Où tout commence

Une certaine peur mâtinée d’une excitation croissante s’était emparée de nous. Ce voyage s’en trouvait être le premier que nous entamions en dehors de notre île natale. Alors que nous songions à partir discrètement, Électron sur nos talons, avec le premier navire en direction d’East blue, quelle ne fut pas notre surprise quand nous entendîmes notre père nous appeler sur le ponton avant que nous ne montions abord.— Hey gamine ! Prends soin de toi surtout.« Gamine ». À la simple pensée de ne plus écouter fréquemment notre père nous affubler de ce surnom, comme une marque d’affection de sa part, notre cœur se fit gros et se serra. Pressant un peu plus les lanières de notre havresac, nous attendîmes quelque instant avant de nous retourner pour l’affronter du regard. — Comme toujours ! Nous t’écrirons, vieux croulant, sois-en sur, nous répliquâmes, un sourire aux lèvres.  

— Y a intérêt, sinon je débarque et je te ramène ici par la peau du cou, s’esclaffa-t-il, en me gratifiant d’une tape amicale sur l’épaule. Alors que nous revenions tous les deux au silence, nous contemplant dans le blanc des yeux dans des non-dits charger de forts sentiments père-fille, une silhouette se détacha à la faveur d’un bâtiment dans le lointain. Nous la reconnaîtrions entre mille avec ses cheveux verts en cascade sur ses clavicules, son pas claudicant, son visage raviné et sa mise un peu gauche. Notre maître s’approcha de notre paternel et nous, un sourire sincère tinté de tristesse. On pouvait lire de loin toute la retenue qu’elle pouvait affecter pour ne pas laisser paraître ses émotions.    

Une fois à notre hauteur, elle s’arrêta, une main sur les hanches, et reprit son souffle tant bien que mal. Elle posa sur nous un regard maternel. Elle nous avait vu grandir, un fort lien s’était développé entre nous. Nous éprouvâmes à nouveau un pincement au cœur et refoulâmes un sanglot envahissant.  En nous avisant, elle fit apparaître une trousse en cuir caractéristique. La sienne. Elle contenait tous ses outils. D’une main, nous repoussâmes celle de ma préceptrice.— Maître, nous ne pouvons accepter un tel cadeau, vos instruments vous sont bien trop précieux, nous déclarions du ton mesure que nous adoptions en sa présence.  

— Foutaise, ils m’accompagnent depuis quarante ans. Ils sont à toi désormais. J’insiste, accepte-les.  

— Merci, nous en prendrons soin.Nous saisîmes la blague à outil dans un grand moment d’émois. Avec prévenance, nous la fourrâmes dans notre havresac. Quand nous regardâmes à nouveau cette femme qui nous avait guidée une bonne partie de notre vie, nous ne savions pas si nous pouvions la serrer dans nos bras. Mais ce fut elle qui amorça l’étreinte.— Fais attention, la marine est un monde de requin. Ils n’hésiteront pas à te marcher dessus.  

— Ne vous en faites pas. Personne ne parviendra à se mette entre notre destin et nous, nous affirmâmes en refermant les bras autour d’elle.En nous éloignant d’elle, elle réprima une larmichette. Nous portâmes les yeux sur notre paternel. Lui aussi était ému, cela se ressentait. Cette fois-ci, c’était nous qui l’embrassâmes.  En contemplant leurs mines mélancoliques, nous ne pûmes étouffer quelques sanglots qui roulèrent sur nos joues. Notre vieux caressa de la pulpe de son pouce les quelques larmes qui perlèrent sous nos yeux. — Vous allez nous manquer tous les deux, nous avouâmes, retenant un tremblement dans notre voix.

— De même, gamine. Et toi prends soin d’elle, t’as compris ?ordonna-t-il à notre chien d’une tendresse sur le sommet du crâne.Nous n'avions jamais vu notre père si triste, si dépité. Mais chaleureux en même temps.  Dans un dernier regard, nous nous forcîmes à nous détourner et à monter sur le tillac. Électron s’assit fièrement à nos côtés tandis que nous nous postions près du bastingage. Après quelques instants, nous entendîmes l’instruction ultime de lâcher les amarres. Enfin notre vie en dehors de notre île natale allait pouvoir commencer.

Qu’allait bien pouvoir nous réserver l’avenir ? Nous étions bien déterminée à le découvrir. Alors, d’un dernier geste de la main, de dernières larmes qui se perdirent dans le vent, d’une caresse à notre chien, nous dîmes adieux à ce petit bout de terre qui nous aura connu 26 ans durant.