Chère Rita, commença-t-il à écrire.
Avant de griffonner ces mots dans un crissement de sourcils, contrarié. Non, ça faisait trop bizarre. Professionnel, distant, absolument pas naturel pour quelqu'un qu'il tutoyait quasi quotidiennement depuis six, sept ans. Il ne pouvait pas faire ça.
Bonjour Rita.
Décevant. Trop sobre. Trop neutre. Trop quelconque.
Ma très chère Rita.
Woh wooh woooh et pourquoi pas s'agenouiller et tenter de lui passer la bague au doigt tant qu'à faire ? Pas ça, certainement pas. C'était trop.
-PFFFFFFFFFFFFHHHHH, soupira-t-il dans un râle majusculeux dont il avait le secret.
L'ex-commodore gronda de mécontentement en retournant sa feuille, abandonnant un instant son stylo pour s'autoriser une gorgée de cidre mêlé d'hydromel. Tiède, mais il n'y prêta pas attention. Pour se concentrer sur sa tâche et échapper aux distractions de sa cabine, il s'était installé dans l'une des salles communes du Stentor, son vaisseau qui faisait également office de navire amiral pour la petite flotte de l'expédition Vertbrume. L'endroit était généralement animé, mais d'une manière encore empreinte de la discipline militaire qui y avait régné pendant de très longues années. Ce qui lui convenait parfaitement. Et puis, le bruit de fond le forçait à se concentrer sur ce qu'il faisait. Une habitude qu'il avait prise à ses débuts de jeune officier. Sans compter que sa cabine lui semblait trop étroite, quand il passait ses journées dedans. Et ses matelots le connaissaient bien assez pour savoir qu'il préférait être seul lorsqu'il s'installait là : la table qu'il occupait lui était officieusement réservée, par respect.
Mais ça, seuls les anciens pouvaient le savoir.
-Vous avez l'air préoccupé, Colonel.
Jurgen. Qui avait fait mouche en qualifiant CAPSLOCK du titre qu'il affectionnait le plus. Pas celui avec lequel il avait terminé sa carrière dans la marine, mais celui qui résonnait le plus agréablement à ses oreilles, et qui correspondait aux exploits dont il était le plus fier. Ainsi qu'à l'époque et à l'équipage qu'il garderait éternellement dans son coeur.
Colonel. Sur ce simple mot, le sergent chef à l'indéboulonnable casque à cornes déverrouilla instantanément les réserves de son interlocuteur.
-Euh, oui. On peut dire ça.
Cette fois, ce fut à Jurgen de froncer les sourcils. Il ne connaissait pas bien CAPSLOCK, mais il avait saisi qui était le personnage, et se montra bien surpris de ne pas retrouver le timbre majusculeux qui faisait sa réputation. Miss Jorgensen avait certes essayé de le mater, mais elle n'était pas là, alors...
-Est-ce que je peux vous aider?, demanda-t-il enfin.
-Je ne sais pas. Vous n'avez rien d'autre à faire?
-J'ai passé ma journée à beugler des consignes dans toutes les directions. Ils n'ont plus besoin de moi. Alors que vous, vous êtes en peine et que moi, je suis curieux se savoir si je peux vous aidef. Sauf votre respect, colonel.
En même temps qu'il tira une chaise pour s'installer aux côtés du capitaine, le marine lui offrit un petit sourire entendu : une proposition qui n'engageait à rien, et que l'autre pouvait rebiffer s'il voulait. Sans rancune. Mais offerte de bon coeur. Au colonel CAPSLOCK, toutes majuscules. C'était le genre de chose qu'il parvenait à faire le plus naturellement du monde : Jurgen Krueger, sergent-chef de la troupe Syracuse, discernait les petits détails et les appliquait instinctivement sans rien suspecter de leurs sous-jacents, souhaitant simplement faire plaisir à ses interlocuteurs. Quand il n'avait pas à leur imprimer dans le crâne ce qu'était la discipline.
-J'essaie d'écrire une lettre, expliqua finalement CAPSLOCK. À... quelqu'un que j'apprécie beaucoup. Mais je ne sais pas comment la commencer.
-Hahaha!, s'amusa l'autre en posant sa choppe de bon coeur. La commencer. Parce que vous savez quoi dire ensuite?
-...
-...
-Absolument pas, non.
Jurgen se sentir fondre. Pour lui, il y avait quelque chose de touchant à voir ce militaire galonné, au port altier et à la barbe si bien taillée, réputé pour son astuce et des choix visionnaires, rougir et se ratatiner comme un enfant devant sa propre déconvenue. Face à ce pitoyable spectacle, les instincts paternels du grand barbu s'activèrent, les mêmes que ceux qui le mettaient en mouvement devant les recrues trop fragiles ou trop timorées qu'il prenait sous son aile jusqu'à ce qu'elles déploient les leurs. Quel que soit son problème ou sa déconvenue, il l'accompagnerait jusqu'à ce qu'il le surmonte. Si l'autre le laissait faire, toutefois. L'expérience avait appris au sous-officier, au prix de quelques déconvenues, qu'on ne pouvait pas aider quelqu'un qui ne se laissait pas faire.
Et de son côté, CAPSLOCK ne savait pas vraiment de quoi il allait pouvoir parler avec Jurgen, et encore moins s'il en avait réellement envie. En fait, il ne comprenait pas vraiment pourquoi il écrivait cette lettre. Ça lui avait semblé être une bonne idée, sur l'instant. Depuis longtemps. Alors, il s'était dit pourquoi pas, et..
-Depuis combien de temps la connaissez-vous?, tenta finalement Krueger en flairant sa détresse.
-Plusieurs années.
-Combien exactement ?
-Sept ans.
-Bon sang. Mon bon colonel, avec tout le respect que je vous dois, vous avez vraiment, mais alors vraiment, besoin d'aide.
-...
-...
-...
-Et donc, en tant que soldat qui voit un de ses honorables frères d'armes coincé dans une impasse, je vous propose de vous aider. D'homme de coeur à un autre. Est-ce que vous acceptez?
CAPSLOCK le détailla longuement. Ils ne se connaissaient pas. N'avaient jamais tenu la moindre discussion, fut-elle banale ou professionnelle, à aucun moment de leur vie. Le nombre de fois où ils s'étaient échangés un regard devait tenir sur la moitié d'une main. Que pouvaient-ils se dire?
-Oui. Je crois que j'aurais besoin de... votre aide sera la bienvenue.
-Tiens, Jurgen. Je te cherchais. Est-ce que tu te souviendrais si...
Une heure plus tard, Edwin Marlowe. Qui s'était proposé à sa supérieure pour rédiger un récapitulatif de l'activité révolutionnaire qu'ils avaient rencontrée durant leur affectation sur la base d'Hexiguel. Et qui souhaitait solliciter le sergent-chef pour obtenir des compléments d'information, ou plus précisément son témoignage. L'état-major de North Blue souhaitait recueillir des retours d'expérience sur le ressenti des troupes quant à l'application des lois exceptionnelles, et le jeune commissaire avait proposé à Rachel de lui brouillonner un premier jet structuré qu'elle pourrait compléter à loisir.
Mais à mieux y regarder, il n'eut besoin que d'un regard sur la masse de papiers chiffonnés, éparpillés en petites piles devant les deux hommes, pour comprendre qu'il interrompait. Puis ses yeux se posèrent sur la nappe de la table, désormais agrémentée de diverses abréviations, gribouillis et petits dessins baveux. Dont plusieurs petits coeurs aux contours en zig zag reliés à des points d'exclamation, des encarts annotés et des panneaux de sens interdits.
-Euh... pardon, je vous dérange peut-être. Oh beh... oubliez-moi, je ne voulais pas gên...
-Attends attends attends, au contraire Edwin.
Jurgen venait de quitter sa chaise et leva les bras en l'air, dans une étrange posture qui voulait probablement signifier qu'il venait en paix. Ce qui inquiéta d'autant plus le jeune commissaire.
-Tu tombes parfaitement à pic. Je crois que tu pourrais nous aider.
-Ah-ah bon?
-Oui. Le colonel et moi, on est en train d'écrire une lettre, et on s'y connait autant l'un que l'autre pour faire de jolies phrases. Alors que toi... tu sais écrire.
-Mais toi aussi tu sais éc… attends non, j'ai plutôt l'impression de vous interrompre dans quelque chose de privé eeeeet...
-PAS DU TOUT, clama un CAPSLOCK ayant repris du poil de la bête. VOUS ÊTES LE BIENVENU, COMMISSAIRE. JE PEINE ÉNORMÉMENT À TROUVER UNE FAÇON SIMPLE ET NORMALE DE M'ADRESSER À QUELQU'UN, MAIS UN JEUNE ERUDIT TEL QUE VOUS DEVRAIT FORCÉMENT NOUS DONNER DE BONS CONSEILS.
-Ah mais euh... c'est quoi comme lettre que vous voulez écrire exactement?
Pas de réponse venant de l'ex-commodore. Il ouvrit la bouche, mais sembla s'étrangler quelques instants tout en rougissant légèrement. Avant de baisser les yeux, timidement, pour fixer son breuvage.
Et derrière lui, Edwin pu voir son camarade casqué réprimer un grand sourire en tentant d'adopter un air compatissant. Et finalement joindre les deux mains pour former un coeur avec ses doigts, un geste qui n'allait pas du tout à sa carrure de viking stéroïdé et qui provoqua quelques rires et mimiques chez ceux qui observaient. Ce qui, à sa brève grimace, vexa visiblement Jurgen, au moins un peu.
-Nan parce qu'il faut que vous sachiez que je n'ai aucune, mais alors aucune expertise ou habileté quelconque pour écrire des... messages... à des... des...
