« Allô, mon colonel ? Je ne vais pas pouvoir rentrer, je déserte. Adieu.
_ Gné ? Maikesetelemeuh… STOP, RACCROCHE PAS RACHEL !! » Rugit brusquement le colonel Trevor en usant de toute l’autorité dont il était capable.
Fort heureusement, plus d’une décennie à la tête de la forteresse troglodyte d’Hexiguel, à encadrer une majorité d’officiers mutés dans les Confins par les instances disciplinaires de la Marine, avait permis au colonel de développer une véritable aura de commandement. Pour preuve, l’escargophone ne signala pas une rupture de la communication et le gradé put entendre le bruit d’un combiné qu’on rapproche de l’oreille.
« Qu’est-ce qui se passe, Rachel ? C’est quoi cette nouvelle lubie ? On avait pourtant définitivement réglé le coup du "ch’uis pas faite pour la Marine", la dernière fois…
_ Ce n’est pas une lubie, mon colonel, rétorqua froidement la voix de l’imposante albinos. Je suis à Manshon et je dois me rendre à Luvneel. Je me suis renseignée, je ne pourrais jamais être de retour à la forteresse avant la fin de ma permission. Alors tant pis, ça sera une désertion. »
Une dizaine de jours auparavant, la jeune femme s’était présentée dans le bureau du colonel. Elle avait sollicité un congé exceptionnel. Pas besoin d’être grand clerc pour voir que ça n’allait effectivement pas fort, avait constaté Trevor. Il avait donc jugé plus prudent d’accéder à sa demande : d’une part, la nouvelle vice-liuetenante avait vécu plus que son lot d’évènements particulièrement stressant depuis son arrivée, et d’autre part, elle n’avait encore bénéficié d’aucun repos depuis son engagement dans la Marine or la situation toute particulière d’Hexiguel – une forteresse troglodyte sans rien autour – n’était pas propice au repos et à la relaxation.
Sur le coup, ça lui avait semblé la bonne chose à faire. S’il y avait bien une aptitude dont s’enorgueillissait Trevor, c’était de savoir s’y prendre pour gérer adroitement mêmes les plus problématiques des officiers. Il savait quand relâcher la bride ou serrer la vis. Jauger l’état d’esprit de ses subalternes d’un simple coup d’œil pour adapter au mieux la façon de les traiter. Sauf que là, il avait visiblement loupé une partie des signaux : ce n’était clairement pas juste un coup de mou et un besoin de se ressourcer qui affectait l'imposante albinos… Et maintenant, il avait l’un de ses officiers les plus prometteurs perdu dans la nature avec des velléités de désertion et juste une foutue ligne escargophonique pour tenter de rattraper le coup. Tu parles d’une guigne !
« Purée, mais tu vas vraiment toute me les faire, toi, hein… D’accord, d’accord, d’accord… Temporisa Trevor. Écoute, Rachel, on s’est accordé sur deux semaines parce que c’était ce que tu me demandais, mais on peut revoir ça à la hausse si nécessaire, tu sais ? C’est MOI qui m’occupe des papiers, alors tu te doutes bien que je peux rectifier et modifier ça à ma guise, pas besoin de s’embêter avec des démarches administratives. Donc, si tu as besoin de plus de temps, hé bien, pas de soucis, je te l’accorde. Tu me connais, je suis plutôt du genre arrangeant, non ?
_ Si, mon colonel, répondit l’intéressée d’une voix neutre.
_ Alors y’a aucun problème, affirma d’un ton volontairement joyeux le gradé. Du moment que tu me promettes de revenir, moi, je te rallonge ta permission autant que nécessaire. Et je te jure qu’y aura zéro conséquence, pas de soucis. Du coup c’est bon ? On oublie cette vilaine histoire de désertion ?
_ …
_ Heu… Allôôô ? La terre appelle Rachel, me recevez-vous ?
_ Désolée, mon colonel. Je ne peux pas vous promettre que je vais revenir, annonça inflexiblement la jeune femme.
_ Pardon !? N’en revint pas Trevor. Minute, Rachel, je te connais bien, tu es littéralement dévouée corps et âme à la Marine. Et là, tu veux me faire croire que t’abandonnerais tout, là, comme ça ? Et tes hommes ? Ta Fanfare ? Le sergent-chef Krieger ? L’adjudant Marlow ? Qu’est-ce qu’ils deviennent, eux, dans tout ça ? »
Le colonel était tout à fait prêt à recconaître que ça n’était pas très fair-play de sa part : la vice-lieutenante s’était toujours investie au maximum auprès de ses hommes, se préoccupant constamment d’eux. D’un autre côté, il sentait confusément que l'imposante albinos était mortellement sérieuse, alors il lui fallait taper là où ça faisait mal sans état d’âme s’il voulait infléchir très vite sa position.
« Désolée, mon colonel, mais ils devront se débrouiller sans moi. »
La panique gagna tout doucement le gradé. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond : en temps normal, jamais la petite Syracuse n’envisagerait la plus petite seconde d’abandonner ses gars. Ça sentait les gros ennuis.
« Bon, écoute, Rachel, reprit patiemment Trevor. Je suis un officier plutôt cool, n’est-ce pas ? Voire même carrément coulant, en fait. Je n’ai jamais fait preuve d’intransigeance déplacée, je me suis toujours montré compréhensif et je pense t’avoir prouvé que je ne cherchais que ton bien-être à la forteresse, non ?
_ Si, mon colonel, reconnut la vice-lieutenante.
_ Alors, par égard pour toute cette coolitude, est-ce que tu voudrais pas me dire exactement ce qui se passe ? Tenta le colonel. Tu crois pas que tu me dois bien ça ?
_ …, hésita longuement l'imposante albinos.
_ Allez, sois honnête, c’est pour ça que tu m’as appelé, poursuivit Trevor en usant de sa voix la plus persuasive. Où t’as déjà vu un déserteur qui téléphone à son supérieur pour le prévenir ? La vérité, c’est que tu veux te confier à quelqu’un. Tu as besoin de te confier à quelqu’un. Et moi, je suis ce quelqu’un. Je t’en prie, Rachel : parle-moi.
_ C’est Victor. » Annonça la jeune femme dans un souffle.
Le colonel se passa une main sur le visage en se retenant de maugréer dans le combiné.
Victor.
Victor était un chasseur de primes. Du genre idéaliste. Il opérait sur un créneau tout particulier : s’attaquer aux gros morceaux que les garnisons locales de la Marine ne pouvaient gérer seules. Mais des gros morceaux vraiment gros. Du genre à nécessiter plusieurs chasseurs pour pouvoir faire face. Raison pour laquelle il était à la tête d’un petit groupe de combattants d’élite. Un brave gars, qui n’avait pas froid aux yeux. Il avait laissé une très bonne impression au colonel. En effet, il était intervenu tantôt dans les Confins, avec l’appui d’Hexiguel, pour ce qui avait été justement la première véritable mission de Rachel : abattre la clique de Barbe-de-fer. Son baptême du feu en tant qu’officier.
L’occasion aussi pour Trevor de s’apercevoir que les deux larrons se connaissaient de longues dates et entretenaient des rapports aussi tumultueux que passionnés. Pas la peine d’être grand clerc pour deviner qu’ils étaient un peu plus que des amis. D’ailleurs, le sous-lieutenant Severn, qui s’était inopinément retrouvé à chapeauter la mission, avait confirmé après coup qu’ils étaient fiancés.
Ceci expliquait donc cela : le comportement soudainement fantasque et erratique de la jeune femme prenait subitement sens. Victor était suffisamment spécial et important à ses yeux pour occulter la Marine et jusqu’à sa propre troupe. Elle était peut-être une officier-née mais, comme le disait le dicton, le cœur a ses raisons et tout le tralala…
« Mais pourquoi ne pas m’avoir dit que c’était pour une urgence familiale. !? Lui reprocha le colonel. C’est des cas de figures prévus, ça, on aurait pu gérer les choses différemment… On est pas à deux semaines piles, dans ces cas-là, tu penses bien !
_ Ben c’est-à-dire que… ce n’est pas la famille, en fait… fit remarquer Rachel.
_ Au diable ton honnêteté à toute épreuve, s’emporta Trevor. Vous êtes fiancés, c’est tout comme !
_ On est pas fiancé ! Rétorqua l'imposante albinos avec véhémence.
_ Hein ? Mais que… attend, mais vous êtes quoi, alors ? Se demanda le colonel.
_ C’est… C’est compliqué, esquiva la vice-lieutenante.
_ En même temps, le jour où quelque chose sera simple avec toi, petite, je pense que le choc de la surprise me tuera.
