« Dites-lui encore qu’il n’y a personne, voulez-vous ? »
Demanda-t-elle distraitement au majordome revenu l’importuner alors qu’elle prenait consciencieusement soin de lames qui appartenaient à son frère jumeau.
« Je puis me targuer d’avoir essayé, mademoiselle, vous vous en doutez. »
Un petit soupir lui échappa. Pour se débarrasser une bonne fois pour toutes de l’inopportune qu’aucun d’eux deux ne souhaitait percevoir plus que nécessaire, quitte à la choquer, le servant ne pouvait-il guère prendre sur lui et lui expliquer que, par exemple, chaque membre de la famille Lévi était à ce moment précis sur un bout du nouveau monde, qu’ils dérivaient tous sur un navire presque totalement décomposé et ce après avoir dépensé la fortune familiale dans des arnaques qui les avaient ruinés ? Et qu’ils seraient potentiellement de retour dans peu d’heur… des années ?
Non. Sans doute pas. Le pauvre homme, trop sage pour ce genre de sorties, ferait hélas peut-être directement une crise cardiaque, si sa jeune maîtresse le lui suggérait réellement. Et à Mère de lui remonter sacrément les bretelles plus tard, quant à son manque cruel de savoir-vivre envers ses connaissances, en plus de souligner la perte d’un excellent élément qu’”on” avait perdu du temps à dresser. Ce serait tellement dommage…
Puisqu’elle avait un public, par habitude, elle se força à sourire, faussement mutine. Le sabre qu’elle frottait jusque-là fut ensuite posé avec un ménagement exagéré sur son bureau en bois.
« Cette dame, mademoiselle…
_ … Fait partie de la race de ceux qui n’acceptent vraiment pas les refus, n’est-ce pas ? »
L’agacement qu’elle pouvait ressentir s’assourdit en partie, tandis qu’elle levait le menton dans le but de mirer le vieux domestique guidé.
Pour l’heure, l’affection qu’elle ressentait envers le bonhomme aux traits ridés dépassait à peine celle qu’elle éprouvait pour les meubles familiaux qui trônaient dans ses appartements. Les morceaux de bois finement ouvragés et lui avaient, après tout et sans exception, tous toujours fait partie de sa vie.
Les seules différences qui existaient entre ces deux constantes rassurantes étaient que les commodes ne risquaient point de résumer à Mère qu’elle avait par deux fois refusé de recevoir en son absence une de ses invitées non annoncées ; et que les objets ne s’assuraient guère non plus, au contraire, qu’elle mangeait assez et avait tout ce qui lui fallait lorsqu’elle se trouvait dans le coin.
Si l’on passait outre ses devoirs filiaux qu’elle ne comptait pas réellement éviter, cette minuscule tendresse en plus (liée à la seconde différence, s’il fallait le préciser), se révélait suffisante pour que la fille Levi réponde, rarement, aux espérances du domestique.
Comme dans ce cas précis, où l’homme désirait simplement et clairement être rapidement débarrassé de la responsabilité que représentait la visiteuse indésirable. Sa manière de le reluquer le rendait à chacune de ses visites grandement inconfortable, vu les penchants de la femme en terme de soirées, un peu trop communs à ceux des parents Lévi. Il n’y avait pas besoin de faire de divination afin de le deviner.
« Très bien. » Capitula Lydia.
« Faites-la directement patienter dans le grand salon des invités. Mais promettez-moi de venir me faire chercher sous un prétexte ou un autre dans une demi… Une heure maximum. Oh. Et envoyez-moi ma servante, pour m’aider à m’apprêter. »
Il fallait s’assurer d’être plus que présentable, par sécurité. L’enquiquineuse risquait, sinon, de glisser dans son futur désagréable discours bien des remarques assassines.
***
« Il vous a donc quitté, l’ingrat que voilà ? » S’enquit-elle auprès de son interlocutrice, faussement outrée, après avoir reposé sans un bruit sa tasse de thé insipide. Pourrait-elle proposer, discrètement, à une domestique tout son futur héritage contre un nuage de rhum sans se faire prendre, la prochaine fois qu’elles en sonnaient une ?
« À cette heure, il se repose.
_ Est-ce lui aussi pour l’éternité, ma dame ?
_ Comme le précédent, il est raide comme un mât dans son entièreté. » Assura la matrone qui s’était imposée en hochant la tête, l’air davantage encore surpris par le décès de son deuxième époux qu’attristé.
