Après les examens il y a toujours un moment où on relâche la pression. Ici, en l'occurrence, c'est une grosse soirée barbecue. Je me retrouve donc, une brochette de poisson à la main, avec Héfy et les autres filles de la promotion. Et, c'est horrible ce sentiment de se sentir seule alors qu'on est au milieu de gens. Mais, à ma décharge, ça parle garçon, et ce genre de discussion, ça me passe à des lieues au dessus de la tête. Je ne peux même pas parler avec la noble car c'est bien elle qui jacasse le plus. Pourtant quand on est ensemble, on a des conversations des plus stimulantes intellectuellement. J'ai alors la douloureuse impression que mon amie se révèle sous son vrai jour, il suffit de voir avec quel appétit elle parle du sexe opposé. À évaluer les mecs, leur visage, leur musculature, et même leurs fesses! Du coup, je me suis mise à penser qu'elle agissait avec retenue avec moi. Et bien que je n'aie aucune raison de le croire, cette idée me blesse.
N'étant plus d'humeur sociable, je m'isole à côté du tourne-disque. Un vieux vinyle crache des notes de blues qui vont bien avec mon humeur du moment. Je mordille nonchalamment ma brochette. De toute façon, je n'ai plus très faim. Bon sang, je n'ai que quinze piges! J'ai encore bien du temps avant de m'intéresser aux garçons. D'autant plus que j'en ai plus ou moins déjà un en ligne de mire. Phœnix. Je me demande alors où il est, et ce qu'il fait. Serait-il fier de moi? Moi qui marche vers mon rêve. Secrètement, j’espère surtout qu'il pense à moi, comme une preuve qu'il ne m'a pas oublié et que je compte un tant soit peu pour lui.
Puis soudain, Diego se pose à côté de moi, avec son accent hispanique il s'enquiert de mon état.
Hé Jeska ça va?
Oui, oui, je vais bien. réponds-je nonchalamment.
Tu es sûre ? Tout le monde s’amuse et toi, tu es toute seule! me fait-il remarquer.
Je profite juste de la musique.
Tu aimes le blues?
Diego m'explique alors que ce courant musical était né il y a longtemps. Les homme-poissons réduits en esclavage à la surface chantaient leur nostalgie de l'océan si bleu. D'où le nom de la musique d'ailleurs. De ce fait, je me sens partagée entre plusieurs sentiments. Dans un premier temps, je suis ravie d'avoir appris un truc. Grâce à ça, je comprends pourquoi ce son va si bien avec mon spleen. Cependant, dans un second temps, je ne peux m'empêcher ne me sentir coupable. J'éprouve un certain soulagement à écouter les malheurs des autres en fait. Je confie donc mon ressenti à mon ami.
Je me sens un peu honteuse de me réconforter avec cette musique maintenant que je sais d'où elle vient.
Ma! Ce n’est rien ! C’est justement l'esprit'!
Je lui adresse alors un sourire. C'est comme dire "merci, ça va maintenant" mais en économisant les mots superflus. Je retourne alors après de autres filles. Elles en sont à classer les gars. Apparemment le premier, c'est Wolfgang, il serait juste trop beau. Moi, je le trouve surtout parce qu'il m'est très facile de le suivre vu qu'il aime un peu trop les crèmes hydratantes et l'huile de monoï. Et puis, il est bègue, quoi! Enfin, je ne comprends pas non plus pourquoi Diego et Hakim sont bon derniers. Pour la première fois de mon existence, je me sens alors heureuse d'être aveugle. Je ne suis pas soumise à cette mascarade que sont les apparences et qui font que la plupart des gens jugent les autres par rapport à ce qu'ils ont l'air au lieu de les estimer pour ce qu'ils sont. Ma différence m'est toujours apparue comme un handicap, mais ce soir, j'ai la nette impression que finalement, c'est un avantage.
La soirée passe. Il y a de moins en moins de brochettes et on sent de plus en plus la braise froide. Le blues du repas a fait place à de la musique plus rythmée. Certains dansent, d'autres discutent, où jouent aux cartes et aux dés. L'ambiance est bonne, même si quelques-uns de mes collègues auraient aimé pouvoir boire de l'alcool comme les soldats de la base. Mais on est mineurs, donc point d'ivresse pour nous. Aux alentours d'une heure du matin, le Colonel Farlane décrète qu'on s'est assez amusés et qu'il était grand temps qu'on dorme. Élégamment, il nous dispense de corvée de rangement et de nettoyage de la cour, ce qui eut pour effet d'étouffer intelligemment les protestations naissantes.
La nuit fut courte, en effet, le lendemain, les premiers navires attendaient pour rapatrier les enfants que nous étions vers leurs familles respectives. Moi, je ne suis pas très chaude à l'idée de passer deux mois à l'orphelinat. Du coup, avec Diego on a demandé à rester ici cet été. Quant aux autres, Hephillia s'en est allée en chez elle via un itinéraire assez compliqué pour ne pas éveiller les soupçons, Wolfgang file vers North Blue, Gaston migre vers l'Est, et Hakim retourne chez lui parmi les nomades de l'île des sables. C'est cocasse de voir que sur les seuls aspirants restés à quai, aucun n'était humain.
Le premier jour des vacances est toujours assez étrange. Pas de soldat qui nous réveille à quatre heures du matin et nous force à courir avec un paquetage de quarante kilos sur le dos, qu'il vente, pleuve ou neige. Du coup, pour la première fois depuis longtemps, je goûte au plaisir de la grasse matinée. Ce n'est que la douce et chaude caresse du soleil qui filtre au travers des rideaux qui me sort des bras de Morphée. J’émerge doucement, un peu groggy d'avoir trop dormi. Je réalise que je me suis couchée en uniforme. Comme d'habitude, en fait. C'est devenu une sorte de réflexe à force de se faire sortir du lit par un malade et son clairon. Du coup, je me trouve un peu cruche à être en tenue pendant un jour de congé. Alors je cherche dans les quelques habits civils qu'il me reste encore. J'enfile un short et un débarder et c'est alors que je comprends qu'en une année, ma croissance a fait des ravages dans mes habits. Je me sens un peu à l'étroit. J'ai dû grandir et m'épaissir durant l'année passée. Je ne peux tout bonnement pas sortir comme ça! Le short n'est pas sensé me mouler autant et le haut me comprime désagréablement la poitrine. Bref, j'aurais eu l'air d'une catin. Vivement qu'Héfy revienne et qu'elle m'aide à me refaire une garde robe.
C'est donc en uniforme que, finalement, je me rends au réfectoire pour prendre un petit déjeuner. Diego y est déjà et s'empiffre de flocons d'avoine. Moi, j'avale mon muesli nonchalamment. En fait, je me demande ce qu'on pourrait bien faire. J’apprécie beaucoup l'homme-poisson. Même si c'est pour moi le mec à battre car il me dépasse en tout actuellement, nos conversations sont sympa. On parle de presque tout. Là, la discussion tourne autour du géant Godfanone. En effet, depuis qu'il est parti, on n’a pas eu de nouvelles. Même pas une lettre. Alors on se dit que c’est à nous de lui écrire. L’homme-poisson tient le stylo et on lui raconte nos aventures des derniers mois. Puis on confie notre missive au sous-officier Ricky Martin.
Mais ça, ça n’occupe que notre première journée ! Les jours suivants, on se balade avec Diego, on discute de tout et de rien et surtout, à mon initiative, on s’entraine. Enfin, il serait plus vrai de dire que c’est mon ami qui me coache. C'est alors qu’un beau matin on passe devant un vieux hangar qui servait à l'origine de cale sèche lorsque l'Académie était une base de la Marine.
L’endroit serait super pour qu’on y vive tous ensemble! s'exclame l'homme-poisson avec son accent hispanique.
Ni une ni deux, on finit notre petit déjeuner et on file frapper à la porte du Colonel Farlane. On lui explique alors qu'on veut réhabiliter le hangar pour en faire un logement pour l’équipe I. Étrangement, il n'est pas bien difficile à convaincre. Ce n'est que lorsque que nous ouvrons les portes de la cale sèche que nous comprenons l'étendue du chantier. Non seulement il y a tout à refaire, mais en plus l'endroit a servi de débarras, et ce, durant un grand nombre d'années. Donc avant même de commencer à retaper l'endroit, on doit d'abord déblayer toutes ces choses inutiles entassées ici. Il nous faut pas moins d’une semaine entière pour dégager tous ces détritus. Ce n'est qu’au début de la semaine suivante qu'on commence vraiment à retaper le bâtiment. Hormis les murs, tout est à refaire. La première chose est de consolider la charpente. Ensuite, on attaque la toiture. Et enfin, on se met au gros œuvre à l'intérieur. A cause de mon handicap, je ne peux aider autant que je le voulais. De ce fait, Diego hérite du gros du travail. L'homme-lamproie se révèle être d'une grande habileté. Il a de l'or dans les mains ou les nageoires, je ne suis pas douée en anatomie. Et moi j’apporte les matériaux.
Le seul hic, c'est que le Colonel ne nous a octroyé aucun budget pour refaire le bâtiment. On doit donc se débrouiller avec le fatras qu'on a sorti de cette ruine. Seulement trop peu de matériel est utilisable. De ce fait, pour me rendre utile, je vais un peu partout sur l'île pour vendre ou troquer les surplus qu'on a sortis du hangar. Grâce à ça, on peut s'acheter ce qui nous manque pour finir les travaux. Les finitions, quel drôle de nom tout de même! Plus chronophage que le gros œuvre, et bien plus pénible. Peindre, poncer, poser les plinthes et le linoleum. Je n'en peux plus! Il faut dire que jusqu'à présent, toutes les tâches pénibles, c'était le travail de Diego. Mais je n'ai pas le choix, si je veux que ça avance, il faut que je mette aussi la main à la pâte. Cependant, je ne peux qu’être admirative sur ce que faisait Diego. Je ne suis pas architecte, mais… il construit un logement rudement bien pensé : chacun aura sa chambre et on aura plusieurs salle de bains. Et lorsque le Colonel est venu nous voir pour se rendre compte de l'avancée des travaux. Il est bluffé, il nous félicite et nous exhorte à continuer sur cette voie. Du coup, je suis un peu dégoutée de ne pas être à l'origine de la bonne idée. Encore un domaine ou Diego me dépasse! Même si je suis contente pour nous parce qu'on a un chez nous rien qu'à nous et qu'on a été félicités pour ça. Le fait que l'homme poisson me surpasse encore me fait rager intérieurement. Je suis la chef d'équipe nom d'une biscotte! C'est à moi d'être la meilleure en tout!
Je prends alors la résolution de m'entrainer dur et en secret. Notre maison n'étant pas encore finie, on dort encore dans nos dortoirs respectifs. Mais moi, je sors furtivement m'endurcir. Il faut bien que je mette les bouchées doubles. Je soulève donc de la fonte dans la salle de sport des soldats pour gagner en force. Je vais courir en forêt avec deux paquetages pour booster mon endurance. En fait, hormis la stratégie militaire et le combat pour lesquels un partenaire aurait été le bienvenu, je progresse, et je ne peux que m'en réjouir.
Seulement, un soir, alors que je pars m'entrainer, j'entends du bruit. Curieuse, je marche à pas feutrés vers la source de ces sons. Plus je me rapproche plus je réalisais que ça sent drôlement bon. Une odeur fine, presque imperceptible, portée par de l'alcool m'arrive aux narines. Je ne sais pas ce que c'est mais ça me fait très envie. Même si j'ai bien remarqué que ça provient du bureau du Colonel, je ne réalise que trop tard que j'ai pénétré dans la pièce, sans prendre la peine de frapper, en plus!
Il fait nuit, et je suis dans le bureau du Colonel. Seulement, je ne suis pas seule. Il y a pas mal de gens. Cinq types en plus du chef de l'Académie. Ces personnes sont assises autour d'une table ronde. Je sens bien qu'ils me regardent et le silence pesant qui s'est installé est bien plus retentissant que la moitié du vacarme. Je ne me sens pas à ma place ici. J'ai clairement l'impression que j'ai vu quelque chose que je ne devais pas voir. Enfin, je suis aveugle, mais le sentiment est bien là. Pourtant ces hommes ne font rien de répréhensible. Vu le fumet, je dirais qu'ils sont juste en train de manger. Je suis en train de faire doucement machine arrière quand tout d'un coup.
Allez viens jeunette! me lance une voix rocailleuse.
Non merci, j'ai déjà mangé!
J'ai répondu du tac-o-tac, sans même me demander quelle est la qualité de mon interlocuteur.
Viens Jeska, n'aie pas peur. dit doucement le Colonel Farlane. Les amis, je vous présente l'aspirante Jeska Kamahlsson. C'est une de nos meilleures recrues! Et pourtant, elle est aveugle!
Hé, elle me rappelle une petiote que j'avais eu sous mes ordres! Comment elle s’appelait déjà? Banana? se demande une voix chantante.
