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C'était mieux avant !

Cher journal,

Un ouragan aurait beau la dévaster, Goa resterait toujours la plus belle île du monde ! Je me retiens avec peine de trépigner d’impatience et de joie alors que le navire pénètre beaucoup trop lentement dans le port. Il n’y a pas de spectacle plus magnifique que la vue de ces milliers de magnifiques maisons aux couleurs chaleureuses : jaunes, rouges, vertes, bleues, rivalisant d’efforts pour paraitre plus pimpantes que leurs voisines ! Que la marée de toits, de clochers et de tourelles, les rues pavées de blanc, les hautes murailles, et bien sûr l’immense palais-forteresse royal dominant la cité de son autorité rassurante. Devant un tel panorama, on aurait peine à croire que Goa la magnifique se relève à peine d’une des pires catastrophes de son histoire ! On ne distingue rien, depuis la rambarde où je m’appuie, des nombreuses maisons désertées de leurs occupants dans la ville haute, des rues remplies de mendiants et des façades mutilées par les combats. Même le palais, malgré sa grandeur, n’est plus qu’une coquille vide éventrée par les combats qui s’y sont déroulés.

Un marin m’aide à descendre la valise le long de la passerelle qui mène au quai, puis je me retrouve seule. Je déambule un moment parmi la foule de passagers jusqu’à reconnaitre une longue tignasse blonde, ornant le visage pâle et souriant de ma grande sœur.

« - Réglisophie !
- Caramélie ! Je suis heureuse de te revoir ! »

Nous nous enlaçons et nous dévisageons un moment, le visage radieux et les yeux pétillants. Certains s’obstinent à dire que nous nous ressemblons Réglisophie et moi, mais ces gens-là ne nous ont jamais regardées de près ! J’ai un sourire bien plus naturel, un corps bien plus sportif, bien proportionné et agile, tandis qu’elle se pare de bien trop de manières et que son regard, quoique extrêmement pénétrant, est bien trop travaillé pour que je n’y décèle pas une forme de séduction volontaire manquant de spontanéité. Je le sais, je fais la même chose (beaucoup plus subtilement, note le journal !) quand je cherche à impressionner les gens ! Sauf que je ne le fais pas tout le temps, moi ! Et oui, bon d’accord, elle est plus grande que moi, elle porte à la perfection sa robe de ville dont les pans vert sombre voltigent au gré de la brise du bord de mer, et la plupart des gens sont unanimes pour la trouver ‘’charmante’’, ‘’admirable’’ et ‘’tellement intelligente’’… mais c’est parce que la plupart des gens sont aveugles et stupides ! Je le sais, moi, que c’est un peste, une manipulatrice, une personne odieuse et le pire être humain qui soit ! Et gnagnagna je fais la maline parce qu’on m’appelle ‘’la jeune comtesse d’Isigny’’, et gnagnagna encore, moi les parents m’ont payé es vacances à Suna Land avec le duc d’Augustin et j’ai pu essayer les bateaux tamponneurs. Et ma robe est la plus belle, et je suis la préférée des adultes ! Pffff, frimeuse !

Mais… malgré tout ça c’est ma sœur, et je l’aime bien plus que je n’aime le reste du monde. D’ailleurs nous sommes sincèrement heureuses de nous revoir ! Et même si je sais qu’elle en pense autant que moi à mon propre sujet, nous brisons vite la glace qui peut se former entre deux personnes sensées être très proches mais qui ne le sont plus tant que ça, après avoir vécu séparées pendant des années. Nous montons à l’arrière de la calèche en échangeant quelques banalités tandis que le cocher qui accompagne ma sœur s’occupe de mes bagages, puis nous nous mettons en route.
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Quel plaisir de flâner au milieu de ses jolies rues aux maisons pimpantes et aux façades colorées, généreuses en verdure, en arbres étendant leur ombre protectrice sur les passants ! D’emprunter un passage familier de mon enfance, de croiser un escalier dont je connais par cœur l’usure de chaque marche tout en résistant à l’envie d’en escalader la rampe, comme je le faisais toujours étant enfant. Peu importe si tout cela n’est plus qu’un cache misère à présent: une partie de la ville haute n'a pas été reconstruite, faute de moyens et de personnes pour y habiter, et une autre partie trop importante est occupée par des indigents. Des anciens occupants de la décharge pour la plupart, invités par notre cher gouverneur désireux de balayer les barrières classes sociales, faisant de la haute ville un endroit encore moins sûr que la ville basse dans certains quartiers !
Assise à côté de moi, dominant la rue du haut de notre calèche, Réglisophie me désigne des maisons çà et là :

« - La demeure des d’Arezzo, tu te souviens ? Et c’est ici que vivaient les von Grosgrabenstein. Je crois que leur fille réside à Logue Town actuellement. Toutes les maisons à partir de cette rue là-bas et jusqu’à la place royale sont abandonnées, à part celles du fond qui sont des squat. Le grand bâtiment ici a été racheté par une famille de bourgeois, mais ils n’y vivent pas. Et le bel hôtel aux murs grenat devant nous a été investi par les Dumont. Tu ne te souviens pas d’eux ? Avant ils se faisaient appeler les du Mont pour se donner un air aristocratique, mais depuis la révolution ils se sont empressés de gommer leur particule ! »

Nous pouffons toutes les deux, avant de nous laisser aller à un court silence.

« - Je suis surprise que vous ayez accepté de revenir finalement, père et toi. La dernière fois que je lui ai parlé, père m’avait dit qu’il avait renoncé à la vie publique.
- La décision venait de moi, en fait. »

Je hausse les sourcils, surprise.

« - Ça fait longtemps que tu es loin de la famille. Tu vis ta vie de ton côté, et tu n’as pas connu grand-chose de notre exil. Oh bien sûr nos cousins de Saint Uréa ont été adorables avec nous : ils nous ont fourni un logement et une rente pour vivre décemment. Mais ce n’était pas une vie, pas à long terme en tout cas. Et contrairement à toi nous avions trop de blessures encore ouvertes ici pour tirer un trait sur Goa. »

Je ressens douloureusement les reproches qu’elle distille dans ses mots. Et c’est profondément injuste ! Je voudrais lui lancer à la figure qu’elle se trompe à mon sujet ! Lui raconter tout ce que j’ai enduré et accompli depuis mon départ de la maison il y a dix ans, d’abord pour intégrer une école de la marine avant de bifurquer vers le Cipher Pol. Combien son simple exil d’aristocrate déchue ne vaut pas grand-chose à côté de tout ce que j’ai pu endurer et accomplir pour le compte du Gouvernement Mondial ! J’adorerais lui montrer juste quelques gouttes de la nouvelle Caramélie, de mes talents, ma vie d’agent plus ou moins secrète, lui montrer le pouvoir de mon fruit du démon aussi, et lui démontrer à quel point ses reproches sont injustes et ridicules !
Evidemment, ça fait partie des inconvénients du Cipher Pol : même ma famille me croit employée à un poste administratif loin de l’action, des secrets, et surtout très en dessous de leurs ambitions d’une carrière prestigieuse dans la marine, malgré mon salaire confortable. Il n’y a guère que quand j’ai pu dégager des bénéfices avec mon entreprise Sirena qu’ils ont commencé à voire mes activités d’un meilleur œil. C’est pour ça que je me retiens, et même que je me force à prendre une mine contrite tout en répondant avec douceur :

« - Je comprends. Je sais que je ne peux pas imaginer tout ce que vous avec dû endurer en exil papa, maman, Chocolannabelle et toi. Je sais que je vous ai paru absente et que ça a du te sembler injuste de penser que je vivais ma vie de mon côté pendant que la famille était au plus mal. Mais tout va changer maintenant, et pas seulement parce qu’on a de l’argent.
- C’est vrai. Tu as même encore plus raison que tu ne le crois, malgré toi. »

Je hausse un sourcil accusateur comme pour lui faire comprendre que je vois bien qu’elle me provoque mais que je ne rentrerai pas dans son jeu. Elle poursuit, horriblement satisfaite d’elle-même :

« - J’ai repris contact avec beaucoup de nos anciens voisins, de nos amis, et d’une bonne partie de la noblesse en exil -ceux qui ont survécu en tout cas-. Après trois ans les choses commencent à bouger. Nous ne sommes pas les seules à être revenues, et nous ne sommes pas les seules à avoir remarqué à quel point les choses ont peu évolué depuis notre départ. »

Je suis sincèrement surprise cette fois, mais en bien. Je parviens cependant à masquer ma surprise en affichant une admiration qui n’est presque pas feinte, en constatant que ma grande sœur est autre chose qu’une chipie mesquine et prétentieuse ! Même si les deux ne sont pas incompatibles !

« - Tu peux compter sur moi pour être à tes côtés à présent, alors tu n’auras plus d’excuse pour ne pas y arriver ! Et tu verras que tu n’es pas la seule à avoir changé en trois ans. »

Elle rit :

« - Ne te monte pas trop la tête non plus, Bébémélie !
- Idiote ! Et arrête avec ce surnom ! »

Elle se contente de m’adresser son regard narquois de vilaine grande sœur, et de glousser comme une bécasse avant de reprendre :

« - Je suis contente que tu t’intéresses aux affaires d’adulte et au reste, mais à partir de maintenant tu vas pouvoir écouter ta grande sœur au lieu de te disperser dans tous les sens. Et si tu ne me fais pas honte, je te présenterai à nos amis de la ville haute. Tu verras, les choses vont bouger et j’espère qu’elles iront dans le bon sens ! »

Nous restons un moment silencieuses, à observer les rues chacune de notre côté ; mes pensées vagabondent dans le vide. Malgré moi je suis heureuse de la voir si impliquée, je ne m’attendais pas du tout à ça de sa part avant de la revoir. Tant mieux ! Mais j’avoue que je m’inquiète aussi un peu de savoir dans quoi elle se lance, ni si ses projets ont la poindre chance de déboucher sur quelque chose.
Soudain, un sourire se dessine sur mon visage alors que je lui lance instinctivement :

« - Au fait, je suis allée au parc de Suna Land l’année dernière. Et contrairement à toi, j’ai pu faire un tour sur la grande roue !
- … Sale petite peste idiote ! »
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Les roues du carrosse crissent en concert tandis que les chevaux s’arrêtent dans un ordre parfait, et que la calèche nous dépose devant ma maison préférée de tout Goa. Une grande façade jaune bordée de pierres blanches formant des mosaïques, un perron en escalier avec une rampe de fer finement ouvragée, d’immenses fenêtres comme autant de perles scintillant au-dessus de la rue, et plusieurs bâtiments annexes accolés : une véranda et une aile des serviteurs avec les écuries et le reste.

Lorsque je passe la porte de la maison de mes parents, j’ai de nouveau huit ans. Adieu l’agent d’élite du gouvernement aux pouvoirs surnaturels, et revoilà la Caramélie rêveuse, joueuse, mais également qui redoute l’autorité parentale !
Le sourire de mon père est communicatif, et il me serre dans ses bras avec entrain ! Il est toujours plus grand que moi, et il le sera probablement toujours à présent. Il a cette même chaleur, cette même sensation de maîtriser son univers, de savoir sans cesse ce qu’il fait, et de disposer du bon droit d’être le très noble comte d’Isigny. J’ai beau savoir que tout est remis en question à présent, que tout ça n’est qu’un cache misère déchiré qui tient à peine, quand il me serre contre lui ça n’a plus la moindre importance !

