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Divergence d'opinions

La forteresse d'Hexiguel:
Dans les épisodes précédents:

L’île était minuscule. Le genre d’île qu’on traverse de part en part en vingt minutes à tout casser. Une large bande de sable sur les bords, une petite forêt pittoresque au centre et pas grand-chose de plus à en dire. Un de ces innombrables confettis typiques et sans intérêt comme les Confins en comptaient beaucoup trop.

Sur l’est de l’île s’étendait un petit hameau d’une vingtaine de bâtiments. Les choses étant ce qu’elles étaient dans les Confins, ledit hameau avait été abandonné et réinvesti plus souvent qu’à son tour. En ce jour, il semblait qu’il soit habité : de la fumée s’élevait de quelques cheminées et un gros bâtiment tout neuf avait été construit près de la plage. Un gros bâtiment qui ressemblait clairement à un entrepôt. Quelles que soient les personnes qui étaient venus s’implanter, elles comptaient visiblement sur un soutien extérieur.

Les habitants du village étaient d’ailleurs tous réunis auprès dudit l’entrepôt. Une cinquantaine de personnes rassemblés autour d’un étrange énergumène négligemment assis par terre, contre le mur.

L’homme était bâti comme un tonneau, avec des jambes torses et des bras musclés un peu trop long. Le visage carré et volontaire, les cheveux bruns rassemblés en un chignon très déstructuré, le regard vif, ses mains et ses avant-bras étaient couvertes de bandes, comme les lutteurs ou les pugilistes, et il était vêtu d’un genre de salopette en fourrure. En vraie fourrure de vraie bête sauvage. Du genre gros prédateur. Qu’il avait très probablement chassé et abattu lui-même. L’indice le plus subtil poussant à cette supposition était la hache qu’il tripotait nerveusement. Une hache énorme. Gigantesque. Effroyable.
Le manche était aussi long que l’homme lui-même debout. Et il était coiffé d’une immense tête de hache à deux fers. Chacun d’entre eux était aussi large que l’homme lui-même. L’envergure totale de la tête de hache devait être supérieur à celle de l’homme s’il écartait les bras. Sans rire, on aurait pu poser la hache à l’envers et s’en servir comme d’un pavois pour s’abriter ! Clairement pas le genre d’outils utilisable par le premier venu. Et ça tombait bien, parce que l’homme n’était pas le premier venu. Il s’appelait Sagara Kazumochi.
Et c’était un Valet de la Révolution.

Kazumochi était un homme simple. Pour lui, rien ne valait une bonne baston pour régler les problèmes. Et à ceux qui faisaient remarquer que certains problèmes ne pouvaient se résoudre de cette manière, il rétorquait qu’ils n’avaient juste pas encore trouver le bon truc à tataner pour arriver à leurs fins. Simple et sans subtilité, donc. Pour autant, ses hommes l’adoraient. Certes, Kazumochi avait la beigne facile, mais d’abord, il était facile à vivre, et ensuite, c’était quelqu’un qu’on était très heureux d’avoir à ses côtés quand les choses viraient à la castagne. Une assurance fort appréciable lorsqu’on se dédiait une carrière au sein de la Révolution.

Personne, Kazumochi encore moins que les autres, ne savait vraiment pourquoi quelqu’un quelque part au sein de la Révolution avait décidé d’implanter un petit camp de base au sein des Confins. L’endroit était vide, il n’y avait rien d’intéressant et la majorité du groupe ci-présent n’avait même jamais entendu parler du coin avant d’y être envoyée : c’était dire l’importance stratégique de la zone.

Mais Kazumochi était quelqu’un de simple. Si un Cavalier lui demandait de réhabiliter des baraques abandonnées sur un îlot perdu et de commencer à y stocker vivres, armes et matériels divers en vue d’opérations futures, hé bien il s’exécutait, c’était aussi simple que ça.
Simple et sans subtilité. Sa caraque était censée venir lui livrer de nouvelles fournitures aujourd’hui même et elle était pas là à l’heure dite !

« Ben alors, kesskèfou !? Il est presque midi, là ! S’emporta Kazumochi. J’vais aller en coller une au pilote, ça sera vite réglée, cette affaire !
_ Il est à peine dix heures, en fait, signala Tibert. Un peu de patience…
_ Gna gnagna gnagna… »

Tibert était un homme de taille moyenne et d’apparence banale. Son seule signe particulier était l’absence totale de signes particuliers. Il était l’incarnation même de monsieur tout-le-monde. Ses cheveux noirs étaient semblables à la majorité des gens présents, de même pour ses grands yeux marrons. Jusqu’à sa coupe de cheveux ou sa tenue vestimentaire, qui s’accordaient totalement à celles du plus grand nombre. Une allure absolument et complètement banale. S’il devait faire un jour la une des journaux, ce serait probablement titré par : « le citoyen lambda existe et il s’appelle Tibert ! ».

Mais sous cette apparence terriblement quelconque se cachait un esprit nettement plus complexe et  calculateur que celui de Kazumochi. Les deux hommes s’étaient rencontrés il y avait maintenant deux ans. Au début, Tibert avait fâcheusement tendance à donner des avis non-sollicités et à lâcher des critiques acerbes quant aux décisions du Valet, ce qui lui avait valu son content de beignes pour lui apprendre où était sa place. Ces traitements à répétition n’avaient pas entamé le moins du monde les ardeurs de Tibert, bien au contraire. Et puis, une fois, Kazumochi l’avait écouté. Puis une autre plus tard. Puis encore une autre. Puis de fil en aiguille, Tibert se mit à officier comme bras droit et logisticien officieux du Valet et les deux larrons devinrent les meilleurs amis du monde. Tout le monde en convenait : tout marchait quand même nettement mieux quand Tibert était dans le coin pour s’en occuper.
Kazumachi les muscles, Tibert le cerveau.

« N’empêche qu’ils avaient dit qu’ils seraient là dans la matinée ! Se plaignit le Valet.
_ Non, non, non, ils ont dit qu’ils arriveraient en milieu de matinée, ils seront dans les temps, un peut de patience, affirma son aide-de-camp. C’est toi qui t’es mis en tête d’attendre ici depuis ce matin.
_ Maiheeeeu, j’m’ennuie, moi, j’en ai marre !! J’veux faire quelque chose ! S’agita Kazumachi tout en bougonnant. J’aime pas rester à rien faire !
_ D’accord, d’accord, capitula Tibert. Je vais te chercher un truc à grignoter, ça t’occupera. Reste-là bien sagement, hein ?
_ Bon, mais fais vite, alors, affirma Kazumachi.
_ Vous autre, tenez-le à l’œil et ne le laissez pas faire de bêtises, hein ! » Signala Tibert aux Révolutionnaires avant de filer vers le village.

*
*     *

« Mon lieutenant, mon lieutenant ! Chuchota le sergent-chef Jürgen Krieger de façon tonitruante. On en tient un !! »

Rachel posa un regard circonspect sur le Nordique à l’indéboulonnable casque à cornes discrètement caché sous la réglementaire casquette de Marine. Le brave sergent était frétillant de bonheur et faisant immanquablement penser à un chien tout content de rapporter la baballe.
Au détail près qu’elle n’avait lancé aucune baballe.

« Bien joué, sergent, le félicita néanmoins l’imposante albinos en souriant. Mais vous tenez quoi ?
_ On tient l’un de ces sales types ! Regardez, regardez ! »

Et Tibert déboula, poussé par un marine qui lui tenait fermement les mains dans le dos et lui couvrait la bouche de la paume.

« Heu… Vous m’expliquez ? S’alarma la sous-lieutenante.
_ C’était presque trop facile, jubila le sergent. Il s’est pointé comme une fleur aux abords de la forêt, pas sur ses gardes pour deux sous. Alors, tchac ! On lui est tombé dessus direct ! Hé, hé ! Ça, c’est de l’efficacité !
_ D’accord. Eeeet… à tout hasard, il n’aurait pas donné le mot de passe ? S’inquiéta Rachel.
_ Non, non, alors on a bien fait gaffe de le museler pour pas qu’il alerte ses petits copains, précisa fièrement le Nordique.
_ Je veux dire, est-ce qu’il a eu une occasion de donner le mot de passe entre le moment où vous êtes apparu et celui où vous l’avez "muselé" ? Précisa explicitement l’imposante albinos.
_ Ben non, on a été rudement efficace, tcha… Oooh, réalisa subitement Jürgen. Ah ben merde, vous croyez que c’est le notre ?
_ Ben laissez-le en caser une, pour voir ? » Soupira Rachel avec fatalisme.

