— Nan mais r’garde-la …
Assise son tonnelet de bière, Mama regardait effectivement la jeune femme. Elle ne la quittait pas des yeux, inquiète et pleine d’empathie. Exceptionnellement, elle n’avait pas le goût à la célébration, et donc il était inutile d’entamer ce contenant pour rien. Les circonstances l’exigeaient.
— On peut pas la laisser comme ça …
— J’allais pas la laisser comme ça.
Le silence durait et personne n’osait bouger un cheveu. Grant, le conjoint de Mama était accroupi à ses côtés, l’air peiné. La jeune femme était recroquevillée entre deux rochers, adossée à la falaise. La respiration nerveuse, elle était parcourue de spasmes. Elle tenait un tesson de bouteille ramassé sur place et menaçait le couple, les bras pourtant repliés sur son corps comme pour se protéger. Son visage blême était recouvert d’un maquillage de craie et de suie autour de ses yeux qui avait craquelé et s’effritait. Ses lèvres étaient colorées de sang séché, bruni, et dans le même état. Elle était vêtue d’un pardessus dans un piteux état. Elle portait aussi un chapeau grossier en feutre, bricolé et cousu avec les moyens du bord et dans l’urgence. Il était orné d’une fleur en tissu chiffonné à la couture lâche.
Malgré ces artifices, sa peau était parcourue d’hématomes rouges, bleus, violacés et verdâtres. Ses cernes noires et profondes étaient surmontées de joyaux bleu-acier ternis, cerclés dans un regard terrifié. Le coup qu’elle avait reçu sur le nez était récent et parfaisait sordidement le portrait de clown triste.
— Laisse-moi avec elle.
Grant roula son épaule contusionnée mais s’exécuta sans mot dire. Mama examinait la pauvre fille à coups d'œillades frénétiques, un pli barré sur le front. Ses blessures à elle n’avait aucune importance. Elle ne savait pas comment s’y prendre avec son interlocutrice mais il lui fallait agir. Alors elle descendit de son tonnelet et à son tour, elle s’accroupit. Par instinct de survie, la jeune femme se crispa davantage et se renfrogna.
— Salut ! Je sais que dans la précipitation, on a pas trop eu le temps de se présenter mais … je vais te dire un secret : je m’appelle Maloma, mais j’aime pas ce prénom, donc tout le monde m’appelle Mama Boutanche. Mais toi, tu peux m’appeler comme tu veux ! Tu es en sécurité maintenant, c’est tout ce qui compte ! On ne te veut aucun mal ! Je te le promets !
Mama observait les résultats de son approche, mais rien ne changea. Alors, avant de reprendre la parole, elle tenta d’afficher un sourire rassurant, même si ce n’était pas une chose qui lui était commune. Elle aurait voulu se faire plus petite pour paraître moins impressionnante, mais comme elle n’y parviendrait pas, elle abandonna rapidement l’idée.
— Et toi ? C’est quoi ton petit nom ? T’es pas obligée de me dire le vrai, juste un nom pour que je puisse t’appeler comme tu le souhaites.
Les secondes passaient mais sa bouche commença à s’animer avec hésitation, comme si elle avait peur de parler. Ou plutôt, comme si elle cherchait la vérité. Mama patientait sans bouger.
— J-Je … Je n’sais plus !
Le scénario se déroula mentalement dans la tête de la Révolutionnaire à la vitesse de l’éclair, comme une évidence : esclave, elle avait subi le pire des traitements. Celui qui ne laisse plus aucune place à la personnalité. A cette idée, elle crispa les poings et se mit à trembler de fureur.
— D-Désolée !!
Cette excuse plaintive lâchée en toute hâte, par pur réflexe, poignarda Mama en plein cœur et la foudroya de remords. Sa réaction l’avait encore plus effrayée alors qu’elle n’était pas dirigée contre elle.
— Non ! Non ! Tu n’as pas à t’excuser ! Tu ne m’as rien fait ! Tu sais, le groupe dont tu faisais partie, ce n’est pas le premier qu’on a sauvé ! Je connais bien l’attitude des maîtres ou des esclavagistes ! C’est après eux que j’en avais ! Je ne sais pas ce qu’ils t’ont fait, mais le soupçonner m’a mise en colère ! Je te l’ai dit : alors je sais, on dirait pas comme ça, mais tu n’as rien à craindre de moi, ou même de nous !