« - Bienvenue à la maison !
- Je suis heureuse de vous revoir, père. Comment vont mère et Chocolannabelle ?
- Ta mère nous a envoyé une carte de Myriapolis. Son périple là-bas semble la ravir. » M’informe mon père, passé maître depuis des années dans l’art de faire semblant d’approuver les choix de vie de son épouse. « Je te la montrerai tout à l’heure si tu n’es pas incommodée par les photos d’insectes géants. Quant à ta petite sœur, elle poursuit son cursus universitaire à Saint Uréa. »

Un serviteur que je ne connais pas s’occupe de mes affaires et m’accompagne jusqu’à ma chambre pour que je puisse prendre le temps de me rafraîchir et de me changer. Alors que je parcours les couloirs je constate que de l’intérieur la maison ne fait pas aussi bien illusion que la façade. Presque aucun meuble n’a survécu au pillage des émeutiers révolutionnaires, et il a fallu trois ans d’efforts à notre famille avant de pouvoir réinvestir les lieux. Des dégradations ont été réparées -ou dissimulées- l’antique mobilier familial remplacé par ce que nous avons pu trouver, acheter à des prix raisonnables ou nous faire offrir, mais je devine sans mal que la plupart des portes fermées donnent sur des pièces complètement dépouillées. C’est un peu lamentable, mais le principal c’est de faire illusion du point de vue de nos invités tant qu’ils restent au rez de chaussée. Le reste viendra avec le temps !

Les murs de ce qui était autrefois ma chambre sont occupés par un lit qui m’est étranger, une armoire que je ne connais pas (et qui en comparaison de la précédente serait comme une barque de pêche à côté d’un chalutier) et par quelques meubles qui peinent à dissimuler le vide de la pièce. Peu importe. Je prends le temps de m’allonger sur mon lit, de fermer les yeux, de respirer un grand coup et de me glisser un morceau de chocolat dans la bouche. Je suis chez moi !

On part ici.
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On revient de .



Cher journal,

Quand bien même je prends un grand plaisir à être ici, la véritable raison de mon retour à Goa est motivée par le travail. C’est pourquoi, après un agréable repas en famille, quelques rendez-vous mondains chez diverses connaissances qui semblaient impatientes de me revoir (ou de trouver un prétexte pour inviter ma sœur si populaire, peuh !) et un passage au Broumet’s (qui est objectivement la meilleure chocolaterie de l’île !), je me fais le devoir de rendre visite à dame Candice Clarcin de Batiolles, baronne de Batiolles -même si ce nom n’est plus qu’un titre de courtoisie désormais- et surtout cheffe d’équipe au sein du CP5.

Trois ans après la tentative de coup d’éclat révolutionnaire, le Cipher Pol est toujours très actif sur l’île. Notre nouvel ordre de mission comprend la collecte d’informations, l’identification des résidus d’éléments révolutionnaires, et leur élimination de manière propre et radicale. Il comprend également, de manière plus discrète, l’évaluation du gouvernement Fenyang,  la mesure l’opinion populaire à son égard, et si besoin de guider l’un ou l’autre vers une situation stable et favorable au Gouvernement Mondial qui s’inquiète de la montée de l’impopularité de son gouverneur, et de l’éventualité d’un nouveau soulèvement.
En tant que cheffe d’équipe nouvellement assignée à cette tâche, dame Candice Clarcin de Batiolles a pris quelques mesures éloquentes : pour commencer elle a pratiquement déserté l’ancien QG du CP situé dans les montagnes, trop peu pratique et difficile d’accès pour nos missions de contre-espionnage, pour relocaliser nos activités dans sa demeure familiale de la ville haute. Ensuite, elle a choisi d’intégrer à son équipe tout ce que le Cipher Pol compte de ressortissants de Goa, parmi lesquels de nombreux membres de l’ancienne aristocratie et leurs sympathisants. D’où mon affectation ici j’imagine, même si je me plais à penser que mon dossier a dû jouer d’une manière ou d’une autre.


Il règne dans l’hôtel de Batiolles une activité intense et feutrée, typique des bureaux du CP. J’ai le plaisir de croiser quelques collègues et autant de sbires, ce qui me change agréablement des trop nombreuses missions que j’ai à exécuter seule. Je suis promptement introduite dans le cabinet personnel de la maîtresse des lieux, un endroit tout à fait charmant et bien agencé, copieusement garni de mobilier dernier cri, de tapis épais et de tableaux dont mon ignorance crasse des milieux artistiques me font ignorer la valeur. Sachant ce que je sais à propos des pillages des maisons de la haute ville de Goa, auquel l’hôtel de Batiolles n’a pas échappé (le sang du précédent baron de Batiolles, le défunt neveu de l’actuelle détentrice du titre, doit encore incruster le carrelage du grand hall), je devine que dame Candice est encore plus douée que moi pour faire passer certaines dépenses personnelles en notes de frais de mission !

Assise derrière son bureau, la commandante de toutes les unités du Cipher Pol de Goa pose sur moi son regard flamboyant, passablement déstabilisant :

« - Agent d’Isigny, ravie de vous revoir enfin physiquement.
- Plaisir partagé, cheffe. »

Toujours en mission à travers les sept mers comme beaucoup de mes collègues, je n’avais pas eu l’occasion de revoir dame Candice depuis des années.  gée d’une quarantaine d’années, dominant tous ceux qu’elle côtoie de sa très haute stature, elle est drapée d’une espèce d’aura de calme qui semble à peine pouvoir contenir le feu bouillonnant qui l’habite.

« - Asseyez-vous. Bien. Avez-vous eu le temps de vous imprégner de la situation de Goa depuis votre arrivée ?
- Honnêtement, la ville était plus jolie dans mes souvenirs. Plus grande aussi, et plus animée. D’un autre côté, la dernière fois que j’y ai mis les pieds les gravats et les cadavres jonchaient les rues, alors j’y vois tout de même un progrès.
- Il vous en faut peu » réplique-t-elle, impassible en apparence. Plutôt que de prendre le mouche, je me fends d’un sourire exagérément naïf :

« - C’est typique de nous les Cipher Pol : nous sommes d’incorrigibles optimistes ! »

Je vois son infime mouvement de lèvres que j’ai fait mouche, et poursuis plus professionnellement :

« - A part ça, nous sommes sur une des îles où nos services de renseignements sont les plus présents, et je n’ai pas trouvé de réelles dissonances avec les rapports que j’ai eu l’occasion de lire. J’ai également pu prendre contact avec certaines des anciennes relations de ma famille via ma sœur qui a eu la magnanimité de me les présenter. D’ailleurs cette dernière m’a fait un petit topo superficiel en même temps qu’une visite.
- Parlons de nos amis les aristocrates, justement. Qu’a donné ce premier contact ?
- J’ai été surprise de les voir aussi déterminés, sincèrement. Beaucoup des nôtres ont fui, mais la plupart n’ont pas renoncé pour autant ; ou du moins ils ont repris confiance. Je m’attendais à beaucoup d’abattement et d’abandon, et il y en a effectivement mais pas autant que je le pensais. Ces gens-là ont conservé de la volonté, alimentée par la rancœur et la certitude d’avoir été injustement bafoués. Tout ce dont ils ont besoin c’est qu’on les rassemble… et qu’on leur donne un ou deux coup de pieds aux fesses ! Il y a une phrase que je tiens de mon cousin Augustin -rencontré la veille à son club de discussion- et qui, je trouve, résume très bien la situation : nous n’avons pas l’intention d’abandonner notre royaume sous prétexte qu’une bande d’assassins a tué notre roi légitime et ravagé nos maisons, tandis qu’un marine ambitieux a décidé de se faire proclamer gouverneur pour nous imposer sa vision de la politique ! Pour quel résultat d’ailleurs… Fenyang va devoir comprendre que le gouvernement « provisoire » n’est plus assez provisoire à notre goût.»

J’ai glissé un peu plus de prise de position personnelle que d’ordinaire dans mon compte rendu, mais je l’ai fait à dessein. Et je remarque avec satisfaction que ma supérieure n’en prend pas ombrage. Après un court silence elle s’accoude sur son bureau, croise les mains devant son menton et me demande :

« - Qu’a donné votre contact avec votre sœur en particulier ? Quel avis vous êtes-vous fait d’elle ? »

J’ai l’habitude des questions saugrenues dans mes retours de missions et mes débriefings, c’est pourquoi je ne marque pas d’hésitation avant de répondre :

« - Ça a toujours été une petite prétentieuse et ça n’a pas changé ! Elle fait sa charmante, elle joue à l’intelligente, à la parfaite petite aristocrate sociable et bien élevée, et le pire c’est que ça marche: ça la rend populaire auprès des gens ! Personne n’a l’air de voir qu’elle joue juste un rôle devant eux !
- Précisément, et c’est ce qui peut nous la rendre utile. Son premier atout et plus grand talent, c’est de savoir bien se présenter, et de se faire apprécier même des gens qui ne partagent pas ses idées. Quant au second atout, elle et vous appartenez à une famille d’un certain statut, apparentée à la dynastie royale des von Avazel mais tout en étant encore vivantes, ce qui est plutôt une rareté depuis trois ans. Sa voix a bien plus de poids que vous ne le croyez.  Même si elle manque d’idées et d’ambitions, c’est le travail de bons conseillers de lui souffler ce genre de choses. »

Elle marque une courte pause pour me laisser assimiler ces informations, puis conclut :

« - Je veux qu’elle devienne une carte importante dans notre jeu, et je compte sur vous pour garder un œil sur elle et la pousser dans la bonne direction à chaque fois qu’il le faudra. »

Je suis tentée de préciser que « utile » et « Réglisophie » sont à mon avis des antonymes, mais je me retiens parce qu’on ne contredit pas ses supérieurs. J’avoue que je ne suis pas non plus très à l’aise avec l’idée d’impliquer ma famille dans les magouilles du Cipher Pol, mais j’ai été assez bien formée pour obéir sans tergiverser. En revanche l’affirmation de dame Candice fait le lien avec tous les indices que j’avais déjà en main : notre ordre de missions assez ouvert sur certains points, le fait de réunir une équipe à l’orientation politique clairement définie, de battre le rappel de nos contacts susceptibles d’adhérer à cette opinion, et maintenant de m’annoncer qu’elle voit en ma potiche de sœur un élément important dans son projet…

« -  Alors c’est vrai ? Nous avons l’aval de la hiérarchie pour rendre un roi à Goa ? »

Ce n’étaient que des suppositions que j’avais faites avant de venir. Des bruits de couloirs, des sous-entendus dans le briefing de mission encouragés par des ordres qui pouvaient aller dans ce sens, et confirmés encore par l’entrain fébrile que j’ai pu constater en arrivant ici. J’en ai appris assez pour savoir que certains de nos maîtres voient toujours en la chute de la monarchie de Goa une insulte faite à leurs institutions millénaires. Notre royaume était l’un des soutiens les plus actifs et les plus fiers de l’ordre des dragons célestes, et sa chute a été un affront à la hauteur de son statut ! Sans parler de l’écho désagréable de victoire révolutionnaire qui résonne chaque fois que quelqu’un emploie le nom « république de Goa ».

« - Contrairement à nos seigneurs et maîtres les Dragons Célestes, les cinq étoiles ne sont pas très friandes de monarchie. Quant à la nôtre, la seule évocation de la dynastie von Avazel leur donne des sueurs froides ! Si quelque chose doit se faire à Goa, agent d’Isigny, il faut que ça semble être la volonté de son peuple : un rejet de l’œuvre révolutionnaire, de la république des bourgeois, mais pas une action unilatérale du Gouvernement Mondial et surtout, par-dessus tout surtout pas un rejet de nos institutions. D’autant que notre popularité n’est déjà pas très grande après le buster call sur la décharge, et la reprise en main du pouvoir par un gouverneur étranger.

Notre rôle ici, pour le moment, reste en priorité l’identification et l’élimination propre et définitive des résidus de révolutionnaires, ainsi que de leurs sympathisants. C’est principalement dans ce but que j’ai décidé de faire renaître leur adversaire de plus haï, l’aristocratie, et de soutenir autant que possible la montée en puissance de cette dernière pour pousser nos ennemis à la faute. Cependant nos tâches sont plurielles, et elles pourraient bien avoir l’effet bénéfique que vous espérez en fin de compte : j’ai de bonnes raisons de penser que l’élément révolutionnaire gangrène très fortement certains groupes de la bourgeoisie politisée, particulièrement les républicains convaincus. Oh bien sûr beaucoup d’autres citoyens se sont pris au jeu : vous comprenez, on a commencé à leur faire croire qu’on allait écouter leur avis, et on leur a même demandé d’élire des représentants… »


Sa moue se fait franchement réprobatrice, ce que je ne peux qu’approuver !