Krieger fit signe au Marine qui enleva la main pour permettre à Tibert de parler.

« Je préfère les mouettes aux cormorans. »

La sous-lieutenante se passa la main sur le visage en grognant dans sa barbe tandis que Jürgen jetait un regard suspicieux au type.

« Non mais c’est peut-être juste un coup de bol ? Proposa le Nordique. Il a dit ça au hasard, si ça se trouve ?
_ Jürgen… Je me charge du reste, assura gentiment Rachel. Retournez garder un œil sur le village. Tygon ? Veuillez libérer notre allié, voulez-vous ? M. l’Agent ? Je vous prie d’accepter mes plus humbles excuses pour ce malheureux cafouillage. Je vous assure que le sergent-chef Krieger ne pensait pas à mal. »

L’agent de catégorie III du Cipher Pol 6, chargé de l’infiltration des activités de la Révolution, haussa les épaules.

« Pas de mal, grommela l’agent. Ce n’était qu’une petite farce pas bien méchante en comparaison de ce que j’ai du enduré tout ce temps avec Kazumachi.
_ Merci pour votre indulgence. » Affirma néanmoins l’imposante albinos.

La dernière fois qu’il y avait eu un malentendu avec le CP, elle s’était retrouvée à se foutre sur la gueule avec M. Fletcher, un type monstrueux. Ç’avait été aussi laborieux que douloureux et elle avait finalement perdue, en plus. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’était absolument pas prête à recommencer l’expérience si elle pouvait l’éviter.

« Voici le topo, sous-lieutenant, enchaîna l’agent. La caraque ne devrait plus tarder. Le village compte quarante-huit Révolutionnaires, présentement tous en train d’attendre devant l’entrepôt pour effectuer le déchargement le plus vite possible. Ils ne devraient guère poser de problèmes à l’exception de Kazumachi. C’est un Valet…
_ Un valet ? Y’a des nobles, dans la Révo ?
_ C’est son grade. Comme dans un jeu de tarot : Atout, as, cavalier et valet. Il s’agit du gros morceau de la troupe, le plus à même de vous donner du fil à retordre, prévint le CP. J’aimerai pouvoir vous donner son point faible, malheureusement, au combat, il n’en a pas. Force, endurance, vitesse, détermination, tout est au top. Il n’est peut-être pas très malin, mais c’est un dur et rien ni personne ne l’a jamais fait reculer.
_ Je m’en occuperai, affirma Rachel.
_ Il manie une hache monstrueusement grande, vous ne devriez pas le louper. Très bien, alors je vous confie le reste, acquiesça l’agent.
_ Merci encore pour votre aide, assura l’imposante albinos. Conformément aux instructions reçues, il y a une barque à voile à votre disposition, au nord. Elle contient des vivres pour une semaine ainsi qu’un paquet scellé de vos supérieurs à votre intention.
_ Mon dieu, j’avais oublié ce que ça faisait de bosser avec des gens efficaces… Bon courage pour la suite, sous-lieutenant. Sur ce… »

L’agent du CP esquissa un vague salut, puis tourna les talons et s’en fut vers le nord, sans un regard en arrière. Celui qui avait incarné Tibert pendant deux longues années n’éprouvait absolument aucun regret ni scrupule à trahir ses anciens compagnons d’armes. Tout au plus ressentait-il une pointe de regret face à tout ce temps perdu.
En coachant correctement Kazumachi, il avait pensé pouvoir le faire monter dans l’organisation jusqu’à approcher les hautes sphères de la Révolution, mais ce bougre d’imbécile s’était retrouvé à devoir établir une tête de pont dans les Confins. Hélas, ses ordres étaient clairs : il était hors de question de laisser la Révo s’implanter dans de nouveaux endroits. Agir dans leur sphère d’influence habituelle, oui, leur permettre d’étendre leur influence malsaine, non, peu importe les enjeux portés par l’infiltration.
Il lui fallait donc maintenant tout reprendre à zéro. Dommage…

De son côté, Rachel organisa sa troupe à l’orée de la forêt, la séparant en deux. La première ligne totalisait cinquante Marines, dirigés par elle-même avec le soutien du sergent-chef Krieger. Au signal, ils chargeraient en pointe et enfonceraient le bloc des révolutionnaires pour les couper en deux. La seconde ligne, dirigée par l’adjudant Edwin Marlow, resterait en retrait, déployée en arc de cercle. Leur tâche était de couvrir par un feu roulant l’avancée de la première ligne ; une fois le contact établi, ils maintiendraient le feu sur les flancs de la formation Révo et les empêcheraient de rompre le combat.

Autour de l’imposante albinos, les hommes vérifiaient une dernière fois leurs armes, leurs munitions, le fil de leurs lames… Rachel les observa un instant, puis se détendit. Ses Marines étaient nerveux juste ce qu’il fallait : suffisamment pour qu’ils prennent cette affaire au sérieux, mais pas assez pour que cela les paralyse.

Au loin, la caraque apparut et commença à s’approcher, filant le long de la plage en direction du village. Rachel évacua rapidement l’information. Intercepter et neutraliser le navire était la tâche de la compagnie du vice-lieutenant Bartolomé Tolosa. L’objectif était clair : ne laisser aucun Révolutionnaires passer entre les mailles du filet. Aux yeux des rebelles, l’avant-poste devait disparaître purement et simplement, sans explication.

Une explosion retentit, frappant de plein fouet le gouvernail de la caraque. C’était le signal ! Tandis que la clameur de la Fanfare s’élevait dans les airs, la première ligne arma et fit feu, forçant les Révolutionnaires abasourdis à se jeter au sol tout en essayant de comprendre ce qu’il se passait. Rachel dégaina son sabre d’abordage et le confia à Jürgen, au grand ravissement du Nordique : deux armes signifiaient mathématiquement deux fois plus de fun. Puis l’imposante albinos entrechoqua ses poings et…

« COMMANDO !! »

… chargea tête baissée en direction du bloc rebelle, cinquante Marines bien décidés à en découdre sur ses talons. Derrière elle, la seconde ligne commandée par Edwin se mis en position et entreprit de couvrir l’approche de leurs collègues.

La charge des Marines avalait la distance à une vitesse folle, les Révolutionnaires n’avaient pas eu le temps de se ressaisir et n’en auraient maintenant plus l’opportunité. L’issue semblait déjà jouée lorsque qu’un coup de tonnerre retentit. Le sable tourbillonna en ligne droite et une bourrasque monumentale envoya bouler un dizaine de Marines sur la gauche de Rachel.

Mais qu’est-ce que…

En face, Kazumachi releva sa hache bien haut, avant de l’abattre à nouveau devant lui. La force et la vitesse de l’attaque fendirent le vide, propulsant une puissante lame d’air en direction des Marines.
Rachel vit venir l’onde de choc qui balayait le sable et se cala solidement dans le sol, s’abritant derrière ses bras croisés et s’arc-boutant pour le choc. L’impact fut violent. C’était comme se retrouver pris au beau milieu de la pire des tempêtes. N’eût été sa masse, l’imposante albinos aurait probablement été envoyée valdinguer au loin. Et même en s’étant préparée à l’impact, elle fut repousser d’au moins trois bons mètres, ses pieds laissant un profond sillon dans le sable.
À tout le moins, elle avait suffisamment fait barrage pour que ses hommes derrière elle ne soient pas affectés.

Néanmoins, la charge des Marines marqua le pas en même temps que les prouesses de Kazumachi rassérénaient les Révolutionnaires. Ceux-ci eurent le temps de se ressaisir et contre-chargèrent vaille que vaille la première ligne de Marines, tablant intuitivement – à raison – que la seconde ligne n’oserait pas tirer dans le tas.

Une hache monstrueusement grande. Ça ne pouvait être que ce Kazumachi, songea l'imposante albinos.

Rachel se jeta droit sur son adversaire désigné. Le Valet ne manqua pas de noter l’imposante albinos au manteau d’officier qui le chargeait. Le révolutionnaire afficha un grand sourire de joie sauvage et frappa à nouveau dans le vide. Rachel fit vivement un bond sur le côté et poursuivit sa course sans ralentir : le temps qu’il relève sa lame et arme un nouveau coup, elle serait déjà sur l…
Kazumachi releva brusquement sa hache à double tranchant, déclenchant dans le même mouvement une nouvelle onde de choc. Rachel la reçut de plein fouet sans pouvoir se préparer et fut brutalement éjectée une dizaine de mètres plus loin.