_ N’importe quoi.
_ Bon, très bien, alors si tu m’expliquais plutôt tout depuis le début ? » Proposa Trevor.
Tout doucement, Rachel commença à lui raconter. Le démarrage fut assez laborieux, la jeune femme étant encore réticente à parler, mais au fur et à mesure qu’elle le faisait, les choses lui venaient plus facilement. Le colonel avait eu raison : elle avait grand besoin de vider son sac.
Tout avait commencé quelques jours plus tôt. La vice-lieutenante avait reçu un appel de Charlotte Fandango. Les deux femmes s’étaient connues lors de la mission conjointe contre Barbe-de-fer, juste avant que la chasseuse ne quitte le groupe de Victor. En effet, l’écrasante majorité des chasseurs de primes qui gravitaient autour de Victor n’étaient pas aussi idéalistes que lui : eux le suivaient dans un objectif bien précis – souvent lié à la renommé ou l’argent – et ceux qui survivaient suffisamment longtemps pour atteindre leur but lâchaient l’affaire sans vergogne. Charlotte ne différait pas de ce schéma : ses traques avec Victor n’avait constitué qu’un marchepied pour se faire repérer et recruter par la Baroque Works.
Pour autant, la chasseuse de primes avaient gardé un œil sur son ancien mentor à qui elle devait tant : il lui avait quasiment appris tout ce qu’elle savait sur le métier. Elle avait donc su qu’il avait décidé de traquer et abattre un certain Roy le Mangeur-d’hommes – un surnom surtout lié au fait qu’il provenait de l’Îlot Flottant : il ne mangeait pas réellement ses victimes. Enfin, pas souvent, en tout cas – alors que ce dernier avait été repéré près de Manshon. Sauf que quelque temps plus tard, le réseau de la BW avait émis une note annonçant le départ de Roy de Manshon vers Reverse Mountain, pour Grand Line. Or, au vu du laps de temps passé sur place, c’était impossible qu’il n’ait pas croisé la route de Victor et sa clique. Ce qui ne pouvait donc signifier qu’une chose…
Étant elle-même prise ailleurs, Charlotte s’était souvenue de l’officier albinos et des liens qui l’unissait à Victor. Elle avait donc décidé de faire d’une pierre deux coups : la mettre au courant, parce que Rachel était concernée en premier chef, et lancer quelqu’un sur la piste de Victor pour en savoir plus sur ce qu’il s’était réellement passé, parce qu’en bonne commère, elle vivait littéralement pour tout savoir sur tout le monde.
C’était là que l’histoire rejoignait le colonel. L'imposante albinos avait tout d’abord refusé de croire la nouvelle : avec ses flingues, Victor était tout bonnement invincible, point final, y’avait pas à discuter. Et pis c’était pas comme si un minable petit pirate de rien du tout pouvait lui donner le moindre fil à retordre. Non mais, puis quoi encore !
Ça, c’était pour la théorie. Parce que très vite, l’avertissement de Charlotte s’était insinué jusque dans le cœur de la jeune femme, y faisant naître une angoisse profonde, aussi irrésistible qu’indéracinable. Moins de deux heures après le coup de fil, une Rachel en plein désarroi débarquait donc en trombe dans le bureau du colonel pour quémander un congé exceptionnel. Mais ce qu’elle avait tu à Trevor, c’est qu’elle comptait se rendre sur-le-champ à Manshon pour retrouver Victor et s’assurer qu’il aille bien.
« Voilà qui explique ce que tu fiches là-bas, opina le colonel. Qu’est-ce que tu as trouvé, sur place ?
_ Hé bien, par chance, le groupe de Victor n’est pas vraiment du genre discret non plus, révéla la vice-lieutenante. À partir de là, j’ai su à peu près quand est-ce qu’ils sont arrivés et, surtout, quand est-ce qu’ils ont disparu de la circulation. Je savais que je n’avais aucune chance de trouver des témoins, mais à tout hasard, j’ai fouillé les hôpitaux. Et j’ai trouvé un survivant du groupe. Alors, j’ai… on a… heu… discuté.
_ Discuté ? Releva Trevor d’un ton suspicieux.
_ Heu… Oui. Discuté. »
_ Non mais j’ai pas fait exprès de le bousculer, non plus, affirma Rachel pour sa défense.
_ C’est marrant, j’m’étais justement déjà demandé à quoi ça ressemblait quand tu perdais ton sang-froid… Ben maintenant je sais : tu ressembles à ton grand-père.
_ Tant mieux, Papy Coriace, il résout toujours tout.
_ Et donc, tu t’es mise en quête des Bambanas, relança le colonel.
_ Oh, je les ai rapidement trouvé ; ça, c’était facile, balaya la vice-lieutenante.
_ Facile ?
_ Ben… »
_ Quoi !? En plus, c’est EUX qu’ont commencé les premiers, d’abord ! Le principal, c’est que j’ai pu obtenir une entrevue avec l’un des lieutenants des Bambanas, pointa l’ancienne des commandos d’assaut du Royaume d’XXXX. Pis j'ai rien fait de mal, je posais juste des questions, moi…
_ Quoi ? Une entrevue ? Vraiment ? N’en revint pas Trevor.
_ Oui, affirma Rachel.
_ Et il a accepté ? Comme ça ? Tout simplement ?
_ Ben… Bon, ok, à vrai dire, potentiellement, il se pourrait éventuellement bien que j’eusse hypothétiquement décidé unilatéralement d’une entrevue surprise, pour être tout à fait honnête… »
_ Grmflmgbrmlflm… Mais quel merdier, bon sang… Rien ne te fera renoncer à cette folie, pas vrai ? Soupira Trevor.
_ Non, rien, confirma la vice-lieutenante.
_ Je ne vais pas pouvoir t'envoyer de renforts, insista le gradé.
_ J'en attendais pas, de toute façon, relativisa l'imposante albinos.
_ Tu risques de mourir ! L'interpella Trevor.
_ Je refuse de vivre sans Victor ! Rétorqua la jeune femme. S'il faut que j'aille jusqu'en enfer pour le retrouver, alors ainsi soit-il !
_ …
_ …
_ Je sais que c'est moi qui t'ai dit de cesser d'hésiter et d'aller de l'avant lors de ta dernière promotion, mais je commence un peu à le regretter, là.
_ N'importe quoi.
_ Très bien, soupira Trevor. Je m'occupe de la paperasse, donc soit rassurée, tu auras encore toute ta place parmi nous à ton retour. Mais en échange, je veux que tu m'appelles dès que tu en as fini avec Luvneel, d'accord ?
_ Je… D'accord, mon colonel. Et merci, ajouta timidement la vice-lieutenante. Heu… Je vais devoir y aller.
_ Je comprends. Bonne chance, Rachel. »
Combiné qu'on raccroche, déclic, fin de la communication.
Trevor soupira longuement tout en raccrochant son propre escargophone. Il resta un long moment les yeux dans le vague, songeur, à ruminer la situation. Soudainement, une idée lui traversa l'esprit. Certes, il ne pouvait pas aider directement la jeune femme : il n'avait aucun contact fiable dans la garnison de Manshon et il n'y en avait tout simplement pas à Luvneel. Mais il pouvait néanmoins préparer quelque chose pour couvrir les arrières de sa subordonnée. C'était toujours ça de pris.
Quant à l'opération sur un comptoir mafieux de Luvneel… Hé bien, il allait falloir lui faire confiance au passif de la Rachel chez les commandos d'assaut de la Marine du Royaume d'XXXX. Un dernier espoir carrément flippant maintenant qu'il y pensait.
Trevor se prit à espérer qu'il n'y aurait qu'une faible opposition présente sur Luvneel…
_ Gné ? Maikesetelemeuh… STOP, RACCROCHE PAS RACHEL !! » Rugit brusquement le colonel Trevor en usant de toute l’autorité dont il était capable.
Fort heureusement, plus d’une décennie à la tête de la forteresse troglodyte d’Hexiguel, à encadrer une majorité d’officiers mutés dans les Confins par les instances disciplinaires de la Marine, avait permis au colonel de développer une véritable aura de commandement. Pour preuve, l’escargophone ne signala pas une rupture de la communication et le gradé put entendre le bruit d’un combiné qu’on rapproche de l’oreille.