« - Puisque le monde a horreur du vide, et que notre rôle est également d’assurer la stabilité politique, il va de soi que nous devons préparer et renforcer le camp qui occupera la place vacante, tout en nous assurant qu’il s’agit du camp qui adhérera le mieux à nos idées. Le reste viendra de lui-même : comme monsieur Fenyang, notre gouverneur temporaire, a choisi de nous imposer la démocratie, alors il faut qu’il soit prêt à admettre que tout le peuple qu’il a déçu et dont il a bafoué le système exige démocratiquement le retour d’une doctrine qui a fait ses preuves. »

Je ne cache pas mon enthousiasme ! Sa détermination est contagieuse, tout comme l’étincelle dans ses yeux, l’engouement dans sa voix ou l’écho que font résonner en moi ses paroles ! Ce discours, je ne serais pas surprise de savoir qu’il est le genre de chose que rêve d’entendre toute l’ancienne noblesse de Goa, tous les déçus du nouveau régime, tous les nostalgiques de la monarchie. Si jamais nous parvenions à réunir ne serait-ce que quelques anciens noms influents du royaume, je ne doute pas que notre idée puisse aller loin !
Je me plais à penser que les gens comprennent à quel point ils se sont fait avoir, et à quel point la soi-disant république de notre gouverneur temporaire n’a pas tenu ses promesses. Les nobles sont en colère bien sûr, mais pas que : les habitants de la ville basse paient encore les conséquences de la guerre et les vauriens de la décharge n’ont eu pour seule récompense à leur participation à la révolution que l’annihilation de leur habitat. Même les bourgeois, qui pourtant sont les grands gagnants du nouveau système, n’ont pas obtenu le pouvoir et la richesse qu’ils espéraient. Non pas que je vais les plaindre !

« - Et Fenyang ? En théorie on est dans le même camp, mais je l’imagine mal approuver notre candidat pour le remplacer.
- L’évaluation de l’amiral gouverneur Fenyang est encore en cours, et c’est le rôle d’autres de vos collègues de s’en charger. Je peux néanmoins vous dire qu’il est loyal envers la marine, mais que j’ai plus de réserves concernant son approbation envers nos plus hauts dirigeants. Il est probable qu’il nous mette des bâtons dans les roues s’il le peut, ou en tout cas qu’il n’encourage pas nos changements. Certains indices laissent à penser qu’il songe à la retraite, mais je n’en sais pas encore assez pour prendre le risque de compter sur lui. Notre chance est que nous disposons potentiellement d’un autre appui dans le gouvernement actuel : je n’ai que très peu d’estime pour Don Armando Mendoza, mais le fait est que monsieur le vice-gouverneur a été le principal contre pouvoir à l’abattage systématique des anciens privilèges et à la destruction catastrophique du modèle aristocratique.
Je veux que vous alliez le rencontrer, agent d’Isigny. Que vous vous rapprochiez de lui avec votre sœur, afin de commencer à relier les différents mouvements monarchistes et esquisser le début de notre grande idée.

- Jusqu’à quel point puis-je leur révéler des informations ?
- Votre sœur doit être la mieux informée possible. Don Armando aussi, si vous arrivez à l’identifier comme un partenaire fiable. En revanche, ni l'une ni l’autre n’a besoin de connaître votre véritable affiliation pour le moment. Si vous pouvez, briefez votre sœur en amont pour que l’idée semble venir d’elle.
- Oh ça, elle n’aura pas besoin de se forcer… »

C'était mieux avant ! Tvii
Dame Candice Clarcin de Batiolles,
Cheffe d'équipe du CP5 aux tendances monarchistes assumées


Dernière édition par Caramélie le Mar 17 Mai 2022 - 23:45, édité 1 fois
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C'était mieux avant ! Yj43

Don Armando, ambitieux vice-gouverneur,
ancien commandant de la Flotte Royale de Goa et dernier défenseur des anciens privilèges.


Cher journal,

Après une matinée agréablement oisive, me revoilà sur la route ! J’ai revêtu une robe charleston à la coupe moderne, typique de celles qu’apprécient les jeunes aristocrates de Goa. Maintenue par de fines bretelles et tombant jusqu’aux genoux, elle est faite d’une pièce de tissu blanc légèrement scintillant, parcouru de longues arabesques argentées. L’ensemble est complété par un chapeau cloche assorti, une paire de gants blancs, et d’un long collier de perles de l’île des hommes poissons, sans doute l’élément le plus précieux de ma tenue. Réglisophie est vêtue de manière un peu semblable, mais sa robe fait plus « madame » en ce qu’elle est bleu sombre et dorée, et qu’elle lui descend jusqu’aux chevilles. Je suis sûre qu’elle en a fait exprès juste pour montrer qu’elle est la grande et moi la petite ! Quoi qu’il en soit, je ne peux pas nier la prestance de ma sœur, ni le charme qu’elle déploie autour d’elle. Ce qui me frustre encore plus quand je repense aux mots de ma cheffe à son sujet !

Réglisophie a été aussi enthousiaste que moi à l’idée de faire bouger les choses, et de prendre notre projet en main. Je dois avouer que cela m’a surprise, je la pensais plus apathique. Mais en vérité journal, c’est même elle qui a suggéré de faire jouer notre lien de parenté avec dame Euphémia, l’épouse de don Armando, qui est une de nos cousines au quatrième degré (qui n’est pas cousin dans la haute noblesse de Goa ? C’est en tout cas un atout très pratique pour se rapprocher des bonnes personnes au besoin !). Nous avons obtenu un rendez-vous pour déjeuner chez eux dès le lendemain !
Notre destination se trouve à un pâté de maisons d’ici à peine, donc bien évidemment nous avons ressorti la calèche pour nous y rendre !

La réussite de Don Armando Adamo Rojas Martinez Mendoza (ne cherche pas à comprendre le système de noblesse ou l’origine des noms et des titres, journal, c’est un patchwork infâme dont les traités explicatifs prennent plus de place dans les bibliothèques que les encyclopédies) est flagrante rien qu’à l’allure de sa demeure. Don Armando, ou plutôt monsieur Mendoza, comme aiment à l’appeler avec mépris ceux qui le tiennent pour complice du système républicain actuel (et ses ennemis sont nombreux !) a pu mener des affaires sont florissantes grâce à ses années passées à la tête de la flotte royale qu’il a utilisée sans scrupules pour son propre compte, et son actuelle position de vice-gouverneur l’a aidée à préserver ce patrimoine.

Nous arrivons rapidement devant la grande demeure Mendoza. Une servante, une fille d’à peu près mon âge, nous accueille sur le perron et nos sourires joyeux s’effacent devant sa mine grave.

« - Mesdemoiselles, je suis désolée… »

Elle a le regard affolé, et parvient juste à bredouiller :

« - Je… il est arrivé une chose affreuse ! »

La fille semble sur le point de fondre en larmes, ce qui est vraiment très peu correct pour une servante. Une preuve de plus s’il en fallait que les Mendoza sont de la noblesse de pacotille, incapables de tenir une maisonnée décente ! Peu importe, Réglisohpie et moi attendons patiemment, l’air de rien. Elle cherche ses mots puis finit par nous annoncer :

« - On vient de retrouver Don Armando mort dans la salle de bains ! »
« - Oh mon Dieu. »

Ma sœur et moi échangeons un bref regard puis Réglisophie s’exclame :

« - Comment va dame Euphémia ? Hâtez vous de nous conduire à elle ! »

Nous nous pressons à l’intérieur. Outre les serviteurs à l’air aussi perturbés que leur collègue de l’entrée, je remarque la présence de plusieurs soldats et officiers de la marine dans la demeure, certains postés en faction et d’autres occupés à s’affairer çà et là.
J’ai le cœur qui bat à toute allure, tout comme le cerveau qui bouillonne. Notre plan se trouve gravement remis en question avant même d’avoir commencé. Quelle idée de mourir maintenant ! Pourquoi justement le jour de notre visite ? Est-ce que ça a un rapport avec notre projet ? Bien sûr que ça en a un ! Mais dans ce cas, d’où viendrait la fuite ? Et d’ailleurs, la réaction est beaucoup trop rapide ! Est-ce un hasard ? Ou au contraire était il condamné à l’instant où il se rapprocherait trop de ses pairs aristocrates ? Est-ce que Réglisophie et moi sommes en danger nous aussi ?

La servante nous introduit finalement dans l’un des salons du rez-de-chaussée. Nous y retrouvons Euphémia Eustass, épouse Mendoza -enfin veuve Mendoza maintenant-, les yeux et le visage rougis par le chagrin. Dame Euphémia fait partie de ces femmes dont on ne pourrait dire si ce sont des trentenaires vieillies prématurément ou des cinquantenaires faisant encore très jeunes. Elle a le teint pâle, les cheveux d’un blond un peu terne, et des yeux larmoyants que je soupçonne d’être comme ça même au naturel. D’apparence et de tenue chic mais sobre, dotée d’une prestance d’un naturel mélancolique, je trouve que le veuvage lui va vraiment bien.
Elle est en compagnie d’une femme plus âgée lui ressemblant assez pour être sa mère (ce que Réglisophie me confirmera : il s’agit de dame Cornélia Eustass), ainsi que d’un officier  de la marine plutôt mignon mais un peu trop vieux (je lui donne bien trente ou trente et un ans) occupé à l’interroger d’une voix douce et patiente. Notre hôte semble saisir l’occasion qui lui est offerte d’échapper à la pression de l’interrogatoire, si bienveillant soit-il, et à la spirale du chagrin en se parant de son masque de bonnes manières pour nous accueillir :

« - Réglisophie, merci d’être venue aussi vite. Et vous devez être la petite Caramélie : je suis enchantée de vous revoir, cela faisait si longtemps… »

Petite, petite… elle parle à une adulte quand même ! Une adulte sérieuse qui fait des trucs sérieux, et qui s’est enrichie autrement qu’en épousant un homme aussi fortuné qu’incontestablement antipathique ! Au moins, contrairement à feu son mari, elle et sa parenté disposent d’un lignage très respectable.
Pas la peine de me juger comme ça journal, je sais très bien que c’est mal de penser autant de vilaines choses à propos d’une personne endeuillée. Mais tant qu’elle ne le sait pas, tout va bien non ?