« Bwahaha !! Exulta le Valet. Cette hache est le symbole de la puissance de la Révolution ! Personne ne peut nous arrêter ! Hardi, les gars ! Écrasez-moi ces pantins du Gouvernement ! »

Rachel se releva en crachant du sable. Nom de nom ! Elle ne savait pas comment il s’y prenait pour produire ça, mais ç’allait pas être de la tarte. Les mots de l’agent du CP revinrent lui trotter en tête.

"J’aimerai pouvoir vous donner son point faible, malheureusement, au combat, il n’en a pas. Force, endurance, vitesse, détermination, tout est au top. Il n’est peut-être pas très malin, mais c’est un dur et rien ni personne ne l’a jamais fait reculer."
Ouais, ben ça, ça reste à voir, bonhomme !

Rachel chargea à nouveau. Kazumachi frappa encore dans le vide. Nouvelle onde de choc. Esquive. Revers de hache. Seconde onde de choc. L’imposante albinos se jeta désespérément sur le côté pour l’éviter, s’écrasant par terre. Le temps qu’elle se relève, le Valet s’était remis en garde, prêt à recommencer.
Ça pourrait durer un moment comme ça, songea Rachel. Au moins, elle était parvenue à focaliser son attention et orienter ses bourrasques loin de ses hommes. C’était déjà ça.

Trois séries plus tard et le statu quo devint évident même pour Kazumachi.

Alors, qu’est-ce que tu vas faire maintenant, bonhomme ?

La réponse ne tarda pas : le Valet la chargea, bondit et frappa un monumental coup de taille pour la trancher en deux dans le sens de la longueur. Rachel esquiva et…
Revers !

Exploitant de nouveau le double tranchant de son arme, Kazumachi délivra une nouvelle bourrasque à bout portant, éjectant Rachel jusqu’à la lisière du village.

Merde !

L’imposante albinos n’avait pas songé à cette combinaison. Avec une charge normale, il la forçait à esquiver un coup titanesque, étouffant toute velléité de contre-attaque. Et avec son revers, il attaquait réellement avant qu’elle ne puisse l’éviter. Avantage au Révolutionnaire.
Non, il devait forcément y’avoir une parade.

"Il n’a pas de points faibles."
Ta gueule, je vais trouver quelque chose !

Kazumachi, le bond, la frappe monumentale, tout pareil. Cette fois-ci, Rachel tenta d’esquiver de justesse pour rester au plus près – non sans une certaine appréhension tant il était vrai que c’était un coup à finir avec un bout de membre en moins – mais malheureusement sans succès : l’impact au sol était si puissant qu’elle en fut déséquilibrée. Immédiatement, elle amorça un pas de placement pour restaurer sa posture. Hélas, elle n’eût pas le temps de placer une contre-attaque qu’elle fut de nouveau fauchée par une lame d’air.

Cette fois-ci, l’imposante albinos vola beaucoup moins loin : sa course fut brutalement interceptée par la façade d’une maison. Rachel pulvérisa la robuste cloison de bois mais en fut suffisamment ralentie pour simplement s’écraser sur le plancher d’une cuisine.
Cela fit tilt.
Elle avait un plan.

Étape une, l’attirer ici.

"Il n’est peut-être pas très malin, mais c’est un dur et rien ni personne ne l’a jamais fait reculer."

Rachel dégaina son pistolet, visa rapidement et fit feu. La balle siffla à l’oreille du Valet sans l’inquiéter pour aller se ficher plus loin dans le sable. Pas grave, de toute façon, ce n’était probablement pas une petite balle de rien du tout qui l’aurait arrêté.

De son côté, Kazumachi ne chercha ni le comment ni le pourquoi. Il ignorait que l’officier ne possédait qu’un bon vieux pistolet à silex qui prenait bien dix minutes à se recharger – bon, peut-être un peu moins, mais dans le feu de l’action, ça ne faisait pas grande différence. Craignant de se faire canarder de loin, le Valet fit donc ce qu’il faisait toujours dans ces circonstances – ainsi que dans toutes les autres, d’ailleurs.
Charger.

Le forcené se fraya un chemin à travers la cloison pour atterrir dans la cuisine. Plus d’officier. Mouvement vif sur le côté. Deux projectiles !
D’un geste, sa hache traça un arc de cercle dans les airs, pulvérisant les deux… paquets de farines ? Mais qu’est-ce que… ?

Étape deux, l’immobiliser.

Le bruit du frottement d’une allumette ramena aussitôt le Valet à la réalité. Un piège ! Trop tard, Rachel lança l’allumette enflammée dans le nuage de particules, le transformant aussitôt en une vague embrasée qui progressa instantanément vers Kazumachi, beaucoup trop près. Beaucoup, beaucoup trop près pour son bien.

Le Valet réagit avec l’énergie du désespoir, inversant sa prise sur sa hache, plantant l’énorme tête au sol, de sorte à pouvoir s’abriter derrière. La manœuvre fut couronnée de succès, la vague incandescente se heurtant au métal sans pouvoir le passer ni roussir ne serait-ce qu’un cheveu du Révolutionnaire.

Le sourire de Kazumachi s’évanouit lorsqu’une grande ombre le recouvrit. Le Valet se redressa le plus vite possible, mais ne fut pas assez rapide : Rachel lui tomba dessus, abattant sa main gauche sur le pommeau de la hache, la bloquant à l’envers, au sol. Dans le même temps, son pied droit écrasa allègrement le pied gauche de son homologue pour l’empêcher de reculer.
Là, le Révolutionnaire était coincé.

Étape trois… lui défoncer sa race !!

À peine eût-elle touché le sol que le poing droit de Rachel entra en action, s’écrasant lourdement sur  la pommette du Révolutionnaire. Un autre coup fulgura dans la mâchoire avant que Kazumachi ne réagisse et ramène son bras pour se défendre. Peine perdue, le coude de l’imposante albinos balaya sa défense avant de lui en recoller une en pleine poire par ricochet. Le pauvre Valet n’y comprenait plus rien : d’un seul et même mouvement, son adversaire l’empêchait de mettre en place sa défense et lui en collait régulièrement une. Et alors qu’elle avait moins d’une demi-douzaine de centimètres d’amplitudes, ses coups étaient aussi lourds et percutants que si elle armait une frappe avec élan !
Une partie de l’esprit du Révolutionnaire soupçonnait qu’il y avait un lien avec la façon dont l’officier lui concassait le pied à chaque frappe. Et pour cause : pour produire autant de puissance, Rachel exploitait le moindre muscle de son corps tel un ressort, tournoyant à demi sur elle-même à chaque frappe.

Un puissant uppercut au menton sonna Kazumachi, mais il était encore suffisamment d’attaque pour saisir sa chance et exploiter la puissance ascendante de l’impact pour soulever son immense hache, la dégageant brutalement dans un cri de haine et de rage mêlées.

« Graaaaaaaaaahhh… !! …gné ? »

Rachel n’avait pas cherché à l’en empêcher, sa main gauche lâchant immédiatement le pommeau. Mais quand le valet avait relevé sa hache à l’endroit, ce fut la main droite de la jeune femme qui vint s’appuyer sur le pommeau par en-dessous, calant la tête de hache contre le plafond, l’immobilisant à nouveau.

Profitant de la confusion, Rachel repassa à l’offensive, lâchant une pluie de coups lourds sur le pauvre Révolutionnaire, complètement embarrassé avec son arme immobilisé. Arcade, œil, gorge, clavicule, diaphragme, côte flottante puis, pour terminer, un puissant direct du gauche au foie. Cette dernière frappe, particulièrement douloureuse, cassa en deux le Valet. Kazumachi profita néanmoins de cette marge de manœuvre inespérément retrouvée pour abattre à grand coup sa hache sur l’imposante albinos, bien décidé à la trancher en deux d’un seul coup d’un seul !

Rachel se jeta genou droit à terre, se tordant sur sa gauche pour éviter le coup. Dans le même mouvement, elle balaya le manche du mieux qu’elle le put avec son avant-bras droit, déviant la trajectoire de quelques centimètres. L’énorme hache la manqua de peu et vint s’enfoncer profondément dans le sol à un doigt de sa jambe. Prenant appui de sa main droite sur le manche, l’imposante albinos se releva vivement, pesant de tout son poids sur l’arme pour empêcher le Valet de la dégager. Elle arma son poing gauche et frappa au beau milieu du visage, brisant le nez de son adversaire dans un craquement écœurant. Encore. Et encore. Et encore. Sans s’arrêter. Quand le Révolutionnaire se mit à vaciller, Rachel ouvrit sa main et frappa un dernier coup de paume sur le front de son adversaire. L’impact ébranla directement le cerveau, le sonnant pour le compte et Kazumachi s’effondra en arrière comme une masse.