« Qu’est-ce qui se passe, Rachel ? C’est quoi cette nouvelle lubie ? On avait pourtant définitivement réglé le coup du "ch’uis pas faite pour la Marine", la dernière fois…
_ Ce n’est pas une lubie, mon colonel, rétorqua froidement la voix de l’imposante albinos. Je suis à Manshon et je dois me rendre à Luvneel. Je me suis renseignée, je ne pourrais jamais être de retour à la forteresse avant la fin de ma permission. Alors tant pis, ça sera une désertion. »
Une dizaine de jours auparavant, la jeune femme s’était présentée dans le bureau du colonel. Elle avait sollicité un congé exceptionnel. Pas besoin d’être grand clerc pour voir que ça n’allait effectivement pas fort, avait constaté Trevor. Il avait donc jugé plus prudent d’accéder à sa demande : d’une part, la nouvelle vice-liuetenante avait vécu plus que son lot d’évènements particulièrement stressant depuis son arrivée, et d’autre part, elle n’avait encore bénéficié d’aucun repos depuis son engagement dans la Marine or la situation toute particulière d’Hexiguel – une forteresse troglodyte sans rien autour – n’était pas propice au repos et à la relaxation.
Sur le coup, ça lui avait semblé la bonne chose à faire. S’il y avait bien une aptitude dont s’enorgueillissait Trevor, c’était de savoir s’y prendre pour gérer adroitement mêmes les plus problématiques des officiers. Il savait quand relâcher la bride ou serrer la vis. Jauger l’état d’esprit de ses subalternes d’un simple coup d’œil pour adapter au mieux la façon de les traiter. Sauf que là, il avait visiblement loupé une partie des signaux : ce n’était clairement pas juste un coup de mou et un besoin de se ressourcer qui affectait l'imposante albinos… Et maintenant, il avait l’un de ses officiers les plus prometteurs perdu dans la nature avec des velléités de désertion et juste une foutue ligne escargophonique pour tenter de rattraper le coup. Tu parles d’une guigne !
« Purée, mais tu vas vraiment toute me les faire, toi, hein… D’accord, d’accord, d’accord… Temporisa Trevor. Écoute, Rachel, on s’est accordé sur deux semaines parce que c’était ce que tu me demandais, mais on peut revoir ça à la hausse si nécessaire, tu sais ? C’est MOI qui m’occupe des papiers, alors tu te doutes bien que je peux rectifier et modifier ça à ma guise, pas besoin de s’embêter avec des démarches administratives. Donc, si tu as besoin de plus de temps, hé bien, pas de soucis, je te l’accorde. Tu me connais, je suis plutôt du genre arrangeant, non ?
_ Si, mon colonel, répondit l’intéressée d’une voix neutre.
_ Alors y’a aucun problème, affirma d’un ton volontairement joyeux le gradé. Du moment que tu me promettes de revenir, moi, je te rallonge ta permission autant que nécessaire. Et je te jure qu’y aura zéro conséquence, pas de soucis. Du coup c’est bon ? On oublie cette vilaine histoire de désertion ?
_ …
_ Heu… Allôôô ? La terre appelle Rachel, me recevez-vous ?
_ Désolée, mon colonel. Je ne peux pas vous promettre que je vais revenir, annonça inflexiblement la jeune femme.
_ Pardon !? N’en revint pas Trevor. Minute, Rachel, je te connais bien, tu es littéralement dévouée corps et âme à la Marine. Et là, tu veux me faire croire que t’abandonnerais tout, là, comme ça ? Et tes hommes ? Ta Fanfare ? Le sergent-chef Krieger ? L’adjudant Marlow ? Qu’est-ce qu’ils deviennent, eux, dans tout ça ? »
Le colonel était tout à fait prêt à recconaître que ça n’était pas très fair-play de sa part : la vice-lieutenante s’était toujours investie au maximum auprès de ses hommes, se préoccupant constamment d’eux. D’un autre côté, il sentait confusément que l'imposante albinos était mortellement sérieuse, alors il lui fallait taper là où ça faisait mal sans état d’âme s’il voulait infléchir très vite sa position.
« Désolée, mon colonel, mais ils devront se débrouiller sans moi. »
La panique gagna tout doucement le gradé. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond : en temps normal, jamais la petite Syracuse n’envisagerait la plus petite seconde d’abandonner ses gars. Ça sentait les gros ennuis.
« Bon, écoute, Rachel, reprit patiemment Trevor. Je suis un officier plutôt cool, n’est-ce pas ? Voire même carrément coulant, en fait. Je n’ai jamais fait preuve d’intransigeance déplacée, je me suis toujours montré compréhensif et je pense t’avoir prouvé que je ne cherchais que ton bien-être à la forteresse, non ?
_ Si, mon colonel, reconnut la vice-lieutenante.
_ Alors, par égard pour toute cette coolitude, est-ce que tu voudrais pas me dire exactement ce qui se passe ? Tenta le colonel. Tu crois pas que tu me dois bien ça ?
_ …, hésita longuement l'imposante albinos.
_ Allez, sois honnête, c’est pour ça que tu m’as appelé, poursuivit Trevor en usant de sa voix la plus persuasive. Où t’as déjà vu un déserteur qui téléphone à son supérieur pour le prévenir ? La vérité, c’est que tu veux te confier à quelqu’un. Tu as besoin de te confier à quelqu’un. Et moi, je suis ce quelqu’un. Je t’en prie, Rachel : parle-moi.
_ C’est Victor. » Annonça la jeune femme dans un souffle.
Le colonel se passa une main sur le visage en se retenant de maugréer dans le combiné.
Victor.
Victor était un chasseur de primes. Du genre idéaliste. Il opérait sur un créneau tout particulier : s’attaquer aux gros morceaux que les garnisons locales de la Marine ne pouvaient gérer seules. Mais des gros morceaux vraiment gros. Du genre à nécessiter plusieurs chasseurs pour pouvoir faire face. Raison pour laquelle il était à la tête d’un petit groupe de combattants d’élite. Un brave gars, qui n’avait pas froid aux yeux. Il avait laissé une très bonne impression au colonel. En effet, il était intervenu tantôt dans les Confins, avec l’appui d’Hexiguel, pour ce qui avait été justement la première véritable mission de Rachel : abattre la clique de Barbe-de-fer. Son baptême du feu en tant qu’officier.
L’occasion aussi pour Trevor de s’apercevoir que les deux larrons se connaissaient de longues dates et entretenaient des rapports aussi tumultueux que passionnés. Pas la peine d’être grand clerc pour deviner qu’ils étaient un peu plus que des amis. D’ailleurs, le sous-lieutenant Severn, qui s’était inopinément retrouvé à chapeauter la mission, avait confirmé après coup qu’ils étaient fiancés.
Ceci expliquait donc cela : le comportement soudainement fantasque et erratique de la jeune femme prenait subitement sens. Victor était suffisamment spécial et important à ses yeux pour occulter la Marine et jusqu’à sa propre troupe. Elle était peut-être une officier-née mais, comme le disait le dicton, le cœur a ses raisons et tout le tralala…
« Mais pourquoi ne pas m’avoir dit que c’était pour une urgence familiale. !? Lui reprocha le colonel. C’est des cas de figures prévus, ça, on aurait pu gérer les choses différemment… On est pas à deux semaines piles, dans ces cas-là, tu penses bien !
_ Ben c’est-à-dire que… ce n’est pas la famille, en fait… fit remarquer Rachel.
_ Au diable ton honnêteté à toute épreuve, s’emporta Trevor. Vous êtes fiancés, c’est tout comme !
_ On est pas fiancé ! Rétorqua l'imposante albinos avec véhémence.
_ Hein ? Mais que… attend, mais vous êtes quoi, alors ? Se demanda le colonel.
_ C’est… C’est compliqué, esquiva la vice-lieutenante.
_ En même temps, le jour où quelque chose sera simple avec toi, petite, je pense que le choc de la surprise me tuera.
_ N’importe quoi.
_ Bon, très bien, alors si tu m’expliquais plutôt tout depuis le début ? » Proposa Trevor.
Tout doucement, Rachel commença à lui raconter. Le démarrage fut assez laborieux, la jeune femme étant encore réticente à parler, mais au fur et à mesure qu’elle le faisait, les choses lui venaient plus facilement. Le colonel avait eu raison : elle avait grand besoin de vider son sac.
Tout avait commencé quelques jours plus tôt. La vice-lieutenante avait reçu un appel de Charlotte Fandango. Les deux femmes s’étaient connues lors de la mission conjointe contre Barbe-de-fer, juste avant que la chasseuse ne quitte le groupe de Victor. En effet, l’écrasante majorité des chasseurs de primes qui gravitaient autour de Victor n’étaient pas aussi idéalistes que lui : eux le suivaient dans un objectif bien précis – souvent lié à la renommé ou l’argent – et ceux qui survivaient suffisamment longtemps pour atteindre leur but lâchaient l’affaire sans vergogne. Charlotte ne différait pas de ce schéma : ses traques avec Victor n’avait constitué qu’un marchepied pour se faire repérer et recruter par la Baroque Works.
