Allez Mama, pense qu'en face de toi se tient ... un apprenti au ranch ! Mais un apprenti que tu dois respecter tout en lui expliquant la vie, la vraie.— Vous savez, votre Sainteté, ici b...
— Je vous en prie, appelez-moi "Céleste Capitaine".
— (grmbl) Vous savez, votre "Céleste Capitaine", ici bas, tout travail mérite salaire, mais il faut aussi mériter ce qu'on a gagné -bien que le mérite n'existe pas ! Or, vous m'avez gagné lors de mon concours de dressage, mais vous n'avez rien fait pour cela. Alors ... pour réparer cette injustice bien que légale ... Je vous défie en duel sur la piste de danse ! Si je perds, je vous offre le Minocoffre de la première épreuve !— J’accepte ! Suivez-moi, fidèle mousse !Mama s’exécuta, non sans grincer des dents à cette dénomination. Elle s’était lancée dans ce défi par pure défiance, elle voulait mettre la dragonne céleste à contribution, toute persuadée qu’elle était qu’une noble n’était pas habituée à mettre la main à la pâte, et que donc qu’elle allait lamentablement échouer.
Sur le chemin, Sainte Adela lui expliqua les règles, et le plan de jeu de la Révolutionnaire se dessinait très nettement : elle n’avait aucune grâce, aucune élégance, et elle allait perdre … si elle jouait sur ce front là.
Non, il lui fallait contourner ces canons pour imposer les siens. Avec un peu de chance, la piste allait être dévorée des yeux par une majorité de bourgeois ne connaissant rien au monde, et elle allait pouvoir prétendre réaliser une danse typique de Torino, dans un chant et des gestes barbares, tout dans l’intimidation et la violence. Et ça, c’était clairement dans ses cordes ! Avec un peu de chance, ça déstabiliserait et impressionnerait sa concurrente, avec encore un peu plus de chance, ça impressionnerait aussi les jurés.
La piste était constituée d’une large bande de parquet lustré, mise en évidence au milieu de la salle et suffisamment surélevée et surmontée de dials lumineux. La foule, située à gauche et devant la piste, commençait doucement à s’amasser, ce qui surprit un peu Mama. Elle ne s’attendait pas non plus à ce qu’elle soit aussi diverse dans ses milieux sociaux … Qu’importaient, les dés étaient jetés. Le jury, lui, était un peu plus pompeux. Il était situé sur la droite, et les jurés étaient assis sur des chaises derrière des tables dressées pour l’occasion. Enfin, des musiciens étaient prêts à donner tout ce qu’ils avaient depuis le fond de la salle.
— Bien, votre Sainteté, sur quel style de musique voulez-vous danser ?
— Le jazz, bien évidemment !Y’a que ces connards de bourgeois pour aimer le jazz …— Et vous, euh … Madame ?
— Rien.
— Comment ça, “rien” ?
— Bah rien. Jouez rien.
— Ahem, je ne comprends pas, vous allez danser sur … du silence ?
— Oui, voilà. Vous voyez que vous avez compris.
— Eh bien … soit … Je rappelle brièvement les règles : chacune votre tour, deux passages, Sainte Adela commence. Êtes-vous prêtes ?
— Oui !
— Ouais …
— Musiciens, chauffez ! Que la meilleure danseuse gagne !Mama ne l’avait pas vu auparavant, mais Sainte Adela s’était dénichée un charmant boa d’un rouge très charnel. Ses ondulations au rythme des instruments apportaient énormément de charme, elle glissa même un clin d’oeil coquin à quelqu’un dans la foule. Son boa roulait sur ses épaules, descendait jusque dans le bas des reins et ondulait avec plaisir autour de ses bras.
C’était très sensuel et Mama faillit à plusieurs reprises oublier que sa rivale était une représentante du groupe qu’elle détestait le plus au monde. Mais elle n’en montra rien. Du moins elle l’espérait. Elle patientait, fermée, les bras croisés.