Ce serait pas Boïna, plutôt? répond une voix profonde.
"Ha, si, du coup, tu manies le sabre aussi?"
Heu, non, désolée...
Hé, mais, elle a pas des ailes dans le dos? relance une voix bourrue.
Mais si! Bien vu Callaghan! C'est une ange, plutôt mignonne en plus! s’exclame une voix claire.
Hé bé, tu ne t'ennuies pas Greg…
"Hum... hum..."
L'effervescence retombe. Le Colonel Farlane sollicite le silence chez ses invités.
Je vais faire les présentations. A ta droite, le Lieutenant Colonel Alexander Freyd.
Salut.
A coté de lui, le Commodore Sonba Béwii.
Yo!
En face de moi, le Lieutenant d’Élite Ezéquiel Callaghan.
Soir.
Directement à ma gauche, Zachary Smith, Lieutenant Colonel.
Héya!
Et pour finir, le Commandant d’Élite Gonzague de Kervern.
Bonsoir.
On me trouve une chaise et on m'invite à m'asseoir. Bien évidemment, je suis assommée de questions diverses et variées. Et j'y réponds avec plaisir. D'habitude, c'est Héfy qui accapare l'attention, alors pour une fois que c'est à moi d'être le sujet de la conversation, je savoure. Cependant, ils laissent transpirer pas mal d'infos sur eux. Par exemple, le Commandant d’Élite de Kervern est issu de la petite noblesse, et s'est engagé dans la Marine pour échapper aux contraintes d'un mariage arrangé. C'est un peu le chaud lapin de la bande. Je crois même qu'il essaie de me draguer! Ew… pour moi c'est juste hors de question, sortir avec quelqu'un qui a plus de cinq ans de plus que moi… non… vraiment pas! J'apprends aussi qu'ils sont tous des anciens camarades à l'Académie. Je trouve ça génial que leurs liens ne se soient pas distendus avec le temps, mais au contraire renforcés. Je me mets à penser à ma fine équipe, dans trente ans. On aura leur âge. J'espère au fond de moi qu'on sera encore amis.
Mais le plus important dans cette soirée, c'est bien la nourriture. Le Commodore Béwii est un sacré cordon bleu, et même sans appétit, je me vois forcée de goûter. Pour ne pas vexer, évidemment! Même si l'odeur me fait saliver comme une morte de faim. Seulement, pour aller avec la bonne chère, il n'y a rien de mieux que le bon vin. C'est la première fois que je bois de l'alcool de ma vie. Et je dois avouer que cette expérience est pour moi une révélation. Comment du jus de raisin transformé par des champignons microscopiques peut donner un tel breuvage? Des notes enivrantes de pain d’épice, de coco et de safran emplissent mes narines. Et que dire une fois que je porte ce liquide à mes lèvres. Callaghan me glisse qu'il s'agit d'un vin blanc de North Blue. Je ne sais pas encore trop ce que ça signifie, mais je me régale. Ce vin est fluide, mais il possède une sorte de texture grasse qui lui donne la capacité de bien remplir la bouche sans pour autant être écœurant. Les notes d'agrumes et de miel d’acacia subliment le tout. Et puis surtout, une fois qu'on l'a avalé, il y a cette persistance aromatique qui nous fait croire que le cru est encore en bouche. Mes petites ailes noires frétillent tellement je prends mon pied. Je ne pensais pas pouvoir ainsi frôler l'extase en buvant. Le petit soupir que je pousse est étrangement évocateur du plaisir que je viens de prendre tout en étant terriblement incongru au milieu d'une assemblée d'hommes.
Je sens les regards de ces hommes se poser sur moi tandis que je rougis. J'ai l'impression d'avoir commis un terrible impair. Je me recroqueville, me faisant toute petite sur ma chaise. Présentement, j'aurais voulu pouvoir disparaître. Seulement Gonzague, ils veulent que je les appelle par leur prénom maintenant, me donne une grande tape dans le dos et éclate d'un rire tonitruant. J'ai gagné ma place dans leur petit groupe. On remplit mon verre de ce délicieux Chardonnay et je les écoute parler de leur jeunesse. Et aussi de leurs exploits. Grâce à ça, je prends gratuitement des cours de stratégie. Et j'en suis plus que ravie, car je pêche dans ce domaine. Malheureusement, je découvre les plaisirs du vin en même temps que ceux de l'ivresse.
A mon plus grand malheur, je ne tiens pas l'alcool. Très vite, ma tête devient lourde et je finis par m'assoupir sur la table. Un sommeil aussi doux qu'alcoolisé. Au bout d'un certain temps, je sens qu'on me soulève. La personne qui fait ça essaye de faire preuve de délicatesse alors je reste muette. Puis elle me dépose dans un lit.
Ou suis-je?
Dans votre lit, aspirante Kamahlsson. Dormez bien. Ha, avant de partir, mes amis et moi-même nous nous réunissons tous les derniers Jeudi du mois. On vous attend le mois prochain
J'esquisse un léger sourire tandis que je m'enfonce à nouveau dans un sommeil sans rêves.
Et finalement, les vacances d'été finissent comme elles ont commencé. Par des travaux. Avec Diego, on se hâte de finir le dortoir pour notre équipe. C'est cocasse comme le mot "finitions" laisse penser qu'on en a plus pour longtemps alors que c'est sans doute ce qui est le plus long. Mais c'est avec un plaisir non dissimulé qu'on présente le fruit de notre travail au reste de l'équipe à la rentrée. Héfy semble ravie, Wolfgang en perd ses mots, bref, on a réussi notre coup. Étrangement, la rentrée n'amène pas de nouvelle recrue. Cependant, je ne me suis jamais demandée pourquoi on n'a pas de seniors non plus. Parce qu'en fait, il n'y a pas une Académie, mais six. Une par Blues, une sur Grand Line et une dans le Nouveau Monde. De ce fait, chaque promotion suit tout son cursus à un seul endroit. Sans mélange.
Très vite, on se réinstalle dans notre train-train quotidien. Sauf que moi, en plus, je sors en ninja chaque soir pour doubler mes rations d'entrainements. Sauf le dernier Jeudi du mois où je prends un plaisir certain à déguster de bons petits plats et savourer des grands crus. Mais pas que! Je rattrape aussi mon retard en matière de stratégie militaire. Et, petit à petit, je me rapproche du niveau de Diego. Et je dois avouer que ça me fait énormément plaisir. En bref, tout va bien! Même au sein de l'équipe, vivre tous ensemble a renforcé notre cohésion. Certes, au début, on a eu quelques ratés, notamment lors des passages aux douches, mais rien qu'un peu de bon sens n'a pu régler.
Et le temps passa. On est en janvier 1617 et on vient juste de fêter mes seize ans. Mes amis m'ont organisé une petite fête surprise. Enfin, pas tant que ça, car j'ai l’ouïe fine. Mais bon, j'adore recevoir des cadeaux! Alors je n'ai pas fait la fine bouche. J'ai pris ce qu'on m’offrait, même mon premier soutien-gorge, présent d'Héfy, qui m'a fait franchement rougir. On me réclame que je l'essaie de suite, mais c'est tout bonnement hors de question! Et le lendemain, j'ai un an de plus au compteur, et aucunement l'impression d'avoir changé en quoi que ce soit.
Seulement, nous sommes tous convoqués sur le port de la base. Un navire nous y attend, et j'appréhende de monter à bord. La dernière fois, j'ai eu le mal de mer. En plus il fait froid. Et je supporte mieux les températures d'été que la rudesse de l'hiver. Enfin, on est sur South Blue, il doit juste faire sous les dix degrés, mais dix de plus ne m'auraient pas dérangée. Là, le Colonel Farlane nous attend.
Mesdemoiselles, messieurs, vous partez tout à l'heure pour Montoblanco. C'est à trois jours au Nord d'ici. Là bas, vous devrez gravir le plus haut sommet de l'île et y récupérer un drapeau. La dernière équipe à revenir avec son drapeau héritera de toutes les corvées. Bon voyage, et bonne chance!
Et nous voilà tous mes compagnons en train de voguer paisiblement sur l'eau et moi, accrochée au bastingage comme une moule sur son rocher à vomir tout ce que je peux. Je déteste les bateaux et surtout, le roulis. C'est donc pour moi trois jours de clavaire. Heureusement que le trajet ne dure pas plus longtemps! Cependant, c'est considérablement affaiblie que je foule pour la première fois le sol de Montoblanco. Et je dois avouer que c'est très étrange. Heureusement, on nous a fait enfiler des bottes avec l'intérieur en fourrure. C'est rudement agréable de marcher dans la neige. En plus je n'en ai jamais vue. Enfin, sentie serait plus juste. Frontch frontch! Le bruit m'éclate! Frontch frontch! Je sautille partout comme une gosse! Frontch frontch! J'ai l'impression d'avoir perdu dix ans et que ma fatigue due au voyage s'est évaporée. J'adore la neige, c'est trop rigolo de marcher dedans, en plus couverte comme je suis, je n'ai pas froid. Super! J'ôte mes moufles pour saisir à pleine mains cette chose, c'est froid et un peu humide. Ça fond au contact de ma peau, me donnant soudain la chair de poule.
Puis soudain, un mec hurle, "bataille de boules de neige!". Et ce fut l'apocalypse! Ça fuse de tous les cotés! Je suis littéralement canardée. Immédiatement, je renfile mes moufles et serre ma capuche autour de ma tête. Je finis par tomber sous les tirs ennemis. Bien que ça ne signifie pas pour autant la fin de mes aventures. Je suis allongé sur le dos, riant à pleins poumons. Les habitants de l'île nous préparent un bon chocolat chaud, nous donnent un paquetage et on part enfin à l'aventure. Il nous faut donc gravir la plus haute montagne. Et si au début, la tâche est facile, plus on avance, plus un vent de face nous fouette le visage et nous ralentit. Finalement, l'ascension ne se fera pas dans la journée.
La nuit tombe et les températures font de même. Il faut se trouver un abri et vite. Pas évident, car le vent s'est mu en blizzard et on n'y voit pas à plus d'un mètre. Certes, pour moi ça ne change pas grand chose, mais, pour ceux qui sont mes amis, c'est très perturbant. Heureusement pour nous Hakim a la bonne idée de nous construire une sorte d'igloo en moins de temps qu'il ne faut pour dire Alabasta. Grâce à ça, nous pouvons passer une nuit dans une relative chaleur. Cependant on est tous les uns sur les autres, filles et garçons mélangés, et cette promiscuité n'est pas des plus agréables. Nous avons tous eu le plus grand mal à trouver le sommeil. Et quand le matin pointe le bout de son nez, le vent est tombé, mais il a gelé sur la neige, et nos bottes n'ont pas de crampons. Du coup nous avons toutes les peines du monde à avancer. D'autant plus que j'ai strictement rationné le dîner et le petit déjeuner. En effet, on ne sait pas combien de temps ça va nous prendre de chercher le fameux drapeau, du coup, je préféré la jouer prudente.
Le froid, la faim, et le sol rendu glissant nous mettent déjà les nerfs à fleur de peau. On ne se parle peu, de peur qu'un mot malheureux ne fuse. Puis soudain, Wolfgang le bègue se met à crier.
Les g... g... gars! A... A... A...
Nom d'une biscotte, tu ne peux pas dire "atchoum!" comme tout le monde? pesté-je.
Avalanche! s'écrie-t-il.
Et merde…
Le sol tremble soudain et j'entends le bruit de la coulée de neige. C'est presque le même son que lorsque je verse mes céréales du matin dans un bol. En juste un milliard de fois puis puissant. J'ai peur, car la coulée de neige fonce droit sur nous. Tétanisée, ma voix s'étrangle dans ma gorge alors que j'ordonne à mes gars de se mettre à couvert. C'est alors que je sens le bras puissant de Diego m'attraper par la taille et me jeter au sol près des autres. Seulement, j'ai bien trop peur pour protester. Je me contente donc d'attendre là, terrorisée devant la puissance de Mère Nature, serrée contre mes amis. Les secondes se font telles des heures alors qu'on se fait ensevelir sous la neige. Heureusement que mon équipe a bien réagi, sinon, je serai sans doute morte à l'heure qu'il est.
Enfin, voilà, l'avalanche est passée, et nous, on est ensevelis sous deux mètres de neige. Serrés comme des sardines. Très vite, Wolfgang et Diego commencent à nous creuser une sortie. Moi, je tremble comme une feuille. Et bien qu'Héfy essaye tant bien que mal de me remonter le moral, je n'arrive pas à lui répondre. Je suis frappée de mutisme! Mes lèvres bougent, mais aucun son ne daigne sortir. La poisse! Aveugle, et maintenant muette aussi! Je me résous donc à hocher la tête, de bas en haut, pour le oui et de droite à gauche pour le non. Trainée dehors par Gaston et Hakim, je sens de nouveau l'air froid de la montagne me gifler le visage. Il faut que je me reprenne, je suis leur leader, je me dois de montrer l'exemple et d'être pour eux quelque chose de solide auquel ils peuvent se raccrocher. Mais je n'y arrive pas.