Faisant appel au peu de compassion qu’elle ressentait envers l’âme nouvellement esseulée, Lydia serra le minuscule mouchoir qui servait à se tamponner délicatement les lèvres entre cinq de ses doigts, et l’y tyrannisa quelque peu. Ce fut, avec un regard et un ton plus doux, la seule marque de tristesse qu’elle offrit à la pauvrette endeuillée qui se tamponnait les yeux secs avec un train de retard frisant le théâtralisme.
« Vous m’en voyez navrée. » Ou pas tant que cela, vu comment vous le traitiez.
« Accepterez-vous, je vous prie, mes condoléances ? Où l’avez-vous fait enterrer ?
_ Dans une tombe commune. » Répondit l’autre avec un petit mouvement de poignet, comme si elle cherchait à chasser une inexistante quoique fort agaçante mouche.
« Quelle question ! Je n’allais tout de même pas me ruiner pour un ancien esclave si peu fidèle. Et puis cela lui va bien : son tombeau est ainsi aussi publique que son lit de son vivant. »
Son emprise sur la serviette de table fut discrètement relâchée, tandis que la nobliaute enchaînait récriminations et compliments désœuvrés à l’égard de son soi-disant enième tendre amour décédé, le tout après s’être servie d’un petit gâteau à émietter.
Car c’était bel et bien pour se faire plaindre que Dame Esenberg était venue, en plus de répandre son fiel et de grignoter gratuitement. Il ne fallait pas en douter et la fille Levi ne le fit plus.
Elle se prêta aux bagatelles épuisantes que sa position d’hôtesse temporaire imposait, comblant la connaissance de sa mère de petites moues, de soupirs plus ou moins délicats, d’exclamations prononcées peu fortement, de courtes notes de faux rire de gorge, et de sourires innocents lorsque celle-ci les quémanda. Interrogea, montra un intérêt qu’elle n’éprouvait absolument pas, relançant la conversation quand elle s’épuisait un minimum, déjà presque lasse de ce jeu de dupes alors que quelques minutes à peine s'étaient écoulées.
Il manquait ici le frisson des missions que son rôle de cipher pol lui procurait parfois, même lors de travail auprès d’autres nobles, ailleurs. Ou le plaisir que pouvaient de temps en temps amener des rencontres éphémères, autour d’un verre d’alcool offert. Non qu’elle ne se replierait pas à cet exercice de comédie chaque fois qu’il lui serait imposé ; mais entre s’entretenir ainsi avec du sang bleu de Saint-Uréa ou tuer quelqu’un pour le compte de sa famille si celle-ci le mandait un jour, elle n’était pas sûre, à choisir, de ne pas mille fois plus préférer la seconde proposition malgré son éducation. L’ennui la guettait monstrueusement.
Assassiner évitait au moins et en plus les questions difficiles, telle que celle que la pipelette curieuse ne manqua guère, au bout d’un moment, de poser.
« Êtes-vous revenue de vos dernières vacances sans votre frère ?
_ … Jamâl avait à faire de son côté. »
Résuma brièvement la damoiselle en retour.
Il était hors de question de parler boulot ici, surtout en une telle compagnie. Pour une petite partie de leur monde, dont cette invitée-ci, ils n’étaient de toute manière toujours que des enfants gâtés qui profitaient encore de la richesse de leurs aînés dans le but de voyager fréquemment, et c’était parfait ainsi.
En prononçant sinon le prénom aimé, la première image qui lui vint, à son sujet, fut celle de la nouvelle infirmité de son adelphe, recouverte d’un écrasant nuage de culpabilité. Elle la chassa avec difficulté ; - aucune vision ne lui était actuellement plus désagréable que celle-ci.
La tristesse qu’elle ressentit, dans le même temps, était tout aussi imposante que la responsabilité qu’elle s’imaginait avoir quant à la nouvelle blessure de son jumeau. Peut-être ne parvint-elle guère à cacher l’une ou l’autre complètement, puisque la veuve se pencha soudainement pour lui tapoter gentiment un poignet.
« Ne faites pas cette tête, jeune fille. Il ne va pas s’envoler. »
Non ma dame, il a juste perdu un bras dans des circonstances que vous n’imaginez pas. Se retint de balancer douloureusement la jeune fille en question. Qu’il me manque et m’inquiète ne sont véritablement que secondaires.
« J’ai toujours dit à votre mère qu’il fallait vous séparer. Dans quel état serez-vous, le jour où il se décidera à se marier ? Vu votre fortune, il se trouvera facilement quelqu’un, malgré l’air de reptile arrogant qu’il ne peut s’empêcher d’avoir souvent. Peut-être même est-il déjà en train de roucouler, maintenant qu’il vous a éloignée. »
Continua la plus vieille du duo, sans se douter un instant de ses pensées et en sentant sans doute l’afflux de sentiments négatifs augmenter chez son interlocutrice.