Pour autant, la chasseuse de primes avaient gardé un œil sur son ancien mentor à qui elle devait tant : il lui avait quasiment appris tout ce qu’elle savait sur le métier. Elle avait donc su qu’il avait décidé de traquer et abattre un certain Roy le Mangeur-d’hommes – un surnom surtout lié au fait qu’il provenait de l’Îlot Flottant : il ne mangeait pas réellement ses victimes. Enfin, pas souvent, en tout cas – alors que ce dernier avait été repéré près de Manshon. Sauf que quelque temps plus tard, le réseau de la BW avait émis une note annonçant le départ de Roy de Manshon vers Reverse Mountain, pour Grand Line. Or, au vu du laps de temps passé sur place, c’était impossible qu’il n’ait pas croisé la route de Victor et sa clique. Ce qui ne pouvait donc signifier qu’une chose…
Étant elle-même prise ailleurs, Charlotte s’était souvenue de l’officier albinos et des liens qui l’unissait à Victor. Elle avait donc décidé de faire d’une pierre deux coups : la mettre au courant, parce que Rachel était concernée en premier chef, et lancer quelqu’un sur la piste de Victor pour en savoir plus sur ce qu’il s’était réellement passé, parce qu’en bonne commère, elle vivait littéralement pour tout savoir sur tout le monde.
C’était là que l’histoire rejoignait le colonel. L'imposante albinos avait tout d’abord refusé de croire la nouvelle : avec ses flingues, Victor était tout bonnement invincible, point final, y’avait pas à discuter. Et pis c’était pas comme si un minable petit pirate de rien du tout pouvait lui donner le moindre fil à retordre. Non mais, puis quoi encore !
Ça, c’était pour la théorie. Parce que très vite, l’avertissement de Charlotte s’était insinué jusque dans le cœur de la jeune femme, y faisant naître une angoisse profonde, aussi irrésistible qu’indéracinable. Moins de deux heures après le coup de fil, une Rachel en plein désarroi débarquait donc en trombe dans le bureau du colonel pour quémander un congé exceptionnel. Mais ce qu’elle avait tu à Trevor, c’est qu’elle comptait se rendre sur-le-champ à Manshon pour retrouver Victor et s’assurer qu’il aille bien.
« Voilà qui explique ce que tu fiches là-bas, opina le colonel. Qu’est-ce que tu as trouvé, sur place ?
_ Hé bien, par chance, le groupe de Victor n’est pas vraiment du genre discret non plus, révéla la vice-lieutenante. À partir de là, j’ai su à peu près quand est-ce qu’ils sont arrivés et, surtout, quand est-ce qu’ils ont disparu de la circulation. Je savais que je n’avais aucune chance de trouver des témoins, mais à tout hasard, j’ai fouillé les hôpitaux. Et j’ai trouvé un survivant du groupe. Alors, j’ai… on a… heu… discuté.
_ Discuté ? Releva Trevor d’un ton suspicieux.
_ Heu… Oui. Discuté. »
« Discuté, hein ? Grogna Trevor.Discussion à Manshon a écrit:
Manshon – petit hôpital de banlieue – chambre 307
La pièce n’était pas très grande, vaguement illuminée par une petite lucarne partiellement obstruée par des obstacles au dehors. Elle n’était pas très meublée non plus : un lit, une table de chevet et une chaise branlante pour d’éventuels visiteurs. Et sur le lit, Boris Dalton, chasseur de primes de son état, en convalescence forcée après s’être fait broyer près de la moitié du squelette suite à l’algarade contre Roy le Mangeur-d’hommes. Œils pochés, minerve, bras en écharpe, pied posé sur un étrier et une giga-tonne de bandages pour faire bonne mesure : pour le coup, Boris ne faisait pas semblant.
Fort heureusement, le plus dur était passé, tout ce qu’il avait besoin maintenant, c’était de calme et de repos pour se remettre et oublier les dernières horreurs qu’il avait vécu.
Inutile de préciser que la porte de la chambre qui s’ouvrit avec tant de force que la moitié des gonds en explosèrent remettait légèrement en cause ce programme.
Boris sursauta violemment – ça faisait mal – tout en tentant de jeter des regards paniqués en direction de la porte pour distinguer qui c’était – et c’était pas facile avec ses yeux pochés. C’était grand, c’était large, c’était massif, c’était OH MON DIEU, ROY LE MANGEUR-D’HOMMES EST REVENU POUR M… Ah non, tiens, ça ressemblait beaucoup trop à un cachet d’aspirine pour correspondre au semi-sauvage de l’Îlot Flottant.
C’était… oui, a priori, c’était une femme. Habillée comme un as de pique, avec un pull bleu délavé informe qui jurait totalement avec un improbable manteau marron beaucoup trop large, une touffe de cheveux qui devait ignorer jusqu’à l’existence du mot coiffeur, des yeux qui lançaient des éclairs et une gestuelle qui transpirait la détermination à chacun de ses mouvements.
Merde, il savait pas qui elle était, celle-là, mais là, coincé comme il l’était sur le lit, elle lui flanquait presque plus les pétoches que Roy le Mangeur-d’Hommes !
« Toi ! Mugit Rachel en traversant l’espace qui la séparait du lit en deux pas. Tu étais avec Victor ! Qu’est-ce qui s’est passé !? Où est-il !?
_ Maiheuhum… Z’êtes-qui, d’abord ?? Sortez de ma chambre, je ne vous connais pas !
_ Victor ! Répéta la jeune femme. Qu’est-ce qui s’est passé !? Où est-il !? Tu vas me répondre, oui ! Beugla la vice-lieutenante en attrapant le type par le col de son pyjama de patient.
_ AU SECOURS, À MOI, ON M’ASSASSINE !! »
En quelques secondes, une petite infirmière alarmée déboula soudainement du couloir, juste à temps pour voir l’imposante albinos secouer le pauvre Boris comme un prunier pour obtenir ses réponses.
« Hé ! Arrêtez-ça tout de suite, madame, ou j’appelle les vigiles !
_ Minute, je discute, ch’uis à vous après, signala Rachel après un vague coup d’œil à la nouvelle venue. Alors, Victor ! Kékicépassé !? OUKILÉ !?! Rugit la vice-lieutenante en reportant son attention sur le blessé. Mais tu vas me répondre, oui ?
_ Oui, veuillez lui répondre, le raffut va finir par déranger les autres patients, appuya l’infirmière.
_ QUOI !? Z’êtes pas censé prendre ma défense ? Appeler les vigiles ? S’étrangla d’indignation Boris.
_ Hé ho, à l’impossible, nul n’est tenu, hein, se défendit l’infirmière. Pis la madame a l’air suffisamment déterminée à avoir ses réponses pour filer une trempe aux vigiles et ça nous ferait plus de boulot derrière ; non, non, non, le mieux, c’est encore que vous coopériez pour faciliter les choses à tout le monde, monsieur.
_ Non mais je rêve ! D’accord, d’accord, je vais parler, je vais parler ! Arrêtez de me secouer ! Implora le blessé.
_ Vous secouez !? S’étonna Rachel. Mais je vous sec… Oh. Hum… Oups ? Désolée, je me suis un peu emportée, assura la jeune femme en lâchant le pauvre type avant de lisser les plis de sa veste de pyjama d’un air contrit. Mais je vous écoute, fit-elle en s’asseyant bien sagement sur le siège à disposition. Victor. Oukilé. Toudsuit !
_ Tout ça, c’était une erreur dès le début… On était pas prêt à affronter Roy le Mangeur-d’Hommes, avoua Boris. On pensait l’avoir coincé et là… il s’est avéré que ce type dispose maintenant des pouvoirs d’un fruit du Démon, révéla le blessé avec emphase.
_ M’en fout. Y’a que Victor qui m’intéresse, moi.
_ Maieuuuh, mon effet dramatique ! On s’est fait tailler en pièce, rien de ce qu’on a tenté n’a pu le blesser, expliqua Boris. Même Victor. D’accord, il a été le dernier à tomber, mais ça doit lui faire une belle jambe, pour le coup.
_ C’est pas possible que Victor perde ! Clama Rachel en frappant brutalement du poing la table de chevet. Il est invincible avec ses flingues !
_ Fruit du démon.
_ INVINCIBLE !