Imperceptiblement, elle avait un peu relâché son étreinte sur le cadavre de bouteille.
— Merci … lâcha-t-elle timidement.
Le sourire de Mama s’élargit et gagna en franchise et en chaleur.
— Tu n’as pas à me remercier ! C’est normal ! Tu pourras le faire si un jour on parvient à abolir officieusement l’esclavage …
— Merci de nous avoir sauvés … J’ai cru que j’allais mourir ! Je voulais mourir ! Mais j’y arrivais pas … Y’a … les petites voix dedans moi qui … elles m’encourageait à tenir bon, mais elles préféraient rester cachées. Max a eu peur dès notre capture, mais c’est lui qui m’a donné l’idée du maquillage. Pour que je pense à lui. Et Alexis, elle me fait peur, même si je sais qu’elle fait ça pour m’aider. Mais c’est elle qui a le plus souffert parce que c’est elle que j’étais quand on a dû se battre. Elle a essayé de se rebeller, plein de fois, mais elle a été punie à chaque fois. Comme ils avaient peur qu’elle arrive à se libérer quand même et qu’elle leur fasse payer, ils l’ont brisé. Alors elle s’est enfouie dans moi juste avant et c’est moi qu’ils ont brisé …
Mama ne comprenait pas tout, mais elle se satisfit de cette réponse. C’était un bon premier pas l’une envers l’autre. Cependant, elle concevait plusieurs hypothèses. Est-ce qu’elle avait toujours été comme ça ? Ou était-ce un mécanisme de défense ?
Quoi qu’il en était, elle balaya cette pensée. Ce n’était pas le plus important pour le moment.
— Sasha. Je m’appelle Sasha.
— Enchantée, Sa…
— Merci Mama. C’est grâce à toi, c’est parce que tu m’as demandé et qu’ils m’ont soufflé que je m’en suis souvenue. Je crois qu’ils pensent que je peux te faire confiance …
Les lagons dans les yeux de la Révolutionnaire s’humidifièrent farouchement et elle lui tendit la main.
— Allez, viens Sasha, retournons au bateau. Tu dois avoir terriblement faim, ou soif, ou froid. Et peut-être même les trois.
Assise son tonnelet de bière, Mama regardait effectivement la jeune femme. Elle ne la quittait pas des yeux, inquiète et pleine d’empathie. Exceptionnellement, elle n’avait pas le goût à la célébration, et donc il était inutile d’entamer ce contenant pour rien. Les circonstances l’exigeaient.
— On peut pas la laisser comme ça …
— J’allais pas la laisser comme ça.
Le silence durait et personne n’osait bouger un cheveu. Grant, le conjoint de Mama était accroupi à ses côtés, l’air peiné. La jeune femme était recroquevillée entre deux rochers, adossée à la falaise. La respiration nerveuse, elle était parcourue de spasmes. Elle tenait un tesson de bouteille ramassé sur place et menaçait le couple, les bras pourtant repliés sur son corps comme pour se protéger. Son visage blême était recouvert d’un maquillage de craie et de suie autour de ses yeux qui avait craquelé et s’effritait. Ses lèvres étaient colorées de sang séché, bruni, et dans le même état. Elle était vêtue d’un pardessus dans un piteux état. Elle portait aussi un chapeau grossier en feutre, bricolé et cousu avec les moyens du bord et dans l’urgence. Il était orné d’une fleur en tissu chiffonné à la couture lâche.
Malgré ces artifices, sa peau était parcourue d’hématomes rouges, bleus, violacés et verdâtres. Ses cernes noires et profondes étaient surmontées de joyaux bleu-acier ternis, cerclés dans un regard terrifié. Le coup qu’elle avait reçu sur le nez était récent et parfaisait sordidement le portrait de clown triste.
— Laisse-moi avec elle.
Grant roula son épaule contusionnée mais s’exécuta sans mot dire. Mama examinait la pauvre fille à coups d'œillades frénétiques, un pli barré sur le front. Ses blessures à elle n’avait aucune importance. Elle ne savait pas comment s’y prendre avec son interlocutrice mais il lui fallait agir. Alors elle descendit de son tonnelet et à son tour, elle s’accroupit. Par instinct de survie, la jeune femme se crispa davantage et se renfrogna.