"Personne ne l’a jamais fait reculer."

Et c’était bien ce qui l’avait mené à sa perte, songea Rachel. À partir du moment où elle l’avait coincé, ça n’avait plus été un combat mais un massacre à sens unique. L’intérieur de la baraque ne constituait absolument pas un terrain propice pour l’énorme hachoir qu’il se trimballait. S’il était ressorti, il aurait repris l’avantage. S’il avait seulement songé à abandonner son arme et reculer, il aurait au moins pu opposer une résistance digne de ce nom. Son incapacité à faire marche arrière l’avait irrémédiablement condamné.

L’imposante albinos s’approcha du pauvre Valet, étendu à terre et gémissant faiblement de douleur. Son pif était devenu gros comme une mandarine, ses yeux étaient pochés et son visage commençait à gonfler de partout. Elle ne l’avait pas loupé, en définitive.
Mais il lui restait une dernière chose à faire malgré tout.

« Je suis sincèrement désolée pour ce qui va suivre, lui murmura Rachel avec douceur. Mais je vous promets que c’est vital que je le fasse. »

L’imposante albinos attrapa Kazumachi par le col, le souleva puis commença à tourner sur elle-même, encore et encore et encore, de plus en plus vite, avant de le projeter par la brèche dans le mur dans un grognement d’effort titanesque.

Le pauvre Valet vola haut dans les airs avant de retomber lourdement une cinquantaine de mètres plus loin, là où la bataille entre Marines et Révolutionnaires faisait rage. Néanmoins, son arrivée ne passa pas inaperçu.

« Cessez le feu ! Kazumachi est vaincu ! Annonça Rachel d’une voix forte et claire en sortant de la maison. Je suis la sous-lieutenante Rachel Syracuse et j’ai battu votre champion sans efforts ! »

C’était un petit mensonge : elle avait mal partout après qu’il l’ait fait voler en tout sens. Mais comme ça n’était pas visible à l’œil nue, c’était crédible. Et si ça pouvait laisser penser aux Révolutionnaires qu’elle l’avait emporté sans se fouler, c’était carrément bon à prendre.

« Si l’un d’entre vous pense pouvoir faire mieux que lui, qu’il s’avance et m’affronte ! Poursuivit l’imposante albinos. Autrement, renoncez à ce combat futile : cette bataille n’a qu’une issue possible et vous ne pourrez rien y faire ! Poursuivre le combat n’y changera plus rien, c’est fini ! »

Bras croisés, Rachel les toisa de son air le plus sévère possible – elle s’était longtemps entraînée devant un miroir pour en imposer aux nouvelles recrues si nécessaire. La résolution des Révolutionnaires vacilla.
Et puis l’un d’entre eux lâcha son arme, désespéré.

Ce fut comme une cascade de dominos, le découragement et la résignation se répandirent comme une traînée de poudre à travers les rangs de l’ensemble des rebelles et, bientôt, il n’y eut plus personne pour continuer ce combat perdu d’avance. La bataille était terminée.
Une bonne chose de faites.

« Marines, mettez-moi tout ce petit monde aux fers, ordonna Rachel. Et lésinez pas sur la dose pour Kazumachi, on est jamais trop prudent, hein… Sergent Krieger ? Assurez-vous que tous les blessés, sans distinctions, reçoivent des soins digne de ce nom le plus rapidement possible. Hâtez-vous tous, nous devons rejoindre la compagnie du lieutenant Tolosa dans les plus brefs délais. »

*
*     *

Rachel mena sa petite troupe et leurs prisonniers sur la plage en direction de la caraque échouée. L’imposante albinos n’était pas bien sûre de comment le vice-lieutenant Tolosa avait fait son compte, mais le pauvre navire gisait à une cinquantaine de mètres du rivage, échoué de guingois, le flanc éventré, l’un de ses deux mâts éclaté et traînant partiellement dans l’eau. Est-ce que la troupe de Tolosa avait pris d’assaut le navire depuis le rivage ou bien est-ce que le vice-lieutenant était parvenu à forcer l’équipage a tenté une sortie à terre ? Et dans les deux cas, comment s’y était-il pris ? Mystère…
Sûrement un truc de vice-lieutenant.

Les lieux grouillaient d’activités diverses, hormis un petit oasis de calme, là où une petite vingtaine de prisonniers étaient rassemblés sous bonne garde. Plusieurs d’entre eux étaient blessés, nota Rachel en fronçant des sourcils. Voilà qui n’était pas très correct. Il faudrait qu’elle en touche deux mots au vice-lieutenant Tolosa, sur lequel elle avait justement mis le cap.

Bartolomé Tolosa. Deux mètres vingt de rondeurs, de bourrelets et d’embonpoint. Mais sous cette armure de graisse ostentatoire se cachait en fait une imposante charpente musculaire. Du genre qui lui permettait de se trimballer un fût de canon de 42 dans le dos. Et de s’en servir comme massue le cas échéant.
Malgré ses bajoues et ses grosses lèvres charnues, le vice-lieutenant n’avait rien de la caricature du gros jovial et bonhomme. C’était au contraire un homme austère et abrupt, qui n’était pas particulièrement renommé pour son sens de la diplomatie ou son indulgence. Sans compter une nette tendance à la rancune. Au point que, Rachel l’ayant battu dans l’Arène, le colonel Trevor avait préféré attendre quelques temps voir comment il digérait la chose avant d’envisager de la placer sous ses ordres. Juste au cas où… Ce qui en disait somme toute long sur sa réputation.

Bref, pas un supérieur facile à vivre, mais Rachel s’était aperçue que tant qu’on exécutait ses ordres, tout se passait finalement très bien. Chose d’autant plus aisée que Bartolomé avait passé ces derniers mois à travailler en tandem avec le lieutenant Jaeger, la dilettante notoire d’Hexiguel. Par contraste, Rachel ressemblait forcément au parfait officier modèle.

« Mon Lieutenant, salua l’imposante albinos. Nous contrôlons le village et l’adjudant Marlow est en train de voir comment démanteler l’entrepôt au mieux, conformément à vos ordres.
_ Très bien, opina le corpulent colosse. Qu’il se dépêche, on aura besoin de lui pour faire la même chose avec la caraque. Des pertes ?
_ Aucune, signala Rachel. Ni chez nous, ni chez eux. Quelques blessés de notre côté, beaucoup plus en face, mais on a soigné tout le monde, aucune complication en vue.
_ Humpf... Une perte de temps et de ressources, grommela Tolosa.
_ Je vous demande pardon, mon lieutenant ?
_ Rien… Vous avez fait du bon travail, sous-lieutenante, affirma le corpulent colosse. Mais par décret gouvernemental, tous ces révolutionnaires ont d'ores et déjà été jugés coupables de leurs crimes et condamnés à la peine de mort. L’adjudant Plume doit avoir fini de creuser la fosse commune, occupez-vous du peloton d’exécution. Ce sera tout. »

Le vice-lieutenant Tolosa s’éloigna de sa démarche chaloupée sous le regard interdit de la jeune femme.

« Je refuse ! »



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Un silence de mort se répandit sur la plage, tandis que tous les hommes de Tolosa dévisageaient Rachel d’un air incrédule. On ne désobéissait pas au vice-lieutenant. Jamais. Et les rares qui s’y étaient osés l’avaient toujours amèrement regretté. Le vice-lieutenant y veillait tout particulièrement.

La grosse masse de Bartolomé se figea. Il ne se retourna pas. En fait, il se contenta simplement de se curer ostensiblement une oreille du petit doigt.

« Plaît-il, lieutenante ? Je n’ai pas du bien entendre. » gronda la grosse voix du colosse sur un ton aussi doucereux que menaçant.

Preuve que le vice-lieutenant avait apprécié le travail de Rachel jusqu’ici, Tolosa lui offrait une porte de sortie. Il suffisait à la jeune femme de ravaler ses protestations, s’aplatir plus bas que terre et obtempérer sans plus discuter. D’autant que Bartolomé Tolosa était connu pour être un connard rancunier de première. Rachel savait pertinemment que s’entêter, c’était aller au-devant de graves ennuis.
Sauf que si elle était du genre à céder devant la menace, elle n’aurait jamais rejoint la Marine, en premier lieu.