_ C’est pas parce que vous le criez plus fort que ça change quelque chose, hein…
_ IN-VIN-CI-BLEUH !!
_ Ah, mais j’ai une preuve qu’il a été vaincu ! Clama Boris.
_ N’importe quoi. J'vous crois pas !
_ Premier tiroir de la table de chevet, sous la pile de vêtements. Regardez, j’ai récupéré son trésor, affirma le blessé.
_ Très bien, voyons voir ça. Hé, c’est marrant ce design de poing imprimé sur le plateau de la table de chevet, dites-donc. »
Rachel tira prestement le tiroir, farfouilla dans le tas de tissus et en ressortit une chaînette brisée enroulée autour d’un fin anneau d’argent, dans lequel était enchâssé un minuscule fragment d’émeraude.
« Mais qu’est-ce que… souffla la jeune femme, la gorge nouée par l’émotion.
_ Son trésor, répéta fièrement Boris. Ch’ais pas ce que c’est, mais vu comment qu’il y tenait comme à la prunelle de ses yeux, ça doit clairement valoir une petite fortune ! »
Les doigts tremblants, l'imposante albinos referma sa main autour du bijou. Elle était bien placée pour savoir qu’il ne valait pas du tout une petite fortune. Sa valeur se situait bien ailleurs.
Leur anneau de fiançailles.
Elle ignorait que Victor l’avait gardé. Ni pourquoi exactement il l’avait fait. Mais puisque c’était le cas, alors Boris avait raison : il devait y tenir comme à la prunelle de ses yeux. Jamais il ne s’en serait séparé, ni par inadvertance ni non plus par accident.
Autant pour les espoirs d’invincibilité.
Enserrant toujours l’anneau, Rachel porta la main au front, yeux fermés, expirant tout doucement pour essayer de ne pas céder au désespoir.
Victor !
« Je refuse de croire qu’il est mort ! Bondit brusquement la jeune femme. Dis-moi où il est ! TOUT DE SUITE !!
_ Ok, ok, ok, mais me touche pas ! J’vais tout te dire. Il s’est fait capturer, révéla précipitamment Boris.
_ Capturé ?
_ Ouais, je me faisais passer pour mort, pour pouvoir me tirer de ce merdier, alors j’ai tout vu, assura le blessé. Roy l’a terrassé et ils ont discuté de trucs que j’ai pas entendu. Victor lui a craché à la gueule, ça par contre, j’ai bien vu. Mais Roy s’est pas énervé, ça l’a juste fait rire. Il a claqué des doigts et des sbires des Bambanas se sont pointés. Et ils ont emporté Victor à la suite de Roy.
_ Ô MON DIEU, IL VA LE MANGER ! IL VA LE MANGER !!
_ Mais non !! Roy ne mange pas réellement les gens : il est né sur l’Îlot Flottant mais il a pas été élevé par les cannibales. C’est juste une rumeur qu’il fait courir. Et visiblement, ça marche.
_ Ah. Ouf… Bon, et les gugusses des Bambanas, je les trouve où, alors ? Voulut savoir Rachel.
_ Mais comment je le saurais ? Ch’uis pas d’ici, moi non plus, je vous rappelle ! Se défendit Boris.
_ Oh, c’est vrai. Et vous m’dame, demanda l’imposante albinos en se retournant vers l’infirmière toujours plantée là. Vous savez où je peux les trouver ?
_ Alors, puisque vous êtes une étrangère, expliqua l’intéressée, sachez que les Bambanas sont l’une des six grandes familles mafieuses de l’île. Donc je ne sais pas dans quoi vous êtes en train de tremper et je ne veux surtout pas le savoir ! Néanmoins, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est peu probable que qui que ce soit ayant affaire avec les Bambanas vous l’avoue et vous renseigne sur le sujet.
_ Ah.
_ Désolée.
_ Non mais pas de soucis, fit la vice-lieutenante en haussant les épaules. ‘Faut juste que je les trouve et que je les convaincs du contraire.
_ Vous ne m’avez pas du tout écouté ou bien ?
_ Sur ce, j’y vais, déclara la jeune femme en se relevant brusquement. Merci pour les infos… heu… Machin !
_ C’est Boris Dalton. Héééé ! Attendez, vous filez avec mon trésor, là !
_ C’est çui de Victor et je compte bien le lui rapporter ! Gronda Rachel Kek’chose à y redire ?
_ Non. Non-non, du tout, affirma le blessé en essayant de se faire tout petit pour échapper à l’œillade peu amène que venait de lui décocher l’imposante albinos. Bo-bonne chance pour la suite, hein. »
Mais la jeune femme ne l’écoutait déjà plus, s’engouffrant à toute vitesse par la porte. La piste continuait et elle n’avait plus de temps à perdre ici.
_ Non mais j’ai pas fait exprès de le bousculer, non plus, affirma Rachel pour sa défense.
_ C’est marrant, j’m’étais justement déjà demandé à quoi ça ressemblait quand tu perdais ton sang-froid… Ben maintenant je sais : tu ressembles à ton grand-père.
_ Tant mieux, Papy Coriace, il résout toujours tout.
_ Et donc, tu t’es mise en quête des Bambanas, relança le colonel.
_ Oh, je les ai rapidement trouvé ; ça, c’était facile, balaya la vice-lieutenante.
_ Facile ?
_ Ben… »
« Racheeeeel…Investigation auprès des Bambanas a écrit:
BLAM ! PAF ! BING ! CRASH ! ARRGH !
« Pas taper, pas taper ! »
CRAC ! BOUM ! CRUNCH ! VLAN ! OUCH !
« Pitié, arrêtez, arrêtez ! J’vais tout vous dire ! Les hommes, Ok, mais épargnez au moins le mobilier, je vous en supplie ! »
_ Quoi !? En plus, c’est EUX qu’ont commencé les premiers, d’abord ! Le principal, c’est que j’ai pu obtenir une entrevue avec l’un des lieutenants des Bambanas, pointa l’ancienne des commandos d’assaut du Royaume d’XXXX. Pis j'ai rien fait de mal, je posais juste des questions, moi…
_ Quoi ? Une entrevue ? Vraiment ? N’en revint pas Trevor.
_ Oui, affirma Rachel.
_ Et il a accepté ? Comme ça ? Tout simplement ?
_ Ben… Bon, ok, à vrai dire, potentiellement, il se pourrait éventuellement bien que j’eusse hypothétiquement décidé unilatéralement d’une entrevue surprise, pour être tout à fait honnête… »
« … et voilà où j'en suis, conclut tristement Rachel. J'ai trouvé un navire qui peut m'emmener à Luvneel, j'appareille tout à l'heure.Rencontre avec le lieutenant des Bambanas a écrit:
Manshon – Au Doux Velouté, charmant restaurant de caractère – 77 rue de la Boustifaille
La petite gargote avait à peine ouverte que la vice-lieutenante se présenta au comptoir. En réalité, elle avait fait le pied de grue dans la rue pendant près de deux heures avant l’ouverture, juste au cas où la cible passe par là. L’imposante albinos se laissa lourdement tomber sur une chaise et fut rapidement alpaguée par le patron.
« Et qu’est-ce que je vous sers, madame ? Demanda jovialement le barman.
_ N’importe. Ce que vous avez de moins cher, grogna Rachel.
_ Oh. Rude nuit dans les pattes ? S’enquit le patron.
_ Grosse journée en perspective, plutôt. » Soupira la vice-lieutenante.
Tout en s’affairant, le barman jaugea la jeune femme d’un œil appréciateur. Dans les milieux autorisés, c’était un secret de polichinelle que ce petit bouge servait de bureau informel à Ludwig Bambana, l’un des lieutenants de la famille la plus crainte et respectée de North Blue. Partant de là, avec sa dégaine qui ne payait pas de mine, sa tête de désespérée et son regard morne, il n’était pas sorcier de deviner que l’imposante albinos était là pour affaire avec le mafieux. Des gens acculés et pris à la gorge, ça n’arrêtait malheureusement jamais de défiler par ici. Le patron avait de la sympathie pour ces pauvres bougres qui avaient mis le doigt dans un engrenage qui les dépassait, mais il ne pouvait rien y faire. Après tout, le mieux avec les mafieux, c’était encore de se tenir à l'écart de leurs petites affaires.