Ah, nota Jurgen. Ça par contre, il ne s'y attendait pas. Même si, en fin de compte, ça n'était pas surprenant. On parlait d'Edwin, après tout.
-Des messages à des... quoi?
-À des... des... des f... des...
-C'est un mot simple, non?
-Des... personnes du genre opposé, fini par esquiver le jeune homme au prix d'un grand écart.
-D'accord. Je crois que je comprends. Pourquoi tu dis que tu ne vas pas pouvoir nous aider.
S'il bloquait mentalement à évoquer le simple concept de femme, en effet il ne serait pas très utile. Mais cela ne fut que la porte d'entrée pour une toute autre considération qui traversa Jurgen : Edwin était timide, timoré même, dans beaucoup trop de circonstances. Rachel et lui faisaient de leur mieux pour le mettre à l'aise dans la troupe et l'amener à s'affirmer, ses propres subordonnés lui taillaient des boulevards pour qu'il leur donne des ordres, mais... là, c'était encore autre chose.
-D'accord, c'est pas grave. Mais Edwin, je suis en train de me demander. Moi, je peux peut-être t'aider. Est-ce qu'il y aurait quelqu'un sur qui tu as des vues, toi?
-J'ne beuh que... des quoi?
-Une femme qui aurait attiré ton attention, par son comportement ou son attitude ou son charme ou bien ses qualités... ou alors, soyons fous, sa beauté... et au sujet de laquelle tu te mets à rêvasser quand ton cerveau s'égare ?
-Mmmmmmmmmmmmmnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh...
Oulah, c'était dangereux, comme question. Trop direct, sûrement. Jurgen n'avait pas la moindre idée de ce que l'autre avait essayé de répondre, mais il s'était visiblement refusé à articuler quoi que ce soit pour se contenter de souffler un long râle qui perdurait encore. Comme s'il venait de subir une grave attaque mentale qui lui labourait âprement les neurones.
-... hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh...
Si CAPSLOCK rosissait légèrement à l'évocation du sujet, Edwin, lui, venait de virer instantanément à une pigmentation rouge carmin des plus spectaculaires. Qui ne s'arrêtait pas. C'était probablement ses anticorps qui venaient de prendre le relai pour aider au traitement du concept. Et ils avaient visiblement fait le choix de tout raser par le biais d'une fièvre subite pour purger son cerveau.
-... hhhhhhhhhhhhhhhhhhnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn...
Même après trente secondes au terme desquelles ils étaient restés à le regarder fixement, tandis que lui dépérissait encore à laisser bégayer ses poumons en luttant mentalement contre dieu seul sait quoi. Pour un peu, le grand casqué aurait vu de la vapeur s'échapper des nasaux de son collègue.
Et sur son visage, c'étaient jusqu'à ses veines qui avaient enflé au point de tripler de volume et...
FWOOOOOSH.
-MAIS ENFIN, QUE FAÎTES VOUS?
-Il allait exploser, expliqua Jurgen d'un ton calme en reposant la choppe du colonel.
-Hhhhhhhaaaaaaaaaaaaaaaaa, inspira longuement l'autre. Hhhhhhhhaaaaaaaaaaaaaaa...
-Voilà. Allez. Respire. Et répète après moi : femme.
-NOOOOooooooooooooonnnnnnnnn...
-Assis toi, on va y aller doucement. Je crois que j'ai des exercices de débutant qui pourraient te convenir. Mais déjà faut te requinquer. Trois cafés pour le jeune homme, s'il vous plaît !
Une demi-heure plus tard, c'est un autre célibataire endurci qui entra dans la salle. Chargé d'éprouvettes fumantes, fort d'un mètre vingt de science ronchonnante et escorté par deux matelots des équipages corsaires qui portaient divers instruments faits de verre et d'acier dont CAPSLOCK et Marlowe ignoraient tant le nom que la fonction. C'est sur un pur hasard qu'il s'installa juste en face d'eux, s'étant simplement contenté de prendre la plus grande table vacante pour ses propres besoins.
Sauf que maintenant, sur la table de coaching, la nappe initialement gribouillée par le simili-viking était plus noire que blanche, et que deux autres avaient été suspendues au plafond pour faire office de tableaux sur lesquelles le sergent-chef avait rédigé plusieurs phrases chacune censée illustrer un concept social ou une situation relationnelle intergenre sur laquelle disserter. En d'autres termes, il donnait un cours magistral sur la chose, à ce stade.
-Répétez après moi : je suis le digne descendant, héritier et successeur d'une très, trèèèèès longue lignée de séducteurs-nés. Si 100% de mes ancêtres ont réussi à trouver une compagne avec laquelle fonder une famille et avoir des enfants, il n'y a pas de raison que je n'y arrive pas.
En fait, la situation lui avait complètement échappée et il ne faisait plus qu'exposer à l'instinct en s'appuyant sur ses talents d'officier pour avoir l'air confiant. Parce que ça marchait bien. Son but, ça n'était pas de leur donner des armes et des outils pour qu'ils sachent quoi dire ou faire devant la gent féminine. Parce qu'en vrai, lui même n'en savait rien. Son but, c'était juste de les armer de courage pour qu'ils croient en leurs rêves et qu'ils se jettent à l'eau.
-Phrase suivante, Achille et Lorenzo, s'il vous plaît!
Parce que oui, le petit groupe avait gagné des membres au fil des exercices, certains l'ayant fait de bon coeur en espérant partager leur expérience ou profiter de l'élan général pour se lancer aussi, tandis que d'autres furent happés de façon hasardeuse dans cette scène en arborant un niveau de confiance similaire à celui d'Edwin.
Ils avaient fini par attirer l'attention, évidemment. Sans être (trop) moqueurs ou intrusifs, pas mal de marins installés sur d'autres tables se contentaient de les regarder de loin en mangeant du pop-corn, les officiers en tête du mess ayant tout prévu pour ce genre de moments. Les petits fours, préparés quotidiennement par l'équipe du corsaire Garcia à la demande des deux milliardaires de la flotte qui mettaient un budget prodigieux pour ces choses, n'allaient pas tarder à être prêts.
-Oui, voilà, c'est ça que je veux entendre!, encouragea Jurgen devant les élans motivés de ses ouailles. Un cri du coeur! Allez Colonel, CAPSLOCK, à votre tour!
- J'AI AFFRONTÉ ET VAINCU DES MILLIARDS D'AUTRES SPERMATOZOÏDES À LA COURSE POUR VENIR AU MONDE, IL N'Y A PAS DE RAISON QUE J'ÉCHOUE PAR LA SUITE. JE SUIS UN MIRACLE, ET JE VAIS ME REPRODUIRE !!!!!!
-Parfaaaaaaiiiiiiiit!!!!!!
Il y avait peut-être des personnes dans la salle pour trouver que les choses avaient sensiblement trop déraillé et que la trentaine de membres qui constituaient le stage de motivation bénéficieraient certainement d'une pause. Pour redevenir efficaces, et se recentrer sur des actions pertinentes pour atteindre leur but. Plutôt que de… faire et devenir des idiots.
Mais s'ils existaient, aucun d'entre eux n'osa intervenir. Ce qui amena sans surprise à ce que quelqu’un d’autre s’en charge...
-MAIS FERMEZ VOS GUEULES BANDE DE FLANCS D'ARTICHAUDS EN RUT, J'ARRIVE MÊME PLUS À M'ENTENDRE RALER ET VOUS INSULTER MENTALEMENT TELLEMENT VOUS VAGISSEZ COMME DES BOUFFONS QUADRISOMIQUES EN VISITE CHEZ LE DENTISTE! VOUS AVEZ CRU QUOI LÀ ? QUE LA SALLE EST POUR VOUS? ON EST QUOI NOUS A DEVOIR SUPPORTER VOS CONNERIES SANS RIEN DIRE, DES PNJ?
-Euh... désolé.
Il y avait quelque chose d'amusant, à voir Kalem Doskopp, le petit nabot adipeux, pestiférer auprès de la montagne de muscles qu’était Jurgen alors qu’il ne lui arrivait qu’à hauteur du nombril, et que les avant-bras de Krueger étaient à peu près aussi épais que la caboche du râleur. Parce que, sans se ratatiner de peur devant ces remontrances, le sergent-chef se montrait étrangement hésitant à répondre, comme pris au dépourvu. Et après un dernier regard adressé au bazar alentour, il accepta tout à fait qu’on puisse le rabrouer pour…
-DÉSOLÉ DE QUOI? D'ÊTRE UN CRÉTIN DES ALPES AUX NEURONES DESSALINISÉS QU'EST OBLIGÉ DE PORTER UN CASQUE EN PERMANENCE POUR MAINTENIR SON CRÂNE EN PLACE TELLEMENT C'EST DE LA GELÉE? D'ÊTRE UN TROUFFION DE L'ARMÉE TELLEMENT HABITUÉ À BRASSER DE L'AIR EN BRANDISSANT SON PRESTIGIEUX EMBLÈME DE DEMI-PION DE BASSE-COUR QUI GOUVERNE DES CHÈVRES INCAPABLES DE FAIRE UN VRAI JOB? DE VOULOIR AIDER UNE PUTAIN DE BRELE DE COLONEL DE MON CUL QUI EST INFOUTU D'ÊTRE AUTRE CHOSE QU'UN HANDICAPÉ MOTEUR PEU IMPORTE CE QU'IL BIFFE? OU DE CROIRE QUE C'EST LA FOIRE ET QU'ON DEVRAIT TOUS APPLAUDIR VOS CONN...