Impossible à dire. Et à imaginer correctement. Il n’était même pas sûr que Jamâl lui-même y ait jamais songé. Lydia papillonna des cils. Quelle importance ? Elle força finalement un début de sourire évaporé à revenir ourler ses lèvres, nonobstant l’impression désagréable que son coeur se tordait toujours.
« Vous avez raison. » Susurra-t-elle ensuite doucement, hochant la tête comme si l’Esenberg était la voix de la sagesse qu’elle entendait enfin. « Désirez-vous encore un peu de thé ? » Ailleurs que sur votre si joli chignon crêpé, peut-être ?
« Me raconterez-vous aussi comment vous comptez remplacer Hector ? » Point trop dans le détail par contre. S’il vous plaît.
Le reniflement qui lui répondit lui signala qu’elle avait ouvert une boite de Pandore, au lieu de blesser un minimum son interlocutrice comme elle l’avait escompté. La disparition de son dernier conjoint, qui avait tout essayé pour la supporter, des drogues, en passant par la religion, sans oublier la charité ou la syphilis conjointement attrapée dans d’autres bras surpeuplés, ne faisait décidément ni réellement chaud, ni réellement froid, à son ancienne épouse. Leur mariage n’avait été qu’une indécence convenue de plus ; on ne l’avait habillé en surface d’amour que pour éviter quelques menus scandales indélicats à traiter.
La veuve peu éplorée lui explicita donc, hélas, avec une passion nouvelle et dévorante, ses mille potentiels futurs projets débridés. Le tout entrecoupé de mots plus ou moins mordants liés à cent autres petits riens, dont ses deux idiots de maris disparus trop tôt, bien évidemment. Ou les occupations fort suaves qu’elle ne pouvait que suggérer à un autre cœur esseulé, pour ne citer que deux exemples concrets.
… Autant dire qu’il y avait un sacré paquet d’images qu’elle aurait bien aimé déjà faire disparaître de sa tête, lorsqu’enfin la donzelle se retrouva seule quelques heures plus tard. Et qu’entamer gaiement le bar de la pièce, en se servant par habitude les remontants deux par deux, ne suffit guère à toutes les effacer.
Revenir, ensuite, au récurage de lames ramena sur le devant de ses pensées les pires, celles qu’elle aurait souhaité avoir le pouvoir d’arranger. Il fallut donc chercher une autre occupation plus innocente et la trouver.
Puisqu’il n’était pas possible de repartir en mission sur l’instant, que l’idée qu’Esenberg puisse à loisir revenir la houspiller ne lui complaisait pas - elle avait eu tant de difficultés à s’en débarrasser poliment, malgré l’aide des domestiques. -, et que le majordome risquait, en venant s’assurer qu’elle allait bien, de bien trop vivement lui remémorer certaines possibilités que la matrone s’était envisagée, elle décida finalement de sortir se saouler.
Se carapater brièvement, pour un ailleurs qui ne lui rappelerait pas non plus tout de suite que Jamâl ne serait toujours pas là à son retour. Qu’il allait mal, sans doute aucun, et qu’elle ne pouvait rien y faire puisqu’il commençait, las, à outrageusement la rejeter. Dire que, pour une rare fois, elle aurait plus qu’adoré pouvoir partager avec lui un de ces entraînements violents dont il avait le secret. Ou même le sentir s’énerver.
Il vieillit. Chercha-t-elle à se rassurer à la sortie du premier bar qu’elle visita, aimante, attendrie par le début de sourire que son jumeau esquissait parfois dans ses réminiscences.
Bien, bien moins par les images qui se dessinèrent derrière dans son esprit, celles d’un aîné assidu à hypothétiquement conter fleurette à quelques pimbêches, à la manière très… pittoresque proposée par dame Esenberg, au milieu de l’énumération de ses nombreuses façons d’occuper ses journées de femme riche et seule.
Malheureusement, la visite de l’établissement select, niché au sein du troisième rempart, n’avait donc pas suffi non plus afin de la distraire totalement de ses songeries. Elle enchaîna alors avec un second, plus loin. À l’extérieur de la muraille réconfortante qui séparait plèbe d’ultra-riches, militaires des nobles au sang trop bleu pour être versés par leurs armes moins bien ciselées. À l’écart des lieux qu’elle fréquentait toujours de temps en temps avec son frère ces derniers ans.