Nous nous dispensons en formalités et condoléances d’usage. Je mentirais en disant que j’avais la moindre sympathie pour Mendoza ; pourtant, la détresse de son épouse fait suffisamment peine à voir pour que je mette toute ma sincérité dans ma tentative de lui apporter mon soutien réconfortant. Je ne m’attendais pas à la trouver si touchée d’ailleurs : Don Armando était quelqu’un de notoirement détestable, y compris et surtout avec sa femme. Voilà une confirmation de plus de ma théorie comme quoi certaines femmes sont irrésistiblement attirées par les hommes à problèmes…

Au cours de la conversation, nous abordons finalement le sujet le plus intéressant à savoir les circonstances du décès. Là, c’est dame Eustass senior qui prend le relais. L’ainée de notre assemblée est tout l’inverse de sa fille dans son caractère et ses manières : aimant occuper le devant de la scène, affichant ouvertement son mépris pour les « chichis », s’exprimant à grand renfort de gestes démonstratifs et cultivant soigneusement sa réputation de « femme naturelle qui ne mâche pas ses mots », elle raconte de sa voix forte :

« - C’est arrivé d’un coup, sans qu’on s’y attende. Ce matin encore il allait très bien ! Il était d’humeur égale à lui-même… enfin vous voyez ce que c’est : il a critiqué ce qu’il avait dans son assiette, critiqué les nouvelles dans le journal, et fait des remontrances au majordome.  Après le petit déjeuner il est monté prendre son bain, et nous ne l’avons plus revu. Comme il mettait du temps à redescendre et que ce n’est pas dans ses habitudes de ne pas être ponctuel, j’ai envoyé une servante prendre de ses nouvelles. La petite a toqué à la porte, sans réponse. Comme toutes les filles de la maison craignaient une autre de ses colères, c’est moi qui ai fini par ouvrir la porte. Et là… »

Elle parcourt tout l’auditoire du regard, visiblement très satisfaite d’avoir toute notre attention :

« - J’ai retrouvé son cadavre raide mort sur le carrelage, à côté de la baignoire !
- Mon Dieu…
- Quelle tragédie !
- Je ne vous le fais pas dire ! Je vous passe les détails scabreux parce qu’il y a des choses qui ne se disent pas… » -sa fille se met à gémir et à frémir de dégoût tandis que la mère, visiblement ravie de son petit effet, a le regard qui s’illumine-  « il y a de quoi alimenter tous nos cauchemars pour un moment ! J’ai moi-même manqué de défaillir en entrant dans la pièce ! Et pourtant, je ne suis pas une de ces maigrelettes qui tournent de l’œil pour un rien ! D’ailleurs en venant récupérer le corps, plusieurs marines, pourtant de solides gaillards, se sont littéralement effondrés dans la salle de bains. N’est-ce pas capitaine ? »

L’officier de la marine, visiblement pas très ravi (du peu de robustesse de ses hommes, ou du fait d’être interrompu par deux visiteuses indésirables, ou bien les deux), se contente de répondre pas un grognement. Pour ma part je suis plus curieuse que jamais, même si je le cache derrière une attitude paisible d’auditrice polie. Réglisophie adopte exactement la même que moi et je sais parfaitement qu’elle feint également.

A titre personnel, plus j’en apprends sur lui et plus je suis convaincue que la mort de don Mendoza est tout sauf une tragédie ! L’homme m’était déjà assez antipathique avant, mais il l’est encore plus alors que je m’immisce dans l’intimité de son foyer ! Si ce n’était pour sa veuve inconsolable, pour le contre pouvoir qu’il représentait en faveur des monarchistes, et pour le revers catastrophique que vient de subir ma mission, je dirais que la moyenne des humains est globalement meilleure maintenant qu’il n’est plus de ce monde ! Cependant, je trouve sa mort plutôt suspecte. C’est peut être juste une déformation professionnelle qui me pousse à être suspicieuse pour un rien, mais une mort subite et violente qui survient justement quand le vice-gouverneur était sur le point de rencontrer deux royalistes affichées, au moment où ces derniers deviennent de plus en plus entreprenants, ça laisse songeuse. Sans parler des fameux « détails scabreux »…
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Il y a malheureusement une limite à ce que nous pouvons nous mêler à cette histoire, tout comme il y en a une à ce que nous pouvons apporter comme réconfort à une amie dans le chagrin. C’est pourquoi, après avoir assuré dame Euphémia de notre soutien et de notre compassion, ma sœur et moi prenons congé. Tant pis pour notre réunion politique, semble-t-il !

« - Comme si c’était le moment pour qu’il décède ! » Peste Réglisophie à voix basse alors que nous nous éloignons du salon. « Ce n’était ni notre meilleur allié ni le meilleur sujet de Sa Majesté, mais au moins nous savions comment traiter avec lui. Les choses risquent d’aller très vite maintenant, et les vautours risquent d’être nombreux à essayer de s’accaparer la part du gâteau. Nous allons avoir du travail… »

Je reste pensive un moment tandis que nous parcourons les couloirs vers la sortie, ne l’écoutant que d’une oreille tandis que mon esprit divague. Je m’arrête soudainement et annonce à ma sœur :

« - Peux-tu m’attendre dehors ? J’ai oublié mes gants dans le salon. »

Ma sœur me dévisage avec un haussement de sourcils, mais j’ai déjà fait demi-tour et disparu à l’angle du couloir ! Là, à l’abri des regards, je me vaporise sous la forme d’un nuage de gaz transparent qui monte vers le plafond, là où personne ne le cherchera ni ne le verra.
Légère, éthérée et pourtant rapide, je retourne dans le hall et m’envole au-dessus de l’escalier pour atteindre les étages. La demeure de Mendoza est vaste et il serait facile de s’y perdre au milieu de toutes ces élégantes portes parfaitement identiques, mais il me suffit de suivre les marines qui vont et viennent pour finalement trouver ce que je cherche. La sentinelle ne me remarque même pas tandis que je passe à travers l’espace entre la porte et l’encadrement, et pénètre dans la salle de bains. A l'intérieur, pas de corps, mais il n’est pas difficile de deviner où il se trouvait vu l’abondance de flaques d’eau sur le carrelage et sur les tapis trempés et souillés. Je suis immédiatement assaillie par l’immonde cocktail d’effluves de produit de bain véritablement écœurant qui règne ici ! J’utilise mon pouvoir pour en dégager les vapeurs loin de moi, et garder l’esprit clair.

La baignoire est encore pleine d’une eau refroidie depuis longtemps dont toutes les bulles se sont dissipées, mais qui pourtant fume encore. Si je me fie aux flaques d’eau rose qui tapissent le carrelage, l’une des commodes et le coûteux tapis de bain, don Mendoza s’est relevé brusquement de sa baignoire, a titubé, craché du sang, s’est dirigé vers la glace -un réflexe assez classique quand ça ne va pas bien, sans doute pour constater l’étendue des dégâts- en continuant de cracher, avant de se vautrer sur le sol pour y agoniser. Il ne s’agit pas vraiment des signes d’une simple attaque cardiaque touchant un homme en bonne santé. Même un personnage connu pour son tempérament sanguin !

Reprenant une forme semi humaine je flâne dans la pièce, le regard attentif. J’inspecte les fenêtres et les rideaux mais ceux-ci ont été ouverts en grand, sans doute par quelque marine indélicat et ignare du respect des scènes de crime, sans doute soucieux d’aérer une pièce fortement chargée en vapeurs, parfums et savons, ce qui me prive d’indices de ce côté. J’ouvre et referme les différents tiroirs et placards, sans rien trouver d’autre que de banals accessoires de bain. Je suis bien tentée de glisser dans mon sac à main un flacon plein de Allegoria Aqua de Splendor Nuova, mais ma conscience me retient au dernier moment. Oh, ne me juge pas journal, tu as une idée du prix de ce genre de parfum ?! Et de l’effet que je pourrais faire en le portant ? D’autant que les jours qui viennent s’annoncent chargés en réceptions mondaines et que mes propres parfums valent des prix avec au minimum deux zéros de moins !!

Tandis que je furète dans la pièce, je n’arrive pas à me défaire d’une sensation gênante et oppressante. La culpabilité de fouiller la maison de mes hôtes alors que la marine fait déjà son travail ? Bien sûr que non journal ! Ce genre de procédé c’est littéralement mon travail en tant que Cipher Pol ! A la différence que quand on peut, on s’arrange pour congédier les intrus de la marine en leur faisant comprendre que les grandes personnes sont là maintenant et que eux, petits enfants maladroits, peuvent retourner jouer aux petits bateaux pendant qu’on fait du vrai travail. Hihihihi !
Mais non. Ce qui me perturbe, et je mets un moment à le comprendre, vient du panel presque infini d’informations auxquelles j’ai accès depuis que je suis le gaz. Il règne dans cette pièce un cocktail tout à fait particulier et qui ne résulte pas juste un mélange d’eaux de toilette. C’est d’ailleurs surprenant que le mélange soit encore aussi entêtant avec la fenêtre ouverte. L’air est saturé d’un horrible mélange de poison dilué dans du parfum ! La baignoire fumante, elle, est un véritable pot-pourri de mixtures abominables qui n’ont pas dû mettre plus de quelques dizaines de secondes à tuer leur occupant ! La baignoire exhale littéralement de vapeurs toxiques, et c’est un miracle que personne ne soit mort en venant récupérer le corps de la victime ! Je retire les critiques que j’ai pu émettre à l’intention de la personne qui a eu la prévenance d’ouvrir les fenêtres…

Remerciant en pensée le pouvoir de mon fruit grâce à qui je suis certainement en train d’échapper au même sort que Mendoza, je poursuis mes recherches en m’intéressant à la rangée de flacons de savons et d’eaux de toilette alignés sur les meubles en bois de cerisier tout autour de la baignoire. Leurs odeurs parfumées sont facilement identifiables pour moi une fois libérées, et il y en a rapidement une qui se démarque des autres. Je saurais reconnaître cette forte odeur d’amande amère dans n’importe quelles circonstances tant j’ai déjà eu l’occasion de l’expérimenter, et qui me fait penser sans hésitation au cyanure ! Maintenant que j’ai mis le doigt dessus, ça semble une évidence !


Tout en reprenant ma forme gazeuse et transparente, je sors de la salle de bains et repars en exploration. Guidée par le son des voix et les vapeurs de cyanure que j’identifie parfaitement maintenant que je sais que je les cherche, je découvre sans mal la pièce où a été entreposé le corps. Il a été allongé sur un sofa et recouvert d’un drap blanc. Dans un coin de la pièce une femme, visiblement un médecin, s’occupe de deux marines en train de tourner de l’œil. Profitant de ce que personne ne prête attention au cadavre je m’en approche, et reprends partiellement forme physique pour soulever brièvement le drap.
Don Mendoza était déjà inquiétant de son vivant, mais la mort l’a rendu terrifiant ! Son visage au menton prononcé et à la barbe noire, aux orbites sombres et enfoncés, est crispé dans une grimace horrible ! Du sang coule de ses gencives et de ses lèvres dont le la couleur violacée contraste avec la pâleur de son teint habituellement basané. Même si ses yeux ont visiblement été fermés par pudeur, l’un d’eux s’obstine à rester mi-clos, comme pour maudire tous ceux qui croisent du regard sa pupille devenue terne. Ses mains, repliées sur sa poitrine, ont pris la même couleur que ses lèvres. Je ne distingue aucune trace de blessure ou de lutte hormis celle contre sa douleur venue de l’intérieur.

Je ne doute pas que les gens de la marine seront assez compétents pour tirer les conclusions qu’il faut eux aussi, si ce n’est pas déjà fait. Ma véritable inquiétude vient de savoir ce que les vautours de Goa feront de cette information, une fois qu’elle sera dévoilée : Mendoza mort empoisonné, ce n’est pas du tout la même chose que Medoza mort naturellement ! Sans parler de savoir qui est l’assassin qui a pu mettre autant d’énergie dans ce crime ? Est-ce de notre faute à Réglisophie et moi s’il a été tué, parce que nous allions le rencontrer ? Dois-je le prendre comme un avertissement et une menace pour ma grande sœur ? S’agit-il d’une nouvelle victime de la terrible Umbra Corporation, poignard mortel entre les mains de la révolution ? Si c’est le cas, je ferais mieux de renvoyer immédiatement Réglisophie le plus loin possible par le premier bateau !

Après un dernier regard pour celui qui était l’amiral de la flotte royale de Goa et l’un des ministres de sa jeune république, je remets le drap en place et prend le large. Plutôt que de m’embêter à chercher mon chemin à travers le dédale de couloirs, je retourne dans la salle de bain, passe par la fenêtre et atterrit dans la rue en contrebas où je retrouve forme humaine. Je fais ensuite le tour de la demeure à pieds, et retrouve devant l’entrée une Réglisophie dans tous ses états !

