Mama ouvrait la marche, une énorme marmite dans chaque main, suivie par un de ses deux collègues qui maniait la hache d’abattage du bétail, puis par son deuxième collègue, muni du pic qui servait à faire avancer les animaux. On pouvait croire qu’ils la suivaient tous les deux, mais seul le dernier tentait de les dissuader de se révolter.
Elle évitait la ville, bien entendu, et préférait la contourner sans donner la possibilité aux troupes postées là bas d’avoir en visu leur rebellion. Comme l’abattoir dans lequel ils étaient forcés de travailler en tant qu’esclave était loin de celle-ci, il y avait une belle quantité de champs, de vergers, et de pâturages à traverser. Elle prenait donc un malin plaisir à serpenter autant que possible dans la campagne ou dans la nature sauvage de la Nouvelle Réa, afin de grossir les rangs avant de se confronter au moment fatidique.
Pour le moment, leur petit nombre leur permettait de pouvoir agir en toute discrétion, même si cela était difficile. L’Île aux Esclaves était certes rocheuse, mais suffisamment plate et les arbres trop peu nombreux, pour qu’ils pussent se cacher indéfiniment. Fort heureusement pour eux, une poignée de chênes providentiels étaient piqués là dans la contrée sauvage jusqu’à leur prochaine destination, ce qui les dissimula à la vue d’un contingent de Marines qui s’éloignait. Mama en profita donc pour établir mentalement son cheminement.
Alors que les trois compères pas forcément d’accord s'approchaient d’un verger, un des contre-maître alla à leur rencontre en dégainant son arme, se doutant de quelque chose.
— Eh ! Vous ! Retournez au travail !
Personne ne répondit, personne ne s’exécuta.
Alors il comprit qu’il ne ferait pas le poids contre eux trois et tenta de faire demi-tour pour alerter les siens et les forces de l’ordre.
Mama le stoppa net dans sa fuite à l’aide d’un magnifique lancer de marmite en direction de son occiput.
Le bruit sourd alerta les esclaves les plus proches qui se retournèrent dans leur direction, intrigués par celui-ci. Certains comprirent immédiatement, d’autres étaient perplexes. Certains rejoignirent leurs rangs, hésitants ou satisfaits, d’autres détalèrent. L’un des sympathisants imaginait parfaitement ce qu’avaient en tête les fuyards : ils allaient cafter aux dignitaires de l’autorité. Mama le fixa, il lui rendit son regard, et les deux hochèrent de la tête. Il appela avec lui quelques hommes en renfort et leur petit groupe tenta de rattraper les mouchards. La rumeur enflait, le combat éclata dans la ferme.
De longues minutes plus tard, une dizaine d’esclaves les rattrapa dans leur marche.
— Pas de mort, rappela Mama.
Le meneur du verger opina du chef, l’air interdit.
Leur prochaine destination était celle des fermes bordées de champs de champs de blé et de maïs. Personne ne parlait, tous avançaient avec la même détermination : celle d’en finir avec leur vie d’esclaves. Le petit groupe n’avait pas besoin de parler. Quand Mama faisait un signe, il était répété jusqu’à la queue de la petite file. Là, tout le monde était couché dans les cultures pour laisser passer une troupe qui faisait sa ronde. Cela commençait à être difficile. Le nombre augmentant, chaque mesure de discrétion prenait du temps à être mise en place et surtout, elle ne se faisait plus sans bruit. A chaque fois, il y avait au moins un bruissement d’herbes qui se répandait quand le groupe s’exécutait.
Mama s’estimait chanceuse que tout se passa aussi bien mais une trompe résonna au loin derrière eux. Leur supercherie avait été découverte et si dans un premier temps, le contingent était parti rejoindre le lieu de l’alerte au pas de course, tout ce beau monde allait bientôt finir par revenir à la charge. Désormais il leur fallait agir vite et bien : intervenir dans les places fortes, ouvrir les hostilités avec les forces de l’ordre sur les lieux pour ne pas les laisser s’organiser, gonfler leur nombre et repartir.