« Je refuse ! Réaffirma Rachel. Je ne "m’occuperai" pas du peloton d’exécution, mon lieutenant. Pas plus que je ne vous céderai la garde des prisonniers sous ma responsabilité. »

Pour la jeune femme, la situation était aussi simple que claire : abattre de sang-froid des prisonniers sans défense relevait purement et simplement du meurtre. Un comportement de pirates. On ne pouvait pas d’un côté prétendre combattre les criminels et de l’autre appliquer leur méthode. Parce qu’en définitive, ce serait leur donner raison.
Rachel était bien consciente que c’était une position ridiculement naïve, stupidement idéaliste et désastreusement hors de propos, mais c’était sa conviction profonde et elle n’avait aucune intention de la renier.

Cette fois-ci, l’énorme carcasse de Tolosa s’ébroua et le vice-lieutenant se retourna lentement, dardant un regard mauvais sur sa subalterne.

« Laissez-moi donc vous mettre les points sur les i, fit le corpulent colosse avec un rictus dépourvu de toute amabilité. Je suis votre supérieur hiérarchique, je vous ai donné un ordre, vous obéissez. Tout autre comportement est sévèrement puni par le règlement de la Marine, me faut-il vraiment vous le rappeler ?
_ Loin de moi l’intention d’aller à l’encontre du règlement, affirma posément Rachel. Néanmoins, la jurisprudence Morgan a établi qu’un Marine dispose de toute latitude pour refuser un ordre pouvant lui porter inutilement préjudice. En vertu de quoi, je n’ai pas à suivre un ordre déraisonnable. »

Le vice-lieutenant Tolosa était un homme singulièrement à cheval sur le règlement. Lui-même n’en déviait jamais. Oh, bien sûr, il en connaissait sur le bout des doigts toutes les subtilités tortueuses, ce qui lui permettait d’arriver à ses fins en toute circonstance. Mais même lorsqu’il pourrissait la vie des gens, Bartolomé Tolosa se faisait un devoir ne jamais sortir du cadre légal.
Sans aller jusqu’à parler de plan, la jeune femme estimait donc que si elle pouvait le contrer via des arguties juridiques, elle avait une petite chance de désamorcer le conflit avant que cela ne dégénère dans une confrontation plus malsaine.

« Foutaise, balaya Tolosa d’un geste irrité tout en s’approchant de son pas lourd, cette jurisprudence ne couvre que les préjudices mettant en jeu l’intégrité physique des subordonnés. Morgan avait ordonné à ses hommes de se tirer une balle dans la tête et, en cela, les Marines n’auraient jamais du lui obéir. C’est uniquement ce point qu’a acté l’Amirauté ! Vous ne risquez rien à commander le peloton d’exécution, vous n’avez donc aucun droit à désobéir, sauf à vouloir vous rendre coupable d’insubordination.
_ La jurisprudence Morgan ne se limite pas qu’aux préjudices physiques, rétorqua Rachel en se campant fermement sur ses jambes, bras croisés – pas question de paraître physiquement intimidée par l’avancée du vice-lieutenant. Les éventuels préjudices moraux rentrent aussi en ligne de compte. Lorsque la connivence entre Arlong et le capitaine Nezumi a été découverte, le tribunal militaire n’a pas retenu l’argument "je n’ai fait qu’obéir aux ordres" brandit par les hommes du capitaine. Ils ont été condamné au même titre et le tribunal a statué qu’en dernier lieu, un Marine avait le devoir de ne pas exécuter des ordres répréhensibles et que ce devoir devait primer sur absolument tout autre considération. »

Tolosa s’arrêta à quelques pas de Rachel et croisa les bras à son tour. Il était nettement plus large que l’imposante albinos, un poil plus grand et l’énorme canon qu’il trimballait dans son dos le rendait encore plus impressionnant que la sous-lieutenante désarmée.
Le corpulent colosse grimaça un sourire de mauvaise augure. Pas bon signe, songea Rachel : il devait avoir trouvé une faille.

« Un argumentaire très intéressant, sous-lieutenante, assura Tolosa avec une ironie presque palpable. Malheureusement pour vous, tout votre petit laïus est entièrement fondé sur un postulat de départ fondamentalement erroné. Moi, je vous aurais donné un ordre répréhensible ? Et à quel moment ? Lorsque je vous ai donné l’ordre d’exécuter ces traîtres ? Mais cela n’a rien de répréhensible, bien au contraire : c’est la loi. L’exécution des Révolutionnaires séance tenante est exigée par rien de moins qu’un Décret Gouvernemental.
_ J… Commença Rachel.
_ Chuuut ! Écoutez-donc, la coupa le vice-lieutenant en portant la main à l’oreille. Vous entendez ? »

La jeune femme fronça les sourcils et se tint coite, le temps de. Mais non, elle n’entendait rien de particulier. Rien du tout.

« Que suis-je supposée entendre, mon lieutenant ? S’enquit l’imposante albinos, perplexe.
_ Le bruit de votre beau discours qui s’effondre lamentablement ! »

Rachel réprima une violente envie de coller son poing dans la figure du vice-lieutenant pour lui faire ravaler son sourire narquois. Ça n’aurait absolument pas fait avancer les choses dans la bonne direction. Et pourtant, c’était pas faute de la démanger.
Mais elle n’avait pas de temps à perdre pour la castagne. Aussi désagréable soit-il, Tolosa venait de marquer un point : ce n’était pas sur le plan de la légalité qu’elle pouvait lutter. Pourtant, il devait forcément y avoir une faille exploitable… Bon, changement de braquet, décida la jeune femme. Si elle ne pouvait l’emporter sur le plan juridique, alors mieux valait déporter la discussion sur un autre champ de bataille.

« Vous n’avez pas tort, mon lieutenant, concéda Rachel. Seulement, nous sommes la Marine, le bouclier du peuple. Notre devoir premier est de protéger tous les citoyens du globe et nous n’avons moralement pas le droit de dévoyer ce que nous sommes juste pour satisfaire les caprices du Gouvernement Mondial !
_ Un peu de sérieux, voulez-vous ? Moqua le corpulent colosse. Ce que vous appelez des "caprices" n’est autre que la doctrine du GM permettant d’assurer cette protection des citoyens. C’est par l’application de cette doctrine que nous établissons la stabilité mondiale. La sécurité. Et pour les honnêtes citoyens, cette sécurité est tout sauf un caprice !
_ C’est faux, rétorqua l’imposante albinos. La sécurité n’existe pas parce que le Gouvernement l’a décrétée. Elle n’existe que parce que le peuple croit en la Marine. Ils nous font confiance, parce qu’ils se sentent protégés. Et la clef de voûte de cette protection réside dans la séparation des pouvoirs : nous faisons régner l’ordre, mais nous ne rendons pas la justice. Cet aspect est fondamental, car c’est ce qui protège les citoyens des abus. Et en cela, le décret du Gouvernement Mondial crée une brèche dans cette confiance en ouvrant la porte aux pires excès. En l’appliquant, nous offrons la possibilité à tout officier de décréter qu’untel est un révolutionnaire et doit être exécuté sur le champs. Ce décret nous offre littéralement un droit de vie ou de mort sur tout un chacun. Combien de temps avant qu’un pourri ne profite de l’occasion pour se débarrasser d’un civil qui ne lui revient pas ? Combien de temps avant que les civils n’aient peur de se trouver en présence de Marine ? Si nous perdons la confiance des civils, nous perdons tout et là, ce sera le chaos le plus complet ! »

Tolosa cilla. L’argument avait visiblement fait mouche. Mais le regard calculateur qu’il posa sur Rachel acheva de la convaincre qu’il n’avait pas désarmé, loin de là. Finalement, il éclata d’un grand rire caverneux qui fit froid dans le dos de l’imposante albinos.