— Salut ! Je sais que dans la précipitation, on a pas trop eu le temps de se présenter mais … je vais te dire un secret : je m’appelle Maloma, mais j’aime pas ce prénom, donc tout le monde m’appelle Mama Boutanche. Mais toi, tu peux m’appeler comme tu veux ! Tu es en sécurité maintenant, c’est tout ce qui compte ! On ne te veut aucun mal ! Je te le promets !
Mama observait les résultats de son approche, mais rien ne changea. Alors, avant de reprendre la parole, elle tenta d’afficher un sourire rassurant, même si ce n’était pas une chose qui lui était commune. Elle aurait voulu se faire plus petite pour paraître moins impressionnante, mais comme elle n’y parviendrait pas, elle abandonna rapidement l’idée.
— Et toi ? C’est quoi ton petit nom ? T’es pas obligée de me dire le vrai, juste un nom pour que je puisse t’appeler comme tu le souhaites.
Les secondes passaient mais sa bouche commença à s’animer avec hésitation, comme si elle avait peur de parler. Ou plutôt, comme si elle cherchait la vérité. Mama patientait sans bouger.
— J-Je … Je n’sais plus !
Le scénario se déroula mentalement dans la tête de la Révolutionnaire à la vitesse de l’éclair, comme une évidence : esclave, elle avait subi le pire des traitements. Celui qui ne laisse plus aucune place à la personnalité. A cette idée, elle crispa les poings et se mit à trembler de fureur.
— D-Désolée !!
Cette excuse plaintive lâchée en toute hâte, par pur réflexe, poignarda Mama en plein cœur et la foudroya de remords. Sa réaction l’avait encore plus effrayée alors qu’elle n’était pas dirigée contre elle.
— Non ! Non ! Tu n’as pas à t’excuser ! Tu ne m’as rien fait ! Tu sais, le groupe dont tu faisais partie, ce n’est pas le premier qu’on a sauvé ! Je connais bien l’attitude des maîtres ou des esclavagistes ! C’est après eux que j’en avais ! Je ne sais pas ce qu’ils t’ont fait, mais le soupçonner m’a mise en colère ! Je te l’ai dit : alors je sais, on dirait pas comme ça, mais tu n’as rien à craindre de moi, ou même de nous !
Imperceptiblement, elle avait un peu relâché son étreinte sur le cadavre de bouteille.
— Merci … lâcha-t-elle timidement.
Le sourire de Mama s’élargit et gagna en franchise et en chaleur.
— Tu n’as pas à me remercier ! C’est normal ! Tu pourras le faire si un jour on parvient à abolir officieusement l’esclavage …
— Merci de nous avoir sauvés … J’ai cru que j’allais mourir ! Je voulais mourir ! Mais j’y arrivais pas … Y’a … les petites voix dedans moi qui … elles m’encourageait à tenir bon, mais elles préféraient rester cachées. Max a eu peur dès notre capture, mais c’est lui qui m’a donné l’idée du maquillage. Pour que je pense à lui. Et Alexis, elle me fait peur, même si je sais qu’elle fait ça pour m’aider. Mais c’est elle qui a le plus souffert parce que c’est elle que j’étais quand on a dû se battre. Elle a essayé de se rebeller, plein de fois, mais elle a été punie à chaque fois. Comme ils avaient peur qu’elle arrive à se libérer quand même et qu’elle leur fasse payer, ils l’ont brisé. Alors elle s’est enfouie dans moi juste avant et c’est moi qu’ils ont brisé …
Mama ne comprenait pas tout, mais elle se satisfit de cette réponse. C’était un bon premier pas l’une envers l’autre. Cependant, elle concevait plusieurs hypothèses. Est-ce qu’elle avait toujours été comme ça ? Ou était-ce un mécanisme de défense ?
Quoi qu’il en était, elle balaya cette pensée. Ce n’était pas le plus important pour le moment.
— Sasha. Je m’appelle Sasha.
— Enchantée, Sa…
— Merci Mama. C’est grâce à toi, c’est parce que tu m’as demandé et qu’ils m’ont soufflé que je m’en suis souvenue. Je crois qu’ils pensent que je peux te faire confiance …
Les lagons dans les yeux de la Révolutionnaire s’humidifièrent farouchement et elle lui tendit la main.
— Allez, viens Sasha, retournons au bateau. Tu dois avoir terriblement faim, ou soif, ou froid. Et peut-être même les trois.
Dernière édition par Mama Boutanche le Lun 16 Mai 2022 - 15:20, édité 3 fois