Kalem s'interrompit, ses mâchoires s’efforçant de remuer en vain tandis qu’une main venait de les enserrer par le bas afin de les cadenasser et le contraindre au silence. Sans violence, mais fermement. Ce qui l’amena naturellement à se débattre furieusement, sans succès. Mais à force de remuer, il aperçut un bout de cape colorée façon arc-en-ciel en croisade contre les épileptiques que seule une personne dans cette flotte avait le mauvais goût de porter.
Konan Yaombé, le vautour envoyé par la Grande Perlimpinpine à froufrous de Luvneel pour tous les espionner. Sa main droite toujours en écharpe, pendouillant dans un plâtre suspendu contre son torse depuis qu’elle avait été broyée par le chienchien agressif de Kiyori. Naturellement, Kalem essaya de taper dedans pour que l’autre le lâche, sans succès. Alors son flot de jurons inarticulés, tous soufflés avec véhémence au travers de ses narines, accéléra d’encore trois crans pour durer une longue bonne minute avant que l’autre ne daigne s’exprimer.
-Je pense que nous devrions arrêter. Est-ce que je peux te lâcher sans que tu ne te mettes à hurler ?
Pour toute réponse, une nouvelle avalanche d’onomatopées indéfinissables mais chacune certifiées 18+. Trente secondes, cette fois. L’un des deux perroquets à plumes rouges, jaunes et bleues qui le suivaient toujours s’essaya à retranscrire ce qu’il disait, avant que l’autre ne lui indique de cesser par le biais de quelques coups de pattes. Mauvaise idée.
-Je vais te lâcher, essaya Konan. Insulte-moi sans crier, s’il te plaît. Je suis désolé, mais tu en faisais trop, de la même manière qu’eux aussi en faisaient trop.
Tous s’attendirent à ce que Kalem s’offusque une nouvelle fois dans un concert d’insulte, mais l’autre n’en fit rien. Il se contenta de dévisager longuement, looonnnguement l’épouvantail vieillissant et ses deux sacs à fientes caquetants, en le brûlant du regard sans jamais sourciller. Comme Jurgen avant lui, Konan failli flancher, s’en voulant à minima d’y être allé comme ça.
Et enfin, sans montrer s’il l’avait compris ou pas, le nabot s’en retourna vers le sujet initial de son énervement.
-Bon, et toi là. Va falloir qu'on m'explique quel tréfonds de connerie on vient d'atteindre, parce que je croyais avoir vu beaucoup de choses - je vais pas dire tout parce que c'est tenter le destin et qu'il aime se venger - mais alors là c'est quatorze paliers en dessous de ce que les crétins de Luvneel font d'habitude. Qu’est-ce que vous branlez ?
-Euh…
-Question rhétorique, tête d’enclume. Enfin, est-ce que tu comprends ce mot ?
-Je suis désolé !, casa enfin Jurgen depuis le temps qu’il voulait l’exprimer. Oui, je me suis laissé emporter et c’est devenu n’importe quoi. Mais je voulais juste les aider.
-Blablabla les gentils crétins sont pavés de bonnes intentions, j’la connais.
-Mmmh… mais peut-être que… vous, vous pourriez nous aider ?
-Hein ?
-Vous voulez vous joindre à nous?
-HAHAHAHAHAHAHA !
Kalem explosa de rire, d’abord d’un ton railleur, mais finalement gagné par une crise sincère de ses zygomatiques qui le plongea dans une longue série d’éclats successifs. Il finit par prendre appui sur une chaise qui vacilla sous son poids, mais se rattrapa de justesse pour continuer à s’effondrer de rire en se collant contre les abdos du sergent-chef.
-HAHAHAHAHAHAHA TU VEUX QUE JE T’AIDE A DICTER UNE LETTRE DE FLAN A LA ROSE AU GRAND COLONEL CASANOVICE POUR QU’IL PUISSE COMPTER FLEURETTE A SA DOUCE PRALINETTE, MOI ?!? PUTAIN MAIS T’ES ENCORE PLUS CON QUE CE QUE TA TRONCHE FAIT VOIR C’EST INCROYABLE !!!!! HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAA.
Cette fois, Jurgen se décomposa lentement. Les insultes de Kalem, c’était une chose qu’il avait tellement l’habitude de voir et d’entendre que, même si elles ne lui avaient jamais été adressées, il pouvait l’ignorer. Mais cette fois, c’était pire. C’était la première fois qu’il le voyer éclater d’un rire tellement sincère qu’il ne pouvait s’empêcher de…
-HAHAHAHAHA PUTAIN J’EN PEUX PLUS PITIE EH MACHIN YAOMBE REFERME MOI LA MACHOIRE PITIE FAUT QU’J’M’ARRETE SINON J’VAIS M’PISSER DESSgnofhuodhuisqphduapirhuipsdfhuo dsufphzepruhpqudhfsuh nnjpn…
Ce à quoi l’autre s’exécuta aussitôt, consterné mais certain de faire ce qu’il fallait. Il maintint son emprise jusqu’à ce que le nabot ralentisse, et encore davantage jusqu’à ce qu’il cesse complètement, et encore un peu plus le temps de…
Oui, un nouveau fou rire qui succéda au premier, évidemment.
-Il est souvent comme ça ?, demanda Konan.
-Je demanderai à Elie. Ou Sigurd. Plutôt Sigurd, répondit Edwin en observant le petit savant à la longue barbe grise.
Edwin se sentait toujours un petit peu mal à l’aise, face à Kalem. Doskopp disposait de talents, de connaissances et d’une intuition folles pour tout ce qui touchait à la chimie et à la pharmacie, ça ne faisait aucun doute. Pas des champs d’expertise dans lesquelles le jeune commissaire versait usuellement. Mais cela ne l’empêchait pas de pouvoir constater l’envergure des compétences de Kalem en la matière, et d’éprouver un mélange de respect, d’admiration et d’affinité pour ce personnage qui aurait dû être un pair savant dans cette bande qui en était peu pourvue.
Mais pour ça, il aurait fallu qu’il se montre… approchable.
Malgré tout, l’amas d’ustensiles d’apothicaires qui siégeaient sur la table que le nabot utilisait jusque-là forçaient tout sa curiosité, au point de l’inciter à prendre la parole :
-Qu'est-ce que vous venez faire ici, d'abord? Pourquoi ces instruments ? Cette masse blanche liquoreuse, qu’est-ce que c’est ?
-Je faisais quelques tests pour la Gertrude pète-sec de la bourge qui voulait que je vois si je pouvais me faire la main sur ses nuages et bricoler avec, et il m'est apparu que je devais laisser reposer ma solution seule dans ma cabine pendant quelques heures sous peine de relâcher un peu trop de dioxyde de carbone en respirant et de FOUTRE LE FEU A TOUT LE NAVIRE. Ce que j'aurais bien fait si on était pas au milieu de nul part en route pour le trou du cul de la planète. Là. D'autres questions?
-Euh… non.
-Par contre j’me dis que maintenant que j’y repense, j'ai une question moi, reprit Kalem en regardant subitement le sergent-chef. Pourquoi est-ce que toi, le mec à l'intelligence tellement bovine qu'il se sent obligé d'avoir des cornes de vache vissées sur le crâne en permanence, tu donnes des cours à qui que ce soit? On t'a déjà vu en compagnie d'une Valentine d’opérette, peut-être? T'as une vie secrète qu'on connaît pas? C'est quoi tes prétentions en la matière, t'as du succès avec les blondes? Attention, ta mère elle compte pas.
-………………………………………………
Ah, se dit Konan. Ca, il ne s’y attendait pas.
-Beeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeen…
-Ouais j’attends, c’est quoi tes prétentions ? T’as donné la main à une camarade de classe en maternelle ? L’institutrice elle t’a fait un bisou magique sur le doigt quand tu t’es fait un bobo ? Y’a une instructrice de l’armée qui t’a botté le fion quand tu épluchais les patates trop lentement ?
Etrangement, Jurgen avait l’air maintenant… pris d’une détresse bien supérieure à tout ce que quiconque lui avait jamais connu jusque-là. Mais seul Konan aperçut la lueur qui se cachait dans le bleu de ses iris – le vieil esclave de la couronne ne savait pas le genre de traumatisme qu’il pouvait y avoir là-dedans, mais mieux valait ne pas le bousculer.
-Ou bien si ça se trouve tudjfliopezhrnpjezfmeksjpdzeaproklmsqdfjlmisofpoizear
-Ca suffira encore, Kalem. Tu fais plus de mal que de bien, à vouloir loger du plomb dans la cervelle des autres. Je te libère.
-Toi tu fais ça encore une fois je…
-Si j’avais une façon différente de le faire, j’y penserais.
-Bon. Ben justement, Professeur Tartenpion-Moustafa-Vieux-Savoir des sept mers. Toi qui te la pètes toujours avec tes grands airs de j’ai-tout-vu, apporte donc nous ton aide.
-Non.
-Plait-il ?
-Je suis trop vieux. Trop usé. Trop blasé. Pour tout ça. Oubliez-moi. Faîtes ce que vous voulez, mais faîtes-le en silence.
-Excellente non réponse, j’aime beaucoup. Surtout la conclusion. Du coup on part comme ça, vous faîtes ce que vous voulez, mais vous fermez vos gueules, les guimauves.
-SIGURD ! Nous avons besoin de votre aide. Vous êtes notre seul espoir.
-Gneuharg ?
Mauvaise pioche. Le blondinet luvneelois à poil court, mal vêtu, mal rasé et qui venait tout juste d’en finir avec sa sieste de l’après-midi, adressa à la masse un regard hébété qui buta longuement sur le spectacle qu’on lui présentait. Il y avait quelque chose d’improbable à voir tous ces gaillards attablés à une table reléguée à un coin de salle tapissée de… c’était des nappes ?... gribouillées de petits cœurs agencés avec la codification des schémas de tacticiens militaires. Avec Kalem qui menait des expériences à cinq mètres de ce groupe, pour ne rien arranger. Et puis, sur la table... est-ce que c'était un pentagramme satanique avec une bougie plantée en son centre, ça!?