« Amusant, sous-lieutenante, s’esclaffa le corpulent colosse. Mais bien que j’ignore comment fonctionne la loi dans l’île perdue d’où vous pouvez bien provenir, sachez que dans le monde civilisé, la loi ne s’improvise pas. Elle est définie, ciselée, de sorte à retranscrire à la perfection la pensée des législateurs, sans laisser la plus petite marge d’interprétation possible. Apprenez donc que le Décret précise spécifiquement que la loi d’exception ne s’applique qu’aux Révolutionnaires avérés. Pas de risques d’abus déplacés, donc. Maintenant que vous êtes rassurée, je suppose que vous ne voyez donc plus le moindre inconvénient à exécuter mes ordres ? »

Le vice-lieutenant jubilait, réalisa Rachel. Il ne passait pas l’éponge, loin de là : il savait qu’elle ne voulait pas abattre les prisonniers de sang-froid et il allait dorénavant prendre un malin plaisir à devoir l’y obliger.
Et il était en passe de réussir : maintenant qu’il avait évacuer l’argument moral, elle n’avait plus guère de solution de replis, sauf à devoir revendiquer l’insubordination et toutes les conséquences qui en découleraient. Il l’avait coincée.

« Je… hésita l’imposante albinos, incertaine.
_ Allons, il n’y a pas lieu d’hésiter, la bouscula Tolosa avec un rictus mauvais. Le Décret est clair : "Toute affiliation à la cause de l’Armée Révolutionnaire, par la revendication, par les actes, par l’association ou le soutien exprimé, fera de vous un Révolutionnaire, et sera passible d’une condamnation à mort." "La capture des révolutionnaires morts est désormais encouragée." "Le Gouvernement manifeste le désir de les éradiquer purement et simplement et ce dans les plus brefs délais." Comme vous le voyez, nous y sommes totalement. Alors, sous-lieutenante, je suis curieux, éclairez-moi donc : qu’allez-vous faire, maintenant, hmmm ? »

Coincée.
Coincée, coincée, coincée !

« Ces gens se sont revendiqués révolutionnaires mais n’ont jamais prétendu faire partie de l’Armée Révolutionnaire, objecta Rachel. Ils ne sont donc pas explicitement concernés par le Décret. »

L’argument était des plus faibles, la jeune femme en convenait volontiers, mais elle était à court de temps autant que d’idées. Et puis, on ne savait jamais, si le vice-lieutenant mordait à l’hameçon, il s’empêtrerait dans un sacré challenge : la charge de la preuve revenant à l’accusation, ce serait à lui de démontrer que ces gens appartenaient bien à l’Armée Révolutionnaire. En l’absence de l’agent du CP, il était probable qu’il n’existe actuellement plus la moindre preuve tangible sur l’île.

« Allons, allons, sous-lieutenante… Secoua tristement la tête Tolosa. Êtes-vous donc finalement plus bête que vous ne le paraissez ? Êtes-vous donc si inculte que vous n’auriez jamais entendu parler de la lettre et l’esprit de la loi ? Le Décret assimile toute activité révolutionnaire à l’Armée Révolutionnaire. L’objectif des législateurs était de cibler tous les révolutionnaires sans nuances ni distinctions. Même vous devez bien comprendre que si votre argument tenait la route, alors il aurait suffit à l’Armée Révolutionnaire de changer de nom pour être tranquille. Ne soyez pas si ridicule… »

Rachel se mordit la lèvre, recherchant une solution à toute vitesse. Tolosa la toisait de tout son mépris écrasant, affichant un sourire sadique à voir sa subalterne peiner à se dépêtrer de l’enfer où elle s’était plongée toute seule en osant défiant son autorité.
Capituler ou abandonner…
Bordel de merde, hors de question ! Il devait bien y’avoir une solution ! Forcément !

« Les lois du Gouvernement Mondial promettent équités et justices à ses citoyens, tenta la jeune femme. Un citoyen du GM ne peut donc pas être jugé et exécuté sans un procès en bonne et due forme !
_ Pitoyable, la tacla derechef Tolosa. Vous croyez-vous plus futée que les législateurs ? Les lois ont été amendées de façon idoine pour exclure explicitement et spécifiquement les activités révolutionnaires de leur champ d’application. »

Merde, encore raté.
Une autre idée, vite !

« Cessez-donc vos enfantillages, maintenant, asséna le vice-lieutenant en voyant Rachel lutter pour trouver un autre argument. Il n’y a plus de place pour la discussion non plus que les hésitations ! Je vous ai donné un ordre, sous-lieutenante. Allez-vous l’exécuter, oui ou non ? »

Rachel serra convulsivement les poings. Elle était maintenant au pied du mur. Capituler ou abandonner. Aucun bon choix, pas de portes de sortie.
Un flash.

« Les marchandises, lâcha subitement la jeune femme.
_ Que… Pardon ? Hésita Tolosa, incertain de l’interprétation à donner à cette sortie.
_ D’après l’adjudant Marlow, tout laisse à penser que les marchandises présentes dans l’entrepôt ont été volées. En vertu de l’article douze du code Maritime, le vol de marchandises est un acte de piraterie. Or les lois d’exceptions effectuent une distinction entre les Pirates et les Révolutionnaires, qui y sont traités de manière différente. Nos prisonniers sont donc à la fois coupables d’être des Pirates et des Révolutionnaires. Ni nos attributions ni nos compétences ne nous confèrent le droit et le pouvoir de trancher ce qu’il en est. Ces hommes doivent donc être présentés à un Tribunal afin que la Centrale Judiciaire statue sur la qualification à retenir à leur encontre et décide de la sentence à leur appliquer. »

Rachel darda son regard droit dans les yeux du vice-lieutenant, avec un mélange de résignation et de détermination. Elle était incertaine de ce qui allait suivre – ou plutôt, elle était certaine que le vice-lieutenant lui couperait encore l’herbe sous le pied – mais au moins, elle avait eu le temps de parvenir à une conclusion satisfaisante en son for intérieur. Quoiqu’il arrive, elle ne laisserait pas la Marine perpétrer un massacre gratuit. Ni de sa propre main, ni non plus en s’effaçant pour laisser le champ libre à Tolosa.
Ni capitulation, ni abandon, voilà quelle était sa réponse.

"Tu ne pourras pas toujours sauver tout le monde." lui avait dit Victor sur Rocbrume. Et c’était vrai, il avait parfaitement raison.
Mais ça n’était pas une raison suffisante pour ne pas essayer à toute force d’y parvenir !

De son côté, le vice-lieutenant cilla, mais resta coi. Tout à sa haine des Révolutionnaires, il n’avait jamais pris la peine de s’intéresser à la frontière ténue qui existait avec les Pirates. Et encore moins de la jurisprudence afférente en cas de mélange des genres. Il ne doutait pas qu’elle devait sûrement exister, le cas de figure devait forcément s’être déjà présenté. Mais lui ignorait la réponse. La sous-lieutenante venait de mettre le doigt sur une zone grise qu’il ne pouvait trancher. Et dans ce cas, elle avait raison, la marche à suivre était de remettre ces sales cloportes à la Centrale Judiciaire. Avec le risque qu’ils plaident la Piraterie et parviennent à sauver leurs misérables vies !

Une grosse veine se mit à palpiter sur le front de Tolosa alors que la fureur l’envahissait. Cette garce ! Elle l’avait piégé à son propre jeu ! Il s’était délecté de la voir s’enferrer dans ses rets, se réjouissant à l’avance de briser sa volonté ou sa carrière, et voilà qu’elle trouvait une entourloupe pour lui échapper !

Mais tout n’était pas perdu, songea le vice-lieutenant. La posture et le regard de l’imposante albinos ne laissait aucune place au doute quant à ses intentions. Elle comptait faire barrage quoi qu’il arrive. Aussi stupide et déraisonnable que cela soit. Il lui suffisait donc simplement de transférer son ordre à l’adjudant Plume pour que la sous-lieutenante tente de les en empêcher par la force. Une trahison au vu et su de tous. Voilà qui scellerait définitivement le destin de cette idiote.

« Fini de jouer, gronda vice-lieutenant avec un sourire mauvais. Adjudant Plume ? Appela le corpulent colosse en tournant la tête, veuillez… »

Bartolomé Tolosa s’interrompit dans un hoquet. Une différence fondamentale se faisait jour entre ses hommes et ceux de Syracuse, les deux groupes contrastant avec une telle violence que cela lui fit un choc.

Pourtant, de prime abord, rien ne semblait dénoter au sein des hommes qui se tenaient derrière l’imposante albinos, raison pour laquelle le vice-lieutenant n’avait rien remarqué jusqu’alors. C’était discret. Et pourtant, on ne voyait plus que ça, une fois qu’on l’avait remarqué.
Les hommes de Rachel étaient rien de moins que prêt au combat.