Je tremble et je n’arrive pas à donner d'ordre. C'est alors que la noble prend les devants.
Les gars, on continue la mission. Wolfgang, tu prends la tête, Diego, tu le suis, moi, je serai derrière toi. Gaston, Jeska et Hakim fermeront la marche. Compris?
Je hoche la tête tandis que le reste de la troupe approuve comme un seul homme. Hakim a l'idée de sortir une corde et qu'on s'attache tous ensemble. C'est une initiative rudement astucieuse. En effet, la neige a certainement recouvert des crevasses et on n’est pas à l'abri de glisser sur ce manteau neigeux tout frais. Alors la bande se remet en route vers le sommet. La corde me sert de fil d'Ariane tandis que je ne me suis jamais sentie aussi inutile de toute ma vie. J’apprécie de moins en moins de marcher dans la neige. Elle était loin la Jeska qui s'amusait à sautiller partout et qui riait après la bataille… elle était si loin que j'avais l'impression que c'était dans une autre vie. Je broie du noir, même si le concept lié aux couleurs m'est étranger.
Après une rude demi-journée de marche, nous arrivons au sommet. Exténués. Gaston compte les drapeaux à haute voix. Il n'en manque aucun, incroyable! On est donc les premiers. Cette nouvelle nous gonfle le moral, nous mettons donc un fanion dans la main d'Hefy et on entame notre descente. Il est plaisant de constater que le cœur léger, il est bien plus facile d'avancer. On descend donc de la montagne sans cheval contrairement à ce que dit la chanson, mais l'humeur est des plus joyeuses. Même moi, je sens une drôle de chaleur se répandre en moi. Certainement une forme d'euphorie. Je réalise aussi quelque chose d'étrange. J'arrive pour la première fois de ma vie à sentir ce qu'il y a sous mes pieds. Et ce, malgré les chaussures. C'est comme si quelque chose se propageait sous mes pas. Une sorte de son, mais sans le bruit. Et que j'arrivais à entendre l’écho en retour. Avec mes pieds, oui… c'est très étrange. Et je n'arrive pas à poser des mots sur mon ressenti, du coup, j'ai l'impression d'être un peu idiote.
Puis, soudain, je perçois quelque chose de bizarre sous nos pieds. Quand je marche, mes pieds n'entendent plus l'écho du sol en dur sous la neige. Il me faut quelques longues secondes à comprendre pourquoi. On est sur une crevasse! Mais c'était trop tard, déjà le manteau neigeux cède sous notre poids. Entrainant, Héfy, Gaston, Hakim et moi dans les profondeurs. Heureusement, la corde nous sauve! Et au bout, Diego et Wolfgang nous retiennent de chuter mortellement au fond du précipice. Seulement même si les deux hommes sont forts, la difficulté de trouver des appuis solides dans de la neige conjugué au fait qu'ils ont quatre lascars à remonter les font lentement glisser vers l'ouverture béante. Bref, si on ne fait rien, on va tous y passer.
Puis soudain, je sens la corde derrière moi vibrer. J'entends aussi le bruit d'un couteau qui racle contre quelque chose. Mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines lorsque je comprends ce qu'il se passe. Ma voix revient sans même que je m'en rende compte.
Hakim, qu'est ce que tu fais?
Ce que je fais? C’est pourtant évident, non? Je coupe la corde! Oui, navré le changement de narrateur est un peu brutal. C’est Hakim fils du désert. Là je suis pendu comme un saucisson dans un précipice gelé. La situation est mauvaise. Car je ne suis pas le seul dans ce cas. Il y a les filles et le doc’ aussi. Si je calcule bien on a environ deux cent cinquante kilogrammes de poids suspendu. Plus les habits et le matériel, on doit facilement atteindre les trois cent cinquante kilogrammes, à la dizaine près.
Et même si je connais bien la force de Diego et de Wolfgang, elle ne sera pas suffisante. Elle l’aurait été en temps normal, mais leurs appuis sont difficiles sur le givre. J’en veux pour preuve qu’on glisse tous inexorablement vers la chute. Si jamais un de nos deux camarades qui tient la corde venait à basculer, ça en serait fini de nous tous. Je ne suis pas certain qu’en les soulageant de mes quatre vingt dix kilos, matériel compris, ils puissent remonter les autres, mais si j’ai retiré une chose de mon enfance dans le désert, c’est qu’il faut placer le bien de la communauté avant le sien. Je ne le fais pas par gaité de cœur. Je sais pertinemment que ma chute sera mortelle. Mais si je ne le fais pas, on y passe tous.
Hakim, arrête ça de suite!
Je vois à l’expression de son visage qu’elle ne comprend pas ce que je fais. Mais je n’ai pas le temps de le lui expliquer. Je ne fais que marmonner.
Plus léger, plus léger, Jes'!
J'ai pourtant confiance en mes amis, mais sentant qu'on descend lentement mais surement, je continue de scier la corde.
Héfy, Gaston, séparez vous de vos sacs, on est trop lourds pour que Diego et Wolf' ne nous remontent!
Bonne initiative, Jes’, d’ailleurs on obtempère immédiatement.
Les gars, vous y arrivez mieux à présent?
La chef s'adresse à Diego et Wolfgang, qui donnent leur maximum pour éviter que nous ne chutions tous. Cependant, ce n'est toujours pas suffisant. Je sens très bien qu'on glisse inexorablement vers une fin certaine. Tant pis, je dois donc continuer de couper la corde. Je vois bien à la tête qu’elle tire que l’ange refuse de tout son être cette possibilité. Seulement, au dessus de nous, le bègue a déjà presque un pied dans le vide. La situation est plus que critique. Le doc’ parait résigné, et la princesse chiale. J’entends alors l’aveugle qui m’implore.
Hakim, ne fais pas ça. On va tous s'en sortir… tiens le coup, mec… Je refuse de te laisser tomber!
Je ne crois pas qu’elle ait choisi ces mots exprès, mais l’ironie de la chose m’arrache un sourire. Cependant, le temps presse, et je ne suis pas en avance.
C’est pour ça que je ne te laisse pas le choix, Jes’. Tu sais… j’aimerais beaucoup voir tes yeux.
Elle comprend, au ton de ma demande, que c’est l’expression de ma dernière volonté. Depuis que je connais l’aveugle, elle a toujours gardé les yeux clos en toutes circonstances. Or chez moi, on dit qu’ils sont le miroir de l’âme. Et là, je les vois enfin, les deux lapis lazuli qui colorent ses iris d’un bleu surnaturel. Une larme perle de son œil et chute. Elle devient glace avant de heurter ma joue. Consciente que son visage est la dernière chose que je vais voir, elle essaie de sourire. Tu n’as pas besoin de te forcer, Jes’, tu es belle a ta façon.
Dans un claquement la ligne de vie cède et je tombe. Je pars en premiers les gars, ne soyez pas pressés de me rejoindre. Je vous attendrais le temps qu’il faudra.
Il n'y a rien de pire que de dire à une personne qu'on aime que tout va aller pour le mieux alors qu'on sait que c'est faux. Hakim va mourir puisqu’il a scié cette corde. Mais en faisant ça, il nous a tous sauvé. Seulement, moralement, je ne peux pas me résoudre à accepter son geste. Tout ce que je peux faire, c'est de le laisser partir avec la conviction que son sacrifice ne sera pas vain. Et quand Wolfgang et Diego nous remontent, je me sens soulagée. Horriblement soulagée. Le froid fait geler mes larmes contre mes joues, et je reste au bord du précipice, comme si j’espérais entendre la voix de mon ami me dire que tout va bien.
Je ne pensais pas que la première mort à laquelle j'assisterais serait celle d'un ami. Je refusais de le croire. Je refusais de bouger, je ne voulais pas l'abandonner. A la limité de l'hystérie, c'est l'homme-poisson qui me calme. En m'envoyant un bon gros direct du droit dans les gencives et qui me sèche aussi sec. C'est donc dans les bras de Morphée que je quitte cet enfer gelé.
Je reprends conscience dans l'infirmerie d'un navire. L'odeur camphrée et le roulis ne trompent pas. Je sens aussi les fragrances corporelles des autres membres de la troupe. Seul manque Hakim. J'ai alors comme un instant de doute. Je me demande où peut-il bien être. Puis le souvenir de son sacrifice me revient au visage comme un coup de poing. Il est mort. Je ne l'entendrai plus jamais rire ou râler. Il ne sera jamais un soldat comme nous autres, même s'il en avait clairement la trempe. C'est la première fois que j'ai vraiment affaire à la Mort, et je trouve la faucheuse absurdement injuste. Pourquoi prendre cette vie au lieu d'une autre? N'y avait-il pas un malfaisant pirate qui méritait plus de mourir que mon ami? Nom d'une biscotte! C'est tellement… Injuste. Une injustice contre laquelle je ne peux lutter qui plus est. Ce qui rajoute un terrible sentiment d'impuissance sur ma culpabilité naissante.
Doucement, j'émerge. J'ai les mains dans des bandages, et je souffre du bout des doigts. Des engelures que ça se nomme d'après l'infirmière. Moi, j'ai plus l’impression qu'il s'agit de brûlures. Enfin, je ne vais pas discuter vocabulaire médical avec le personnel soignant. Dès qu'on a un peu d'intimité j'essaye de discuter avec mes amis.
Les gars, ça va?
Je dois avouer que je ne verse pas dans la grande originalité, mais voilà, pour moi, l'important est d'avoir une idée de l'état physique et moral de mes troupes. Grosso-modo tout le monde va plus ou moins bien. Les rares bobos à déplorer ne sont que des engelures. Rien qu'on ne peut guérir avec de bonnes tartines de crème et des pansements. Pas contre, comme je le craignais, le mental est touché. On n’est pas encore véritablement en deuil, mais l'ambiance se faisait morose. Je tente alors quelque chose. Un peu comme pour m'exorciser du chagrin de son décès, je me mets à évoquer des souvenirs. Les situations cocasses aux bons moments passés avec le fils du désert. Très vite, c'est au tour de Diego de raconter d'autres anecdotes. Et puis ainsi de suite. Ces histoires, dont certaines m'étaient inconnues, ressuscitent temporairement notre ami dans nos cœurs.
Malheureusement, avec seulement une petite paire d'années de vie commune, on finit par arriver à court d'aventures à évoquer. Alors, afin de préserver la magie du moment, je commence à évoquer ma propre vie, mes aspirations, mes rêves de gamine idiote et un peu aveugle, à moins que ce ne soit l'inverse.
Vous avez, moi, je me suis engagée pour… parce que… enfin… Je suis aveugle ne naissance, et orpheline, donc, vous comprenez bien que ça n'a pas été simple. La première personne à m'avoir tendue la main était un soldat de la Marine, Artorius. Et depuis, je n'ai qu'un but dans la vie, essayer de faire que cet homme soit fier de moi. Il tient dans mon cœur la place qu'aurait du avoir mon père si jamais je l'avais connu. Et je dois avouer que plus je grandis, plus j'ai envie d'autre chose. Certes je veux toujours qu'Artorius soit fier de moi, mais je veux plus. Je veux prouver que je ne suis pas qu'une pauvre et malheureuse handicapée. Je veux montrer à tous qu'à force de courage et de persévérance, on peut surmonter les désavantages de sa naissance. Et puis... je ne sais pas trop si je peux vous le dire, mais… j'aimerais aussi beaucoup retrouver un garçon.
Il doit y avoir quelque chose dans ma voix qui trahit un certain émoi car de suite, j'ai l'attention de toute l'assemblée. Particulièrement celle d'Héfy qui adore les histoires d'Amour. Je raconte alors à mes amis quand j'étais jeune et innocente. Ce qui finit de satisfaire leur curiosité.
Diego prend ma suite, évoquant son passé. Sa vie sur l'île des hommes-poissons et surtout le fait qu'il a été rejeté par les siens lorsqu'il leur annonça vouloir être un marine. Sa famille haïssait les humains. Du coup, ça expliquait pourquoi il ne rentrait pas chez lui pendant les vacances. Puis Wolfgang nous informe que ce n'était pas une vocation pour lui, mais que ces parents désargentés ont voulu tout de même qu'il fasse quelque chose de bien dans sa vie. Apparemment, le bègue était une petite racaille avant que ses parents ne l'inscrivent à l'Académie. J'ai un peu du mal à l'imaginer ainsi, mais ça explique son extraordinaire habileté avec les armes à feu. Ensuite c’est le tour de Gaston. Il se sent un peu gêné de ne pas avoir de passé triste à raconter, en fait son enfance a été des plus banales, et sa famille évolue dans les classes moyennes. Il a intégré la Marine dans l'espoir de pouvoir un jour rejoindre la brigade médicale et scientifique. Enfin, le tour d'Héfy. Qui a toutes les peines du monde à confier des éléments de son passé. Bien qu'assez extravagante d'habitude, elle est là étonnamment pudique. Mais, personne ne la força.