A peine entré dans la salle, une demi-douzaine de matelots l’assaillirent pour pratiquement le tirer de force dans leurs rangs.
-M’enfin !?
Il était juste venu pour avoir de la grignote, lui. Le chef-corsaire Garcia était véritablement excellent et versait dans un répertoire culinaire que le gentil clown de Norland n’avait qu’effleuré dans sa vie. Forcément, c’était un plaisir de s’y mettre. Et puis, il aimait bien donner son argent à des gens compétents pour qu’ils puissent prospérer. Eux, et les gens auprès de qui ils s’approvisionnaient. Mais là, il ne put que jeter un dernier regard désespéré en direction du comptoir avant d’être installé de force devant les mines atterrées de Jurgen et CAPSLOCK qui regardaient une feuille blanche comme s’il s’agissait d’une grosse mine susceptible d’exploser - et qu’ils devaient déplacer.
Pas grand monde d’autre qu’il connaissait bien dans le lot de marins alentours, mais il distingua Edwin, un peu penaud devant sa propre feuille, qui venait d’échouer à prendre discrètement la poudre d’escampette pour la quatrième fois. « Tu peux fuir, mais ton cœur restera prisonnier ! », que lui avaient dit les matelots. C’était comme si la bande était devenue pire que Jurgen dans ses plus grandes élans.
Et ça, Sigurd allait vite s’en rendre compte.
-De nous tous, vous êtes le seul à avoir une compagne.
-Comment avez-vous fait?
-Racontez-nous tout.
-Le jour où vous l’avez rencontrée.
-Le jour où vous avez sauté le pas.
-C’était quoi, votre secret ?
-Y’a une technique ?
Et ils ne cessaient pas.
-Surtout que, bon, vous êtes-vous, en plus.
-Et puis, de ce qui se dit, vous étiez moins que vous, à ce moment. Pas riche.
-Pas célèbre.
-Pas quelqu’un.
-Juste comme nous.
-Eeeeeeuuuuuuuuuuuuuuuuuh... merci ?
Drôle de façon de s’extraire de la question, mais personne ne releva. C’était qu’il n’avait pas envie de s’épancher, lui, c’était du personnel. Et qu’il ne comprenait toujours pas le pourquoi du comment que ça se faisaient qu’autant de personnes se cassent les dents sur des lettres comme sur des rubicubes. Et puis oui, c'était bien un pentagramme satanique qu'ils avaient dessiné, en effet.
Alors, doucement, calmement, mais légèrement gagné par le désespoir qui se déversait à l’œil nu de CAPSLOCK, le sergent-chef reprit tout depuis le début, n’omettant pas le moindre détail, à Sigurd qui sirotait son lait chaud et sa petite collation sans broncher ni sourire, même aux belles anecdotes.
Pour enfin s’engoncer dans un mutisme absolu lorsque, enfin, Jurgen finit l’histoire et lui demanda de venir à leur aide, avec son expérience.
-S'il vous plaît, supplia l’autre.
-Bah euh... c'est personnel et je préfère le garder pour moi quoi? Je sais pas, suis pas à l'aise pour en parler. Tout ce que je peux dire c'est que j'ai eu énormément. Énoooooormééééééééémeeeeeeeent, appuya-t-il en tendant les bras pour mimer la chose. De chance pour le reste de ma vie. Et ça tombe bien parce que j'en avais pas trop eu avant. Et que j'ai pas l'intention d'en avoir besoin encore. Mais du coup je vous servirai à rien.
-Mais vous avez réussi.
-Sur un pur coup de rien.
-Mmmnnnnggggghhhh, grommela le viking en mordillant sa barbe. Écoutez, vous avez à cette table un homme qui a besoin d'espoir, d'une source d'inspiration pour trouver la force et le courage de prendre son envol et de déclarer sa flamme. Et je suis à court de charbon pour le mettre sur les rails, là.
-Ouais ‘fin se jeter dans le vide et faire des déclarations à la sauvage, c'est pas le genre de manoeuvre qui a neuf chances sur dix d'échouer ça?
-D'ESPOIR, D'INSPIRATION ET D'ENCOURAGEMENTS, rectifia Jurgen en grimpant presque sur la table tout en postillonnant sur le milliardaire luvneelois.
Sigurd se redresse machinalement, comme sur le point de se mettre au garde à vous. Quel était ce sortilège ? Les talents du sergent-chef en matière d’autorité réalisaient des miracles, songea-t-il en se re-vautrant méthodiquement sur la banquette qu’il occupait.
Alors, il prit le temps de jeter un regard à CAPSLOCK. Dont le visage avait pris une teinte subtilement cadavérique en entendant le pronostic du blondinet. On pouvait lire dans l’iris de ses yeux : « neuf chances sur dix d’échouer », qui résonnait en boucle dans le crâne de cet homme.
Et puis, Edwin qui recommençait à rougir sans raison…
Cela acheva d’abattre les réticences de Dogaku.
-Booooooon. J’dois pouvoir faire un effort et en parler un peu alors, oui. Mais je vous jure que y’a rien de spécial.
Personne ne pipa mot : au lieu de cela, toutes les oreilles se tendirent dans sa direction, même celles des tables adjacentes ou pas trop, et sûrement… oui, mêmes les gars du comptoir se tenaient maintenant à l’affut. Pas un bruit n’émergea des cuisines, et c’était jusqu’au chant des vagues et la fine pluie qui venaient de s’interrompre pour l’écouter.
Même les perroquets de Konan, qui s’étaient posés pile devant lui quand on l’avait assis, le regardaient fixement en délaissant totalement leurs biscottes à moitié grignotées.
-Non mais c’est une blague ? Rrrhhhaaapppfff. Bon, ok. Donc : un jour, comme ça, on blablatait boulot et conneries du journal et festivités locales parce qu’on passait sur une île où y’avait un concours rigolo et elle s'est approchée, et j'ai rien compris à ce qu'elle me disait, et elle s'est encore approchée, et elle formulait des syllabes que personne aurait été capable d'interpréter parce qu’elle bafouillait comme une marmite de légumes qui déborde, et elle s'est encore approchée, et puis boom. Trou noir.
-... trou noir?
-Elle m'a embrassé. Et je me suis évanoui. Parce que c'était pas normal.
-Ah bah oui c’est logique je comprends.
-Nan mais vous savez Haylor à la base c'était vraiment la personne qui me détestait le plus de tous les temps et de l’univers, on travaillait dans le même équipage en devant faire avec l'autre alors qu'on était VRAIMENT à l'opposé de TOUT. Elle était hyper venimeuse et acariâtre et carriériste à vouloir me faire marcher au pas en mode psychorigide « j'vais vous apprendre la vie vous allez me cracher des hauts-faits et que ça saute », et me maudissait cinq fois par jour d’être le gigaboulet de compétition calibre poids-plume crevetoïde qu’on lui avait refourgué dans les pattes alors qu’elle avait passé tout son temps de l’école militaire à baver d’envie en pamoison devant l’élite des musculozords vaillants et courageux qui allait tataner du pirate par centaines avant de...
Konan, qui essayait de faire semblant de continuer à lire son livre sans se retourner, fronça subitement les sourcils. Il leur servait le discours classique. Le fameux truc des gens qui ne s'entendent pas du tout et qui finissent miraculeusement par devenir un couple. Il n'y croyait pas, ça ne marchait pas comme ça, le monde.
-Pourquoi on se vouvoie toujours, à votre avis?
-J'ai toujours trouvé ça bizarre mais je n'ai jamais osé demander, hasarda CAPSLOCK d’une voix douce, happé par le récit.
-Parce que c'est ancré dans le code génétique de notre moelle épinière en cicatrice de cette époque. Celle où on s'efforçait de rester civils et présentables alors qu'on voulait juste noyer l'autre en le balançant par la planche et en jetant quelques steaks à la mer histoire d’être sûrs que les requins rappliquent. ‘Fin moi j'étais dans la fuite. Et elle dans la vindicte.
-Et ?
-Et je sais pas comment, petit à petit, on a réussi à prendre sur nous pour voir que l'autre avait quand même aussi des qualités. Et qu'il faisait le boulot. Et qu'il faisait incroyablement bien le boulot et que c’était bien pratique. Et qu'en fait, à mieux y regarder, qu'il était probablement autre chose qu’une entité cosmique extraplanaire composée de haine et d’antimatière à l’état pur que le karma avait mis sur sa route pour le démolir méthodiquement. ‘Fin oui, bon, c’était surtout mon perspectif à moi, je vais vous épargner son ressenti de l’époque mais même maintenant elle dira pas que j’étais le bienvenu avec le nombre de mauvaises surprises que je lui laissais quotidiennement, hein. Donc à ce moment-là de ma vie, je sais pas trop comment Haylor me qualifiait, mais à force de quand même être à la tête du même bateau et voir que ça se passait franchement très bien, moi c'était clairement devenue ma meilleure ennemie. Ou ma pire amie quand ça devenait vraiment vraiment vraiment bizarre, mais c’était généralement quand on tombait sur un gigaconnard comme interlocuteur, genre officier supérieur, gros ponte à transporter ou sentencieux de la marine qui nous snobbait, et on râlait ensemble. En bref, on apprenait un peu à se respecter. Je crois.
-Et?
-Et ensuite on arrivait vers la fin de la milice et c’est resté à l’équilibre... mais sur la fin, je crois que littéralement tout l'équipage du navire qu'on chapeautait essayait de nous mettre en relation. J'avais vu passer des flyers et des notes et des banderoles et des pins sur l'opération Sigurd X Haylor qu’une lieutenante de notre équipe -ultra chouette pour le coup- s'échinait à monter. Sous le motif que le navire était un lieu de vie excellent mais que tout le monde était convaincu que ça serait encore mieux si miss et moi étions vraiment raccords. J’vous épargne les détails.
