Un paradis où tout n'est pas blanc

Gaden White souriait sur son fauteuil, une main sur la boucle de sa ceinture, l'autre caressant sa moustache, signe qu'il était content. Il faut dire que le sujet l'intéressait :

    "Ce qui caractérise mon fils ? Un grand blond, les yeux bleus... Un bon mètre quatre-vingt de gentillesse et de bonne conduite. Oui, ça se voit sur son visage, à la façon qu'il a de vous regarder, un sourire au coin des lèvres. Pas faux pour deux sous, bien sûr ! On est pas du genre à faire semblant dans la famille. Pas un poil au menton non plus. Il n'aime pas ça semble-t-il. Il fait encore jeunot, mais il n'est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds : il n'est pas rentré à la Marine pour rester un gringalet ! Il a pris du muscle là-bas. Pas trop. Mais pas peu... Quoi d'autre...

      C'est un rapide. Déjà petit il faisait la course avec le chien et les autres bêtes. Il a continué avec les enfants du coin, et sans doute aussi lors de sa formation. Il n'est pas spécialement compétitif mais il aime donner son maximum dans ce qu'il entreprend. C'est peut-être parce que je suis son père, mais je trouve que ça le rend beau. Parce qu'il est beau mon fils ! Il doit tenir ça de sa mère ahahah...

      Des manies ? Eh bien... Il renifle discrètement quand un truc le dérange et qu'il ne veut pas le dire. Venant de lui ça ne fait pas élégant, mais puisque c'est discret... Sinon ça lui arrive de se tapoter la hanche avec l'index de la main gauche des fois. Pour quoi faire ? Bonne question. Peut-être de l'impatience ? La dernière fois qu'il l'a fait, il avait son sabre à la ceinture et la personne en face parlait sans discontinuer des bienfaits de l'esclavage.

     Il aime bien s'habiller. Ou s'habiller bien si vous préférez. On ne vient pas d'une famille très riche, alors depuis qu'il a un bon salaire en plus de la prime de citoyenneté, il se fait plaisir. On ne lui en veut pas : c'est un grand garçon, il fait ce qu'il veut maintenant. Et il se tient si bien que le style lui va à ravir. Les bretelles, les chemises, le pantalon rayé... Il a des gestes élégants, une voix agréable et un regard sérieux et plein de bienfaisance. C'est une perle rare, mon fils. Il ira loin, je vous le dis ! La Justice s'est trouvée un sacré représentant cette fois."

Tendue, mais tout aussi heureuse d'en parler, Leora White plissa sa robe et ouvrit la bouche :

      "Eden est un brave garçon. Il est heureux d'être comme il est, d'être né parmi nous, de se lever le matin et de savoir qu'il va être utile à son prochain. Il n'est pas difficile à table, capable de discuter plutôt que de s'énerver, se lève avec un thé et se couche avec un autre - c'est son péché mignon. Certains s'énervent de le voir toujours si calme, mais étant ses parents, nous savons quand il s'apprête à déborder ! Disons qu'il est plus patient que d'autres de ce côté-là. On ne le voit plus aussi souvent qu'avant, mais il ne manque pas de nous donner des nouvelles et n'hésite pas à passer juste pour le plaisir de nous voir. Je ne manque pas de m'en vanter auprès de mes amies. Difficile de couper le cordon avec ça...

     Je sais ce que vous pensez, mais il a beau être gentil, il n'est pas naïf. C'est... Comment dire... Il a vite appris que le monde n'était pas à son image. Ca l'a un peu secoué, mais il lui a suffit de réfléchir et d'apprendre à connaître les gens. Maintenant, il est assez doué pour savoir à quel genre de personne il s'adresse. Il faut dire que quand il vous regarde, on a l'impression qu'il voit à travers vous. Sans doute à cause de ses yeux clairs. Il a horreur de l'injustice, alors la Marine était le meilleur plan de carrière selon lui. Voler, frapper quelqu'un au visage, insulter... Des actions dont il est incapable, car trop éloignées de ce qu'il veut être.

     Eden est curieux aussi. Loin d'être bête. Un peu têtu cependant : il a du mal à admettre qu'il a tort. Comme il le dirait sans doute, ce n'est pas élégant. Pour éviter ça il observe, il réfléchit, il apprend. Peut-être trop parfois... Je pense qu'il serait comblé s'il pouvait découvrir le monde au cours de ses possibles mutations. Même si personnellement je m'inquiète pour son avenir familial. Il n'a jamais eu d'amour, même de jeunesse. Il y a quelques années, ça aurait été difficile. Mais maintenant, beau comme il est, soldat de surcroît ! C'est dommage. Non pas que j'ai hâte de devenir grand-mère, mais au moins qu'il découvre d'autres facettes de la vie d'adulte...

      Mais je m'égare ! Autre chose ? Eh bien... Oh je sais : il raffole des fruits en tout genre, n'aime pas la poussière, a du mal avec les enfants et a peur des chats."

     J'ai fait un rêve cette nuit.