Les discussions partent ensuite sur nos rêves, nos idéaux. On parle longtemps de Liberté et de Justice. Tant est si bien qu'on se fait enguirlander pour ne pas avoir respecté le couvre-feu de vingt-deux heures. Alors, on finit nos discussions en murmurant, et puis, finalement, on s'endort.
Je me réveille dans cette fichue infirmerie. Il est encore tôt. J'aimerais bien faire la grasse matinée, mais, je réalise que nous ne sommes pas seuls. En effet, le Première Classe Ricky Martin est là. Je me demande bien ce qu'il fait ici, mais il nous ordonne d'un ton inhabituellement sec de nous habiller au plus vite et de le rejoindre sur le pont. On ne pose pas de questions et on se met en tenue. A peine cinq minutes plus tard, nous voilà présents à ses cotés. L'air marin nous fouette le visage, et on se tient droit comme des piquets, en attendant le sermon de notre supérieur.
Bon, c'est quelque chose d'assez rare et regrettable, mais Hakim est mort. On est allé chercher sa dépouille et actuellement, on fait cap vers l'île des sables, d'où il est originaire pour rendre le corps à sa famille. De ce fait j'aurais besoin que vous me racontiez les circonstances exactes de son décès.
Il ne prend pas de gants. Pour nous, le choc est rude, et personne n'ose prendre la parole. C'est trop frais comme blessure pour que nous puissions en parler librement. Les secondes s'égrainent comme des minutes. J'entends la respiration du Première Classe. J'y sens son agacement. Alors, timidement, je prends la parole. J'explique comme le drame s'est produit et j'ai du mal à retenir larmes et sanglots. Plusieurs fois, je me vois contrainte de m'arrêter dans mon récit pour sécher mes larmes ou me moucher. Heureusement que l'histoire n'est pas bien longue, sinon, je crois que j'aurais fini par craquer tant l'émotion devenait de plus en plus vive.
Je te remercie Jeska. Votre ami est mort en héros. Il marque une pause. Tout à l'heure nous accosterons sur l'île des sables. Nous six, nous porterons son cercueil à sa famille et seul moi parlerai à ses parents. Je ne vous autorise à rien d'autre que leur présenter vos condoléances. Compris?
Tous ensemble, on répond par l'affirmative et on attend patiemment sur le pont que le trajet se finisse. On appréhende tous de rencontrer les parents de feu notre ami. Surtout en de pareilles circonstances. Moi, je ne sais pas. J’ai la cervelle en sauce blanche. Je suis incapable de réfléchir. Je ne sens toujours aussi atrocement coupable. Plus le temps passe, et moins j'ai envie d'y aller. Mes amis ont dû ressentir mon émoi et m'entourent de toute leur affection et me couvrent de conseils. Mes doutes sont éloignés, mais pas définitivement chassés.
Le navire étant trop gros pour débarquer sur l'île, on doit s'y rendre en chaloupe. L'embarcation est assez petite pour nous six, et avec le cercueil au milieu, c'est assez difficile de ramer. D'ailleurs, c'est la première fois que je touche un coffre mortuaire. Je me dis que mon compagnon d’armes est là, entre ces quatre planches, à l’étroit. Et je me sens infiniment triste. Mais, autant le chagrin est là, autant les larmes refusent de venir. Aurais-je assez pleuré mon ami? Suis-je soudain devenue insensible? J'ai l'impression d'être anormale. J'entends mes amis sangloter plus ou moins discrètement. Et moi, rien. Plus rien. Je me sens monstrueuse en dedans. Je chasse ces sombres pensées en ne me focalisant plus que sur le fait de souquer ferme.
Tant est si bien qu'on finit par arriver. Et le royaume des sables est très… sableux. Oui, je sais, ce raisonnement ne casse pas trois pattes à un canard, mais je déteste le sable. Il s'insinue partout et me démange à mort. Non, franchement, c'est l'horreur. Alors quand on doit marcher la dedans, tout en portant un cercueil, la chose devient un supplice. Un calvaire fort heureusement bien bref, car les nomades de l'île des sables nous attendent. Oui, il faut savoir que cet endroit porte bien son nom. C'est un endroit sans vie, avec juste du sable, et des dunes de sable. Les nomades qui vivent ici sont des spécialistes de la survie en milieu hostile et leur débrouillardise est proverbiale. Seulement, ils ne quittent que rarement leur île. Ce sont, à ce qu'il paraît, des gens assez mystérieux et secrets. Et plus on s'approche d'eux moins je suis à l'aise. Déjà car je sens sur eux l'odeur de la poudre et aussi parce qu'ils commencent à nous encercler et que je trouve la manœuvre menaçante en soi. Personne n'est très rassuré, et j'entends Héfy claquer des dents malgré la chaleur ambiante.
Alors le Première Classe Ricky Martin prend la parole. Il explique à ces gens ce qu'il s'est passé. Religieusement, ils écoutent ce que le soldat a à dire. Et puis, quelques instants après la fin du récit, six hommes de la tribu nous soulagent du cercueil et embarquent notre ami loin de nous. Alors cinq personnes se placent devant nous. Et une femme déclare.
Je suis Farrah, la mère d’Hakim. Je vous remercie d'avoir pris la peine de ramener le corps de mon fils. Ainsi, il pourra reposer avec ses ancêtres. Mais maintenant, au risque de paraitre discourtoise, je me dois de vous dire de vous en aller. Les étrangers ne sont pas autorisés à voir de près ou de loin nos rîtes funéraires. Sur ce, je vous souhaite un bon retour.
Du coup, on ne se fait pas prier. Et même si on quitte l'île des sables le cœur lourd de la perte de notre ami, je dois bien avouer que je suis contente de laisser derrière moi le sable et les gens bizarres qui y vivent. Le retour à l'Académie se fait sans encombres. Certes, on est un peu sollicités par nos autres camarades qui nous demandent ce qu'il s'est passé. Mais après avoir narré une dizaine de fois nos aventures au pays de la glace puis celles au pays du feu, je crois qu'on a largement satisfait la curiosité de nos condisciples. Ce qui nous réchauffe le cœur, ce sont leurs marques de soutien. Et aussi le fait qu’Hakim soit enfin considéré comme un héros. Même à titre posthume.
Finalement, on revient dans notre bonne vieille Académie. Le Colonel Farlane nous attend sur le quai du port. Apparemment, Ricky Martin lui a communiqué via escargophone ce qui s'est passé sur Montoblanco. On débarque et très vite, le chef s'avance vers moi et me signifie que je suis convoquée dans son bureau. C'est donc entourée du plus haut gradé de l'Académie et du Première Classe Ricky Martin que je chemine vers le bureau du Colonel. L'ambiance y est beaucoup plus lourde est formelle que lorsque j'y vais les derniers Jeudi du mois.
On m'y explique que je suis relevée du commandement de mon unité. Que c'est Héphillia qui va me succéder et que je dois en plus lui annoncer la nouvelle. Je suis furieuse! Tout ça sous prétexte que je ne dirige pas vraiment le groupe, que je le laisse trop vivre. Les bons résultats obtenus ne sont, pour eux, que la résultante des capacités exceptionnelles des membres de l'équipe I. Je ne sers à rien, en somme! Ils m'assurent que ce n'est pas une sanction, mais moi, je ne peux pas avaler ça. Je le refuse de tout mon être! Bouillonnante de colère, je les écoute essayer de me convaincre que si je ne suis pas apte à diriger aujourd'hui, ce n'est pas une situation figée. Que j'aurais sans doute d'autres opportunités "plus tard". Balivernes! Je leur jette au visage mes sentiments sur le sujet.
Je n'ai pas laissé Hakim mourir! Il s'est sacrifié pour nous! C'est injuste! Pourquoi je devrais être la seule à payer?
C'est le fardeau de ceux qui commandent, aspirante Kamahlsson.
Je reste bouche bée. Incapable de répondre quoi que ce soit. Le Colonel avait raison, même si, j'ai mis du temps à l'admettre, ma déchéance n'avait rien à voir avec le décès de mon ami. Seulement, là, je n'arrive pas à avaler cette pilule. Ivre de rage, je tourne les talons et je sors en claquant la porte.
Je suis furieuse! Mais dans ma colère, j'ai un soubresaut de conscience. Je ne peux pas décemment me montrer comme ça devant mes amis. Dans mon état actuel, des mots malheureux pourraient s'échapper de ma bouche et faire encore plus de dégâts. Je décide donc d'aller dans la salle de sport et de passer ma frustration sur un pauvre sac de sable. Et, pour la première fois de ma vie, je cogne juste dans l'optique de me défouler. Ma poitrine me brule, comme si une sorte de feu en moi me consumait de l’intérieur. Et ça gonfle, gonfle, gonfle… au point que j'ai l'impression que je vais exploser! Il faut que je fasse quelque chose. Et puis, soudain, ça part tout seul. Un cri. Ma rage, ma frustration, ma douleur, je déverse malgré moi tout mon ressentiment là dedans. Et, l'espace d'un instant, je vais mieux. Je crois que de lâcher ça a fait office de soupape de sécurité pour moi. Et, comme si la flamme qui m'animait s'était éteinte, je m’affaisse. Je me sens vide, et sans énergie. C'est alors que je réalise deux choses.
Je pleure, et je ne suis pas seule.
[Vous êtes là depuis longtemps? lancé-je à brûle-pourpoint.
Oh presque depuis le début, aspirante Kamahlsson. J'étais venu voir comment vous encaissiez le coup. C'est quelque chose de pas évident à gérer, et je dois m'avouer ravi que vous ayez eu la maturité de prendre le temps d'extérioriser votre colère ici plutôt que face à vos camarades.
En effet, c'est plutôt à vous que j'en veux.
Vous avez raison. Après tout, c'est moi qui vous ai choisi pour occuper ce poste. Votre échec est aussi le mien. Mais vous ne deviez pas vous en vouloir. C'est moi qui ai mal jugé l'étendue de vos capacités actuelles. Enfin, vous savez, rien n'est figé. Si je dois me hasarder à faire une comparaison, actuellement, vous êtes un camélia, et pour commander, vous devriez plus tenir du magnolia.
Avez vous oublié que je suis aveugle, Colonel? ironisé-je.
Et qui vous a dit que je parlais de leur apparence?
Et il tourne les talons, en me laissant méditer sur ses paroles. Je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Enfin, pas de suite. Dans ma tête, je recherche ce que je sais de ces deux plantes. Le camélia à un parfum discret, presque imperceptible. Tandis que le magnolia, quant à lui, embaume l'air autour de lui de notes puissantes et capiteuses. Je crains de saisir sa pensée. Actuellement, je suis juste une fleur sans odeur, c'est ça? En fait, je passe à coté de l'essentiel du message. Certainement parce que je m'arrête sur ma situation actuelle. Je soupire, et je file rejoindre mes amis. Pour leur annoncer le changement de commandement au sein de l'équipe I.
Je suis étrangement ravie de constater que la nouvelle les affecte. D'ailleurs, leur sollicitude me réconforte pas mal. Pendant une bonne semaine, ils sont particulièrement aux petits soins avec moi, et ça me touche. Et, très vite, la routine reprend ses droits. Avec Héfy aux commandes, les choses ne sont pas différentes qu'avec moi. Je suis jalouse d'elle, je ne le sais que trop bien. Elle est belle, elle est d'une famille noble, et en plus, elle commande maintenant! Et bien que j'ai de meilleures aptitudes physiques qu'elle, je suis loin d'être la meilleure pour autant. Diego reste encore et toujours plus fort, plus rapide, et plus endurant que moi. Bref, je suis devenue une fille ordinaire! Cependant, je reste positive. Après tout, j'ai déjà fait de Diego mon rival, maintenant, j'ai juste à allonger la liste avec le nom d'Héphillia. Ça me fait juste une personne de plus à surpasser! Et alors que je l'aide du mieux que je peux, je l'observe. Non pas pour trouver une faille et la faire mesquinement tomber. Mais pour m’inspirer d'elle. Parce que je ne compte pas la battre de façon opportuniste, à l'occasion d'un de ses moments de faiblesse. Je veux la dominer au meilleur d'elle même et prouver par là même que c'est moi la plus apte à commander!
Malheureusement, que ce soit Diego ou Héfy, je ne les surpasse pas lors des six mois suivants. Et même si je suis "major de la promo" après les examens de fin d'année, c'est surtout dû au fait que je suis bonne en tout. Mais je n'excelle nulle part. Et puis, je suis dispensée de l'épreuve de tir aussi. Enfin, bref. Avoir la meilleure moyenne ne me satisfait pas autant que je l'aurais cru. A quoi ça me sert d'avoir des bonnes notes? Je ne vais pas récupérer le commandement de mon groupe pour autant. Et, ça ne ramènera pas Hakim. J'ai l'impression d'avoir juste gagné le droit de faire plus d'efforts! Enfin, qui dit examens de fin d'année, dit vacances d'été, et surtout, la fameuse soirée barbecue où on a tous la permission de veiller jusqu'à une heure du matin! C'est parfait pour décompresser d'une année éprouvante! Et puis, surtout, cette fois, on passera la période estivale tous ensemble! En effet, notre princesse favorite nous a tous invités chez elle!