Pendant l’échauffourée verbale entre le vice-lieutenant et sa subalterne, la troupe s’était réorganisée, plaçant les prisonniers ainsi que leur stupide fanfare à l’arrière-garde. Les officiers subalternes – le sergent-chef Krieger en tête, rapidement imité par les sergents Graham et Davenport – avaient chacun regroupé leurs unités. Tous les Marines tenaient fermement leurs fusils en mains. Oh, ils n’étaient pas allés jusqu’à les épauler, bien entendu. Mais bien que les canons soient pointés vers le sol, ils ne s'en fallait plus que d’un rien pour qu’ils basculent à l’horizontal. Les hommes de Rachel avait pressenti un danger et étaient prêt à y faire face, quel que soit la nature et l’identité de la menace.

Tout cela, Tolosa l’avait perçut sans y prêter attention. C’était le coup d’œil vers ses propres hommes qui avait été le révélateur. À l’opposé des mines déterminées de la troupe Syracuse, ceux du vice-lieutenant arboraient des mines inquiètes, échangeaient entre eux des regards craintifs, les doigts pianotant anxieusement sur des fusils ostensiblement au repos. Là où les hommes de Rachel avaient réorganisé leur formation et faisaient bloc, ceux de Tolosa avaient inconsciemment commencé à reculer en s’éparpillant.
Ces derniers avaient parfaitement identifié le petit manège des gars d’en face. Et ils avaient pris peur. Car Rachel était la Dauphine de l’Arène. Et ce titre n’était pas qu’un lot de consolation : c’était la reconnaissance qu’à ce jour, elle restait la seule à pouvoir jouer dans la même cour que la Reine de l’Arène. Ce dont le vice-lieutenant Tolosa lui-même était bien incapable. Si les deux corps d’armée devaient s’affronter, la victoire – si tant est qu’elle soit seulement possible – se paierait clairement au prix fort. Et contrairement aux jeux de l’Arène, les pertes ne se relèveraient pas l'air de rien à la fin, cette fois-ci.

Le corpulent colosse reposa derechef son regard sur sa subalterne. Mâchoire serrée, celle-ci attendait fermement l’inévitable. Mais comment diable avait-elle pu ordonner à ses hommes de se préparer sans qu’il s’en aperçoive, tenta désespérément de comprendre Tolosa.

Nouveau choc.

La sous-lieutenante n’avait rien ordonné du tout, réalisa le vice-lieutenant. En fait, elle-même n’avait toujours pas conscience de ce qui se tramait dans son dos. En cet instant, elle était totalement persuadée de faire face seule, comme lui-même l’avait cru initialement.
La troupe de Syracuse avait agi de son propre chef !

Un souvenir revint soudainement exploser dans l’esprit en ébullition de Tolosa. Une mise en garde de la commandante de Castelcume…

*
*     *

Plusieurs mois plus tôt, par un bel après-midi à Hexiguel, le vice-lieutenant Tolosa était en train de maugréer dans son petit bureau, se farcissant la paperasse de cette feignasse de lieutenant Jaeger en plus de la sienne, lorsqu’on toqua discrètement à la porte.

« Entrez… » grommela le corpulent colosse d’une voix acrimonieuse qui servait de mise en garde implicite : ç’avait intérêt à être vachement important ou ç’allait chier.

La porte s’ouvrit pour laisser place à la commandante Bethsabée de Castelcume. Avec son uniforme parfaitement taillé dans des étoffes hors de prix et son air altier, limite dédaigneux, il était impossible d’oublier qu’elle faisait partie de la haute aristocratie. Typiquement le genre d’officier qui insupportait ordinairement Tolosa. Mais pas elle. Son cache-œil de pirate qui abritait son orbite droite énuclée et la poignée usée de sa fidèle rapière montrait qu’elle n’avait pas obtenue ce poste par piston. Et la flamme sauvage qui brûlait dans son orbite valide achevait de convaincre les plus hésitants à son endroit : elle était d’une toute autre trempe que tous ces officiers nigauds et prétentieux que Tolosa avait pu croiser depuis le début de sa carrière.

« Mon commandant ! Se dépêcha de saluer le corpulent colosse tout en entreprenant de se relever de son siège ridiculement trop étroit pour son embonpoint naturel.
_ Repos, vice-lieutenant Tolosa, répondit Bethsabée tout en lui faisant vivement signe qu’il était inutile qu’il se lève. Pardonnez-moi de me présenter à l’improviste. Je souhaiterais que vous m’accordiez cinq minutes lorsque vous aurez un peu de temps disponibles.
_ Bien sûr, tout de suite, si vous voulez, proposa Bartolomé.
_ Je ne voudrais pas vous interrompre au beau milieu de vos affaires, signala la commandante en lorgnant sur les liasses de feuillets de son subalterne.
_ Pas de soucis, ça peut attendre, affirma Tolosa. D’autant que c’est les trucs de Jaeger, alors bon…
_ Soit, acquiesça Bethsabée en refermant la porte derrière elle avant de s’y adosser, bras croisés, comme à son habitude. Vice-lieutenant Tolosa, sachez que le lieutenant Jaeger m’a fait part de l’ambiance exécrable qui règne au sein de votre compagnie.
_ Le lieutenant Jaeger ferait mieux de s’occuper de ses propres affaires ! Grogna Bartolomé. Quand je pense que j’ai la gentillesse de me taper sa paperasse administrative et voilà comment il me remercie ! Trop bon, trop con, oui…
_ Est-ce à dire que vous contestez le constat du lieutenant Jaeger ? S’enquit Bethsabée en relevant gracieusement un sourcil interrogateur.
_ Définition d’exécrable ? Botta en touche le vice-lieutenant.
_ Vos hommes vivent dans l’angoisse constante de vous déplaire. Ils ont peur de s’attirer votre colère. Ils vous craignent.
_ Alors quoi, vous pensez que je les martyrise ? S’échauffa Tolosa. Que je les maltraite gratuitement ? Que je les harcèle injustement ?
_ Inexact, réfuta la noble. Vous êtes facile à cerner, vice-lieutenant. Vous n’êtes certes pas empli de bonté, mais vous préféreriez vous trancher les veines plutôt que d’agir à l’encontre des règles. Néanmoins, il me semble que vous faites preuve de plus de rudesse et de sévérité que nécessaire envers vos subalternes qui ont le malheur de franchir à leur insu cette ligne.
_ La discipline est le nerf de la guerre, mon commandant, se défendit Bartolomé. Ce n’est quand même pas à vous que je vais apprendre ça, non ? ‘faut être ferme, dans la vie, voilà tout.
_ Exact, mais se montrer trop intransigeant pourrait conduire à l’effet inverse, pointa Bethsabée.
_ Peuh… Vous vous inquiétez qu’ils démissionnent ? Mais s’ils sont si faibles de caractères, alors ils n’ont rien à faire dans la Marine ! S’emporta le corpulent colosse.
_ Inexact, c’est pour vous que je m’inquiète, rectifia doucement la commandante.
_ Comment ça ?
_ L’obéissance et la coopération, assena la noble.
_ Mon commandant, on vous l’a déjà dit, ‘faut arrêter de sauter comme ça du coq à l’âne : nous, on n’arrive pas à suivre.
_ L’obéissance ne rime à rien en soi, explicita Bethsabée. Dans le meilleur des cas, le soldat qui obéit se contente de faire ce qui lui a été ordonné. Dans le pire des cas, il peut le faire avec une telle mauvaise grâce que cela en devient totalement contre-productif. Ce dont vous avez déjà été vous-même coutumier, si j’en crois votre dossier.
_ Humpf… Comme si j’allais faciliter la vie à des connards incompétents qu’ont obtenu leur poste juste parce qu’ils sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche !
_ Inversement, la coopération constitue le graal à obtenir, poursuivit la commandante. Car un soldat qui coopère ne se contente pas d’obéir. Il fera de son mieux en toute circonstance, cherchera à anticiper et faciliter les choses. Il n’abandonnera pas facilement et s’adaptera pour remplir son rôle au mieux de ses possibilités quelque soit les circonstances. Sur le champ de bataille, cette seule différence est bien souvent cruciale.
_ La dernière chose dont j’ai besoin, c’est que cette bande de pieds nickelés tentent quoi que ce soit de leur propre initiative, affirma hargneusement Bartolomé. Tout ce que j’attends de mes hommes, c’est qu’ils m’obéissent aux doigts et à l’œil. Leur obéissance me suffit, je n’ai pas besoin de leur coopération !
_ Et pourtant, je peux vous assurer qu’un jour viendra où vous vous apercevrez que vous aurez besoin de plus que leur obéissance, affirma Bethsabée. Les gens qui vous craignent vous obéissent, mais jamais ils ne coopéreront. Je ne peux qu’espérer que ce ne soit pas au beau milieu d’un champs de bataille que vous l’appreniez.
_ Hé ben très bien, je vous promets d’y songer, mon commandant, grogna Tolosa. Maintenant, s’il n’y a rien d’autre…
_ Inexact. Il y a un dernier point auquel j’aimerais que vous preniez la peine de songer aussi, vice-lieutenant, signala la noble.
_ Quoi donc ?
_ Vous vous satisfaites d’obtenir l’obéissance aveugle de vos hommes par l’effroi que vous leur inspirez, souligna Bethsabée. Mais alors, que pensez-vous qu’il arrivera le jour où quelque chose de plus effrayant que vous leur fera face ? »

*
*     *

L’obéissance et la coopération.