Au moins, la jeune femme avait deux atouts pour elle : d’abord, même en faisant abstraction de sa tenue qui la desservait particulièrement, elle était assez éloignée des canons de beauté standards. Quelles que soient ses démêlées avec les Bambana, il était donc fort peu probable qu’ils l’obligent à prodiguer des faveurs intimes en retour. Ensuite, vu son imposant gabarit justement, il y avait même plutôt de bonnes chances qu’ils proposent de la recruter pour intégrer leurs gorilles. Après tout, les Bambana vénérait la puissance brute. Si tel était le cas, elle s’en tirerait à bon compte : quitte à tremper dans les affaires de la mafia, mieux valait se trouver du côté qui filait des beignes et cassait des jambes que du côté qu’en prenait plein la gueule.
« Et voilà votre café, annonça joyeusement le patron en servant Rachel.
_ Oh, merci, répondit poliment l'imposante albinos en rangeant précipitamment la bague qu’elle s’était remise à contempler.
_ Vous inquiétez pas, Ludwig est plutôt un gentil. Quoi qui vous amène, ça devrait s’arranger, affirma le barman.
_ Désolée mais ch’uis pas du genre loquace, esquiva la vice-lieutenante.
_ Pas de soucis, je vous laisse tranquille, assura aimablement le patron. Faites-moi signe si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout. »
L’attente fut aussi longue que déprimante. Rachel reconnaissait sans mal qu’elle était plutôt une femme d’action. Patienter, c’était pas forcément son truc. Surtout dans son état actuel. Avancer coûte que coûte lui permettait de se concentrer sur l’instant présent, que ce soit tataner des gens ou recouper les informations qu’elle obtenait. Mais là, sans plus rien à faire, seule avec elle-même, l’introversion revenait la hanter. Trop de temps pour penser. Trop de temps pour se remémorer. Trop de temps pour envisager le pire. Une angoisse et une souffrance de tous les instants.
Peu après midi, Ludwig fit son entré dans la gargote. Il aurait été difficile de le louper : déjà, parce que son arrivée fut précédée d’un type en costume trois pièces hors de prix, verres fumés, chapeau de feutre vissé sur le crâne, et que deux autres gorilles similaires fermaient la marche derrière leur lieutenant. Ensuite, parce que Ludwig détonnait : marchant comme si le monde lui appartenait – ce qu’il devait sans doute penser, à vrai dire – il était la seule personne détendue en ces lieux alors que tout le monde s’était sensiblement crispé. Son costume, d’un blanc éclatant, était encore plus élaboré et précieux que celui de ses gardes du corps. Quant à son visage, il était tout simplement angélique. Des traits avenants, une symétrie parfaite, des cheveux d’un blond éclatant et un grand sourire aux dents parfaitement blanches. Ludwig était quelqu’un qui prenait soin de sa personne et cela se voyait.
Le lieutenant des Bambanas se dirigea automatiquement vers sa table habituelle, près du mur, au fond de la salle, et n’eût à attendre que quelques secondes avant qu’on ne lui apporte son plat préféré d’ores et déjà préparé et juste chaud comme il le fallait. C’était basique mais cela suffisait à marquer la ligne très nette qui séparait Ludwig du reste des clients. À lui le pouvoir et la déférence qui allait de pair, aux autres le lot banal et sans intérêt du commun des mortels.
Rachel expira tout doucement, chassant toutes les pensées négatives qui la tourmentaient depuis des heures, et se releva.
« Un autre café ? C’est la maison qui offre, lui proposa subitement le patron en se matérialisant comme par magie devant elle.
_ Je… Pardon ? S’étonna l’imposante albinos.
_ Je vous propose de vous rasseoir et de profiter d’un bon café au lieu de faire une bêtise, expliqua le barman.
_ Une bêtise ?
_ Ça se voit à votre regard, affirma le patron. Les gens qui ont affaire avec Ludwig contre leur gré, il en passe à la pelle. Et ils ont tous ce regard abattu et résigné. Mais pas vous. Je le croyais au début, mais dès lors qu’il est entré, vos yeux se sont mis à briller de cette petite flamme déterminée. À mon avis, vous êtes acculée et vous allez faire quelque chose d’aussi stupide que téméraire. Croyez-moi, ça n’en vaut pas le coup. Renoncez tant que vous le pouvez.
_ Je ne peux pas, secoua tout doucement la tête Rachel. Plutôt mourir que de repartir sans lui.
_ Mais c’est bien exactement ce que je crains, souffla le barman.
_ C’est gentil de vous inquiéter. Désolée. Mais je vais tâcher de faire le minimum de grabuge. » affirma la jeune femme en se détournant pour rallier son prochain objectif.
Au fond de la salle, Ludwig se frottait les mains tout en se pourléchant les babines, savourant par avance les délices de son plat. Le patron connaissait maintenant bien ses habitudes : à chaque jour son plat. Et là, c'était le meilleur d'entre tous, la raison même pour laquelle il avait fait de ce simple restaurant son point de chute favori. Les lasagnes à la bolognaise !
Tous ceux qui pourraient objecter que cela n'avait rien d'un met de luxe n'avaient juste jamais, au grand jamais, goûté à de véritables lasagnes préparées de mains de maître par un expert en la matière. Savoureux, délicieux, merveilleux… Ces mots devenaient tout simplement inutiles et obsolètes face au tour de force que représentait une telle œuvre d'art gastronomique. Le dictionnaire ne recelait encore à ce jour aucun mot permettant de décrire à sa juste valeur, sa juste mesure, le plaisir infini, l'extase gustative qu'elle représentait. Si ce n'était déjà fait, Ludwig aurait volontiers vendu son âme au diable dans le seul but de pouvoir en manger à volonté tout au long de sa vie.
Aussi ne prit-il même pas la peine de relever la tête quand une silhouette s'approcha de lui. C'était des plus simples : il ne recevait pas lorsque c'était lasagne. Ses gardes du corps le savaient, depuis le temps, et auraient tôt fait d'éparpiller les indésirables. D'ailleurs, le brave Ludo s'avançait déjà au-devant de l'intrus, lui priait de bien vouloir allez voir ailleurs si…
Un fracas sinistre retentit tandis que le pauvre Ludo était catapulté sur la table devant celle de Ludwig avec tant de forces que ladite table en tournoya sur les airs avant de retomber sans ménagement sur le malheureux.
En une fraction de seconde, la scène plongea dans le chaos, tandis que les deux autres gardes du corps défouraillaient en direction de l'intruse – une grande albinos vêtue avec si mauvais goût que c'en devenait presque gênant d'être simplement vu en sa présence, songea Ludwig – lui intimant à grands cris de s'arrêter et de mettre les mains sur la tête. Avant même d'avoir le temps de s'étonner que ses hommes ne tirent pas, le mafieux capta tout de suite la menace : sous son manteau, la nouvelle venue pointait elle-même un flingue en sa direction. Un seul faux-pas et les Bambana devraient enterrer l'un de leur plus brillant lieutenant – en grande pompe, forcément, Ludwig n'en doutait pas une seconde au vu de son calibre et de son charisme, mais ça n'était pas pour autant une raison pour s'y résigner : lui aussi préférait avant tout s'en sortir vivant.
« Baissez vos armes. » Décréta le mafieux.
Malgré les cris répétés de ses gardes du corps et les hurlements de la foule présente dans l'établissement qui craignait l'imminence d'une fusillade, Ludwig n'eut même pas besoin d'élever la voix pour se faire entendre et obéir. C'était ça, l'autorité naturelle.
« Excusez-moi, boss, mais vous êtes sûr ? Lui demanda Tyler, le responsable de sa sécurité, tout en s'exécutant malgré tout.
_ Si notre hôte avait simplement voulu la violence, ce serait déjà chose faite, le morigéna le mafieux. Elle désire quelque chose de nous et ne faisait qu'attirer notre attention. Mademoiselle, si vous voulez bien prendre place ? » Proposa Ludwig à Rachel en lui indiquant la chaise en face de lui.
L'imposante albinos ne se fit pas prier et s'installa, posant ses bras sur la table et révélant par la même sa main cachée sous le manteau. Ludwig haussa un sourcil amusé.
« J'admire votre culot de nous avoir menacé sans aucune arme sous la main, signala le mafieux. Mais ne craignez-vous pas d'avoir éventé quelque peu prématurément votre bluff ?
_ À cette distance, je n'ai plus besoin de bluffer, rétorqua la vice-lieutenante d'un haussement d'épaule.
_ Voyez-vous ça ? Éclata Ludwig d'un petit rire sophistiqué. Et qu'est-ce qui… vous… vous… »
Le regard du mafieux se troubla. Un être de sa stature se devait d'avoir un petit plus par rapport au commun des mortels. Ce petit plus à lui, c'était son sens de l'observation aiguë. Il lui permettait de repérer quantité de petits détails qui l'aidait à être plus performant. Entre autre chose, à percevoir les prémices d'un danger. Comme ici.