-Puis ?
-Fin de la milice, transfert à la marine. On a tous les deux pris des chèques et on en est retournés à nos vies antérieures, chacun de son coté, en ayant absolument aucune envie de se revoir et en souhaitant à l’autre de vivre sa vie très loin de soi. Fin de l’histoire.
-Nan, ça peut pas être la fin.
-‘Ffectivemment. Deux, trois mois plus tard, elle débarque chez moi un jour de pluie – tiens c’est marrant, la toute première fois que je l’ai vue dans la milice pleuvait aussi – et m’explique qu’elle a besoin de mon aide pour aller déterrer un trésor dont elle a volé la carte à un pirate qu’on avait capturé mathusalem avant la fin. Ce qui m’a fait rire, parce que savoir que miss parfaite-et-bien-mieux-que-toi pouvait magouiller, je l’aurais tuée neuf mois plus tôt. Donc j’ai refusé mais elle a suffisamment insisté pour que j’accepte qu’on se partage le trésor. C’était rigolo, ça faisait des sous pour un moment mais pas tant que ça. Une petite visite sans incident après laquelle on est chacun repartis de son coté en espérant ne plus se revoir. Fin de l’histoire.
-Arrêtez avec cette blague, s’il vous plait.
-Ouais bon. Etape suivante, l’appel des Chevaliers de Nowel. Santa Klaus. Appel à des bonnes âmes pour trucs caritatifs. Sigurd qui cherche un petit poste d’officier de bord sur un navire marchand. A l’air potable. Acceptation. Et puis soudain Santa se sent pousser des ailes et boom on se retrouve à devoir sauver une île prise en otage par des pirates qui voulaient tout tuer. J'vous laisse CAPSLOCK pour les détails, je dis juste Panpeeter. Sur un coup de hasard absolument total, Haylor était aussi sur l’île. Et elle a rejoint la bande le temps que ça se décante. Et Santa l’a recrutée pendant que j’avais le dos tourné à faire du jeu de rôle avec un homme-poisson. J’ai failli bouffer mes dés en entendant le truc. Et puis après baaaah… voilà, je sais pas, petit à petit.
-C’est tout ?
-Ah bah j’ai dit que ça servirait à rien que je vous raconte mes trucs, hein.
-Et le trou noir ?
-Bah du coup avec tout ça de bagage, oui mes neurones ont éclaté le jour où miss m'a fait la bise alors que j’m’y’attendais pas. Et je me réveillais pas, les autres avaient eu tellement peur que j'ai fini chez un médecin pendant toute une nuit. Et après ça j'ai eu l'impression qu'une météorite venait de tomber sur terre et que la gravité avait perdu les boules, comme si je pouvais tomber dans le ciel ou m'écraser contre un mur si je le regardais trop fixement. Et alors j’vous raconte pas quand je l’ai revue. J’ai failli dire noncestmortjamaisdlavie une bonne quinzaine de fois et j’ai dû répéter la scène deux heures par jours pendant une semaine devant le miroir de mes chiottes avant de… de… deeeeeeeee… ben je sais pas au final c’est comme ça et c’est franchement très bien. Et maintenant ben voilà je rougis et je sais plus où m’mettre. C’est bon, j’peux m’cacher sous la table, mon histoire vous convient ?
-Euh… faîtes.
-Supeeeeer, répondit le blondinet en s’y réfugiant avec sa tasse de lait. Donc voilà le secret incroyable de Sigurd Dogaku. Pour moi, ç’a été extrêmement long, extrêmement bizarre et extrêmement débile. Parce que je suis nul et que je suis un singe. J'ai juste eu une ribambelle de pouillèmes d'impossibilités statistiques qui ont survécu aux arrondis à zéro et qui se sont offerts de gros virages dans le décor pour casser la logique en crachant sur ses pompes. Si vous remontez le temps pour nous ramener à la milice, jamais de la vie les choses se repassent comme ça. Fin !
-…
-…
-…
-…
-…
-…
-Moi j’aime bien cette histoire. C’est n’importe quoi mais… c’est bien.
-Ah ça par contre je fais le meilleur n'importe quoi du monde, rigola fièrement Sigurd. Merde, je crois que je viens de résumer ma vie là. Je sais pas comment on va le faire mais si on se retrouve pas à un moment à jouer aux petits chevaux avec un empereur pirate pendant notre séjour sur Vertbrume je mérite pas mon titre de Chevalier de Nowel.
-Plutôt chevalier de neuneu, glissa Kalem sans se retourner.
-Ah j'aime beaucoup je la garde en stock. Du coup euh... d'autres questions?
-…
-CAPSLOCK, ça vous a aidé ?
-JE NE SAIS PAS. JE NE SUIS PAS SUR. MAIS JE CROIS QUE OUI.
-A vous entendre je vois que vous avez repris du poil de la bête en tout cas.
-Ouais il gueule quoi.
-OUI, EN FAIT OUI. J’AI AIME VOUS ENTENDRE.
-‘Kay, je sais pas si ça va vous faire avancer dans vos machins mais c'est déjà un début j'imagine.
-SI, SI, JE VAIS FAIRE QUELQUE CHOSE. JE VAIS LE FAIRE… JE CROIS QUE JE SAIS CE QUE JE VEUX FAIRE.
-Ah bah top. Edwin ?
-Ou-ui ?
-Je me demandais si…
-Ooooohlàààà ça ne sera pas nécessaire, intervint Jurgen en préférant éviter de replonger son petit protégé dans une crise de panique. Une chose à la fois.
-Ah. ‘Kay. Bon d’accord. Ben voilà.
Avant de griffonner ces mots dans un crissement de sourcils, contrarié. Non, ça faisait trop bizarre. Professionnel, distant, absolument pas naturel pour quelqu'un qu'il tutoyait quasi quotidiennement depuis six, sept ans. Il ne pouvait pas faire ça.
Bonjour Rita.
Décevant. Trop sobre. Trop neutre. Trop quelconque.
Ma très chère Rita.
Woh wooh woooh et pourquoi pas s'agenouiller et tenter de lui passer la bague au doigt tant qu'à faire ? Pas ça, certainement pas. C'était trop.
-PFFFFFFFFFFFFHHHHH, soupira-t-il dans un râle majusculeux dont il avait le secret.
L'ex-commodore gronda de mécontentement en retournant sa feuille, abandonnant un instant son stylo pour s'autoriser une gorgée de cidre mêlé d'hydromel. Tiède, mais il n'y prêta pas attention. Pour se concentrer sur sa tâche et échapper aux distractions de sa cabine, il s'était installé dans l'une des salles communes du Stentor, son vaisseau qui faisait également office de navire amiral pour la petite flotte de l'expédition Vertbrume. L'endroit était généralement animé, mais d'une manière encore empreinte de la discipline militaire qui y avait régné pendant de très longues années. Ce qui lui convenait parfaitement. Et puis, le bruit de fond le forçait à se concentrer sur ce qu'il faisait. Une habitude qu'il avait prise à ses débuts de jeune officier. Sans compter que sa cabine lui semblait trop étroite, quand il passait ses journées dedans. Et ses matelots le connaissaient bien assez pour savoir qu'il préférait être seul lorsqu'il s'installait là : la table qu'il occupait lui était officieusement réservée, par respect.
Mais ça, seuls les anciens pouvaient le savoir.
-Vous avez l'air préoccupé, Colonel.
Jurgen. Qui avait fait mouche en qualifiant CAPSLOCK du titre qu'il affectionnait le plus. Pas celui avec lequel il avait terminé sa carrière dans la marine, mais celui qui résonnait le plus agréablement à ses oreilles, et qui correspondait aux exploits dont il était le plus fier. Ainsi qu'à l'époque et à l'équipage qu'il garderait éternellement dans son coeur.
Colonel. Sur ce simple mot, le sergent chef à l'indéboulonnable casque à cornes déverrouilla instantanément les réserves de son interlocuteur.
-Euh, oui. On peut dire ça.
Cette fois, ce fut à Jurgen de froncer les sourcils. Il ne connaissait pas bien CAPSLOCK, mais il avait saisi qui était le personnage, et se montra bien surpris de ne pas retrouver le timbre majusculeux qui faisait sa réputation. Miss Jorgensen avait certes essayé de le mater, mais elle n'était pas là, alors...
-Est-ce que je peux vous aider?, demanda-t-il enfin.
-Je ne sais pas. Vous n'avez rien d'autre à faire?
-J'ai passé ma journée à beugler des consignes dans toutes les directions. Ils n'ont plus besoin de moi. Alors que vous, vous êtes en peine et que moi, je suis curieux se savoir si je peux vous aidef. Sauf votre respect, colonel.
En même temps qu'il tira une chaise pour s'installer aux côtés du capitaine, le marine lui offrit un petit sourire entendu : une proposition qui n'engageait à rien, et que l'autre pouvait rebiffer s'il voulait. Sans rancune. Mais offerte de bon coeur. Au colonel CAPSLOCK, toutes majuscules. C'était le genre de chose qu'il parvenait à faire le plus naturellement du monde : Jurgen Krueger, sergent-chef de la troupe Syracuse, discernait les petits détails et les appliquait instinctivement sans rien suspecter de leurs sous-jacents, souhaitant simplement faire plaisir à ses interlocuteurs. Quand il n'avait pas à leur imprimer dans le crâne ce qu'était la discipline.
-J'essaie d'écrire une lettre, expliqua finalement CAPSLOCK. À... quelqu'un que j'apprécie beaucoup. Mais je ne sais pas comment la commencer.