La cheffe de file se releva, et se remit à jouer de la marmite en les frappant l’une contre l’autre et en hurlant à l’assaut des fermes. Tout ce qu’elle espérait, c’était qu’elle eût le temps de libérer Sasha.
La bataille dura plus longtemps que ce qu’elle n’avait prévue. Le groupe de révoltés n’était pas encore assez important, et certains ne savaient pas se battre, comparés à leurs ennemis quand il s’agissait de Marines. Un de ceux-ci eut même le temps, lui aussi, de sonner l’alarme. Les esclaves sur place prirent eux aussi part au combat et une fois la menace locale enfin évincée, Mama donna ses premiers ordres.
— Que celles et ceux qui sont armés et savent se battre prennent la tête du cortège. Il nous faut aussi des ailiers ! Celles et ceux qui ne savent pas se battre ou qui ne sont pas en état, faites ce que vous pouvez et essayez de rester au milieu. Je veux aussi quelques gens armés pour fermer la marche. On tournera quand on aura trop de blessés. Notre but, maintenant, est simple : il faut se dépêcher de rallier les dernières structures avant d’aller en ville. Mais plus on visite de lieux, plus on va devoir se mettre sur la tronche avec les contremaîtres et les Marines, et plus la bataille finale sera difficile. Je ne sais pas si vous avez des amis dans d’autres structures, mais c’est pas dit qu’on puisse toutes et tous les libérer. Qu’on se le dise. Pour le moment, on va rester hors de vue de la ville le plus longtemps possible, tant que la Marine n’est pas encore trop organisée. Ah, et évitez les morts.
La cible suivante était un autre abattoir. Mama était fière de son bataillon, même s’il ne marchait pas au même rythme. Mais ce n’étaient pas des militaires.
Quand un des esclaves les aperçut, heureux, il se ficha un crâne de mouton sur le sien avant de foncer sur son contremaître. Les révoltés durent intervenir pour contenir le matage de sa rébellion. Ils se firent également doubler par une troupe de Marines qui revenaient d’un lieu qu’ils avaient déserté. Swinger marmites au poing devenait difficile mais Mama ne voulait pas s’en défaire. Après tout, elles avaient été le déclencheur de ce mouvement et elles rythmaient leur marche pour donner du baume au coeur. Aussi, les blessés commençaient à se faire plus nombreux, mais rien de bien grave pour le moment. Les épines dans leur pied s’accumulaient petit à petit, et leur combat était loin d’être terminé.
L’infrastructure suivante, et l’avant-dernière, était les pâturages dans lesquels Sasha travaillait. Peut-être le pas des rebelles n’était-il pas coordonné, mais quand Mama entrechoquait par deux fois ses marmites, le cortège lui répondait en frappant leurs outils à long manche sur le sol de la même façon, et à l’unisson.
Alors que leur brouhaha gagnait les fermes, Mama s’époumona :
— ALEXIS ! C’EST TON MOMENT !
Pour toute réponse, elle ne reçut qu’un cri de joie suivi de bruits sourds. Elle n’avait pas tardé à prendre le dessus sur Sasha et à ouvrir les hostilités. Sans plus attendre, Mama vint à son aide à l’aide d’un :
— CHAAARGEEEZ !
Des Marines étaient déjà présents sur place. Les esclaves qui avaient pu être maîtrisés l’étaient et au vu du positionnement de leurs ennemis, Mama devina qu’Alexis s’était enfermée dans la grange. C’était risqué mais elle comprit sa stratégie : le gros des troupes ne pouvait pas lui tomber dessus tout entier. Certes, elle s’était piégée elle-même mais ses adversaires étaient pris dans un goulot d’étranglement.
— Quelques hommes avec moi, les autres, protégez les nôtres !