Ç'avait commencé par le verre d'eau. De petites rides s'étaient mises à le traverser de part en part. De plus en plus rapidement. Puis les couverts, qui se mirent à trembler de façon à peine perceptible. Le poing crispé de l'imposante albinos. Et la table qui commençait maintenant à ployer sous la pression écrasante des muscles de la jeune femme.
Ludwig ignorait quelle force était nécessaire pour mettre à si rude épreuve le mobilier mais ne doutait pas un seul instant qu'un tel poing représentait un danger des plus certains. Et que la nouvelle venue avait raison : assis face-à-face, tels qu'ils l'étaient, elle n'aurait aucun mal à lui en coller une sur son beau et délicat visage.
« Effectivement, le bluff n'est plus nécessaire, reconnut Ludwig en levant les mains de façon conciliante. Je reconnais mon erreur. … Hum… Pourriez-vous arrêter cela, maintenant, s'il vous plaît ?
_ Arrêtez quoi ? S'étonna Rachel en fronçant des sourcils, perplexe.
_ Votre poing, pointa le mafieux. Et par là même, votre tentative de pulvériser cette table.
_ Hein ? Ho ! S'exclama l'imposante albinos en remarquant le problème. Heu… Désolée, j'voulais pas… » S'excusa la vice-lieutenante en s'efforçant de poser à plat sa main sur la table et de détendre son bras.
Ludwig cilla. Elle ne s'en était même pas rendu compte ? Voilà qui était particulièrement intéressant.
Son regard acéré dévisagea l'imposante albinos de long en large. Ce n'était pas facile parce qu'il lui fallait tout de même faire de gros efforts pour ignorer son accoutrement si disgracieux. Mais une fois fait, plusieurs choses sautèrent aux yeux du mafieux.
Le désespoir. Un sentiment que Ludwig avait l'habitude de reconnaître parmi les gens qui venaient quémander les services ou un arrangement avec la famille Bambana. Mais ordinairement, il était accompagné d'une belle touche peur. Pas ici. La jeune femme avait un regard déterminé. Implacable. Une combinaison dangereuse, l'archétype du "j'ai rien à perdre alors j'irais jusqu'au bout quoi qu'il en coûte". Et pourtant… Pourtant, une note d'espoir restait tapi au fond de ses yeux.
Si Ludwig avait aussi rapidement atteint son poste, c'était aussi en raison de sa capacité à analyser rapidement une situation. Il ne lui fallut qu'une fraction de seconde pour relier Rachel aux rapports récents de casses et de rixes dans différentes arrières-boutiques des Bambana. Cercle de jeu, arène de combat clandestine, ce genre de trucs. Rien de vital pour la famille, puisque son cœur d'activité touchait bien davantage à la drogue. Ces activités n'étaient là que pour la vitrine, parce que toute famille qui se respecte se devait d'en avoir une. Néanmoins, ça faisait toujours tâche de laisser des gens fracasser votre vitrine en toute impunité.
La bonne nouvelle, c'est qu'il avait l'opportunité de régler cette affaire. La mauvaise, c'est que l'imposante albinos pouvait bien lui régler purement et simplement son compte en retour s'il se loupait. C'est là que l'espoir entrait en ligne de compte. Si Ludwig ne se trompait pas – principe de base duquel il partait toujours – la jeune femme était en quête de vengeance. Et elle tirait une piste, de la même façon qu'on tire le fil d'une pelote de laine pour en atteindre le bout. En clair, Ludwig et les Bambana n'étaient qu'une étape. S'il parvenait à l'orienter sur l'étape qui suit, ce ne serait pas à lui de se préoccuper de la déflagration qui en résulterait.
Aucun danger immédiat, donc. Néanmoins, la jeune femme avait l'air d'être elle-même à deux doigts de se laisser submerger par de puissantes émotions, comme en dénotaient les gestes échappant un tantinet à son contrôle. À lui donc de s'assurer de ne pas allumer la mèche par mégarde.
Bien, bien, bien…
Rasséréné quant au fait qu'il avait le contrôle de la situation, Ludwig se carra plus confortablement sur sa chaise, joignit les doigts de ses mains devant lui et dégaina son plus charmant sourire.
« Hé bien, mademoiselle, je vous écoute : que peut faire la famille Bambana pour vous ?
_ Roy le Mangeur-d'Hommes, lâcha Rachel.
_ Hélas, je crains que vous n'arriviez trop tard, s'excusa Ludwig d'une voix mielleuse. J'ai entendu dire qu'il était parti pour…
_ J'm'en fiche !
_ Hein ? Non mais attendez, c'est vous qui…
_ Je sais qu'il vous a confié un prisonnier avant de partir, asséna l'imposante albinos. Un chasseur de primes. Du nom de Victor. Je veux le récupérer !
_ Ah.
_ Me mentez pas, je sais que c'est vous qui l'avez ! Explosa la vice-lieutenante en se penchant agressivement par-dessus la table.
_ Allons, allons, du calme, la convia le mafieux d'un ton apaisant. Je n'ai ni l'intention de nier ni même de mentir. Seulement, avant toute chose, il faut que vous compreniez que vous mettez le doigt dans quelque chose de complexe et qui risque grandement de vous dépasser.
_ Continue comme ça et c'est mon poing entier que je vais mettre dans quelque chose de complexe !
_ Cal-mez-vous. Pour commencer, il est vrai que ce cher Roy nous a confié la garde d'un prisonnier, reconnut Ludwig.
_ J'le savais ! Oukilé ? OUKILÉ !? S'excita l'imposante albinos.
_ En route pour Luvneel.
_ Pour Luvneel ? Mais enfin… Que… Comment… ? Bafouilla Rachel, perdue.
_ Et si vous me laissiez tout vous expliquer ? Proposa aimablement le mafieux.
_ Bon. Je vous écoute, déclara l'imposante en se rasseyant.
_ Pour commencer, il est vrai que ce cher Roy nous a confié la garde d'un prisonnier, reconnut Ludwig. Je ne connais pas l'ensemble du contentieux qui les oppose mais ce cher Roy a décrété qu'il fallait, et je le cite, "garder en vie cette petite raclure le plus longtemps possible et l'humilier un peu plus chaque jour".
_ L'ordure ! Cracha la vice-lieutenante. Il va sentir sa douleur quand Victor ira lui régler son compte !
_ Heu… Il a déjà perdu, je vous rappelle. Bref, poursuivit le mafieux, comme nous devons de sérieux services à ce cher Roy, impossible pour nous de refuser sa requête et nous voici donc avec un encombrant prisonnier sur les bras.
_ Victor n'a rien à voir avec les encombrants !
_ Comprenez bien que nous sommes la mafia, expliqua soudainement Ludwig. Certes, les gens nous assimilent surtout à des bandits, des truands ou des prédateurs, mais la vérité, c'est que nous sommes avant tout une entreprise familiale. À ce titre, notre but est clairement lucratif : nous sommes là pour faire de l'argent, peu importe les méthodes.
_ Et alors ? Gronda Rachel qui ne voyait pas le rapport avec la choucroute.
_ Et alors ? Singea ironiquement le mafieux. Alors nous n'avons pas de prison : en tant qu'entreprise, nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre d'investir dans des locaux où des hommes valides et exploitables seraient immobilisés pour s'assurer que d'autres hommes valides et exploitables y restent bien sagement à ne rien y faire. Un gâchis complet de moyen, avant même d'ajouter toute la logistique : repas, soin, etc. Quoiqu'en dise ce cher Roy, nous n'avons donc pas les moyens de satisfaire son petit caprice.
_ Vous l'avez envoyé dans une prison de Luvneel ? Tenta de comprendre l'imposante albinos.
_ Oh non, ce serait que remplir la moitié de la demande de ce cher Roy, pointa Ludwig en agitant l'index. N'oubliez pas qu'il nous fallait aussi l'humilier chaque jour davantage. Alors… nous en avons fait un esclave.
_ MENSONGE !! Vociféra la vice-lieutenante en balayant le contenu de la table d'un revers. Luvneel ne pratique pas l'esclavage !
_ Bon sang, on ne vous a donc jamais appris à ne jamais gâcher la nourriture !?
_ Hein !? Mais qu'… Oh. Heu… pardon, j'l'ai pas fait exprès. »
Ludwig leva le bras et claqua des doigts, pointant sa table.
« Patron ? La même chose s'il vous plaît. Tyler, range ton flingue et va plutôt nettoyer ton visage. Tu n'as pas entendu la dame ? Elle a dit qu'elle ne l'avait pas fait exprès.