-Hahaha!, s'amusa l'autre en posant sa choppe de bon coeur. La commencer. Parce que vous savez quoi dire ensuite?
-...
-...
-Absolument pas, non.
Jurgen se sentir fondre. Pour lui, il y avait quelque chose de touchant à voir ce militaire galonné, au port altier et à la barbe si bien taillée, réputé pour son astuce et des choix visionnaires, rougir et se ratatiner comme un enfant devant sa propre déconvenue. Face à ce pitoyable spectacle, les instincts paternels du grand barbu s'activèrent, les mêmes que ceux qui le mettaient en mouvement devant les recrues trop fragiles ou trop timorées qu'il prenait sous son aile jusqu'à ce qu'elles déploient les leurs. Quel que soit son problème ou sa déconvenue, il l'accompagnerait jusqu'à ce qu'il le surmonte. Si l'autre le laissait faire, toutefois. L'expérience avait appris au sous-officier, au prix de quelques déconvenues, qu'on ne pouvait pas aider quelqu'un qui ne se laissait pas faire.
Et de son côté, CAPSLOCK ne savait pas vraiment de quoi il allait pouvoir parler avec Jurgen, et encore moins s'il en avait réellement envie. En fait, il ne comprenait pas vraiment pourquoi il écrivait cette lettre. Ça lui avait semblé être une bonne idée, sur l'instant. Depuis longtemps. Alors, il s'était dit pourquoi pas, et..
-Depuis combien de temps la connaissez-vous?, tenta finalement Krueger en flairant sa détresse.
-Plusieurs années.
-Combien exactement ?
-Sept ans.
-Bon sang. Mon bon colonel, avec tout le respect que je vous dois, vous avez vraiment, mais alors vraiment, besoin d'aide.
-...
-...
-...
-Et donc, en tant que soldat qui voit un de ses honorables frères d'armes coincé dans une impasse, je vous propose de vous aider. D'homme de coeur à un autre. Est-ce que vous acceptez?
CAPSLOCK le détailla longuement. Ils ne se connaissaient pas. N'avaient jamais tenu la moindre discussion, fut-elle banale ou professionnelle, à aucun moment de leur vie. Le nombre de fois où ils s'étaient échangés un regard devait tenir sur la moitié d'une main. Que pouvaient-ils se dire?
-Oui. Je crois que j'aurais besoin de... votre aide sera la bienvenue.
*
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-Tiens, Jurgen. Je te cherchais. Est-ce que tu te souviendrais si...
Une heure plus tard, Edwin Marlowe. Qui s'était proposé à sa supérieure pour rédiger un récapitulatif de l'activité révolutionnaire qu'ils avaient rencontrée durant leur affectation sur la base d'Hexiguel. Et qui souhaitait solliciter le sergent-chef pour obtenir des compléments d'information, ou plus précisément son témoignage. L'état-major de North Blue souhaitait recueillir des retours d'expérience sur le ressenti des troupes quant à l'application des lois exceptionnelles, et le jeune commissaire avait proposé à Rachel de lui brouillonner un premier jet structuré qu'elle pourrait compléter à loisir.
Mais à mieux y regarder, il n'eut besoin que d'un regard sur la masse de papiers chiffonnés, éparpillés en petites piles devant les deux hommes, pour comprendre qu'il interrompait. Puis ses yeux se posèrent sur la nappe de la table, désormais agrémentée de diverses abréviations, gribouillis et petits dessins baveux. Dont plusieurs petits coeurs aux contours en zig zag reliés à des points d'exclamation, des encarts annotés et des panneaux de sens interdits.
-Euh... pardon, je vous dérange peut-être. Oh beh... oubliez-moi, je ne voulais pas gên...
-Attends attends attends, au contraire Edwin.
Jurgen venait de quitter sa chaise et leva les bras en l'air, dans une étrange posture qui voulait probablement signifier qu'il venait en paix. Ce qui inquiéta d'autant plus le jeune commissaire.
-Tu tombes parfaitement à pic. Je crois que tu pourrais nous aider.
-Ah-ah bon?
-Oui. Le colonel et moi, on est en train d'écrire une lettre, et on s'y connait autant l'un que l'autre pour faire de jolies phrases. Alors que toi... tu sais écrire.
-Mais toi aussi tu sais éc… attends non, j'ai plutôt l'impression de vous interrompre dans quelque chose de privé eeeeet...
-PAS DU TOUT, clama un CAPSLOCK ayant repris du poil de la bête. VOUS ÊTES LE BIENVENU, COMMISSAIRE. JE PEINE ÉNORMÉMENT À TROUVER UNE FAÇON SIMPLE ET NORMALE DE M'ADRESSER À QUELQU'UN, MAIS UN JEUNE ERUDIT TEL QUE VOUS DEVRAIT FORCÉMENT NOUS DONNER DE BONS CONSEILS.
-Ah mais euh... c'est quoi comme lettre que vous voulez écrire exactement?
Pas de réponse venant de l'ex-commodore. Il ouvrit la bouche, mais sembla s'étrangler quelques instants tout en rougissant légèrement. Avant de baisser les yeux, timidement, pour fixer son breuvage.
Et derrière lui, Edwin pu voir son camarade casqué réprimer un grand sourire en tentant d'adopter un air compatissant. Et finalement joindre les deux mains pour former un coeur avec ses doigts, un geste qui n'allait pas du tout à sa carrure de viking stéroïdé et qui provoqua quelques rires et mimiques chez ceux qui observaient. Ce qui, à sa brève grimace, vexa visiblement Jurgen, au moins un peu.
-Nan parce qu'il faut que vous sachiez que je n'ai aucune, mais alors aucune expertise ou habileté quelconque pour écrire des... messages... à des... des...
Ah, nota Jurgen. Ça par contre, il ne s'y attendait pas. Même si, en fin de compte, ça n'était pas surprenant. On parlait d'Edwin, après tout.
-Des messages à des... quoi?
-À des... des... des f... des...
-C'est un mot simple, non?
-Des... personnes du genre opposé, fini par esquiver le jeune homme au prix d'un grand écart.
-D'accord. Je crois que je comprends. Pourquoi tu dis que tu ne vas pas pouvoir nous aider.
S'il bloquait mentalement à évoquer le simple concept de femme, en effet il ne serait pas très utile. Mais cela ne fut que la porte d'entrée pour une toute autre considération qui traversa Jurgen : Edwin était timide, timoré même, dans beaucoup trop de circonstances. Rachel et lui faisaient de leur mieux pour le mettre à l'aise dans la troupe et l'amener à s'affirmer, ses propres subordonnés lui taillaient des boulevards pour qu'il leur donne des ordres, mais... là, c'était encore autre chose.
-D'accord, c'est pas grave. Mais Edwin, je suis en train de me demander. Moi, je peux peut-être t'aider. Est-ce qu'il y aurait quelqu'un sur qui tu as des vues, toi?
-J'ne beuh que... des quoi?
-Une femme qui aurait attiré ton attention, par son comportement ou son attitude ou son charme ou bien ses qualités... ou alors, soyons fous, sa beauté... et au sujet de laquelle tu te mets à rêvasser quand ton cerveau s'égare ?
-Mmmmmmmmmmmmmnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh...
Oulah, c'était dangereux, comme question. Trop direct, sûrement. Jurgen n'avait pas la moindre idée de ce que l'autre avait essayé de répondre, mais il s'était visiblement refusé à articuler quoi que ce soit pour se contenter de souffler un long râle qui perdurait encore. Comme s'il venait de subir une grave attaque mentale qui lui labourait âprement les neurones.
-... hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh...
Si CAPSLOCK rosissait légèrement à l'évocation du sujet, Edwin, lui, venait de virer instantanément à une pigmentation rouge carmin des plus spectaculaires. Qui ne s'arrêtait pas. C'était probablement ses anticorps qui venaient de prendre le relai pour aider au traitement du concept. Et ils avaient visiblement fait le choix de tout raser par le biais d'une fièvre subite pour purger son cerveau.
-... hhhhhhhhhhhhhhhhhhnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn...
Même après trente secondes au terme desquelles ils étaient restés à le regarder fixement, tandis que lui dépérissait encore à laisser bégayer ses poumons en luttant mentalement contre dieu seul sait quoi. Pour un peu, le grand casqué aurait vu de la vapeur s'échapper des nasaux de son collègue.
Et sur son visage, c'étaient jusqu'à ses veines qui avaient enflé au point de tripler de volume et...
FWOOOOOSH.
-MAIS ENFIN, QUE FAÎTES VOUS?
-Il allait exploser, expliqua Jurgen d'un ton calme en reposant la choppe du colonel.
-Hhhhhhhaaaaaaaaaaaaaaaaa, inspira longuement l'autre. Hhhhhhhhaaaaaaaaaaaaaaa...
-Voilà. Allez. Respire. Et répète après moi : femme.
-NOOOOooooooooooooonnnnnnnnn...
-Assis toi, on va y aller doucement. Je crois que j'ai des exercices de débutant qui pourraient te convenir. Mais déjà faut te requinquer. Trois cafés pour le jeune homme, s'il vous plaît !
*
* *
*
* *
*
Une demi-heure plus tard, c'est un autre célibataire endurci qui entra dans la salle. Chargé d'éprouvettes fumantes, fort d'un mètre vingt de science ronchonnante et escorté par deux matelots des équipages corsaires qui portaient divers instruments faits de verre et d'acier dont CAPSLOCK et Marlowe ignoraient tant le nom que la fonction. C'est sur un pur hasard qu'il s'installa juste en face d'eux, s'étant simplement contenté de prendre la plus grande table vacante pour ses propres besoins.