N'étant plus d'humeur sociable, je m'isole à côté du tourne-disque. Un vieux vinyle crache des notes de blues qui vont bien avec mon humeur du moment. Je mordille nonchalamment ma brochette. De toute façon, je n'ai plus très faim. Bon sang, je n'ai que quinze piges! J'ai encore bien du temps avant de m'intéresser aux garçons. D'autant plus que j'en ai plus ou moins déjà un en ligne de mire. Phœnix. Je me demande alors où il est, et ce qu'il fait. Serait-il fier de moi? Moi qui marche vers mon rêve. Secrètement, j’espère surtout qu'il pense à moi, comme une preuve qu'il ne m'a pas oublié et que je compte un tant soit peu pour lui.
Puis soudain, Diego se pose à côté de moi, avec son accent hispanique il s'enquiert de mon état.
Hé Jeska ça va?
Oui, oui, je vais bien. réponds-je nonchalamment.
Tu es sûre ? Tout le monde s’amuse et toi, tu es toute seule! me fait-il remarquer.
Je profite juste de la musique.
Tu aimes le blues?
Diego m'explique alors que ce courant musical était né il y a longtemps. Les homme-poissons réduits en esclavage à la surface chantaient leur nostalgie de l'océan si bleu. D'où le nom de la musique d'ailleurs. De ce fait, je me sens partagée entre plusieurs sentiments. Dans un premier temps, je suis ravie d'avoir appris un truc. Grâce à ça, je comprends pourquoi ce son va si bien avec mon spleen. Cependant, dans un second temps, je ne peux m'empêcher ne me sentir coupable. J'éprouve un certain soulagement à écouter les malheurs des autres en fait. Je confie donc mon ressenti à mon ami.
Je me sens un peu honteuse de me réconforter avec cette musique maintenant que je sais d'où elle vient.
Ma! Ce n’est rien ! C’est justement l'esprit'!
Je lui adresse alors un sourire. C'est comme dire "merci, ça va maintenant" mais en économisant les mots superflus. Je retourne alors après de autres filles. Elles en sont à classer les gars. Apparemment le premier, c'est Wolfgang, il serait juste trop beau. Moi, je le trouve surtout parce qu'il m'est très facile de le suivre vu qu'il aime un peu trop les crèmes hydratantes et l'huile de monoï. Et puis, il est bègue, quoi! Enfin, je ne comprends pas non plus pourquoi Diego et Hakim sont bon derniers. Pour la première fois de mon existence, je me sens alors heureuse d'être aveugle. Je ne suis pas soumise à cette mascarade que sont les apparences et qui font que la plupart des gens jugent les autres par rapport à ce qu'ils ont l'air au lieu de les estimer pour ce qu'ils sont. Ma différence m'est toujours apparue comme un handicap, mais ce soir, j'ai la nette impression que finalement, c'est un avantage.
La soirée passe. Il y a de moins en moins de brochettes et on sent de plus en plus la braise froide. Le blues du repas a fait place à de la musique plus rythmée. Certains dansent, d'autres discutent, où jouent aux cartes et aux dés. L'ambiance est bonne, même si quelques-uns de mes collègues auraient aimé pouvoir boire de l'alcool comme les soldats de la base. Mais on est mineurs, donc point d'ivresse pour nous. Aux alentours d'une heure du matin, le Colonel Farlane décrète qu'on s'est assez amusés et qu'il était grand temps qu'on dorme. Élégamment, il nous dispense de corvée de rangement et de nettoyage de la cour, ce qui eut pour effet d'étouffer intelligemment les protestations naissantes.
La nuit fut courte, en effet, le lendemain, les premiers navires attendaient pour rapatrier les enfants que nous étions vers leurs familles respectives. Moi, je ne suis pas très chaude à l'idée de passer deux mois à l'orphelinat. Du coup, avec Diego on a demandé à rester ici cet été. Quant aux autres, Hephillia s'en est allée en chez elle via un itinéraire assez compliqué pour ne pas éveiller les soupçons, Wolfgang file vers North Blue, Gaston migre vers l'Est, et Hakim retourne chez lui parmi les nomades de l'île des sables. C'est cocasse de voir que sur les seuls aspirants restés à quai, aucun n'était humain.
Le premier jour des vacances est toujours assez étrange. Pas de soldat qui nous réveille à quatre heures du matin et nous force à courir avec un paquetage de quarante kilos sur le dos, qu'il vente, pleuve ou neige. Du coup, pour la première fois depuis longtemps, je goûte au plaisir de la grasse matinée. Ce n'est que la douce et chaude caresse du soleil qui filtre au travers des rideaux qui me sort des bras de Morphée. J’émerge doucement, un peu groggy d'avoir trop dormi. Je réalise que je me suis couchée en uniforme. Comme d'habitude, en fait. C'est devenu une sorte de réflexe à force de se faire sortir du lit par un malade et son clairon. Du coup, je me trouve un peu cruche à être en tenue pendant un jour de congé. Alors je cherche dans les quelques habits civils qu'il me reste encore. J'enfile un short et un débarder et c'est alors que je comprends qu'en une année, ma croissance a fait des ravages dans mes habits. Je me sens un peu à l'étroit. J'ai dû grandir et m'épaissir durant l'année passée. Je ne peux tout bonnement pas sortir comme ça! Le short n'est pas sensé me mouler autant et le haut me comprime désagréablement la poitrine. Bref, j'aurais eu l'air d'une catin. Vivement qu'Héfy revienne et qu'elle m'aide à me refaire une garde robe.
C'est donc en uniforme que, finalement, je me rends au réfectoire pour prendre un petit déjeuner. Diego y est déjà et s'empiffre de flocons d'avoine. Moi, j'avale mon muesli nonchalamment. En fait, je me demande ce qu'on pourrait bien faire. J’apprécie beaucoup l'homme-poisson. Même si c'est pour moi le mec à battre car il me dépasse en tout actuellement, nos conversations sont sympa. On parle de presque tout. Là, la discussion tourne autour du géant Godfanone. En effet, depuis qu'il est parti, on n’a pas eu de nouvelles. Même pas une lettre. Alors on se dit que c’est à nous de lui écrire. L’homme-poisson tient le stylo et on lui raconte nos aventures des derniers mois. Puis on confie notre missive au sous-officier Ricky Martin.
Mais ça, ça n’occupe que notre première journée ! Les jours suivants, on se balade avec Diego, on discute de tout et de rien et surtout, à mon initiative, on s’entraine. Enfin, il serait plus vrai de dire que c’est mon ami qui me coache. C'est alors qu’un beau matin on passe devant un vieux hangar qui servait à l'origine de cale sèche lorsque l'Académie était une base de la Marine.
L’endroit serait super pour qu’on y vive tous ensemble! s'exclame l'homme-poisson avec son accent hispanique.
Ni une ni deux, on finit notre petit déjeuner et on file frapper à la porte du Colonel Farlane. On lui explique alors qu'on veut réhabiliter le hangar pour en faire un logement pour l’équipe I. Étrangement, il n'est pas bien difficile à convaincre. Ce n'est que lorsque que nous ouvrons les portes de la cale sèche que nous comprenons l'étendue du chantier. Non seulement il y a tout à refaire, mais en plus l'endroit a servi de débarras, et ce, durant un grand nombre d'années. Donc avant même de commencer à retaper l'endroit, on doit d'abord déblayer toutes ces choses inutiles entassées ici. Il nous faut pas moins d’une semaine entière pour dégager tous ces détritus. Ce n'est qu’au début de la semaine suivante qu'on commence vraiment à retaper le bâtiment. Hormis les murs, tout est à refaire. La première chose est de consolider la charpente. Ensuite, on attaque la toiture. Et enfin, on se met au gros œuvre à l'intérieur. A cause de mon handicap, je ne peux aider autant que je le voulais. De ce fait, Diego hérite du gros du travail. L'homme-lamproie se révèle être d'une grande habileté. Il a de l'or dans les mains ou les nageoires, je ne suis pas douée en anatomie. Et moi j’apporte les matériaux.
Le seul hic, c'est que le Colonel ne nous a octroyé aucun budget pour refaire le bâtiment. On doit donc se débrouiller avec le fatras qu'on a sorti de cette ruine. Seulement trop peu de matériel est utilisable. De ce fait, pour me rendre utile, je vais un peu partout sur l'île pour vendre ou troquer les surplus qu'on a sortis du hangar. Grâce à ça, on peut s'acheter ce qui nous manque pour finir les travaux. Les finitions, quel drôle de nom tout de même! Plus chronophage que le gros œuvre, et bien plus pénible. Peindre, poncer, poser les plinthes et le linoleum. Je n'en peux plus! Il faut dire que jusqu'à présent, toutes les tâches pénibles, c'était le travail de Diego. Mais je n'ai pas le choix, si je veux que ça avance, il faut que je mette aussi la main à la pâte. Cependant, je ne peux qu’être admirative sur ce que faisait Diego. Je ne suis pas architecte, mais… il construit un logement rudement bien pensé : chacun aura sa chambre et on aura plusieurs salle de bains. Et lorsque le Colonel est venu nous voir pour se rendre compte de l'avancée des travaux. Il est bluffé, il nous félicite et nous exhorte à continuer sur cette voie. Du coup, je suis un peu dégoutée de ne pas être à l'origine de la bonne idée. Encore un domaine ou Diego me dépasse! Même si je suis contente pour nous parce qu'on a un chez nous rien qu'à nous et qu'on a été félicités pour ça. Le fait que l'homme poisson me surpasse encore me fait rager intérieurement. Je suis la chef d'équipe nom d'une biscotte! C'est à moi d'être la meilleure en tout!
Je prends alors la résolution de m'entrainer dur et en secret. Notre maison n'étant pas encore finie, on dort encore dans nos dortoirs respectifs. Mais moi, je sors furtivement m'endurcir. Il faut bien que je mette les bouchées doubles. Je soulève donc de la fonte dans la salle de sport des soldats pour gagner en force. Je vais courir en forêt avec deux paquetages pour booster mon endurance. En fait, hormis la stratégie militaire et le combat pour lesquels un partenaire aurait été le bienvenu, je progresse, et je ne peux que m'en réjouir.
Seulement, un soir, alors que je pars m'entrainer, j'entends du bruit. Curieuse, je marche à pas feutrés vers la source de ces sons. Plus je me rapproche plus je réalisais que ça sent drôlement bon. Une odeur fine, presque imperceptible, portée par de l'alcool m'arrive aux narines. Je ne sais pas ce que c'est mais ça me fait très envie. Même si j'ai bien remarqué que ça provient du bureau du Colonel, je ne réalise que trop tard que j'ai pénétré dans la pièce, sans prendre la peine de frapper, en plus!
Il fait nuit, et je suis dans le bureau du Colonel. Seulement, je ne suis pas seule. Il y a pas mal de gens. Cinq types en plus du chef de l'Académie. Ces personnes sont assises autour d'une table ronde. Je sens bien qu'ils me regardent et le silence pesant qui s'est installé est bien plus retentissant que la moitié du vacarme. Je ne me sens pas à ma place ici. J'ai clairement l'impression que j'ai vu quelque chose que je ne devais pas voir. Enfin, je suis aveugle, mais le sentiment est bien là. Pourtant ces hommes ne font rien de répréhensible. Vu le fumet, je dirais qu'ils sont juste en train de manger. Je suis en train de faire doucement machine arrière quand tout d'un coup.
Allez viens jeunette! me lance une voix rocailleuse.
Non merci, j'ai déjà mangé!
J'ai répondu du tac-o-tac, sans même me demander quelle est la qualité de mon interlocuteur.
Viens Jeska, n'aie pas peur. dit doucement le Colonel Farlane. Les amis, je vous présente l'aspirante Jeska Kamahlsson. C'est une de nos meilleures recrues! Et pourtant, elle est aveugle!
Hé, elle me rappelle une petiote que j'avais eu sous mes ordres! Comment elle s’appelait déjà? Banana? se demande une voix chantante.
Ce serait pas Boïna, plutôt? répond une voix profonde.
"Ha, si, du coup, tu manies le sabre aussi?"
Heu, non, désolée...
Hé, mais, elle a pas des ailes dans le dos? relance une voix bourrue.
Mais si! Bien vu Callaghan! C'est une ange, plutôt mignonne en plus! s’exclame une voix claire.
Hé bé, tu ne t'ennuies pas Greg…
"Hum... hum..."
