requis, le bon, n’en fut pas moins prononcé alors avec une tendresse toute naturelle, sur le tempo du sang qui coulait maintenant un peu plus vite, dans ses veines. Le «an» en vibra doucement.
Sous le coup de la surprise offerte, tout de même, elle oublia qu’elle portait quelque chose et en manqua de faire tomber son dessert embarrassant. Le rattrapa par miracle pile à temps - avant qu’elle n’ait besoin de se baisser - de ses deux mains, puis s’arrangea pour essayer de l’abandonner sans se retourner, de le faire vivement glisser sur la table où jusque-là son fessier avait finalement décidé de trouver en petite partie refuge. Le manège ne prit que peu de secondes. Juste assez pour lui permettre de réfléchir à plus crucial.
Que faisait son petit frère ici ? Ce n’était pas comme si leur famille était si unie qu’elle passait pouponner les siens amochés, et son adelphe, si elle ne se trompait pas sur son compte, n’était pas de ceux qui trouvaient intéressant de cracher en face à face sur ses faiblesses.
« Es-tu blessé ? Vas-tu bien ? »
L’interrogea-t-elle rapidement, une inquiétude grisant déjà en partie le bonheur qu’elle avait à le percevoir. Son regard s’arrêta sur chaque membre visible de son cadet, revenant cependant chaque fois rapidement à son visage.
Même si elle ne lui dirait jamais, lui aussi lui avait manqué. Ne pas pouvoir activer son ancien micro réseau, pour savoir ce qu’il devenait, avait été une torture en soi aussi et déjà, elle craignait qu’il avait eu à subir seul quelques adversaires trop forts pour lui.
L’ennui, qui se carapatait à présent en tirant la langue, la fit sinon brièvement douter sur un autre point dérangeant. Était-elle visible ? Sa chemise n’était-elle pas trop froissée ? Couvrait-elle bien tout ? Et ses cheveux, n’étaient-ils pas en bordel ?
Mais était-ce seulement important, à part pour sa propre estime ?