Sauf que maintenant, sur la table de coaching, la nappe initialement gribouillée par le simili-viking était plus noire que blanche, et que deux autres avaient été suspendues au plafond pour faire office de tableaux sur lesquelles le sergent-chef avait rédigé plusieurs phrases chacune censée illustrer un concept social ou une situation relationnelle intergenre sur laquelle disserter. En d'autres termes, il donnait un cours magistral sur la chose, à ce stade.
-Répétez après moi : je suis le digne descendant, héritier et successeur d'une très, trèèèèès longue lignée de séducteurs-nés. Si 100% de mes ancêtres ont réussi à trouver une compagne avec laquelle fonder une famille et avoir des enfants, il n'y a pas de raison que je n'y arrive pas.
En fait, la situation lui avait complètement échappée et il ne faisait plus qu'exposer à l'instinct en s'appuyant sur ses talents d'officier pour avoir l'air confiant. Parce que ça marchait bien. Son but, ça n'était pas de leur donner des armes et des outils pour qu'ils sachent quoi dire ou faire devant la gent féminine. Parce qu'en vrai, lui même n'en savait rien. Son but, c'était juste de les armer de courage pour qu'ils croient en leurs rêves et qu'ils se jettent à l'eau.
-Phrase suivante, Achille et Lorenzo, s'il vous plaît!
Parce que oui, le petit groupe avait gagné des membres au fil des exercices, certains l'ayant fait de bon coeur en espérant partager leur expérience ou profiter de l'élan général pour se lancer aussi, tandis que d'autres furent happés de façon hasardeuse dans cette scène en arborant un niveau de confiance similaire à celui d'Edwin.
Ils avaient fini par attirer l'attention, évidemment. Sans être (trop) moqueurs ou intrusifs, pas mal de marins installés sur d'autres tables se contentaient de les regarder de loin en mangeant du pop-corn, les officiers en tête du mess ayant tout prévu pour ce genre de moments. Les petits fours, préparés quotidiennement par l'équipe du corsaire Garcia à la demande des deux milliardaires de la flotte qui mettaient un budget prodigieux pour ces choses, n'allaient pas tarder à être prêts.
-Oui, voilà, c'est ça que je veux entendre!, encouragea Jurgen devant les élans motivés de ses ouailles. Un cri du coeur! Allez Colonel, CAPSLOCK, à votre tour!
- J'AI AFFRONTÉ ET VAINCU DES MILLIARDS D'AUTRES SPERMATOZOÏDES À LA COURSE POUR VENIR AU MONDE, IL N'Y A PAS DE RAISON QUE J'ÉCHOUE PAR LA SUITE. JE SUIS UN MIRACLE, ET JE VAIS ME REPRODUIRE !!!!!!
-Parfaaaaaaiiiiiiiit!!!!!!
Il y avait peut-être des personnes dans la salle pour trouver que les choses avaient sensiblement trop déraillé et que la trentaine de membres qui constituaient le stage de motivation bénéficieraient certainement d'une pause. Pour redevenir efficaces, et se recentrer sur des actions pertinentes pour atteindre leur but. Plutôt que de… faire et devenir des idiots.
Mais s'ils existaient, aucun d'entre eux n'osa intervenir. Ce qui amena sans surprise à ce que quelqu’un d’autre s’en charge...
-MAIS FERMEZ VOS GUEULES BANDE DE FLANCS D'ARTICHAUDS EN RUT, J'ARRIVE MÊME PLUS À M'ENTENDRE RALER ET VOUS INSULTER MENTALEMENT TELLEMENT VOUS VAGISSEZ COMME DES BOUFFONS QUADRISOMIQUES EN VISITE CHEZ LE DENTISTE! VOUS AVEZ CRU QUOI LÀ ? QUE LA SALLE EST POUR VOUS? ON EST QUOI NOUS A DEVOIR SUPPORTER VOS CONNERIES SANS RIEN DIRE, DES PNJ?
-Euh... désolé.
Il y avait quelque chose d'amusant, à voir Kalem Doskopp, le petit nabot adipeux, pestiférer auprès de la montagne de muscles qu’était Jurgen alors qu’il ne lui arrivait qu’à hauteur du nombril, et que les avant-bras de Krueger étaient à peu près aussi épais que la caboche du râleur. Parce que, sans se ratatiner de peur devant ces remontrances, le sergent-chef se montrait étrangement hésitant à répondre, comme pris au dépourvu. Et après un dernier regard adressé au bazar alentour, il accepta tout à fait qu’on puisse le rabrouer pour…
-DÉSOLÉ DE QUOI? D'ÊTRE UN CRÉTIN DES ALPES AUX NEURONES DESSALINISÉS QU'EST OBLIGÉ DE PORTER UN CASQUE EN PERMANENCE POUR MAINTENIR SON CRÂNE EN PLACE TELLEMENT C'EST DE LA GELÉE? D'ÊTRE UN TROUFFION DE L'ARMÉE TELLEMENT HABITUÉ À BRASSER DE L'AIR EN BRANDISSANT SON PRESTIGIEUX EMBLÈME DE DEMI-PION DE BASSE-COUR QUI GOUVERNE DES CHÈVRES INCAPABLES DE FAIRE UN VRAI JOB? DE VOULOIR AIDER UNE PUTAIN DE BRELE DE COLONEL DE MON CUL QUI EST INFOUTU D'ÊTRE AUTRE CHOSE QU'UN HANDICAPÉ MOTEUR PEU IMPORTE CE QU'IL BIFFE? OU DE CROIRE QUE C'EST LA FOIRE ET QU'ON DEVRAIT TOUS APPLAUDIR VOS CONN...
Kalem s'interrompit, ses mâchoires s’efforçant de remuer en vain tandis qu’une main venait de les enserrer par le bas afin de les cadenasser et le contraindre au silence. Sans violence, mais fermement. Ce qui l’amena naturellement à se débattre furieusement, sans succès. Mais à force de remuer, il aperçut un bout de cape colorée façon arc-en-ciel en croisade contre les épileptiques que seule une personne dans cette flotte avait le mauvais goût de porter.
Konan Yaombé, le vautour envoyé par la Grande Perlimpinpine à froufrous de Luvneel pour tous les espionner. Sa main droite toujours en écharpe, pendouillant dans un plâtre suspendu contre son torse depuis qu’elle avait été broyée par le chienchien agressif de Kiyori. Naturellement, Kalem essaya de taper dedans pour que l’autre le lâche, sans succès. Alors son flot de jurons inarticulés, tous soufflés avec véhémence au travers de ses narines, accéléra d’encore trois crans pour durer une longue bonne minute avant que l’autre ne daigne s’exprimer.
-Je pense que nous devrions arrêter. Est-ce que je peux te lâcher sans que tu ne te mettes à hurler ?
Pour toute réponse, une nouvelle avalanche d’onomatopées indéfinissables mais chacune certifiées 18+. Trente secondes, cette fois. L’un des deux perroquets à plumes rouges, jaunes et bleues qui le suivaient toujours s’essaya à retranscrire ce qu’il disait, avant que l’autre ne lui indique de cesser par le biais de quelques coups de pattes. Mauvaise idée.
-Je vais te lâcher, essaya Konan. Insulte-moi sans crier, s’il te plaît. Je suis désolé, mais tu en faisais trop, de la même manière qu’eux aussi en faisaient trop.
Tous s’attendirent à ce que Kalem s’offusque une nouvelle fois dans un concert d’insulte, mais l’autre n’en fit rien. Il se contenta de dévisager longuement, looonnnguement l’épouvantail vieillissant et ses deux sacs à fientes caquetants, en le brûlant du regard sans jamais sourciller. Comme Jurgen avant lui, Konan failli flancher, s’en voulant à minima d’y être allé comme ça.
Et enfin, sans montrer s’il l’avait compris ou pas, le nabot s’en retourna vers le sujet initial de son énervement.
-Bon, et toi là. Va falloir qu'on m'explique quel tréfonds de connerie on vient d'atteindre, parce que je croyais avoir vu beaucoup de choses - je vais pas dire tout parce que c'est tenter le destin et qu'il aime se venger - mais alors là c'est quatorze paliers en dessous de ce que les crétins de Luvneel font d'habitude. Qu’est-ce que vous branlez ?
-Euh…
-Question rhétorique, tête d’enclume. Enfin, est-ce que tu comprends ce mot ?
-Je suis désolé !, casa enfin Jurgen depuis le temps qu’il voulait l’exprimer. Oui, je me suis laissé emporter et c’est devenu n’importe quoi. Mais je voulais juste les aider.
-Blablabla les gentils crétins sont pavés de bonnes intentions, j’la connais.
-Mmmh… mais peut-être que… vous, vous pourriez nous aider ?
-Hein ?
-Vous voulez vous joindre à nous?
-HAHAHAHAHAHAHA !
Kalem explosa de rire, d’abord d’un ton railleur, mais finalement gagné par une crise sincère de ses zygomatiques qui le plongea dans une longue série d’éclats successifs. Il finit par prendre appui sur une chaise qui vacilla sous son poids, mais se rattrapa de justesse pour continuer à s’effondrer de rire en se collant contre les abdos du sergent-chef.
-HAHAHAHAHAHAHA TU VEUX QUE JE T’AIDE A DICTER UNE LETTRE DE FLAN A LA ROSE AU GRAND COLONEL CASANOVICE POUR QU’IL PUISSE COMPTER FLEURETTE A SA DOUCE PRALINETTE, MOI ?!? PUTAIN MAIS T’ES ENCORE PLUS CON QUE CE QUE TA TRONCHE FAIT VOIR C’EST INCROYABLE !!!!! HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAA.