Rachel n’avait donné aucun ordre à sa troupe. Celle-ci avait tout simplement deviner comment allait réagir leur chef et cherchait à s’adapter au mieux pour satisfaire sa volonté. C’était complètement démentiel : ces hommes étaient prêt à suivre la sous-lieutenante jusque dans une rébellion ouverte !
La commandante avait raison, réalisa Tolosa. Cela n’avait tout simplement rien à voir avec la simple obéissance.

Et comme l’avait aussi anticipé la commandante, face à une menace plus effrayante que lui, ses hommes étaient en train de se débander tout doucement. Même s’il donnait l’ordre d’attaquer, ils ne faudrait que quelques secondes avant que la panique ne les emporte. Et si le vice-lieutenant était confiant dans ses chances de neutraliser l’imposante albinos, ça devenait une tout autre paire de manches avec la troupe de Syracuse en plus.

Une défaite totale.

Tolosa se racla la gorge. À peine deux secondes s’étaient écoulées pendant que son esprit en ébullition avait analysé tout ce qui venait de lui passer par la tête. Sur la plage, tout le monde attendait ses ordres, suspendu à ses lèvres ; tous espéraient vaguement un miracle mais personne ne se faisait vraiment d’illusion sur ce qui allait suivre.
Et pourtant, miracle il y eût.

« Adjudant Plume, reprit Tolosa, veuillez soigner nos captifs blessés, puis parquez-moi tous les prisonniers à fond de cale. Nous les ramenons à Hexiguel en prévision de leur transfert devant une instance juridique.
_ Tout de suite, mon lieutenant ! Affirma l’intéressé avec autant d’empressement que de soulagement.
_ Félicitation, lieutenant Syracuse, affirma haut et fort Tolosa. Vous m’avez ouvert les yeux : sans votre intervention, j’aurais probablement commis une grave erreur. C’est une chance pour un officier que d’avoir des subalternes qui ne craignent pas de le contredire.
_ Heu… Je… Merci ? Hésita une Rachel toute perdue et incertaine de ce qui se passait.
_ Transmettez à votre adjudant que nous n’avons plus besoin qu’il démonte proprement l’entrepôt. Avec des prisonniers, mon plan de faire mystérieusement disparaître l’avant-poste tombe à l’eau. Dites-lui de revenir au plus vite, on va avoir besoin qu’il remette à flot la caraque : entre les marchandises et les prisonniers, on ne va pas avoir assez de place à bord.
_ Heu… Très bien, mon lieutenant. » Acquiesça l’imposante albinos avec hésitation.

Rachel ne savait pas trop sur quel pied danser. Elle s’était faite une raison à ce que tout se finisse dans la violence et voilà que le ciel se dégageait tout seul, miraculeusement. Et l’irascible vice-lieutenant prenait même ça bien mieux qu’elle ne l’aurait cru possible. Elle ne savait pas quel dieu elle devait remercier pour ça, mais elle appréciait.

« Oh, et lieutenante ? Chuchota Tolosa en se penchant vers l’imposante albinos avec des airs de conspirateurs.
_ Oui, mon lieutenant ?
_ Soyez certaine que je n’oublierai pas cette humiliation. Et peu importe le temps que cela me prendra, je vous jure que je vous ferai payer cette ignominie au centuple. Vous ne vous en sortirez pas aussi facilement, ça, je vous le promets. »

Le vice-lieutenant se redressa en lui tapotant affectueusement l’épaule avant de s’en aller en gloussant, laissant croire à la galerie qu’il avait du échanger une bonne blague avec sa subalterne qui n’avait pas démérité.

Rachel papillotta des yeux un instant, essayant tant bien que mal d’intégrer tout ce qui venait de se passer, puis se retourna pour…

« Hé, mais qu’est-ce que vous fichez en position de combat ? S’étonna l’imposante albinos en apercevant ses hommes qui, tout aussi perdus qu’elle par ce dénouement inattendu, avait gardé la même pose qui avait frappé l’esprit de Tolosa.
_ Ben comme on s’est dit que ç’allait castagner, on voulait être prêt, expliqua sans le moindre complexe Jürgen.
_ Que ç’a… Mais comment vous pouviez le savoir ? Fut surprise Rachel.
_ C’est qu’on commence un peu vous connaître depuis le temps, mon lieutenant, signala le sergent Graham. On ne vous voyait vraiment pas rester les bras croisés pendant que le vice-lieutenant passerait les prisonniers au fil de l’épée.
_ Oooh, je suis vraiment désolée, se confondit en excuse l’imposante albinos. Je voulais vraiment pas vous embarquer là-dedans. La boulette, j’avais absolument pas pensé aux conséquences vous concernant…. Non, mais ‘faut vraiment pas me suivre quand je me mets à faire ce genre de bêtises comme ça sur un coup de tête, vous savez ?
_ Mais qu’est-ce que vous racontez, mon lieutenant ? S’amusa le sergent Davenport. C’est justement bien parce que vous faites ce genre de bêtises sur un coup de tête qu’on vous suit ! »

Un concert d’approbation parcourut la troupe pour soutenir l’assertion du sergent. Les Marines officiaient sous les ordres de Rachel depuis ses débuts au Piton Blanc. Ils avaient vu à de nombreuses reprises l’imposante albinos s’échiner à coller à l’idée qu’elle se faisait de ce que devait être un officier de la Marine. Idéal qui plaçait la barre très haut sans s’encombrer du principe de réalité. Et en définitive, tous étaient tombés sous le charme de sa vision des choses. Parce qu’au fond, Rachel donnait corps au  rêve que tout un chacun avait caressé en s’engageant dans la Marine. Se comporter en toute circonstance de manière juste, honorable, sans jamais accepter la moindre compromission.
C’était une voie étroite, périlleuse et semée d’embûches. Mais ils étaient plus que ravis de pouvoir la parcourir à ses côtés.

En face, Rachel sentit son cœur sur le point d’exploser dans sa poitrine. Depuis le temps, elle savait pourtant bien que ses hommes avaient une confiance aveugle en elle. Ils l’avaient toujours suivie et soutenue dans toutes les idées les plus loufoques qui lui passait par la tête. Intellectuellement, elle l’avait bien compris. Mais viscéralement, c’était toujours une autre paire de manches que de voir ses hommes le lui affirmer haut et fort. Ça l’émouvait toujours autant. Aucun officier n’aurait pu rêver meilleurs hommes sous ses ordres. Et ils étaient sous les siens, à elle. Elle était vraiment la sous-lieutenante la plus chanceuse du monde.

« … Vous ai-je déjà dit que vous êtes juste fantastiques, les gars ? Sourit Rachel.
_ Ouais, après quasiment chaque mission, en fait… opina Jürgen en lui rendant son sourire. Mais bon, on a pas trop le choix, c’est bien le minimum pour coller avec un officier fantastique.
_ Malheureusement, je suis juste fantasque, moi, je le crains…
_ En tout cas, c’est une bonne chose que le vice-lieutenant ait passé l’éponge, fit remarquer le sergent-chef. Franchement, je pensais vraiment qu’il allait falloir en découdre. C’est un type bien, finalement !
_ Ouais. Un type bien… »

Rachel lui dédia un sourire rassurant, se composant un visage serein pour ne pas risquer d’alarmer ses compagnons, tout en reportant son regard sur le corpulent vice-lieutenant Tolosa, au loin.

Un type bien, hein…

Quelques mois plus tôt, à son engagement dans la Marine, si quelqu’un lui avait dit que son premier ennemi juré allait être l’un de ses collègues, ça l’aurait fait bien marrer.
Mais bizarrement, maintenant qu’elle y était, ça ne la faisait pas rire du tout.
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