L'odyssée de la jungle
Un jour, un homme -fort sage- a dit « vous savez, je crois pas qu'il y ait de bonne ou de mauvaise situation ». Et, s'il n'avait pas foncièrement tort, je me dis que cette affirmation reste à prendre avec des pincettes.
Prenez moi, par exemple.
Techniquement, ma situation n'a rien de mauvaise. Pour autant, peut-on affirmer qu'elle accomplit le concept inverse et qu'elle est bonne ? Loin s'en faut. Au mieux, elle est chiante. Ce qui n'est jamais bon, pour une situation, n'est-ce pas ? J'ai connu assez peu de situations qui se vantaient allègrement d'être chiantes. Ça n'est pas chose que l'on attend d'une situation de bonne famille, voyez-vous. Et c'est faire preuve d'un manque d'égard affligeant pour ma personne. Et si ces considérations ne vous émeuvent pas, le verre désespérément vide posé devant moi, lui, me comprend.
*Shting...klash*
Me comprenait.
Cela fait presque une semaine déjà que le capitaine Raynolds -un brave bougre, nonobstant le fait qu'il n'ait pas la lumière à tous les étages- a honoré sa part du marché, me déposant au premier port -si tant est que ce vieux ponton rafistolé mérite telle appellation- que nous avons croisé sur notre route. Et, aussi plaisante que fut la traversée de West Blue à bord de ce navire marchand, je dois avouer qu'une part de moi -infime, je vous rassure- l'a déjà maudit sur quatre générations. Et pour cause. Il a fallu que ma nouvelle terre d'accueil soit l'endroit le plus désert de toutes les Blues confondues.
L'Archipel Vert. On ne pourra pas lui enlever qu'il porte bien son nom. Pour être vert, il est vert. Un peu trop, si vous voulez mon avis. A part une flore -certes agréable à l’œil, mais là n'est pas la question- bigrement sauvage, il n'y a rien sur ce caillou. Nada. Si l'on excepte, bien entendu, cette gargote plantée comme un cheveu sur la soupe au beau milieu d'un village en construction dans laquelle je suis -ou plutôt j'étais, si l'on considère le cadavre de mon verre éclaté en morceaux au sol- en train de déguster une bière somme toute passable, quoique très amère comme on pouvait s'en douter. Rien à se mettre sous la dent pour une conteuse en quête de folles péripéties telle que moi.
Une île aussi creuse que le cœur du paternel.
Même les quelques pirates amarrés à ce hameau sont d'un calme insolent, comme pour me faire un mesquin pied de nez, ayant compris depuis belle lurette que cette île, à défaut d'être celle qui leur permettrait d'assouvir leur soif de conquête, d'aventure, de richesse ou que sais-je encore -je ne suis pas dans la tête de ces fieffés malfrats-, était l'endroit idéal pour se mettre au vert.
Hilarant.
Seule lueur d'espoir, seule lumière dans mes ténèbres d'ennui, la rumeur que j'ai déjà entendue à plusieurs reprises selon laquelle un immense et immortel monstre mécanique garderait l'entrée d'une grotte située à quelques kilomètres de la côte. Voilà qui me convenait plus. Campagne épique et récit homérique en perspective. Seulement voilà, personne ici bas ne se sent les tripes d'aller affronter une telle abomination, et ce n'est pas moi, armée de mon violon et de deux mains droites, qui vais m'y coller, coupant court à mes aspirations de grandeur. Et comme je n'ai à l'heure actuelle aucun moyen -ni matériel, ni pécuniaire- de quitter cet endroit, me voilà coincée pour une durée indéterminée sur une île qui ne chante pas.
Mon regard vide se posait tristement à l'endroit où se trouvait quelques secondes plus tôt feu le -non moins vide- verre qui vient de malencontreusement m'échapper des mains, lorsque soudain et tout à coup mon ineffable bonne étoile me fit un grossier appel du pied, sous la forme d'un homme franchissant la porte du boui-boui hors d'haleine.
-A... A l'en... à l'entrée du village... Parvient-il à articuler dans la douleur. C'est... Jasker, il vient de se faire déchiqueter par... Mon regard -plus si vide que ça- se relève, à l'instar de l'un de mes sourcils. par un... Par un putain de tigre !
Mon séant quitte promptement son support, et une étincelle nouvelle fait son apparition au fond de mes yeux noisettes. D'aucuns diront que mon esprit, rongé par l'ennui, aura affabulé à cet instant précis. Mais moi je maintiens, cet homme vient de dire « C'est Jasker qui vient de se faire dévorer par un gigantesque monstre mécanique ! ».
Mot pour mot.
La voilà enfin, mon épique épopée. En à peine une minute je me retrouve à l'entrée du village, d'où survient un terrible rugissement à vous glacer le sang, ce qui m'arrache un ricanement qui, selon les points de vue, pourrait être considéré comme au moins aussi effrayant. Seulement voilà, les Dieux du hasard sont capricieux et ce ne sont pas une seule, mais bien deux déconvenues qui m'attendent sur place. D'une part, mes traîtres de pieds qui s'embourbent, percutant avec élan la planche sur mon chemin qui avait échappé à ma vigilance -pourtant irréprochable-, m'envoyant valdinguer pour me retrouver nez-à-nez avec l'autre part, qui n'a strictement rien d'un monstre mécanique mais s'avère en définitive n'être qu'un vulgaire tigre.
Vulgaire certes, mais avec la vraisemblable intention
Au vu du regard qu'il me sert
De me réserver le même sort qu'à ce pauvre Jasker.
La déception est de taille et moi, j'ai le fondement bien profondément enfoncé dans les ronces.
-Gentil minou.
Dernière édition par Charlie O. Valentine le Mar 13 Déc 2022 - 21:26, édité 2 fois