« - Mais où étais tu passée ? J’étais en train de devenir folle d’inquiétude ! Ça t’arrive de penser aux autres un peu ? Ça t’amuse de me faire attendre comme ça ?! Qu’est-ce qui te passe par la tête ?! »

Et moi de me parer de mon air le plus penaud et le plus maladroit pour m’excuser :

« - Tu vas me prendre pour une nouille… je me suis juste perdue dans les couloirs. Comme tout le monde est occupé avec le meurtre, je n’ai trouvé personne pour m’indiquer la sortie et je crois que je suis arrivée dans l’aile des serviteurs ! J’ai fini par ouvrir une fenêtre au hasard et ressortir par le jardin en enjambant une ou deux clôtures ! »

J’ai l’air si naïve et si penaude à la fois que ma sœur finit par échapper un rire amusé, et par me commander :

« - Allez viens : on a plein de choses importantes à faire et à voir. La mort de Mendoza rebat toutes les cartes et pas forcément pour le mieux. »

Nous retournons dans notre calèche ; l’attelage se met lentement en route tandis que nous restons un moment silencieuses. Puis ma sœur me demande :

« - Bon alors, qu’a donnée ta petite inspection ? »

Devant mon regard sincèrement étonné elle lance :

« - S’il te plaît, ne me prends pas pour une idiote ! Tu es retournée fouiner dans la maison pour en savoir plus n’est-ce pas ? Alors, tu as vu quoi ? »

Je souris, m’avouant vaincue :

« - Touché. Bon d’accord : tu sais qu’il a très probablement été assassiné ? »
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« - Commence ça “mort assassiné ?!”»

L’expression de ma supérieure, reproduite avec éloquence par mon escargophone sécurisé, ne laisse pas de doute quant à sa contrariété.

« - J’avais cru comprendre que vous réussissiez plutôt bien vos missions habituellement, agent d’Isigny. Mais je dois dire que là, perdre votre contact avant même de l’avoir rencontré, c’est plutôt fort !
- Toutes mes excuses, cheffe… » comme si j’y pouvais quelque chose. « Malheureusement, j’ai peur que ce ne soit que le début des ennuis. Depuis que nous avons quitté la demeure des Mendoza, ma sœur a passé son temps collée à son esgargophone pour contacter tous ses amis, et je crois qu’à l’heure actuelle toute la ville est au courant. Et très en colère ! Mendoza n’a jamais eu autant de soutiens que depuis qu’il est mort ! On vient déjà de nous convier à une soirée en son honneur "entre gens de confiance" ; je ne sais pas en détail de quoi ça va discuter, mais je peux déjà vous annoncer que l’enterrement et les jours qui suivront seront mouvementés.
- C’est une évidence, et le chaos ne viendra pas seulement de nos amis monarchistes… »

Elle reste un instant silencieuse, et puis :

« - Tâchez de les empêcher de faire des bêtises : nous devons à tout prix éviter une nouvelle vague de violences dont les conséquences seraient irrémédiables. »

Elle soupire.

« - Je vais aussi devoir avertir le gouverneur de ça, pour qu’il prenne des dispositions pour la sécurité.
Autre chose : je vous charge d’enquêter sur le meurtre de Mendoza. Trouvez tous les indices que vous pourrez. Faites surveiller sa maison et tous ses proches. Coordonnez-vous avec les autres agents en ville pour recouper vos informations et vous procurer le compte rendu de l’enquête de la marine ainsi que de l’autopsie. A défaut d’avoir pu empêcher l’ordure qui a fait ça, tâchez de mettre la main dessus !»

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Cher journal,

J’aime les enterrements ! Ce sont des moments un peu hors du temps où les émotions priment sur le reste. C’est l’occasion de revoir des personnes que l’on avait perdu de vue depuis de années, d’en rencontrer d’autres, et de partager ensemble un moment fort en émotions qui pousse au rapprochement. A cela s’ajoutent évidemment la beauté des chants funèbres et la prestance de la cérémonie, à la hauteur de ce que l’on peut attendre pour les funérailles d’un vice-gouverneur mort en exercice !
De toutes les obsèques, celles d’une personnalité publique sont les plus intéressantes puisqu’elles ont pour avantage de brasser énormément de personnes, de mêler amis et ennemis et de suspendre, au moins en apparence, les conflits en cours. En apparence uniquement, j’insiste, parce que même si on se dit sobrement et froidement bonjour, les réactions des uns et des autres sont déjà en cours !

Debout entre ma sœur et le duc Augustin d’Augustin, troisième duc d’Augustin -un autre de nos cousins, un homme charmant puisque adepte du Broumet’s-, vêtue d’une sage mais élégante robe noire et de mes plus beaux bijoux, je profite de l’ultime bénédiction pour scruter avec intérêt la foule massée dans le cimetière autour du cercueil. et les participants qui défilent un à un pour saluer le défunt une dernière fois.

Tout le gratin de l’île de Dawn est présent au grand complet, et même quelques personnalités étrangères. La pauvre veuve Euphémia passe la première devant le cercueil posé face au caveau ouvert, un élégant petit monument fait de pierre grise semblable à un clocher miniature. Toujours aussi morose mais très digne, le visage parfaitement maquillé afin d’apparaitre parfaitement pâle et digne sous son voile noir, elle reste longuement immobile et silencieuse. Elle est suivie par sa mère dame Cornélia Eustass, étendant sa robuste silhouette protectrice sur celle toute frêle de sa fille. Mais toutes deux semblent des naines à côté du personnage qui les suit : c’est la première fois que je le vois, et je sens mon cœur battre d’appréhension alors que je contemple l’imposant contre-amiral et gouverneur Fenyang. Le corps massif, le regard dur, le visage rendu encore plus monstrueux par la broussaille noire qui lui dévore les joues et lui donne un air simiesque, c’est la première fois que je me trouve en présence du titan qui a mis sa vie en jeu pour mettre fin à la révolte de Goa. Et qui a planté les derniers clous au cercueil de la noblesse exsangue par la même occasion ! Le suit Servo Vendetta, anciennement Lord Vendetta, le traître à son rang par excellence ! Il s’agit de l’un des deux gouverneurs adjoints, le seul des deux encore en vie à présent. Son inimitié et son opposition farouche à Mendoza n’étaient des secrets pour personne, et il n’en faut pas plus pour faire de lui l’un des principaux suspects. Il suffit de voir le regard que lui jette mon cousin Augustin à côté de moi pour comprendre que cette théorie a déjà fait le tour des salons de discussion !
Bien d’autres personnalités défilent après eux : les ministres du gouvernement Fenyang au grand complet, l’ambassadrice de Saint Uréa, le diplomate d’Alabasta, l’envoyé spécial de la famille royale de Bliss, des officiers de l’ancienne marine royale, la famille éloignée, les nombreux amis, et bien d’autres encore.

Dans toute cette procession à laquelle moi et ma sœur finissons par nous joindre, je remarque un garçon d’à peu près mon âge, plutôt bel homme et pourtant esseulé, vêtu de la manière assez typique des aristocrates désargentés. J’attire l’attention de Réglisophie et lui demande à voix basse:

« - Tu sais qui c’est ? Le garçon là-bas, avec les cheveux noirs.
- Lui ? Oh, c’est Alessio Smith.
- Je devrais le connaître ?
- Evidemment ! C’est le fils naturel de Don Mendoza. -c’est l’appellation polie pour dire "son bâtard".- Ça a fait tout une histoire pour savoir s’il pouvait assister aux funérailles ou non !
- Je comprends, c’est un peu inconvenant vis-à-vis de dame Euphémia. Tu sais quel genre de relation il entretenait avec son père ?
- Aucune je crois, mais je tiens ça d’Euphémia donc c’est à prendre avec des pincettes. J’imagine qu’il lui versait une rente ou quelque chose comme ça. Je ne crois pas les avoir déjà vus ensemble. »

Elle reprend, visiblement ravie d’éduquer la néophyte que je suis :

« - En tout cas ce vautour n’a pas tardé à être attiré par l’odeur du cadavre ! Il a déjà réclamé la moitié de l’héritage de don Mendoza, en tant que son enfant ! Dans un pays normal une telle chose aurait été impossible, mais maintenant tout le monde se croit tout permis à Goa. Crois bien que les Eustass et les Mendoza ne comptent pas laisser passer ça ! »

Ce que j’en pense, moi journal, c’est que les parents devraient assumer leurs enfants, et que le vrai fautif est feu Don Mendoza. D’un autre côté, je pense que la piste « Alessio » vaut la peine d’être creusée ! Parmi tous les suspects potentiels, cet enfant illégitime au joli visage pourrait bien avoir le meilleur mobile…
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Le rite suit son cours, jusqu’au moment où le cérémoniaire achève son oraison funèbre. Quatre employés du cimetière en tenue de cérémonie saisissent chacun une poignée du cercueil, et le soulèvent de concert tandis que toute la très nombreuse assemblée, réunie en arc de cercle devant le caveau, regarde en silence. A ce moment, j’ai beau savoir à quoi m’attendre, je suis prise d’un sursaut alors que j’entends une voix s’élever, aussitôt reprise par un cœur grondant :

« - Vive le roi ! »
« - Vive le roi ! »
« - Gloire aux von Avazel »
« - Gloire aux von Avazel »
« - Honneur à Don Mendoza, leur fidèle serviteur ! »
« - Honneur à Don Mendoza, leur fidèle serviteur ! »
« - Que les assassins soient punis ! »
« - Que les assassins soient punis ! »

Ils sont des dizaines, peut-être même plus. En un rien de temps, c’est une bonne moitié des invités qui s’exclame en cœur ! Cela comprend la plupart des aristocrates présents évidemment, mais aussi des sympathisants et d’anciens membres de l’ancienne flotte royale. Il y a les parents de Mendoza, ses anciens alliés, certains de ses collègues, de ses rivaux, même ceux qui n’avaient pas été mis dans la confidence se joignent aux acclamations ! Leur fébrilité, leur entrain et leur rage sont à leur comble ! Pour beaucoup c’est une libération et un cri de défi ! Même ma sœur crie en cœur avec eux ! Je les imite, parce qu’après tout je dois tenir mon rôle. Non pas que j’aie à me forcer !

Les différentes phrases à scander ont fait l’objet de débats aussi intenses que secrets dans les salons de discussions, depuis quelques jours. Et en premier, de quel roi devait-on scander le nom ? Certainement pas Eirikr Von Azazel, l’usurpateur déchu ! Dans ce cas son père Edmure, le roi légitime ?  Après tout, même si sa cruauté était de notoriété publique, le royaume se portait bien sous son règne et Goa vivait un âge d’or !
C’est là qu’il convient de rappeler que, malgré les apparences, les royalistes comme tous les courants d’opinion, ne forment pas un groupe uni. Chacun y va de son prétendant, de sa conception de la monarchie, de qui devrait occuper le trône et comment. Pour ne pas briser cette fragile alliance de circonstances et pour ne froisser personne, il a été convenu d’acclamer simplement les von Avazel en tant que dynastie, sans en citer de membre en particulier.

Malgré l’intensité du moment et la sensation d’allégresse qui gagne notre groupe, je ne peux ignorer le regard noir que nous jette le gouverneur. Et ce n’est rien à côté de la colère qui s’empare d’une partie des autres invités ! Même si notre groupe ne fait que clamer en cœur, leurs mots résonnent comme des gifles aux oreilles de certains qui nous invectivent déjà, et commencent à nous bousculer  pour nous intimer de nous taire !
J’ai vu assez souvent ce genre de situation (en les ayant parfois provoquées moi-même) pour savoir qu’elle pourrait dégénérer très vite. Heureusement, les officiers de la marine présents s’interposent presque immédiatement. Ils font appel à leurs hommes qui accourent en nombre, et séparent les opposants en colère. L’intervention est si prompte et efficace qu’elle semble avoir été anticipée. Ce qui est le cas ! Monarchiste un peu trop impliquée ou pas, Dame Candice reste une professionnelle et elle a pris au sérieux son rôle de maintenir avant tout la stabilité de Goa en avertissant l’autorité en place de l’imminence de ce dérapage. Voilà qui me rassure. Quant à Réglosophie et nos amis, ce qui compte pour le moment c’est que leur message se soit fait entendre ! Ça va jaser dans les maisons de Goa, ce soir !