L'effervescence retombe. Le Colonel Farlane sollicite le silence chez ses invités.
Je vais faire les présentations. A ta droite, le Lieutenant Colonel Alexander Freyd.
Salut.
A coté de lui, le Commodore Sonba Béwii.
Yo!
En face de moi, le Lieutenant d’Élite Ezéquiel Callaghan.
Soir.
Directement à ma gauche, Zachary Smith, Lieutenant Colonel.
Héya!
Et pour finir, le Commandant d’Élite Gonzague de Kervern.
Bonsoir.
On me trouve une chaise et on m'invite à m'asseoir. Bien évidemment, je suis assommée de questions diverses et variées. Et j'y réponds avec plaisir. D'habitude, c'est Héfy qui accapare l'attention, alors pour une fois que c'est à moi d'être le sujet de la conversation, je savoure. Cependant, ils laissent transpirer pas mal d'infos sur eux. Par exemple, le Commandant d’Élite de Kervern est issu de la petite noblesse, et s'est engagé dans la Marine pour échapper aux contraintes d'un mariage arrangé. C'est un peu le chaud lapin de la bande. Je crois même qu'il essaie de me draguer! Ew… pour moi c'est juste hors de question, sortir avec quelqu'un qui a plus de cinq ans de plus que moi… non… vraiment pas! J'apprends aussi qu'ils sont tous des anciens camarades à l'Académie. Je trouve ça génial que leurs liens ne se soient pas distendus avec le temps, mais au contraire renforcés. Je me mets à penser à ma fine équipe, dans trente ans. On aura leur âge. J'espère au fond de moi qu'on sera encore amis.
Mais le plus important dans cette soirée, c'est bien la nourriture. Le Commodore Béwii est un sacré cordon bleu, et même sans appétit, je me vois forcée de goûter. Pour ne pas vexer, évidemment! Même si l'odeur me fait saliver comme une morte de faim. Seulement, pour aller avec la bonne chère, il n'y a rien de mieux que le bon vin. C'est la première fois que je bois de l'alcool de ma vie. Et je dois avouer que cette expérience est pour moi une révélation. Comment du jus de raisin transformé par des champignons microscopiques peut donner un tel breuvage? Des notes enivrantes de pain d’épice, de coco et de safran emplissent mes narines. Et que dire une fois que je porte ce liquide à mes lèvres. Callaghan me glisse qu'il s'agit d'un vin blanc de North Blue. Je ne sais pas encore trop ce que ça signifie, mais je me régale. Ce vin est fluide, mais il possède une sorte de texture grasse qui lui donne la capacité de bien remplir la bouche sans pour autant être écœurant. Les notes d'agrumes et de miel d’acacia subliment le tout. Et puis surtout, une fois qu'on l'a avalé, il y a cette persistance aromatique qui nous fait croire que le cru est encore en bouche. Mes petites ailes noires frétillent tellement je prends mon pied. Je ne pensais pas pouvoir ainsi frôler l'extase en buvant. Le petit soupir que je pousse est étrangement évocateur du plaisir que je viens de prendre tout en étant terriblement incongru au milieu d'une assemblée d'hommes.
Je sens les regards de ces hommes se poser sur moi tandis que je rougis. J'ai l'impression d'avoir commis un terrible impair. Je me recroqueville, me faisant toute petite sur ma chaise. Présentement, j'aurais voulu pouvoir disparaître. Seulement Gonzague, ils veulent que je les appelle par leur prénom maintenant, me donne une grande tape dans le dos et éclate d'un rire tonitruant. J'ai gagné ma place dans leur petit groupe. On remplit mon verre de ce délicieux Chardonnay et je les écoute parler de leur jeunesse. Et aussi de leurs exploits. Grâce à ça, je prends gratuitement des cours de stratégie. Et j'en suis plus que ravie, car je pêche dans ce domaine. Malheureusement, je découvre les plaisirs du vin en même temps que ceux de l'ivresse.
A mon plus grand malheur, je ne tiens pas l'alcool. Très vite, ma tête devient lourde et je finis par m'assoupir sur la table. Un sommeil aussi doux qu'alcoolisé. Au bout d'un certain temps, je sens qu'on me soulève. La personne qui fait ça essaye de faire preuve de délicatesse alors je reste muette. Puis elle me dépose dans un lit.
Ou suis-je?
Dans votre lit, aspirante Kamahlsson. Dormez bien. Ha, avant de partir, mes amis et moi-même nous nous réunissons tous les derniers Jeudi du mois. On vous attend le mois prochain
J'esquisse un léger sourire tandis que je m'enfonce à nouveau dans un sommeil sans rêves.
Et finalement, les vacances d'été finissent comme elles ont commencé. Par des travaux. Avec Diego, on se hâte de finir le dortoir pour notre équipe. C'est cocasse comme le mot "finitions" laisse penser qu'on en a plus pour longtemps alors que c'est sans doute ce qui est le plus long. Mais c'est avec un plaisir non dissimulé qu'on présente le fruit de notre travail au reste de l'équipe à la rentrée. Héfy semble ravie, Wolfgang en perd ses mots, bref, on a réussi notre coup. Étrangement, la rentrée n'amène pas de nouvelle recrue. Cependant, je ne me suis jamais demandée pourquoi on n'a pas de seniors non plus. Parce qu'en fait, il n'y a pas une Académie, mais six. Une par Blues, une sur Grand Line et une dans le Nouveau Monde. De ce fait, chaque promotion suit tout son cursus à un seul endroit. Sans mélange.
Très vite, on se réinstalle dans notre train-train quotidien. Sauf que moi, en plus, je sors en ninja chaque soir pour doubler mes rations d'entrainements. Sauf le dernier Jeudi du mois où je prends un plaisir certain à déguster de bons petits plats et savourer des grands crus. Mais pas que! Je rattrape aussi mon retard en matière de stratégie militaire. Et, petit à petit, je me rapproche du niveau de Diego. Et je dois avouer que ça me fait énormément plaisir. En bref, tout va bien! Même au sein de l'équipe, vivre tous ensemble a renforcé notre cohésion. Certes, au début, on a eu quelques ratés, notamment lors des passages aux douches, mais rien qu'un peu de bon sens n'a pu régler.
Et le temps passa. On est en janvier 1617 et on vient juste de fêter mes seize ans. Mes amis m'ont organisé une petite fête surprise. Enfin, pas tant que ça, car j'ai l’ouïe fine. Mais bon, j'adore recevoir des cadeaux! Alors je n'ai pas fait la fine bouche. J'ai pris ce qu'on m’offrait, même mon premier soutien-gorge, présent d'Héfy, qui m'a fait franchement rougir. On me réclame que je l'essaie de suite, mais c'est tout bonnement hors de question! Et le lendemain, j'ai un an de plus au compteur, et aucunement l'impression d'avoir changé en quoi que ce soit.
Seulement, nous sommes tous convoqués sur le port de la base. Un navire nous y attend, et j'appréhende de monter à bord. La dernière fois, j'ai eu le mal de mer. En plus il fait froid. Et je supporte mieux les températures d'été que la rudesse de l'hiver. Enfin, on est sur South Blue, il doit juste faire sous les dix degrés, mais dix de plus ne m'auraient pas dérangée. Là, le Colonel Farlane nous attend.
Mesdemoiselles, messieurs, vous partez tout à l'heure pour Montoblanco. C'est à trois jours au Nord d'ici. Là bas, vous devrez gravir le plus haut sommet de l'île et y récupérer un drapeau. La dernière équipe à revenir avec son drapeau héritera de toutes les corvées. Bon voyage, et bonne chance!
Et nous voilà tous mes compagnons en train de voguer paisiblement sur l'eau et moi, accrochée au bastingage comme une moule sur son rocher à vomir tout ce que je peux. Je déteste les bateaux et surtout, le roulis. C'est donc pour moi trois jours de clavaire. Heureusement que le trajet ne dure pas plus longtemps! Cependant, c'est considérablement affaiblie que je foule pour la première fois le sol de Montoblanco. Et je dois avouer que c'est très étrange. Heureusement, on nous a fait enfiler des bottes avec l'intérieur en fourrure. C'est rudement agréable de marcher dans la neige. En plus je n'en ai jamais vue. Enfin, sentie serait plus juste. Frontch frontch! Le bruit m'éclate! Frontch frontch! Je sautille partout comme une gosse! Frontch frontch! J'ai l'impression d'avoir perdu dix ans et que ma fatigue due au voyage s'est évaporée. J'adore la neige, c'est trop rigolo de marcher dedans, en plus couverte comme je suis, je n'ai pas froid. Super! J'ôte mes moufles pour saisir à pleine mains cette chose, c'est froid et un peu humide. Ça fond au contact de ma peau, me donnant soudain la chair de poule.
Puis soudain, un mec hurle, "bataille de boules de neige!". Et ce fut l'apocalypse! Ça fuse de tous les cotés! Je suis littéralement canardée. Immédiatement, je renfile mes moufles et serre ma capuche autour de ma tête. Je finis par tomber sous les tirs ennemis. Bien que ça ne signifie pas pour autant la fin de mes aventures. Je suis allongé sur le dos, riant à pleins poumons. Les habitants de l'île nous préparent un bon chocolat chaud, nous donnent un paquetage et on part enfin à l'aventure. Il nous faut donc gravir la plus haute montagne. Et si au début, la tâche est facile, plus on avance, plus un vent de face nous fouette le visage et nous ralentit. Finalement, l'ascension ne se fera pas dans la journée.
La nuit tombe et les températures font de même. Il faut se trouver un abri et vite. Pas évident, car le vent s'est mu en blizzard et on n'y voit pas à plus d'un mètre. Certes, pour moi ça ne change pas grand chose, mais, pour ceux qui sont mes amis, c'est très perturbant. Heureusement pour nous Hakim a la bonne idée de nous construire une sorte d'igloo en moins de temps qu'il ne faut pour dire Alabasta. Grâce à ça, nous pouvons passer une nuit dans une relative chaleur. Cependant on est tous les uns sur les autres, filles et garçons mélangés, et cette promiscuité n'est pas des plus agréables. Nous avons tous eu le plus grand mal à trouver le sommeil. Et quand le matin pointe le bout de son nez, le vent est tombé, mais il a gelé sur la neige, et nos bottes n'ont pas de crampons. Du coup nous avons toutes les peines du monde à avancer. D'autant plus que j'ai strictement rationné le dîner et le petit déjeuner. En effet, on ne sait pas combien de temps ça va nous prendre de chercher le fameux drapeau, du coup, je préféré la jouer prudente.
Le froid, la faim, et le sol rendu glissant nous mettent déjà les nerfs à fleur de peau. On ne se parle peu, de peur qu'un mot malheureux ne fuse. Puis soudain, Wolfgang le bègue se met à crier.
Les g... g... gars! A... A... A...
Nom d'une biscotte, tu ne peux pas dire "atchoum!" comme tout le monde? pesté-je.
Avalanche! s'écrie-t-il.
Et merde…
Le sol tremble soudain et j'entends le bruit de la coulée de neige. C'est presque le même son que lorsque je verse mes céréales du matin dans un bol. En juste un milliard de fois puis puissant. J'ai peur, car la coulée de neige fonce droit sur nous. Tétanisée, ma voix s'étrangle dans ma gorge alors que j'ordonne à mes gars de se mettre à couvert. C'est alors que je sens le bras puissant de Diego m'attraper par la taille et me jeter au sol près des autres. Seulement, j'ai bien trop peur pour protester. Je me contente donc d'attendre là, terrorisée devant la puissance de Mère Nature, serrée contre mes amis. Les secondes se font telles des heures alors qu'on se fait ensevelir sous la neige. Heureusement que mon équipe a bien réagi, sinon, je serai sans doute morte à l'heure qu'il est.
Enfin, voilà, l'avalanche est passée, et nous, on est ensevelis sous deux mètres de neige. Serrés comme des sardines. Très vite, Wolfgang et Diego commencent à nous creuser une sortie. Moi, je tremble comme une feuille. Et bien qu'Héfy essaye tant bien que mal de me remonter le moral, je n'arrive pas à lui répondre. Je suis frappée de mutisme! Mes lèvres bougent, mais aucun son ne daigne sortir. La poisse! Aveugle, et maintenant muette aussi! Je me résous donc à hocher la tête, de bas en haut, pour le oui et de droite à gauche pour le non. Trainée dehors par Gaston et Hakim, je sens de nouveau l'air froid de la montagne me gifler le visage. Il faut que je me reprenne, je suis leur leader, je me dois de montrer l'exemple et d'être pour eux quelque chose de solide auquel ils peuvent se raccrocher. Mais je n'y arrive pas.
Je tremble et je n’arrive pas à donner d'ordre. C'est alors que la noble prend les devants.
Les gars, on continue la mission. Wolfgang, tu prends la tête, Diego, tu le suis, moi, je serai derrière toi. Gaston, Jeska et Hakim fermeront la marche. Compris?