« Tant qu’il ne tombe pas dans la folie…» Chuchota-t-elle cette fois avec douceur, à son animal de compagnie d’alors venu avec elle, quand la porte se fut une nouvelle fois refermée derrière sa personne. La deuxième enceinte finit finalement passée comme la première, possédée comme elle l’était toujours par l’envie de temporairement fuir et les circonstances de son frère, et ce qui avait provoqué la cinquantaine d’idées de meurtre qu’elle s’était imaginée en écoutant la matrone. De trouver un lieu qui accepterait de se faire vierge de tout souvenirs. Dur but, sur une île parcourue de long en large depuis une éternité, mais l’alcool qu’elle y trouverait aiderait sans nul doute à l’atteindre.
Vint la place de l'Obélisque. Lydia ne s’y arrêta guère ; les tavernes ici étaient beaucoup trop touristiques et populeuses à son goût. Hors, la fille Lévi n’avait toujours aucune envie de parler et moins encore d'apprécier une quelconque promiscuité.
Peut-être aurait-elle dû cependant se rappeler ce fait avant de partir de la maisonnée : sa tenue habillée faisait tache, au milieu des divers étals que la nuit avait fermé en partie. Personne ne se vêtait d’une adorable petite robe de créateur dans le but de battre le pavé de ce bas quartier à cette heure-ci. À part, peut-être, une accorte fille de joie qui l’aurait obtenue au rabais contre ses bons services.
Mais la femme aux moeurs légères n’aurait sans doute pas eu le salaire nécessaire afin de se payer les fabuleuses bottines de cuir allant avec, le colifichet de luxe retenant son chignon lâche, ou le fin collier qui disparaissait entre ses seins, porteur de sa bague adorée qui ne la quittait presque jamais. Ne parlons pas non plus de l’étrange gros lézard vert aux lunettes de soleil qui restait sagement posé sur une de ses épaules nues, le temps qu’elle se refasse une santé.
La bizarre petite bête, provenant d’une île fort fort lointaine, hochait parfois la tête au rythme de l’avancée désorganisée de sa porteuse, ou lorsque sa dite maîtresse tristement dégoûtée le flattait doucement, à la recherche d’un réconfort que presque aucun autre humain ne pouvait lui communiquer.
Si les noms de Ragglefield et de Levi lui apportaient une certaine protection, que les gardes de la cité veillaient au grain avec attention dans le coin, ou que Lydia avait bien pensé à glisser une de ses dagues dans le petit sac qu’elle se trimballait, cela ne suffisait point pour écarter tous les dangers. Saint-Urea n’était un havre de paix qu’en apparence, tout le monde le savait. Même elle, malgré son envie de se beurrer en paix.
Étaler ses richesses dans un quartier malfamé n’était donc pas obligatoirement la meilleure idée qu’elle avait eu de sa vie. Néanmoins, elle s’engagea d’un pas plus que volontaire dans une ruelle qui s’enfonçait vers un ailleurs moins rassurant, avec l’espoir même de s’éloigner de l’important point de vie protégé.
Elle se rêvait insouciante de presque tout ce qui n’était pas l’air frais sur ses joues, ou de la clarté des petites loupiottes ou étoiles qui lui paraissait provenir de plus loin que ces dernières ne l’étaient réellement. Comme si quelqu’un avait posé, entre eux, un verre trouble. Ou finement cratérisé aux déjections d’insectes, selon si elle papillonnait des cils ou non. Peut-être que me battre avec des inconnus me ferait vraiment du bien tout court, si je dois supporter d’autres présences.
Elle tenta de se motiver à vérifier cela au prochain lieu de beuverie qu’elle visiterait, si personne ne l’abordait sans gentillesse avant. À quand remonte ma dernière bagarre de comptoir ? À part à longtemps ? Ce n’était après tout pas comme si assommer quelques mécréants nuirait réellement à la réputation familiale. Tout le monde avait déjà fait pire et tant qu’elle ne perdait pas, même Mère n’y trouverait rien à redire. Mieux encore, le besoin d’ainsi se dépenser expliquerait parfaitement pourquoi une bien-née se promenait seule si tard dans les taudis de la cité, et éviterait de stupides et ineptes rumeurs.