♦♦♦♦

Peu adepte des bousculades et des disputes, je m’empresse de m’extirper du bouhaha pour me mettre à l’écart. Je remarque que je ne suis pas la seule :
J’ai profité de la fin de la cérémonie pour garder un œil discret sur Alessio Smith. Esseulé, la plupart des invités semblent s’être passé le mot pour l’éviter, aussi bien dans le camp des aristocrates que dans celui des républicains. Pour l’avoir longuement observé, je dois admettre qu’il ressemble physiquement à son père même s’il en a plutôt pris les bons côtés. La jeunesse aidant sans doute à le valoriser, il a le même menton puissant et volontaire, la même carrure, les mêmes sourcils qui n’invitent pas à la contestation et le regard autoritaire. Tout cela est toutefois tempéré par des lèvres aux formes douces, de belles dents blanches, et un nez bien droit. Au niveau du tempérament en revanche, il semble plutôt tenir du côté Smith (le nom de sa mère roturière je suppose) que du Mendoza. Mélancolique, il s’est contenté de rester en retrait durant le rite funéraire, abordant parfois une ou deux personnes pour de très -trop- brefs échanges avant de revenir à sa solitude. Il n’était évidemment pas de mèche avec notre petite surprise, et maintenant il s’empresse de se mettre à l’écart lui aussi.

Je me faufile discrètement à sa suite ; je longe une rangée de tombeaux quelques dizaines de mètres derrière lui, atteins le portail sur ses talons, et l’aborde au moment où il quitte le cimetière.

« - Mon pauvre, on dirait que tout le poids de la misère du monde repose sur vos épaules ! »

Ma phrase était lancée sur un ton plein de sympathie et de compassion, et je la complète par un sourire que je n’ai pas trop à forcer pour rendre sincère. C’est le genre de sourire que l’on me rend généralement volontiers. Encore plus les hommes j’ai remarqué, et encore plus lorsque je les abreuve de mon étonnant Gaz Caradrôle, qui a cette facilité de mettre les gens de bonne humeur, et dans de bonnes dispositions. Bien dosé, il a des effets particulièrement agréables, et utiles.
Smith hausse un de ses sourcils marqués tout en me souriant malgré lui, et me réplique :

« - Vous êtes venu voir le fils indésirable ? »

Il se reprend aussitôt.

« - Pardon, je ne devrais pas vous parler comme ça. »

Avec une douceur bienveillante, et une nouvelle petite dose de gaz, je lui prends gentiment le bras et lui réponds gentiment :

« - Ne vous en faites pas, je comprends. Ça a dû être particulièrement éprouvant de vous retrouver là.
- Oh oui. »

Nous continuons à marcher un petit moment en silence, moi dans un calme souriant, et lui visiblement perdu dans ses pensées mélancoliques. Après un court instant il me demande :

« - Je ne vous ai même pas demandé votre nom. Je suis Alessio Smith, mais je suppose que vous le saviez ? -mon regard innocent laisse sa question sans réponse- Et vous, à qui ai-je l’honneur ?
- Je suis Caramélie d’Isigny, enchantée monsieur Smith.
- Ah oui… je me souviens vous avoir vue en compagnie de la jolie blonde, votre sœur je pense, pendant la cérémonie. Enfin je veux dire… je me souviens d’avoir vu deux jolies blondes, vous et votre sœur. Enfin… »

Je diminue soigneusement la quantité de gaz que je lui fais respirer, et me contente de glousser devant son apparente maladresse.

« - Vous avez raison, je sais qui vous êtes. Mais ce qui m’a surtout intéressée chez vous c’est ce regard intense et profond, cette mélancolie qui se détache de vous, ce courage dont vous avez fait preuve en venant alors que les autres vous rejettent. J’ai eu envie d’en savoir plus sur cette personne là. »

Il rit légèrement, visiblement autant flatté qu’embarrassé. Puis ses jolies lèvres me demandent :

« - Est-ce que je peux vous offrir quelque chose ? Un thé ? Je n’ai surement pas les moyens d’une demoiselle comme vous, mais j’ai de bons goûts et de bonnes adresses ! »
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J’ai passé une agréable soirée en compagnie du charmant Alessio. Si je n’ai pas eu les informations que j’espérais, j’ai au moins pu me faire une idée de la personne qu’il est. Ce n’est pas à proprement parler un solitaire, il a de nombreuses fréquentations parmi la petite noblesse et la bourgeoisie moyenne, mais c’est un jeune homme triste, hanté par le sentiment d’être incomplet ; visiblement beaucoup plus touché qu’il ne veut l’admettre par le fait d’être rejette par son père, le mépris dicté par la fierté qu’il affichait à son égard au début de nos conversations a fini par se muer en un regret amer mais profond. A cette tristesse s’ajoute une angoisse, celle de perdre sa pension. Car il ne fait aucun doute que dame Euphémia lui coupera les fonds que lui versait alors don Armando pour sa subsistance, ce qui reviendrait à le jeter dans la misère.

Le trajet du retour vers chez moi me laisse pensive. J’apprécie ce moment de calme seule, dans le soir, à humer l’air de la ville tout en réfléchissant à ce que je viens d’apprendre, à la manière de le relier au reste du puzzle, et à envisager les autres pistes. A un moment presque machinalement, je porte la main à ma gorge pour caresser les perles de mon collier… et je constate qu’il n’y est plus !!!

Une douche froide me parcourt le dos ! Il nous reste peu d’objets de valeur chez les d’Isigny, mais ce collier en fait partie ! C’est le genre d'accessoires qu’on ne sort que pour les occasions, celles où l’on se montre en public et où l’on fait semblant d’être encore fortunés !
Un pickpocket ? Non, impossible, j’ai traversé les rues sous ma forme semi gazeuse ! Et je l’avais encore en allant au salon de thé tout à l’heure ! La seule personne que j’ai laissé m’approcher d’assez près, et avec qui je me suis montrée un peu moins méfiante, c'est…
… Alessio, l’espèce de sale petit voleur !!!!

En une rapide série de geppou, je me propulse au-dessus des toits ! Sous la forme d’un nuage de gaz volant, plutôt discret dans la pénombre du soir, je reviens sur mes pas. Avançant aussi vite que je peux, accélérant grâce à l’impulsion de mes geppous, je quadrille le quartier en inspectant les ruelles.
J’ai vite fait de retrouver mon charmant compagnon de l’après-midi qui avance à vive allure. Marchant d’un pas décidé, il se faufile entre les maisons avec l’air parfaitement tranquille de celui qui sait où il va, et qui n’a rien à se reprocher. Il quitte la zone résidentielle à peu près fréquentable pour s’engager dans les rues de la ville haute qui ont le plus souffert, et qui ont été investies pour la plupart par des relogés de la ville basse ou de la décharge. Pour le dire autrement : de vrais coupe gorge !

Après plusieurs minutes à le suivre furtivement depuis la voie des airs, tandis qu’il avance à vive allure et se faufile entre les façades défraîchies d’anciennes demeures d’aristocrates, Alessio finit par s’arrêter. Il regarde rapidement autour de lui, puis entre dans une des maisons et disparaît de ma vue. Je perds alors de l’altitude et descends, toujours sous la forme d’un nuage, pour me positionner au niveau d’une des fenêtres du rez-de-chaussée. Il y a quelques personnes dans la rue mais aucune ne semble prêter attention à ce qui n’est apparemment rien de plus qu’une fumée un peu dense échappée d’une cheminée du voisinage, ou du produit d’une cuisinière maladroite qui aurait laissé brûler son repas.

Impossible d’entendre ce qui se dit à l’intérieur. En revanche, j’arrive à distinguer au moins quatre personnes, quatre hommes, dont le fils de Mendoza. Ce dernier semble présenter quelque chose à ses comparses qui l’examinent longuement. L’un d’eux semble vouloir le prendre, ce qui déplait à Alessio qui a l’air de leur réclamer quelque chose. Entre ceux que je pensais être des complices, la tension monte très vite. Les quatre hommes s’agitent… et soudain Alessio se rue dehors !

VLAN ! Il ouvre la porte et se détale à toute allure dans la ruelle !

« - Rattrapez le ! » crie quelqu’un à l’intérieur tandis que les hommes de la boutique s’élancent à sa poursuite !
Le fugitif s’enfuit, bifurque au premier croisement, de nouveau au second, et s’élance dans des passages de plus en plus étroits, là où les rues cessent d’être pavés et où la terre, l’herbe clairsemée et parfois la boue prennent le dessus. Ses poursuivants sont visiblement d’anciens occupants de la décharge, plutôt costauds mais plus propres et mieux vêtus que ce à quoi je me serais attendue de la part de personnes de leur condition.
Quoi ? Ne me juge pas journal, je te rappelle que jusqu’à il y a peu l’habitat des gens pauvres c’était la poubelle géante de l’île ! Littéralement !

Malheureusement pour le fils de Mendoza, il perd du terrain. N’arrivant pas à semer ses poursuivants, il est forcé de redoubler d’agilité pour se faufiler dans le dédale de maisons, mais il s’essouffle. Voyant le danger qu’il court, et malgré mon envie de laisser les trois vilains lui apprendre à voler les dames respectables comme moi, je me décide à intervenir. Je bondis au niveau du sol, reprends ma forme physique, et l’attend au croisement entre deux ruelles vers lequel il se dirige. Je le saisis par le bras au moment où il arrive en soufflant furieusement, et l’attire vers moi avec une force inattendue pour le plaque contre un mur ! Je le pousse dans un coin, entre une gouttière et un tonneau destiné à récupérer l’eau de pluie, où il tombe assis et désorienté. Je m’avance par-dessus lui de manière à vaguement le dissimuler derrière mon ample robe noire.

« - Alessio, chut. Ne bouge pas, je m’en occupe. »

Il n’a pas le temps de protester que déjà ses trois poursuivants sont devant moi. Ils ne peuvent pas le voir sous cet angle, mais il suffirait qu’ils s’approchent un peu ou même qu’ils admettent que ma présence est horriblement suspecte... Il faut dire que je fais aussi tâche dans le paysage que si eux même s’étaient promenés dans la ville haute au milieu des calèches et des maisons pimpantes à la grande époque de Goa !
Pour me donner une contenance, je sors de mon sac à main un miroir de poche et fais mine de me recoiffer.

Le premier des trois individus, un homme de grande taille à la figure parfaitement oubliable avec une coupe à la mode, s’arrête devant moi et me dévisage :

« - Eh bien eh bien, en voilà une jolie jeune fille… » il sourit, mais pas d’un sourire gentil « tu t’es perdue ? Ou bien… tu as quelque chose à nous cacher ? »

Je lui rends son sourire, de la manière la plus charmante et la plus innocente du monde. Et en même temps je relâche la plus grosse quantité de gaz caradrôle que je peux pour l’en abreuver ! Pssssht… ! Je m’efforce de tout rediriger vers lui et ses trois compères, m’efforçant juste d’épargner mon Alessio autant que possible, et je ne fais pas dans la dentelle !
Le sourire de l’individu face à moi se fait plus perplexe, puis simplement amusé, et il reprend :

« - Alors ? Haha ! Tu t’es perdue ? Hahaha ! »

Les rires incontrôlés sont un des symptômes de l’abus de mon gaz mais je m’en fiche, je continue. Et puis je lui réponds :

« - Pas du tout, j’habite la maison juste ici ! Je me rends chez ma mère-grand pour lui apporter un petit pot de beurre et un chaisplustrop quoi. »

Tu te souviens ce qu’on leur apporte d’autre aux mère-grand à part un petit pot de beurre ? Un pot de confiture ? La mienne c’est elle qui m’offrait des choses alors bon…

« - Un pot à ta mère gr… hahaha ! »

Il me dévisage toujours un peu perplexe, comme tiraillé entre la certitude de devoir me chercher des ennuis et une bonne humeur sortie de nulle part qui tend à prendre le dessus.