     Un rêve... Ou était-ce un souvenir ? Il me semble avoir reconnu les paysages de mon enfance. En fermant les yeux, je sens encore l'air marin, si puissant près du port de pêche de Poiscaille. Toute ma famille vient de là-bas, mais je n'y suis pas resté très longtemps. Je ne saurais dire s'il s'agissait d'un désaccord entre mon père et ses frères, ou une simple envie de voir ailleurs. Dans tous les cas, j'étais trop jeune pour regretter ce choix. La majorité de ma jeunesse s'est faite sur Kage Berg, entouré de pâturages et d'odeurs tout aussi fortes, bien que différentes. Je ne m'en suis jamais plaint. J'ai dû pleurer deux trois fois en revenant couvert de boue devant ma mère, mais pas au point d'en être traumatisé.

     Me voilà assis devant ma tasse de thé, un morceau de brioche posé sur son assiette. Mes gants sont là, non loin, prêts à être enfilés. Je regarde l'heure... J'ai encore le temps. Encore une fois, je me suis levé plus tôt que prévu. Une habitude prise lorsque j'aidais mon père à m'occuper des bêtes. Je ferme les yeux et me remémore ces années-là.

     J'avais cinq ou six ans lorsque nous avons quitté Poiscaille pour traverser West Blue en direction de l'île aux éleveurs. Mon père, Gaden, avait économisé suffisamment pour se lancer dans une ferme, entourée de plaines, loin de la pêche omniprésente jusque dans les conversations. L'air n'était pas le même, les gens non plus : on y souriait davantage. La seule chose qui ne changeait pas, c'était l'aisance. Les gens fortunés n'étaient pas nombreux. Et pourtant ils souriaient. Ils appréciaient la vie comme elle venait, se montraient chaleureux sans rien attendre en retour et saluaient tous d'un air amusé le lieutenant-colonel John Horse.
      Un homme... Intéressant, ce John Horse. Le visage allongé, le regard plein de vie et il marchait vite. Son énergie jaillissait parfois et ses gueulantes résonnaient dans toute la vallée. Seulement, en plus d'être éleveur, il était l'officier en charge de la garnison du Gouvernement sur l'île. Ses hommes et lui assuraient l'ordre et la protection des bergers, vachers et autres résidents des villages alentours. Je me rappelle avoir discuté avec lui... Du moins l'entendre se plaindre qu'il aurait préféré une autre affectation. Malgré ça, il se montrait d'un professionnalisme exemplaire, ne lésinait pas à la tâche et s'occupait du moindre problème comme si sa vie en dépendait. Les soldats s'en amusaient autant que les villageois, tout en le respectant pour cela.

     Pourquoi repenser à lui tout à coup ? Sans doute parce qu'il m'a inspiré, à sa façon. Le voir se démener pour autrui même les jours où il ne se passait rien ; voir ses hommes lui obéir sans rechigner, soit par peur des représailles, soit par respect, toujours dans le but de suivre son exemple... Le lieutenant-colonel m'a marqué, c'est certain. Il avait beau avoir un fort caractère, personne ne s'est jamais plaint de lui. Et ses discours sur la justice et le désir de protéger, de servir étaient forts. On aurait pu y voir une forme de fanatisme. Moi j'y voyais un amour véritable pour sa cause. Alors forcément, je voulais comprendre... Quelques années plus tard, à l'âge où les enfants de berger font leurs propres choix, j'ai décidé d'intégrer la Marine.

      Soutenu par des soldats de Kage Berg, j'ai pu entrer sans trop de difficultés : mon aide à la ferme m'avait rendu assez endurant. Lors des examens, j'ai réussi à faire bonne impression. Lors de l'entretien avec les gradés, j'ai dû en faire encore davantage car, suite à mon monologue sur la grandeur de notre cause et la volonté de servir le Gouvernement, on décida de m'affecter à l'une des garnisons du Don des Saints.
    Ma famille m'a suivi jusque là-bas. Mon père prétextait qu'on leur en avait fourni les moyens lors de ma mutation. Mère, pour confirmer mes doutes, me révéla que c'était dans nos gènes d'être curieux, d'apprécier le changement lorsqu'il survenait.

      Je finis ma brioche et mon thé, m'empare de mes gants et me lève enfin. Passant devant le miroir près de la fenêtre, j'en profite pour réajuster mes bretelles et remettre le col de ma chemise en place avant de souffler sur une mèche de cheveux un poil rebelle. Puis mon regard se porte sur l'extérieur. La cité en elle-même est superbe avec ses rues bien entretenues, ses maisons propres aux couleurs harmonieuses, ses toitures recouvertes de verdure pour la plupart et la joie apparente de ses habitants au milieu de tout ça. Mes parents se sont très vite acclimatés. Moi aussi j'ai commencé à apprécier l'endroit... Jusqu'à découvrir que ce bonheur n'était possible que parce qu'une population presque aussi nombreuse devait en souffrir.
    Le Don des Saints est le repère de la famille Yonesku, des Dragons Célestes. Des maîtres.... Et leurs esclaves. Ce sont eux que je sers, et ce sont leurs possessions qui rendent cette vie possible. Aujourd'hui encore il est difficile de les apercevoir en contrebas, au milieu de la foule. Pourtant, près de chaque sourire se tient un rictus contraint, alors que l'on chante les louanges des descendants des Rois... Moi qui ai plaidé vouloir servir le peuple dans son ensemble, comment trouver cela juste ?

    Mais que puis-je y faire, à l'heure d'aujourd'hui ? Encore une fois, je m'éloigne de cette scène, prend le reste de mon équipement, ainsi que le gilet sans manche et un brassard marqué du blason de la Justice, avant de rejoindre le reste de mes camarades, les poings serrés.