Je hoche la tête tandis que le reste de la troupe approuve comme un seul homme. Hakim a l'idée de sortir une corde et qu'on s'attache tous ensemble. C'est une initiative rudement astucieuse. En effet, la neige a certainement recouvert des crevasses et on n’est pas à l'abri de glisser sur ce manteau neigeux tout frais. Alors la bande se remet en route vers le sommet. La corde me sert de fil d'Ariane tandis que je ne me suis jamais sentie aussi inutile de toute ma vie. J’apprécie de moins en moins de marcher dans la neige. Elle était loin la Jeska qui s'amusait à sautiller partout et qui riait après la bataille… elle était si loin que j'avais l'impression que c'était dans une autre vie. Je broie du noir, même si le concept lié aux couleurs m'est étranger.
Après une rude demi-journée de marche, nous arrivons au sommet. Exténués. Gaston compte les drapeaux à haute voix. Il n'en manque aucun, incroyable! On est donc les premiers. Cette nouvelle nous gonfle le moral, nous mettons donc un fanion dans la main d'Hefy et on entame notre descente. Il est plaisant de constater que le cœur léger, il est bien plus facile d'avancer. On descend donc de la montagne sans cheval contrairement à ce que dit la chanson, mais l'humeur est des plus joyeuses. Même moi, je sens une drôle de chaleur se répandre en moi. Certainement une forme d'euphorie. Je réalise aussi quelque chose d'étrange. J'arrive pour la première fois de ma vie à sentir ce qu'il y a sous mes pieds. Et ce, malgré les chaussures. C'est comme si quelque chose se propageait sous mes pas. Une sorte de son, mais sans le bruit. Et que j'arrivais à entendre l’écho en retour. Avec mes pieds, oui… c'est très étrange. Et je n'arrive pas à poser des mots sur mon ressenti, du coup, j'ai l'impression d'être un peu idiote.
Puis, soudain, je perçois quelque chose de bizarre sous nos pieds. Quand je marche, mes pieds n'entendent plus l'écho du sol en dur sous la neige. Il me faut quelques longues secondes à comprendre pourquoi. On est sur une crevasse! Mais c'était trop tard, déjà le manteau neigeux cède sous notre poids. Entrainant, Héfy, Gaston, Hakim et moi dans les profondeurs. Heureusement, la corde nous sauve! Et au bout, Diego et Wolfgang nous retiennent de chuter mortellement au fond du précipice. Seulement même si les deux hommes sont forts, la difficulté de trouver des appuis solides dans de la neige conjugué au fait qu'ils ont quatre lascars à remonter les font lentement glisser vers l'ouverture béante. Bref, si on ne fait rien, on va tous y passer.
Puis soudain, je sens la corde derrière moi vibrer. J'entends aussi le bruit d'un couteau qui racle contre quelque chose. Mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines lorsque je comprends ce qu'il se passe. Ma voix revient sans même que je m'en rende compte.
Hakim, qu'est ce que tu fais?
Ce que je fais? C’est pourtant évident, non? Je coupe la corde! Oui, navré le changement de narrateur est un peu brutal. C’est Hakim fils du désert. Là je suis pendu comme un saucisson dans un précipice gelé. La situation est mauvaise. Car je ne suis pas le seul dans ce cas. Il y a les filles et le doc’ aussi. Si je calcule bien on a environ deux cent cinquante kilogrammes de poids suspendu. Plus les habits et le matériel, on doit facilement atteindre les trois cent cinquante kilogrammes, à la dizaine près.
Et même si je connais bien la force de Diego et de Wolfgang, elle ne sera pas suffisante. Elle l’aurait été en temps normal, mais leurs appuis sont difficiles sur le givre. J’en veux pour preuve qu’on glisse tous inexorablement vers la chute. Si jamais un de nos deux camarades qui tient la corde venait à basculer, ça en serait fini de nous tous. Je ne suis pas certain qu’en les soulageant de mes quatre vingt dix kilos, matériel compris, ils puissent remonter les autres, mais si j’ai retiré une chose de mon enfance dans le désert, c’est qu’il faut placer le bien de la communauté avant le sien. Je ne le fais pas par gaité de cœur. Je sais pertinemment que ma chute sera mortelle. Mais si je ne le fais pas, on y passe tous.
Hakim, arrête ça de suite!
Je vois à l’expression de son visage qu’elle ne comprend pas ce que je fais. Mais je n’ai pas le temps de le lui expliquer. Je ne fais que marmonner.
Plus léger, plus léger, Jes'!
J'ai pourtant confiance en mes amis, mais sentant qu'on descend lentement mais surement, je continue de scier la corde.
Héfy, Gaston, séparez vous de vos sacs, on est trop lourds pour que Diego et Wolf' ne nous remontent!
Bonne initiative, Jes’, d’ailleurs on obtempère immédiatement.
Les gars, vous y arrivez mieux à présent?
La chef s'adresse à Diego et Wolfgang, qui donnent leur maximum pour éviter que nous ne chutions tous. Cependant, ce n'est toujours pas suffisant. Je sens très bien qu'on glisse inexorablement vers une fin certaine. Tant pis, je dois donc continuer de couper la corde. Je vois bien à la tête qu’elle tire que l’ange refuse de tout son être cette possibilité. Seulement, au dessus de nous, le bègue a déjà presque un pied dans le vide. La situation est plus que critique. Le doc’ parait résigné, et la princesse chiale. J’entends alors l’aveugle qui m’implore.
Hakim, ne fais pas ça. On va tous s'en sortir… tiens le coup, mec… Je refuse de te laisser tomber!
Je ne crois pas qu’elle ait choisi ces mots exprès, mais l’ironie de la chose m’arrache un sourire. Cependant, le temps presse, et je ne suis pas en avance.
C’est pour ça que je ne te laisse pas le choix, Jes’. Tu sais… j’aimerais beaucoup voir tes yeux.
Elle comprend, au ton de ma demande, que c’est l’expression de ma dernière volonté. Depuis que je connais l’aveugle, elle a toujours gardé les yeux clos en toutes circonstances. Or chez moi, on dit qu’ils sont le miroir de l’âme. Et là, je les vois enfin, les deux lapis lazuli qui colorent ses iris d’un bleu surnaturel. Une larme perle de son œil et chute. Elle devient glace avant de heurter ma joue. Consciente que son visage est la dernière chose que je vais voir, elle essaie de sourire. Tu n’as pas besoin de te forcer, Jes’, tu es belle a ta façon.
Dans un claquement la ligne de vie cède et je tombe. Je pars en premiers les gars, ne soyez pas pressés de me rejoindre. Je vous attendrais le temps qu’il faudra.
Il n'y a rien de pire que de dire à une personne qu'on aime que tout va aller pour le mieux alors qu'on sait que c'est faux. Hakim va mourir puisqu’il a scié cette corde. Mais en faisant ça, il nous a tous sauvé. Seulement, moralement, je ne peux pas me résoudre à accepter son geste. Tout ce que je peux faire, c'est de le laisser partir avec la conviction que son sacrifice ne sera pas vain. Et quand Wolfgang et Diego nous remontent, je me sens soulagée. Horriblement soulagée. Le froid fait geler mes larmes contre mes joues, et je reste au bord du précipice, comme si j’espérais entendre la voix de mon ami me dire que tout va bien.
Je ne pensais pas que la première mort à laquelle j'assisterais serait celle d'un ami. Je refusais de le croire. Je refusais de bouger, je ne voulais pas l'abandonner. A la limité de l'hystérie, c'est l'homme-poisson qui me calme. En m'envoyant un bon gros direct du droit dans les gencives et qui me sèche aussi sec. C'est donc dans les bras de Morphée que je quitte cet enfer gelé.
Je reprends conscience dans l'infirmerie d'un navire. L'odeur camphrée et le roulis ne trompent pas. Je sens aussi les fragrances corporelles des autres membres de la troupe. Seul manque Hakim. J'ai alors comme un instant de doute. Je me demande où peut-il bien être. Puis le souvenir de son sacrifice me revient au visage comme un coup de poing. Il est mort. Je ne l'entendrai plus jamais rire ou râler. Il ne sera jamais un soldat comme nous autres, même s'il en avait clairement la trempe. C'est la première fois que j'ai vraiment affaire à la Mort, et je trouve la faucheuse absurdement injuste. Pourquoi prendre cette vie au lieu d'une autre? N'y avait-il pas un malfaisant pirate qui méritait plus de mourir que mon ami? Nom d'une biscotte! C'est tellement… Injuste. Une injustice contre laquelle je ne peux lutter qui plus est. Ce qui rajoute un terrible sentiment d'impuissance sur ma culpabilité naissante.
Doucement, j'émerge. J'ai les mains dans des bandages, et je souffre du bout des doigts. Des engelures que ça se nomme d'après l'infirmière. Moi, j'ai plus l’impression qu'il s'agit de brûlures. Enfin, je ne vais pas discuter vocabulaire médical avec le personnel soignant. Dès qu'on a un peu d'intimité j'essaye de discuter avec mes amis.
Les gars, ça va?
Je dois avouer que je ne verse pas dans la grande originalité, mais voilà, pour moi, l'important est d'avoir une idée de l'état physique et moral de mes troupes. Grosso-modo tout le monde va plus ou moins bien. Les rares bobos à déplorer ne sont que des engelures. Rien qu'on ne peut guérir avec de bonnes tartines de crème et des pansements. Pas contre, comme je le craignais, le mental est touché. On n’est pas encore véritablement en deuil, mais l'ambiance se faisait morose. Je tente alors quelque chose. Un peu comme pour m'exorciser du chagrin de son décès, je me mets à évoquer des souvenirs. Les situations cocasses aux bons moments passés avec le fils du désert. Très vite, c'est au tour de Diego de raconter d'autres anecdotes. Et puis ainsi de suite. Ces histoires, dont certaines m'étaient inconnues, ressuscitent temporairement notre ami dans nos cœurs.
Malheureusement, avec seulement une petite paire d'années de vie commune, on finit par arriver à court d'aventures à évoquer. Alors, afin de préserver la magie du moment, je commence à évoquer ma propre vie, mes aspirations, mes rêves de gamine idiote et un peu aveugle, à moins que ce ne soit l'inverse.
Vous avez, moi, je me suis engagée pour… parce que… enfin… Je suis aveugle ne naissance, et orpheline, donc, vous comprenez bien que ça n'a pas été simple. La première personne à m'avoir tendue la main était un soldat de la Marine, Artorius. Et depuis, je n'ai qu'un but dans la vie, essayer de faire que cet homme soit fier de moi. Il tient dans mon cœur la place qu'aurait du avoir mon père si jamais je l'avais connu. Et je dois avouer que plus je grandis, plus j'ai envie d'autre chose. Certes je veux toujours qu'Artorius soit fier de moi, mais je veux plus. Je veux prouver que je ne suis pas qu'une pauvre et malheureuse handicapée. Je veux montrer à tous qu'à force de courage et de persévérance, on peut surmonter les désavantages de sa naissance. Et puis... je ne sais pas trop si je peux vous le dire, mais… j'aimerais aussi beaucoup retrouver un garçon.
Il doit y avoir quelque chose dans ma voix qui trahit un certain émoi car de suite, j'ai l'attention de toute l'assemblée. Particulièrement celle d'Héfy qui adore les histoires d'Amour. Je raconte alors à mes amis quand j'étais jeune et innocente. Ce qui finit de satisfaire leur curiosité.
Diego prend ma suite, évoquant son passé. Sa vie sur l'île des hommes-poissons et surtout le fait qu'il a été rejeté par les siens lorsqu'il leur annonça vouloir être un marine. Sa famille haïssait les humains. Du coup, ça expliquait pourquoi il ne rentrait pas chez lui pendant les vacances. Puis Wolfgang nous informe que ce n'était pas une vocation pour lui, mais que ces parents désargentés ont voulu tout de même qu'il fasse quelque chose de bien dans sa vie. Apparemment, le bègue était une petite racaille avant que ses parents ne l'inscrivent à l'Académie. J'ai un peu du mal à l'imaginer ainsi, mais ça explique son extraordinaire habileté avec les armes à feu. Ensuite c’est le tour de Gaston. Il se sent un peu gêné de ne pas avoir de passé triste à raconter, en fait son enfance a été des plus banales, et sa famille évolue dans les classes moyennes. Il a intégré la Marine dans l'espoir de pouvoir un jour rejoindre la brigade médicale et scientifique. Enfin, le tour d'Héfy. Qui a toutes les peines du monde à confier des éléments de son passé. Bien qu'assez extravagante d'habitude, elle est là étonnamment pudique. Mais, personne ne la força.
Les discussions partent ensuite sur nos rêves, nos idéaux. On parle longtemps de Liberté et de Justice. Tant est si bien qu'on se fait enguirlander pour ne pas avoir respecté le couvre-feu de vingt-deux heures. Alors, on finit nos discussions en murmurant, et puis, finalement, on s'endort.