« - Tu es mignonne comme tout dis-moi ? Hahaha ! Tu as quel âge ?
- Arrête de l’embêter, héhéhé ! », s’esclaffe l’un de ses complices. « Tu as quoi ? Quatorze ans ? Quinze ? C’est ça ? »
Je ne réponds rien, terriblement vexée, mais il continue :
« - C’est encore une gamine, elle a l’âge de ma petite sœur. Allez viens on se casse. On doit rattraper l’autre… héhéhé… l’autre… héhé, l’autre con ! »

Après une ou deux plaisanteries pour la forme, les trois hommes s’en vont, toujours pris de rires incontrôlés et leurs voix devenant de plus en plus aigües. J’attends un moment pour être sûre qu’ils ne fassent pas demi-tour puis je me retourne, prends Alessio par la main pour l’aider à se relever, puis continue.

« - Qu’est-ce que… ?
- Dépêche-toi, on s’en va ! »

Nous repartons à toute allure, aussi vite que le permettent mes chaussures et son point de côté ! Nous rejoignons aussi vite les rassurantes artères les plus fréquentées de la ville. Là, nous prenons enfin le temps de nous asseoir et de souffler.

« - Mais enfin… qu’est-ce qui s’est passé ? Et comment tu m’as trouvé ?
- Ce qui s’est passé, c’est simplement une démonstration de ce à quoi on arrive avec de la noblesse, de l’éducation, et un joli sourire ! »

Je lui fais un clin d’œil et lui adresse un de ces sourires désarmants dont je sais qu’il n’y est pas insensible.

« - Quant à comment je t’ai retrouvé, tu dois en avoir une petite idée. Tu as quelque chose qui m’appartient il me semble… ? »

Sa mine se fait penaude :

« - Oui, désolé… »

Il sort un mouchoir de sa veste, en en déballe mon précieux collier de perles qu’il me tend.

« - Pardon… j’ai été minable. »

Je lui prends le collier sans rien dire.

« - J’ai pas mal de dettes, et je dois de l’argent à certaines personnes. Dont les trois types que tu as vu. Et j’ai encore besoin d’argent si je peux payer un avocat pour avoir une chance de toucher l’héritage de mon père… mon héritage ! Sans ça… sa vieille épouse va me couper les fonds, et je vais me retrouver à la rue. Plutôt mourir que d’en arriver là ! »

La flamme qui l’avait animé un instant retombe aussi vite qu’elle est venue et il me dit, contrit :

« - Tu as été bienveillante avec moi. Tu as été la seule à m’accorder un peu de ton attention sans rien attendre en retour, et moi en échange je t’ai volé. Et malgré ça tu m’as sauvé ! Je suis vraiment un minable… »

J’avoue que je ressens une pointe de culpabilité parce qu’il me surestime. Même si il m’a sincèrement touchée, mon action n’était absolument pas désintéressée ! Et voilà, maintenant je m’en veux aussi !

« - Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? »

Il hésite un moment, la tête basse, et puis répond :

« - Rien, probablement. Je vais devoir me faire un peu oublier de toute façon. Alors je vais me faire discret, et maudire celui qui a fait mourir mon père si tôt. »

♦♦♦♦

« - Et vous le pensez innocent ? » Me demande mon escargophone en reproduisant la voix et les expressions faciales de ma supérieure.
« - Avec une quasi-certitude oui. C’est un pauvre homme un peu perdu je crois, un peu désespéré, mais franchement pas assez ambitieux ni assez subtil pour assassiner son père comme il l’a été. De toute façon il a un alibi pour le jour de l’assassinat.
- Alors on repart de zéro de ce côté », soupire dame Candice.

Je me cale sur mon lit, allongée sur le côté et la tête reposant sur la main, et demande :

« - Qu’a donné l’enquête ailleurs ? On a des pistes du côté de l’Umbra ou du ministre Vendetta ?
- L’Umbra Corporation est aussi insaisissable qu’à l’accoutumée. Quant à Vendetta, il a mis en œuvre le plan d’action qu’il avait prévu à l’avance pour s’emparer du maximum de l’influence de son collègue et concurrent maintenant qu’il n’est plus. Mais l’agent que nous avons placé dans son entourage nous avait déjà informé de l’existence de ce plan bien avant la mort de Mendoza, et il semble que sa préparation n’était rien de plus qu’une des nombreuses manœuvres de notre homme pour se préparer et s’adapter rapidement à n’importe quelle situation.
- Je vois…
- C’est tout pour le moment. Continuez de surveiller l’entourage des Mendoza, et je compte sur vous pour proposer de nouvelles pistes dans les jours à venir. »
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Cher journal,

Je me réveille en sursaut, et pousse un grognement alors que mon escargophone sonne avec acharnement. Je prends deux secondes pour réorganiser mes pensées, une de plus pour me préparer une voix qui donnera l’illusion que j’étais déjà réveillée, et je décroche :

« - J’écoute ? »

Technique d’agent : ne jamais donner son identité la première.

« - Mademoiselle, ici Victor. »

Les informations arrivent en cascade dans ma tête. Victor, alias Ambroise-Amédée de la Maillardière, est l’un des membres de l’équipe du Cipher Pol avec lesquels dame Candice m’a mise en contact dans le cadre de mon enquête. C’est un agent de rang inférieur, à qui il incombe des tâches plus ou moins ingrates comme de faire le guet durant des heures en pleine nuit.

« - Je m’excuse de vous réveiller, mais j’ai découvert quelque chose qui requiert votre attention. »

Je soupire intérieurement, et fais une croix sur la fin de ma nuit de sommeil si courte.

« - Entendu, je vous rejoins. Position habituelle ?
- Oui mademoiselle. »

♦♦♦♦

Le nuage de gaz que je suis atterrit élégamment sur le toit de la résidence. Elle offre une vue appréciable sur toute une avenue de demeures chic, et en particulier celle du couple Mendoza, même si à cette heure tout baigne dans une lumière sombre et bleutée.
Je remonte le col de mon manteau, et salue mon collègue de la tête. Ce dernier ôte poliment son chapeau, et commente :

« - Il fait frais, hein ? Je vous offre un thé chaud, mademoiselle ? »

Il prend sur le rebord du toit une thermos et se prépare à remplir une tasse en porcelaine raffinée qui a de quoi surprendre en la position d’un espion guetteur. Mon premier réflexe est e refuser par habitude, en plus le thé chaud ça brûle la langue et c’est meilleur froid, mais un souffle de vent frais me fait changer d’avis.

« - Oh, avec plaisir. Merci.
- Navré de vous avoir faite déranger à cette heure mais l’affaire ma semblée digne d’intérêt. Tôt ce matin, j’ai vu une des petites servantes de la maisonnée sortir de la demeure. Elle emportait avec elle un sac de déchets à balancer, ce qui est déjà étonnant en soi parce que c’est le rôle de l’homme à tout faire habituellement, mais ce n’est pas tout. Je l’ai suivie de loin, et plutôt que de déposer son chargement au dépotoir habituel, elle s’est rendue jusqu’à la promenade près des quais pour s’en débarrasser directement à le mer. »

Je l’écoute en silence, un peu blasée d’avoir été réveillée pour une histoire de poubelles, et commente simplement pour montrer que je suis :

« - Ça en fait du chemin pour jeter ses ordures.
- Précisément ! Dès qu’elle est partie je suis allé récupérer le sac, et voilà ce que j’ai trouvé ! »

Il exhibe plusieurs flacons de verre coloré, joliment ouvragés, comme on pourrait en trouver dans n’importe quelle salle de bain de famille aisée, et d'autres beaucoup plus simples, avec des étiquettes en partie effacées par leur bref séjour dans l’eau.

« - Ils étaient déjà vides évidemment, mais je me suis dit que vous pourriez les expertiser avec plus de précision que moi avec vos capacités… »

Je hausse les sourcils alors que je comprends où mon subordonné veut en venir avec son raisonnement, et je porte un premier flacon à mon nez. Je suis aussitôt assaillie par les effluves d’amande amère qu’il dégage. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la dernière fois où j’ai pu respirer une telle odeur !

« - Vous aussi vous le sentez ? »

Je hoche la tête :

« - Du cyanure… »

J’observe les flacons avec un regard nouveau. Je reconnais certains comme étant les récipients à produits de bain que j’avais déjà inspectés sur la scène du crime. Rien d’étonnant à ce qu’ils aient voulu s’en débarrasser. Les autres en revanche sont bien plus intéressants : on dirait le genre de petites bouteilles que l’on achète en général chez l’apothicaire. Des flacons de médicaments, ou parfois des produits pour éliminer les nuisibles : les rats… ou les vice-gouverneurs !

Je réfléchis quelques instants et demande :

« - Qu’avez-vous fait de la servante ?
- Elle est retournée vaquer à ses occupations dans la demeure, et je l’ai laissée faire. Mais je pourrais l’identifier sans aucun mal si vous le souhaitez. »
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Je reconnais la servante qui était venue nous accueillir, Réglisophie et moi, alors que nous étions venues rendre visite à don Mendoza. Elle en revanche ne semble pas me reconnaitre, avec ma perruque brune et mes lunettes teintées à larges verres ovales, mon costume, mon tailleur noir sévère et ma mine qui l’est tout autant. Nous l’interrompons alors qu’elle est occupée à passer la serpillère dans l’un des nombreux salons.

« - Bonjour ma chère. Vous êtes une travailleuse matinale, ça fait plaisir à voir. »

Mon collègue la contourne, et vient s’adosser négligemment devant la porte de du salon. La jeune femme tourne lentement la tête vers moi, écarquille les yeux et s’exclame :

« - Faites attention, vous marchez en plein là où c’est mouillé ! »

Consciente du danger qu’il y a à marcher en talons sur un sol glissant, j’exécute un agile pas de côté qui m’amène à l’abri sur un tapis moelleux, puis m’efforce de rester dans mon rôle de prédatrice justicière qui s’en vient châtier les criminels :

« - Nous…
- Pas sur le tapis, je viens de le brosser ! Maintenant que vos chaussures sont mouillées, vous allez mettre plein de saletés partout !
- Ça suffit, non mais ! Je m’en moque de votre tapis ! Et de votre sol mouillé !
- On voit bien que ce n’est pas vous qui allez vous faire disputer si le ménage est mal fait ! Je suis bonne pour tout recommencer avec vos bêtises !

Maudissant intérieurement toutes les raisons qui font qu’une servante comme elle se sent capable de prendre de haut un noble comme moi (en vrac : la révolution stupide, les idées stupides de la république, la mauvaise prise en main de leurs serviteurs typique d’une maison de petite noblesse comme celle des Mendoza, ou peut-être surtout mon déguisement qui me donne plus l’air d’une jeune employée de bureau passablement décontenancée par la situation que d’une aristocrate ou d’une agent de la plus terrible organisation gouvernementale des sept mers), je tâche de lui montrer que ses récriminations m’indiffèrent et adopte une autre tactique. J’exhibe devant elle le sac tout juste tiré du canal, et en sort quelques flacons :

« - Nous sommes de très aimables personnes qui sommes venues vous rapporter des objets que vous avez perdus. Vous avez de la chance, ils auraient pu disparaître pour de bon dans les eaux du port ! »

La servante blêmit lorsque j’exhibe le sac de flacons dont elle pensait être débarrassée.

« - Oh non… par pitié… faites attention avec votre sac, vous êtes en train de mettre de l’eau partout !
- Ce n’est pas exactement la réaction que vous étiez censée avoir.
- Et alors quoi ? Je suis sensée croire que vous essayez de m’aider en gâchant tout mon travail de la matinée ?