Quand la musique se tut enfin, elle se redressa comme un cow-boy en plein duel, dans une posture très viriliste. Elle attendit que sa concurrente cessa de se trémousser et …
TARINGA WHAKARONGO !
KIA RITE ! KIA RITE ! KIA MAU !
HI !
RINGA RINGA PAKIA
WAEWAE TAKIA KIA KINO NEI HOKI
Elle inventait totalement.
Ces mots, avec des syllabes simples, ne voulaient rien dire. Elle les laissait sortir de sa bouche en exagérant leur âpreté et en appuyant sur les syllabes dure. Cela sonnait presque comme un chant martial.
Au début, Sainte Adela trésaillit légèrement mais se ressaisit rapidement. Elle affichait un petit rictus de mépris. Malheureusement pour elle, cela ne faisait qu’amplifier la haine de Mama, et donc, son emprise.
Pendant que cette dernière hurlait en “chantant”, elle effectuait une chorégraphie assez basique mais efficace. Assez tribale. Elle se frappait les cuisses, les avant-bras, les seins, grimaçait, levait les mains au ciel, faisait trembler ses mains, les bras l’un au-dessus de l’autre devant elle.
Puis la musique douce et tranquille reprit.
Le contraste était saisissant. Mais finalement, l’une permettait à l’autre de briller. Sainte Adela reprit ses trémoussements sensuels, aidée d’un boa qui la sublimait, et elle osa même un petit geste envers Mama.
Alors qu’elle s’avançait, toujours aussi interdite, pour continuer d’impressionner son adversaire en dehors de son tour, celle-ci tendit le bras vers elle d’une manière posée et tout à fait charmante, mais ce ne fut que son boa qui vint effleurer délicatement la gorge de la Révolutionnaire et remonta jusqu’à son menton.
Puis à nouveau, la musique cessa brutalement, aussitôt remplacée par les grondements gutturaux de Mama.
KIA KINO NEI HOKI
A KA MATE ! KA MATE !
KA ORA ! KA ORA !
A KA MATE ! KA MATE
KA ORA ! KA ORA !
TENEI TE TANGATA PUHURUHURU
NANA NEI I TIKI MAI, WHAKAWHITI TE RA
A UPANE KA UPANE!
A UPANE KA UPANE WHITI TE RA !
HI !
Mais cette fois-ci, elle y croyait moins. Elle était moins investie, elle reprenait les mêmes gestes, elle se répétait, la surprise n’y était plus et pire, elle se savait perdante.
Mais le comble fut quand Sainte Adela vint lui caresser la joue du bout du boa alors qu’elle était en pleine danse et en plein chant de guerre. La peur ne prenait plus.
Quelques instants après qu’elle eût fini, le jury balbutia leur verdict à une foule muette :
— A-A…Alors c’était t-très impr-impressionnant, v-vraiment, mais …
— N-Nous pensons qu’il y a … ahem, comment dire ? Eh bien un léger désavantage pour sa Sainteté céleste puisque, et excusez-moi pour cela, vous avez tenté l’intimidation !
— Mais tout à fait ! Sans compter que ce n’est pas de la danse telle que nous l’entendons dans nos canons actuels ! Peut-être ceux-ci en fussent-ils il y a très longtemps …
— Très bien, alors messieurs-dames, nous avons l’insigne honneur de déclarer sa Sainteté céleste Sainte Adela vainqueure de ce duel !La foule et Sainte Adela exultèrent leur joie, mais Mama n’avait même plus envie de réagir. Elle avait tout donné, elle était anéantie. La gagnante ne manqua pas de lui rappeler sa supériorité.
— Satisfaite, fidèle mousse ? Je vous rappelle que vous me devez un Minocoffre. Dans mon extrême bonté, je ne prends pas cela comme une tentative de mutinerie. Il me semble que quand un mousse intègre un nouvel équipage, il est coutume qu’il teste de quel bois son nouveau capitaine est fait. Et bien voilà, votre bizutage est terminé. Maintenant, je vous saurais grée d'entrer bien sagement dans le rang.