Sa balade, en attendant, lui fit emprunter une vieille rue de misère. Une seconde. Une autre encore. Puis d’énièmes, toutes trop semblables. Son esprit décida enfin alors à s’essayer de se faire joueur. Il nota, bêtement, pour la cinquième fois sans doute, que toutes les bâtisses ici se ressemblaient assez dans la nuit. Malgré leur hauteur variable, c’était comme si elles ne formaient qu’un grand et unique tout, s’alliant, au brique à brique et en de variées nuances de bleu-gris noirci, pour constituer un couloir interminable à la forme de vague rugissante. - On aurait pu penser qu’une main, indifférente aux futurs habitants, les avait fait s’élever en un seul même temps, tant le paysage se faisait répétitif.
Quatre pas. Une fenêtre. Trois pas. Une porte en fer rouillé. Quatre pas. Une fen… Lézard hocha la tête quand un énième type comme tant d’autres passa à leur côté sans s’arrêter, la distrayant de ses nouveaux comptes pourtant si sérieux. Elle tapota le museau de l’animal agité. Les gens censés ne s’occupaient que de leurs problèmes, le tout sans essayer d’en créer, hélas.
Compter les cases dans laquelle la déchéance rangeait d’autres âmes parfaitement fut ensuite recommencé sur le champ. Tout pour éviter de penser, quoi. Cinq pas… Mal compté, reprend !. Trois pas. Une porte defoncée. Quatre de plus. Une fenêtre cradossée par les années et des substances qu’elle ne désirait pas étudier. Une odeur de patates et d’huile trop souvent usitée en provenait. Trois pas. Un seuil vierge de tout battant, si ce n’était un rideau rapiécé. Quatre pas. Des carreaux dégommés. Un rire mâle, fier et arrogant, suivi de froufrous endiablés. Et la vague qui n’en finissait jamais : c’était étrangement réconfortant, à force, à l’instar des boissons déjà ingurgitées qui lui donnaient l’impression de remplacer en partie son sang. Leur chaleur simple l’envahissait tendrement.
Sans se préoccuper des autres promeneurs, elle ferma les yeux, dodelina doucement de la tête. Son regard rouvert fut ensuite attiré par un fichu écarlate, qui pendait à une ouverture mal fermée. Trois pas. L’objet ne risquait-il pas d’être volé dans la nuit ? Et n’était-il pas censé y avoir une taverne, dans le coin ? S’était-elle perdue ? Cela l’amusa légèrement. Un couloir. Qua… Non, tiens, un seul cette fois-là.
Et voilà alors qu’une énième personne s’approchait, que la terre lui parut gigoter sous ses pieds, la nuit recommencer à l’envers. Si son instinct lui souffla quelque chose, ce fut à retardement. Et merc… !
Ses yeux venaient en effet de se ficher sur une affichette. Le truc était en partie déchiré, comme si quelqu’un s’était emparé du bas du parchemin pour ses intérêts personnels. À peine éclairé, par la lueur blafarde d’une lampe de la rue. Mais c’était une affichette tout de même.
Ce n’était pas la première qu’elle percevait en cette soirée. Ni la dernière, sans doute aucun. Cependant, c’était bien la seule qu’elle ne s’attendait pas jusque-là à rencontrer. Elle s’était précédemment empêchée de mirer dans la direction de panneaux de primes, afin d’éviter le piège dans lequel elle venait de se fourrer. Par habitude, elle avait aussi détourné le regard en percevant un ou deux papiers froissés voleter. N’avait guère non plus touché aux journaux à disposition dans ses divers points de chute, ou levé les mirettes dans le but de lire le nom de boutiques inconnues. Tout ça pour éviter que sa capacité ne s’enclenche.
Mais, dans ce bouge aux relents de crasse, l’encre de la prime piquée ailleurs, et qui ornait grotesquement la peinture défraîchie de la demeure mal isolée, réussit là où les autres avaient échoué. L’objet s’amusa donc à l’éblouir en se mouvant follement.
En conséquence, la fille Lévi resta les bras totalement ballants, tandis qu’une main agile commençait à la délester de ses objets précieux. De plus en plus verte - ou blanche, selon la luminosité - alors que les secondes passaient, elle se mit soudainement à tanguer.
Quand la vision fut passée, l’alcool qu’elle avait ingurgité accentua son habituelle sensation désagréable, celle qu’elle n’avait perdu un sens, ou ici, le besoin de la vue. Elle tituba encore, toujours en partie déconnectée de la réalité, croissant un truc se rapprochant d’un : « Jeu de fous… », tout en cherchant tout de même désespérément à se raccrocher à quelque chose pour ne pas tomber. Ou pour ne pas vomir, peut-être. Ou les deux à la fois.
Paisiblement installé son épaule, le lézard, lui, ne broncha presque pas. Il se contenta simplement de hocher la tête, au rythme de la démarche chancelante de sa propriétaire en mauvais état.