Moi qui étais convaincue que c’était une fille un peu niaise et impressionnable qu’une belle démonstration du Cipher Pol suffirait à faire craquer, je suis désappointée ! Je jette un regard noir à l’agent Victor qui rit sous cape, et passe en mode « méchante ». Mon visage se fait plus austère, mon regard plus dur. Histoire de frimer un peu, j’exécute un soru qui me propulse dans son dos en une demi seconde, et sans glisser sur le parquet savonneux, s’il vous plaît ! Je pose mes deux mains sur ses épaules, façon prédatrice, et esquisse un vilain sourire :

- Ne nous faites pas perdre de temps alors que vous avez été prise sur le fait. Le Cipher Pol n’est pas du tout patient lorsqu’on parle de meurtre. Maintenant, dites-nous tout ce que vous avez à nous dire. »

La servante hésite quelques instants avant de répondre :

« - D’accord, mais c’est donnant-donnant. Je veux des garanties pour commencer. Et de l’argent. Assez pour quitter ce travail de servante. Je sais très bien le sort qu’on réserve à celles qui cafardent.
- Voilà votre garantie : soit vous parlez, soit je vais dehors, je trouve la plus belle flaque de gadoue du quartier, je me roule dedans pendant dix minutes, et je reviens ensuite ici pour transformer tout votre ménage en la plus affreuse porcherie que personne ait jamais vue ! Et croyez-moi, on s’y connaît pour faire des cochonneries au Cipher Pol !
- C’est complètement… »

Je pose un pied sur le plancher humide et savonneux, et fait crisser mon talon sur le bois ciré.

« - Peut-être même que je pourrais ramener un chien errant pour m’aider en se roulant sous les meubles, et en mordillant les pieds de table…
- Non, non… bon, ça suffit ! C’est d’accord, dites moi ce que vous voulez savoir !
- Quand même ! Que faisiez vous avec tous ces flacons ?
- J’ai juste jeté les ordures. Je fais le ménage ici, au cas où ça vous aurait échappé.
- Agent Victor ? Je crois que j’ai repéré un chien qui faisait les poubelles près du caniveau en venant ici tout à l’heure…
- Bon, bon ! C’est dame Cornélia qui m’a dit de les jeter. Elle m’a demandé de m’en débarrasser, mais pas au dépotoir. Elle m’a dit d’aller les jeter tôt le matin dans le canal pour éviter les curieux.
- Pourquoi la mère de dame Euphémia t’a-t-elle demandé ça ?
- Je n’en sais rien… » j’esquisse le geste de sauter à pieds joints sur le parquet tout propre, et elle s’empresse d’ajouter : « c’est la vérité, vous le promets ! Elle les trouvait sûrement malséants après ce qui s’est passé ! »

Je prends le temps d’une pause de quelques secondes, et puis demande :

« - Que sais-tu de ces flacons ?
- Ils étaient dans la salle de bains de monsieur. Monsieur y avait ses parfums et ses eaux de toilette, je crois bien.
- Et les autres ?
- Rien, je…
- Et que penses-tu savoir ?
- C’est dame Cornélia qui me les a donnés. J’ignore où ils étaient rangés avant.
- Je vois. »

Je réfléchis un instant, passant en revue les autres informations que je pourrais essayer de lui arracher, mais j’ai peur qu’elle dise simplement la vérité. C’est juste une servante qui a fait le boulot qu’on lui a assigné pour faire disparaître de potentielles preuves avec, disons, au moins une complicité passive.
En revanche, elle me débloque une nouvelle piste extrêmement intéressante à creuser ! Hélas, ce n’est plus de mon ressort et pour aller aussi loin je dois m’en référer à ma supérieure. Quant à cette servante pénible…

« - Merci pour toutes ces réponses. A partir de maintenant, voilà ce qui va se passer : vous allez continuer de travailler tout à fait normalement et passer une journée tout ce qu’il y a de plus tranquille. Monsieur Victor ici présent, qui est quelqu’un de confiance, va rester près de vous et s’assurer que rien ne trouble votre tranquillité.»

La femme ne peux que se borner à manifester son manque d’enthousiasme. Quant à moi, je fais mine d’ignorer le regard désespéré de l’agent Victor qui vient de se faire annoncer qu’il n’aura pas le droit à une journée de sommeil bien méritée après sa nuit passée à faire le guet !
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« - Dame Cornélia, dame Euphémia.
- Dame Candice. J’ai toujours su que vous trempiez dans de sales affaires, mais vous êtes encore plus compromise que je ne le pensais ! »

Trônant toujours derrière son luxueux bureau, dame Candice Clarcin de Batiolles domine ses deux invitées malgré elles de toute son immense stature, un sourire de prédatrice aux lèvres. Deux agents à la mine neutre et professionnelle sont également présents : un devant la porte, et un dans un coin de la pièce. Je suis discrètement installée dans un réduit de l’autre côté du miroir, qui se révèle être une vitre sans teint. De là, je ne perds pas une miette de l’entrevue !

« - Jusqu’à  preuve du contraire, mes affaires sordides ne concernent pas le meurtre de mon beau fils. »  Son regard passe de la mère à la fille « Ni de mon mari. »

Alors que dame Cornélia, fidèle à elle-même, brasse un ouragan autour d’elle, dame Euphémia la veuve éplorée reste plongée dans un mutisme digne et profond. Elle ne sursaute même pas lorsque dame Candice évoque le meurtre, ni ne jette de regard à sa mère.

« - Vous paierez cher cette accusation, Batiolles ! C’est un scandale, une honte ! Accuser deux pauvres personnes dans le deuil ! Vous faites honte à tous vos pairs, et à toute votre organisation de racailles !
- C’est pourtant vous qui avez ordonné de vous débarrasser des dernières preuves » , poursuit ma supérieure imperturbablement. « Où vous êtes-vous procuré le cyanure ?
- Alors c’est ça ? Vous cherchez à dissimuler votre incompétence en inventant des preuves ? Vous êtes minable ! Ce qui ne m’étonne pas du tout à vrai dire.
- L’avez-vous acheté vous-mêmes, ou vous l’a-t-on fourni ?
- Vous n’avez pas honte de raconter des mensonges pareils ?!
- Est-ce un cadeau d’un des nombreux adversaires de votre beau-fils, ou bien est-ce un ami secret de la révolution qui vous a demandé de faire cette sale besogne à sa place ?
- Taisez-vous, menteuse ! »

CLAP !

Dame Candice frappe dans ses mains avec une telle force, et le bruit résonne tant, qu’elle impose le silence. Elle ordonne alors d’une voix forte :

« - Regardez-moi dans les yeux, Cornélia Eustass ! »

Depuis mon abri, il me suffit de voir le trouble qui habite soudainement la veuve pour me faire une idée de l’effet que produit chez elle toute la force redoutable du regard flamboyant de ma supérieure braqué sur elle. Et surtout, d’assister à la démonstration du plus grand talent de dame Candice, celui qui fait d’elle un des plus grands atouts du CP5, et une inquisitrice que je ne pourrais jamais égaler. Car avant d’être une agent, une cheffe qui en impose, une combattante mortelle ainsi qu’une magouilleuse sans scrupules, dame Candice est surtout une personne douée d’un talent inné pour l’hypnose.

« - Dites-moi la vérité. Avez-vous tué Don Armando Mendoza ? »

Le corps de Cornélia Eustass est toujours aussi tendu, et pourtant sa volonté semble avoir capitulé. Elle n’arrive plus à quitter des yeux le regard troublant de son interlocutrice. Blême, elle laisse échapper :

« - Non.
- Avez-vous aidé à le tuer ?
- J’ai... »

A ce moment, dame Euphémia brise son mutisme et lui coupe la parole. D’une voix mauvaise, pleine de rancœur, elle lance :

« - Oui nous l‘avons tué. Nous n’avons pas eu besoin de toute l’aide que vous semblez ravie d’imaginer. Nous n’avons pas eu besoin de vos chers ennemis politiques que vous seriez ravis d’envoyer en prison, ni de ces fameux révolutionnaires que vous seriez bien incapables d’arrêter vous-mêmes ! Vous n’imaginez visiblement pas à quel point c’est facile de se procurer du poison dans cette ville d’assassins et de dégénérés !
- Pourquoi avoir fait ça ? » Demande très calmement dame Candice.

Euphémia éclate d’un rire sans joie. Comme libérée d’un poids, elle semble presque hystérique tandis qu’elle s’exclame, sous le regard interdit de sa mère:

« - Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt, surtout ?! Nous l’avons tué parce que j’étais mariée à un monstre ! Un sadique odieux et cruel ! Un vicieux qui n’avait de cesse de m’humilier quand il ne me violentait pas tout simplement !
Lorsque mère a constaté comment il me traitait, elle en est venue à craindre pour ma vie. A raison. Alors nous nous sommes procuré une puissante dose de cyanure, et avons remplacé tous ses sels de bain par ce poison. Nous nous sommes ensuite arrangées pour en déverser une bonne quantité dans la baignoire afin d’être sûres qu’il n’y survivrait pas.

- Vous avez eu la main lourde : si j’en crois les rapports, vous avez largement déversé de quoi tuer toute la maisonnée !
- Je ne pouvais pas prendre le risque de ne pas le tuer. »

Ma supérieure reste un instant silencieuse et pensive, avant de plonger à nouveau ses yeux de prédatrice dans ceux de la meurtrière :

« - Et ça en valait la peine ?
- C’est certainement la meilleure action de ma vie.
- Très bien. » Elle se tourne vers l’agent au fond de la pièce « Les aveux ont été enregistrés ?
- Oui madame.
- Parfait. Dame Cornélia, dame Euphémia, vous êtes libres, vous pouvez rentrer chez vous. Cette conversation n’a jamais eu lieu. En ce qui nous concerne, don Armando a été tué par un mystérieux assassin et il ne fait pas de doute que son meurtre a été commandité par un de ses ennemis politiques.
- Mais comment… ?

CLAP !

« - Regardez moi dans les yeux. Toutes les deux. Cette conversation n’a jamais eu lieu. Vous allez rentrer chez vous, et jouer votre rôle de pauvres veuves endeuillées qui pleurent leur époux perdu. »

Elle se radoucit :

« - Allez, filez vite. Et faites profil bas, personne n’a envie de voir de nobles dames comme vous se faire trancher la tête par les plus fanatiques de nos concitoyens. »

♦♦♦♦

Après un dernier regard vers leur interlocutrice, les deux femmes quittent le bureau, livides, et se font raccompagner par les deux agents. Je fais alors coulisser la paroi du miroir sans teint et rejoins ma supérieure qui arbore un petit sourire satisfait. Sourire qui s’accentue encore lorsqu’elle voit mon expression étonnée.

« - Je sais bien que dame Euphémia et dame Cornélia n’étaient pas les coupables que nous espérions, mais nous n’aurions pas dû les arrêter malgré tout ? Au moins pour les exfiltrer discrètement vers une prison gouvernementale ?
- Comme vous venez de le dire, et comme elles l’ont très bien deviné, elles ne font pas de bonnes coupables pour nous. Pire encore, elles auraient donné de l’eau au moulin de ceux qui traitent déjà les aristocrates comme nous de dégénérés sanguinaires. A ce compte-là, j’aime autant laisser planer le doute et garder la possibilité de faire porter le chapeau à l’un de nos adversaires politiques, si l’occasion se présente.
- Oh, ça fonctionne déjà très bien à ce que j’ai cru comprendre ! La ville ne parle que de ça et les nobles sont en ébullition ! Ma sœur et notre cousin le duc Augustin m’ont déjà conviée à une réunion politique avec leurs partenaires en vue de présenter une liste de doléances -exigences serait un mot plus adapté- au gouverneur. Et ils n’ont jamais eu autant de soutiens derrière eux !
- Vous voyez ?! Et puis entre nous, Don Armando était un sale type, non ? »

Je m’interromps un instant.

« - A mon avis, le mot le plus juste pour le définir serait : une effroyable raclure, doublée d'un arriviste ambitieux à la loyauté discutable.
- Personne n’aime ce genre d’homme ! Finalement, justice a été faite d’une certaine façon ! Ce qui compte pour nous, c'est d'arrêter de gaspiller nos efforts en enquête sur les mauvaises personnes alors que nous connaissons le fin mot de cette histoire. »

Elle me sourit :

« - Allez d’Isigny, au travail. La mission reprend ! »
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