_ Depuis quand Luvneel fait dans l'esclavage ? Insista Rachel. Le Gouvernement Mondial a interdit cette pratique !
_ Sauf exception, souligna le mafieux avec un grand sourire. Luvneel a donc toujours l'autorisation de prononcer cette peine pour les plus dangereux criminels.
_ Alors j'ai juste à prouver que Victor n'a rien fait de mal ! Affirma l'imposante albinos.
_ Désolé de vous l'apprendre, mais nous sommes particulièrement bien rodés, la contra Ludwig, l'air faussement chagriné. Nous avons un accord avec des membres du système judiciaire local : ils nous fournissent en certificats d'esclavage légaux et, en échange, ils touchent une commission sur les ventes d'esclaves.
_ Si ce sont des faux, j'arriverai bien à le prouver, ce n'est qu'une question de temps ! S'entêta la vice-lieutenante.
_ Mais du temps, vous n'en avez pas, rétorqua impitoyablement le mafieux. Nos faux-esclaves ne restent évidemment pas à Luvneel, trop de risques que quelqu'un finisse par éventer la supercherie. Nous les revendons donc au royaume de Saint-Uréa, sur South Blue. Transaction on ne peut plus légal, piste diluée, aucun risque que quelqu'un remonte quoi que ce soit jusqu'à nous. Comme le blanchiment d'argents, mais appliqué aux esclaves.
_ Vous avez envoyé Victor sur South Blue, n'en revenait pas Rachel alors que le désespoir la gagnait. Réduit en esclavage… BANDE DE MONSTRES, JE…
_ Un instant ! Claqua la voix pleine d'autorité de Ludwig, tandis qu'il levait les mains pour temporiser et pousser la jeune femme à contenir sa fureur. Tout n'est pas encore joué : votre Victor n'est pas encore parti, vous avez le temps de rejoindre Luvneel avant que cela n'arrive. Et je peux vous donner l'adresse de notre blanchisseur d'esclaves, vous ne perdrez donc pas de temps à le rechercher. Qu'en pensez-vous ?
_ Je… Hésita la vice-lieutenante en faisant de son mieux pour se calmer. Je… Non, attendez, c'est quoi le piège ? Qu'est-ce que vous allez me demander en échange ?
_ Rien, affirma très honnêtement le mafieux. Absolument et résolument rien. Vous avez ce que vous êtes venue chercher, vous quittez Manshon, je peux me prévaloir auprès de mes supérieurs d'avoir réglé le cas de la furie qui faisait des siennes dans le secteur, nos chemins ne se recroisent plus jamais… Tout le monde est content.
_ …, fit la moue l'imposante albinos, visiblement peu convaincue.
_ Néanmoins, avoua Ludwig, le piège, si l'on peut dire, c'est que le site de Luvneel est bien gardé et qu'ils ne se laisseront pas faire. Vous avez donc naturellement toutes les chances d'y rester. Mais ce n'est pas ça qui va vous faire reculer, n'est-ce pas ? Parce qu'en définitive, vous êtes prête à mourir pour votre fameux Victor.
_ Oui, sans hésiter, reconnut instantanément Rachel. Mais même si je dois y rester, soyez sûr que je le tirerai de là. Donnez-moi l'adresse !
_ Et la politesse, ça vous parle ?
_ Aboule ou c'est mon poing qui va parler ! »
Ludwig tira un crayon de sa poche et griffonna sur une serviette en papier quelques lignes d'une ample écriture élégante – après tout, un homme de son calibre se devait de briller dans de nombreux domaines.
Le mafieux fit glisser la serviette jusqu'à la vice-lieutenante qui s'en saisit et la détailla rapidement. Ç'avait l'air solide. Elle se releva, hésita un bref instant, puis remercia son interlocuteur.
« Merci, monsieur. Merci beaucoup, affirma la jeune femme avec sincérité.
_ Je vous en prie, je déteste les histoires d'amour qui finissent mal, répondit aimablement Ludwig. Bonne chance, mademoiselle. Vous allez en avoir besoin. »
Mais Rachel ne l’écoutait déjà plus, filant à toute vitesse à travers le restaurant. La piste continuait et elle n’avait plus de temps à perdre ici.
« Heu… Est-ce que vous êtes sûr de vous, boss ? Hasarda le brave Tyler. Je veux dire, lui donner l'adresse de notre affaire, comme ça…
_ Mon ami, sais-tu ce qu'il y a de plus dangereux qu'une bête sauvage acculée ? Lui demanda Ludwig.
_ Non, boss.
_ Une bête sauvage acculée et prête à traverser la moitié de l'océan pour le type qu'elle aime, affirma le mafieux. Et maintenant qu'elle a bien saisi la situation – par mes soins, il est vrai – qu'elle sait que ses chances sont faibles et qu'elle n'a aucune échappatoire, elle est on ne peut plus désespérée. Lorsqu'elle sera définitivement coincée, l'explosion de violence qui en résultera ne sera pas belle à voir. J'aime autant que ça se passe là-bas plutôt que chez nous.
_ Mais alors… doit-on prévenir nos hommes sur place, demanda Tyler.
_ Bien sûr que non, s'amusa le mafieux. Si on les prévient, ils pourraient se douter que la fuite vient de chez nous. Faisons plutôt confiance à leur sécurité habituelle. Maintenant, dans son état, s'ils parviennent à la neutraliser, ils ne l'auront pas vivante, ça j'en suis certain. Ainsi, personne ne saura jamais que c'est nous qui l'avons rencardé. Et s'ils n'y parviennent pas… Hé bien, ce n'est jamais qu'un centre de blanchiment parmi d'autres, après tout…
_ Excusez-moi, monsieur, intervint le patron, votre plat.
_ Ah merci ! S'exclama Ludwig. Mais nous aurons aussi besoin d'une autre table.
_ Une autre table ? M'enfin… »
Pour toute réponse, Luwig appuya du bout du doigt sur celle qui lui faisait face. Dans un brusque craquement, une énorme fissure se propagea depuis l'endroit où le poing de Rachel avait fait pression. La funeste ligne de destruction se propagea, notamment jusqu'aux pieds et, dans un sinistre fracas, la table s'effondra finalement sur elle-même.
Une puissance à ne surtout pas sous-estimer. Oui, songea de nouveau Ludwig, il était bien content de ne pas être celui qui devrait affronter cette monstrueuse albinos.
_ Grmflmgbrmlflm… Mais quel merdier, bon sang… Rien ne te fera renoncer à cette folie, pas vrai ? Soupira Trevor.
_ Non, rien, confirma la vice-lieutenante.
_ Je ne vais pas pouvoir t'envoyer de renforts, insista le gradé.
_ J'en attendais pas, de toute façon, relativisa l'imposante albinos.
_ Tu risques de mourir ! L'interpella Trevor.
_ Je refuse de vivre sans Victor ! Rétorqua la jeune femme. S'il faut que j'aille jusqu'en enfer pour le retrouver, alors ainsi soit-il !
_ …
_ …
_ Je sais que c'est moi qui t'ai dit de cesser d'hésiter et d'aller de l'avant lors de ta dernière promotion, mais je commence un peu à le regretter, là.
_ N'importe quoi.
_ Très bien, soupira Trevor. Je m'occupe de la paperasse, donc soit rassurée, tu auras encore toute ta place parmi nous à ton retour. Mais en échange, je veux que tu m'appelles dès que tu en as fini avec Luvneel, d'accord ?
_ Je… D'accord, mon colonel. Et merci, ajouta timidement la vice-lieutenante. Heu… Je vais devoir y aller.
_ Je comprends. Bonne chance, Rachel. »
Combiné qu'on raccroche, déclic, fin de la communication.
Trevor soupira longuement tout en raccrochant son propre escargophone. Il resta un long moment les yeux dans le vague, songeur, à ruminer la situation. Soudainement, une idée lui traversa l'esprit. Certes, il ne pouvait pas aider directement la jeune femme : il n'avait aucun contact fiable dans la garnison de Manshon et il n'y en avait tout simplement pas à Luvneel. Mais il pouvait néanmoins préparer quelque chose pour couvrir les arrières de sa subordonnée. C'était toujours ça de pris.
Quant à l'opération sur un comptoir mafieux de Luvneel… Hé bien, il allait falloir lui faire confiance au passif de la Rachel chez les commandos d'assaut de la Marine du Royaume d'XXXX. Un dernier espoir carrément flippant maintenant qu'il y pensait.
Trevor se prit à espérer qu'il n'y aurait qu'une faible opposition présente sur Luvneel…