Je me réveille dans cette fichue infirmerie. Il est encore tôt. J'aimerais bien faire la grasse matinée, mais, je réalise que nous ne sommes pas seuls. En effet, le Première Classe Ricky Martin est là. Je me demande bien ce qu'il fait ici, mais il nous ordonne d'un ton inhabituellement sec de nous habiller au plus vite et de le rejoindre sur le pont. On ne pose pas de questions et on se met en tenue. A peine cinq minutes plus tard, nous voilà présents à ses cotés. L'air marin nous fouette le visage, et on se tient droit comme des piquets, en attendant le sermon de notre supérieur.
Bon, c'est quelque chose d'assez rare et regrettable, mais Hakim est mort. On est allé chercher sa dépouille et actuellement, on fait cap vers l'île des sables, d'où il est originaire pour rendre le corps à sa famille. De ce fait j'aurais besoin que vous me racontiez les circonstances exactes de son décès.
Il ne prend pas de gants. Pour nous, le choc est rude, et personne n'ose prendre la parole. C'est trop frais comme blessure pour que nous puissions en parler librement. Les secondes s'égrainent comme des minutes. J'entends la respiration du Première Classe. J'y sens son agacement. Alors, timidement, je prends la parole. J'explique comme le drame s'est produit et j'ai du mal à retenir larmes et sanglots. Plusieurs fois, je me vois contrainte de m'arrêter dans mon récit pour sécher mes larmes ou me moucher. Heureusement que l'histoire n'est pas bien longue, sinon, je crois que j'aurais fini par craquer tant l'émotion devenait de plus en plus vive.
Je te remercie Jeska. Votre ami est mort en héros. Il marque une pause. Tout à l'heure nous accosterons sur l'île des sables. Nous six, nous porterons son cercueil à sa famille et seul moi parlerai à ses parents. Je ne vous autorise à rien d'autre que leur présenter vos condoléances. Compris?
Tous ensemble, on répond par l'affirmative et on attend patiemment sur le pont que le trajet se finisse. On appréhende tous de rencontrer les parents de feu notre ami. Surtout en de pareilles circonstances. Moi, je ne sais pas. J’ai la cervelle en sauce blanche. Je suis incapable de réfléchir. Je ne sens toujours aussi atrocement coupable. Plus le temps passe, et moins j'ai envie d'y aller. Mes amis ont dû ressentir mon émoi et m'entourent de toute leur affection et me couvrent de conseils. Mes doutes sont éloignés, mais pas définitivement chassés.
Le navire étant trop gros pour débarquer sur l'île, on doit s'y rendre en chaloupe. L'embarcation est assez petite pour nous six, et avec le cercueil au milieu, c'est assez difficile de ramer. D'ailleurs, c'est la première fois que je touche un coffre mortuaire. Je me dis que mon compagnon d’armes est là, entre ces quatre planches, à l’étroit. Et je me sens infiniment triste. Mais, autant le chagrin est là, autant les larmes refusent de venir. Aurais-je assez pleuré mon ami? Suis-je soudain devenue insensible? J'ai l'impression d'être anormale. J'entends mes amis sangloter plus ou moins discrètement. Et moi, rien. Plus rien. Je me sens monstrueuse en dedans. Je chasse ces sombres pensées en ne me focalisant plus que sur le fait de souquer ferme.
Tant est si bien qu'on finit par arriver. Et le royaume des sables est très… sableux. Oui, je sais, ce raisonnement ne casse pas trois pattes à un canard, mais je déteste le sable. Il s'insinue partout et me démange à mort. Non, franchement, c'est l'horreur. Alors quand on doit marcher la dedans, tout en portant un cercueil, la chose devient un supplice. Un calvaire fort heureusement bien bref, car les nomades de l'île des sables nous attendent. Oui, il faut savoir que cet endroit porte bien son nom. C'est un endroit sans vie, avec juste du sable, et des dunes de sable. Les nomades qui vivent ici sont des spécialistes de la survie en milieu hostile et leur débrouillardise est proverbiale. Seulement, ils ne quittent que rarement leur île. Ce sont, à ce qu'il paraît, des gens assez mystérieux et secrets. Et plus on s'approche d'eux moins je suis à l'aise. Déjà car je sens sur eux l'odeur de la poudre et aussi parce qu'ils commencent à nous encercler et que je trouve la manœuvre menaçante en soi. Personne n'est très rassuré, et j'entends Héfy claquer des dents malgré la chaleur ambiante.
Alors le Première Classe Ricky Martin prend la parole. Il explique à ces gens ce qu'il s'est passé. Religieusement, ils écoutent ce que le soldat a à dire. Et puis, quelques instants après la fin du récit, six hommes de la tribu nous soulagent du cercueil et embarquent notre ami loin de nous. Alors cinq personnes se placent devant nous. Et une femme déclare.
Je suis Farrah, la mère d’Hakim. Je vous remercie d'avoir pris la peine de ramener le corps de mon fils. Ainsi, il pourra reposer avec ses ancêtres. Mais maintenant, au risque de paraitre discourtoise, je me dois de vous dire de vous en aller. Les étrangers ne sont pas autorisés à voir de près ou de loin nos rîtes funéraires. Sur ce, je vous souhaite un bon retour.
Du coup, on ne se fait pas prier. Et même si on quitte l'île des sables le cœur lourd de la perte de notre ami, je dois bien avouer que je suis contente de laisser derrière moi le sable et les gens bizarres qui y vivent. Le retour à l'Académie se fait sans encombres. Certes, on est un peu sollicités par nos autres camarades qui nous demandent ce qu'il s'est passé. Mais après avoir narré une dizaine de fois nos aventures au pays de la glace puis celles au pays du feu, je crois qu'on a largement satisfait la curiosité de nos condisciples. Ce qui nous réchauffe le cœur, ce sont leurs marques de soutien. Et aussi le fait qu’Hakim soit enfin considéré comme un héros. Même à titre posthume.
Finalement, on revient dans notre bonne vieille Académie. Le Colonel Farlane nous attend sur le quai du port. Apparemment, Ricky Martin lui a communiqué via escargophone ce qui s'est passé sur Montoblanco. On débarque et très vite, le chef s'avance vers moi et me signifie que je suis convoquée dans son bureau. C'est donc entourée du plus haut gradé de l'Académie et du Première Classe Ricky Martin que je chemine vers le bureau du Colonel. L'ambiance y est beaucoup plus lourde est formelle que lorsque j'y vais les derniers Jeudi du mois.
On m'y explique que je suis relevée du commandement de mon unité. Que c'est Héphillia qui va me succéder et que je dois en plus lui annoncer la nouvelle. Je suis furieuse! Tout ça sous prétexte que je ne dirige pas vraiment le groupe, que je le laisse trop vivre. Les bons résultats obtenus ne sont, pour eux, que la résultante des capacités exceptionnelles des membres de l'équipe I. Je ne sers à rien, en somme! Ils m'assurent que ce n'est pas une sanction, mais moi, je ne peux pas avaler ça. Je le refuse de tout mon être! Bouillonnante de colère, je les écoute essayer de me convaincre que si je ne suis pas apte à diriger aujourd'hui, ce n'est pas une situation figée. Que j'aurais sans doute d'autres opportunités "plus tard". Balivernes! Je leur jette au visage mes sentiments sur le sujet.
Je n'ai pas laissé Hakim mourir! Il s'est sacrifié pour nous! C'est injuste! Pourquoi je devrais être la seule à payer?
C'est le fardeau de ceux qui commandent, aspirante Kamahlsson.
Je reste bouche bée. Incapable de répondre quoi que ce soit. Le Colonel avait raison, même si, j'ai mis du temps à l'admettre, ma déchéance n'avait rien à voir avec le décès de mon ami. Seulement, là, je n'arrive pas à avaler cette pilule. Ivre de rage, je tourne les talons et je sors en claquant la porte.
Je suis furieuse! Mais dans ma colère, j'ai un soubresaut de conscience. Je ne peux pas décemment me montrer comme ça devant mes amis. Dans mon état actuel, des mots malheureux pourraient s'échapper de ma bouche et faire encore plus de dégâts. Je décide donc d'aller dans la salle de sport et de passer ma frustration sur un pauvre sac de sable. Et, pour la première fois de ma vie, je cogne juste dans l'optique de me défouler. Ma poitrine me brule, comme si une sorte de feu en moi me consumait de l’intérieur. Et ça gonfle, gonfle, gonfle… au point que j'ai l'impression que je vais exploser! Il faut que je fasse quelque chose. Et puis, soudain, ça part tout seul. Un cri. Ma rage, ma frustration, ma douleur, je déverse malgré moi tout mon ressentiment là dedans. Et, l'espace d'un instant, je vais mieux. Je crois que de lâcher ça a fait office de soupape de sécurité pour moi. Et, comme si la flamme qui m'animait s'était éteinte, je m’affaisse. Je me sens vide, et sans énergie. C'est alors que je réalise deux choses.
Je pleure, et je ne suis pas seule.
[Vous êtes là depuis longtemps? lancé-je à brûle-pourpoint.
Oh presque depuis le début, aspirante Kamahlsson. J'étais venu voir comment vous encaissiez le coup. C'est quelque chose de pas évident à gérer, et je dois m'avouer ravi que vous ayez eu la maturité de prendre le temps d'extérioriser votre colère ici plutôt que face à vos camarades.
En effet, c'est plutôt à vous que j'en veux.
Vous avez raison. Après tout, c'est moi qui vous ai choisi pour occuper ce poste. Votre échec est aussi le mien. Mais vous ne deviez pas vous en vouloir. C'est moi qui ai mal jugé l'étendue de vos capacités actuelles. Enfin, vous savez, rien n'est figé. Si je dois me hasarder à faire une comparaison, actuellement, vous êtes un camélia, et pour commander, vous devriez plus tenir du magnolia.
Avez vous oublié que je suis aveugle, Colonel? ironisé-je.
Et qui vous a dit que je parlais de leur apparence?
Et il tourne les talons, en me laissant méditer sur ses paroles. Je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Enfin, pas de suite. Dans ma tête, je recherche ce que je sais de ces deux plantes. Le camélia à un parfum discret, presque imperceptible. Tandis que le magnolia, quant à lui, embaume l'air autour de lui de notes puissantes et capiteuses. Je crains de saisir sa pensée. Actuellement, je suis juste une fleur sans odeur, c'est ça? En fait, je passe à coté de l'essentiel du message. Certainement parce que je m'arrête sur ma situation actuelle. Je soupire, et je file rejoindre mes amis. Pour leur annoncer le changement de commandement au sein de l'équipe I.
Je suis étrangement ravie de constater que la nouvelle les affecte. D'ailleurs, leur sollicitude me réconforte pas mal. Pendant une bonne semaine, ils sont particulièrement aux petits soins avec moi, et ça me touche. Et, très vite, la routine reprend ses droits. Avec Héfy aux commandes, les choses ne sont pas différentes qu'avec moi. Je suis jalouse d'elle, je ne le sais que trop bien. Elle est belle, elle est d'une famille noble, et en plus, elle commande maintenant! Et bien que j'ai de meilleures aptitudes physiques qu'elle, je suis loin d'être la meilleure pour autant. Diego reste encore et toujours plus fort, plus rapide, et plus endurant que moi. Bref, je suis devenue une fille ordinaire! Cependant, je reste positive. Après tout, j'ai déjà fait de Diego mon rival, maintenant, j'ai juste à allonger la liste avec le nom d'Héphillia. Ça me fait juste une personne de plus à surpasser! Et alors que je l'aide du mieux que je peux, je l'observe. Non pas pour trouver une faille et la faire mesquinement tomber. Mais pour m’inspirer d'elle. Parce que je ne compte pas la battre de façon opportuniste, à l'occasion d'un de ses moments de faiblesse. Je veux la dominer au meilleur d'elle même et prouver par là même que c'est moi la plus apte à commander!
Malheureusement, que ce soit Diego ou Héfy, je ne les surpasse pas lors des six mois suivants. Et même si je suis "major de la promo" après les examens de fin d'année, c'est surtout dû au fait que je suis bonne en tout. Mais je n'excelle nulle part. Et puis, je suis dispensée de l'épreuve de tir aussi. Enfin, bref. Avoir la meilleure moyenne ne me satisfait pas autant que je l'aurais cru. A quoi ça me sert d'avoir des bonnes notes? Je ne vais pas récupérer le commandement de mon groupe pour autant. Et, ça ne ramènera pas Hakim. J'ai l'impression d'avoir juste gagné le droit de faire plus d'efforts! Enfin, qui dit examens de fin d'année, dit vacances d'été, et surtout, la fameuse soirée barbecue où on a tous la permission de veiller jusqu'à une heure du matin! C'est parfait pour décompresser d'une année éprouvante! Et puis, surtout, cette fois, on passera la période estivale tous ensemble! En effet, notre princesse favorite nous a tous invités chez elle!