Cette fois, Jurgen se décomposa lentement. Les insultes de Kalem, c’était une chose qu’il avait tellement l’habitude de voir et d’entendre que, même si elles ne lui avaient jamais été adressées, il pouvait l’ignorer. Mais cette fois, c’était pire. C’était la première fois qu’il le voyer éclater d’un rire tellement sincère qu’il ne pouvait s’empêcher de…
-HAHAHAHAHA PUTAIN J’EN PEUX PLUS PITIE EH MACHIN YAOMBE REFERME MOI LA MACHOIRE PITIE FAUT QU’J’M’ARRETE SINON J’VAIS M’PISSER DESSgnofhuodhuisqphduapirhuipsdfhuo dsufphzepruhpqudhfsuh nnjpn…
Ce à quoi l’autre s’exécuta aussitôt, consterné mais certain de faire ce qu’il fallait. Il maintint son emprise jusqu’à ce que le nabot ralentisse, et encore davantage jusqu’à ce qu’il cesse complètement, et encore un peu plus le temps de…
Oui, un nouveau fou rire qui succéda au premier, évidemment.
-Il est souvent comme ça ?, demanda Konan.
-Je demanderai à Elie. Ou Sigurd. Plutôt Sigurd, répondit Edwin en observant le petit savant à la longue barbe grise.
Edwin se sentait toujours un petit peu mal à l’aise, face à Kalem. Doskopp disposait de talents, de connaissances et d’une intuition folles pour tout ce qui touchait à la chimie et à la pharmacie, ça ne faisait aucun doute. Pas des champs d’expertise dans lesquelles le jeune commissaire versait usuellement. Mais cela ne l’empêchait pas de pouvoir constater l’envergure des compétences de Kalem en la matière, et d’éprouver un mélange de respect, d’admiration et d’affinité pour ce personnage qui aurait dû être un pair savant dans cette bande qui en était peu pourvue.
Mais pour ça, il aurait fallu qu’il se montre… approchable.
Malgré tout, l’amas d’ustensiles d’apothicaires qui siégeaient sur la table que le nabot utilisait jusque-là forçaient tout sa curiosité, au point de l’inciter à prendre la parole :
-Qu'est-ce que vous venez faire ici, d'abord? Pourquoi ces instruments ? Cette masse blanche liquoreuse, qu’est-ce que c’est ?
-Je faisais quelques tests pour la Gertrude pète-sec de la bourge qui voulait que je vois si je pouvais me faire la main sur ses nuages et bricoler avec, et il m'est apparu que je devais laisser reposer ma solution seule dans ma cabine pendant quelques heures sous peine de relâcher un peu trop de dioxyde de carbone en respirant et de FOUTRE LE FEU A TOUT LE NAVIRE. Ce que j'aurais bien fait si on était pas au milieu de nul part en route pour le trou du cul de la planète. Là. D'autres questions?
-Euh… non.
-Par contre j’me dis que maintenant que j’y repense, j'ai une question moi, reprit Kalem en regardant subitement le sergent-chef. Pourquoi est-ce que toi, le mec à l'intelligence tellement bovine qu'il se sent obligé d'avoir des cornes de vache vissées sur le crâne en permanence, tu donnes des cours à qui que ce soit? On t'a déjà vu en compagnie d'une Valentine d’opérette, peut-être? T'as une vie secrète qu'on connaît pas? C'est quoi tes prétentions en la matière, t'as du succès avec les blondes? Attention, ta mère elle compte pas.
-………………………………………………
Ah, se dit Konan. Ca, il ne s’y attendait pas.
-Beeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeen…
-Ouais j’attends, c’est quoi tes prétentions ? T’as donné la main à une camarade de classe en maternelle ? L’institutrice elle t’a fait un bisou magique sur le doigt quand tu t’es fait un bobo ? Y’a une instructrice de l’armée qui t’a botté le fion quand tu épluchais les patates trop lentement ?
Etrangement, Jurgen avait l’air maintenant… pris d’une détresse bien supérieure à tout ce que quiconque lui avait jamais connu jusque-là. Mais seul Konan aperçut la lueur qui se cachait dans le bleu de ses iris – le vieil esclave de la couronne ne savait pas le genre de traumatisme qu’il pouvait y avoir là-dedans, mais mieux valait ne pas le bousculer.
-Ou bien si ça se trouve tudjfliopezhrnpjezfmeksjpdzeaproklmsqdfjlmisofpoizear
-Ca suffira encore, Kalem. Tu fais plus de mal que de bien, à vouloir loger du plomb dans la cervelle des autres. Je te libère.
-Toi tu fais ça encore une fois je…
-Si j’avais une façon différente de le faire, j’y penserais.
-Bon. Ben justement, Professeur Tartenpion-Moustafa-Vieux-Savoir des sept mers. Toi qui te la pètes toujours avec tes grands airs de j’ai-tout-vu, apporte donc nous ton aide.
-Non.
-Plait-il ?
-Je suis trop vieux. Trop usé. Trop blasé. Pour tout ça. Oubliez-moi. Faîtes ce que vous voulez, mais faîtes-le en silence.
-Excellente non réponse, j’aime beaucoup. Surtout la conclusion. Du coup on part comme ça, vous faîtes ce que vous voulez, mais vous fermez vos gueules, les guimauves.
*
* *
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* *
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-SIGURD ! Nous avons besoin de votre aide. Vous êtes notre seul espoir.
-Gneuharg ?
Mauvaise pioche. Le blondinet luvneelois à poil court, mal vêtu, mal rasé et qui venait tout juste d’en finir avec sa sieste de l’après-midi, adressa à la masse un regard hébété qui buta longuement sur le spectacle qu’on lui présentait. Il y avait quelque chose d’improbable à voir tous ces gaillards attablés à une table reléguée à un coin de salle tapissée de… c’était des nappes ?... gribouillées de petits cœurs agencés avec la codification des schémas de tacticiens militaires. Avec Kalem qui menait des expériences à cinq mètres de ce groupe, pour ne rien arranger. Et puis, sur la table... est-ce que c'était un pentagramme satanique avec une bougie plantée en son centre, ça!?
A peine entré dans la salle, une demi-douzaine de matelots l’assaillirent pour pratiquement le tirer de force dans leurs rangs.
-M’enfin !?
Il était juste venu pour avoir de la grignote, lui. Le chef-corsaire Garcia était véritablement excellent et versait dans un répertoire culinaire que le gentil clown de Norland n’avait qu’effleuré dans sa vie. Forcément, c’était un plaisir de s’y mettre. Et puis, il aimait bien donner son argent à des gens compétents pour qu’ils puissent prospérer. Eux, et les gens auprès de qui ils s’approvisionnaient. Mais là, il ne put que jeter un dernier regard désespéré en direction du comptoir avant d’être installé de force devant les mines atterrées de Jurgen et CAPSLOCK qui regardaient une feuille blanche comme s’il s’agissait d’une grosse mine susceptible d’exploser - et qu’ils devaient déplacer.
Pas grand monde d’autre qu’il connaissait bien dans le lot de marins alentours, mais il distingua Edwin, un peu penaud devant sa propre feuille, qui venait d’échouer à prendre discrètement la poudre d’escampette pour la quatrième fois. « Tu peux fuir, mais ton cœur restera prisonnier ! », que lui avaient dit les matelots. C’était comme si la bande était devenue pire que Jurgen dans ses plus grandes élans.
Et ça, Sigurd allait vite s’en rendre compte.
-De nous tous, vous êtes le seul à avoir une compagne.
-Comment avez-vous fait?
-Racontez-nous tout.
-Le jour où vous l’avez rencontrée.
-Le jour où vous avez sauté le pas.
-C’était quoi, votre secret ?
-Y’a une technique ?
Et ils ne cessaient pas.
-Surtout que, bon, vous êtes-vous, en plus.
-Et puis, de ce qui se dit, vous étiez moins que vous, à ce moment. Pas riche.
-Pas célèbre.
-Pas quelqu’un.
-Juste comme nous.
-Eeeeeeuuuuuuuuuuuuuuuuuh... merci ?
Drôle de façon de s’extraire de la question, mais personne ne releva. C’était qu’il n’avait pas envie de s’épancher, lui, c’était du personnel. Et qu’il ne comprenait toujours pas le pourquoi du comment que ça se faisaient qu’autant de personnes se cassent les dents sur des lettres comme sur des rubicubes. Et puis oui, c'était bien un pentagramme satanique qu'ils avaient dessiné, en effet.
Alors, doucement, calmement, mais légèrement gagné par le désespoir qui se déversait à l’œil nu de CAPSLOCK, le sergent-chef reprit tout depuis le début, n’omettant pas le moindre détail, à Sigurd qui sirotait son lait chaud et sa petite collation sans broncher ni sourire, même aux belles anecdotes.
Pour enfin s’engoncer dans un mutisme absolu lorsque, enfin, Jurgen finit l’histoire et lui demanda de venir à leur aide, avec son expérience.
-S'il vous plaît, supplia l’autre.
-Bah euh... c'est personnel et je préfère le garder pour moi quoi? Je sais pas, suis pas à l'aise pour en parler. Tout ce que je peux dire c'est que j'ai eu énormément. Énoooooormééééééééémeeeeeeeent, appuya-t-il en tendant les bras pour mimer la chose. De chance pour le reste de ma vie. Et ça tombe bien parce que j'en avais pas trop eu avant. Et que j'ai pas l'intention d'en avoir besoin encore. Mais du coup je vous servirai à rien.
-Mais vous avez réussi.
-Sur un pur coup de rien.
-Mmmnnnnggggghhhh, grommela le viking en mordillant sa barbe. Écoutez, vous avez à cette table un homme qui a besoin d'espoir, d'une source d'inspiration pour trouver la force et le courage de prendre son envol et de déclarer sa flamme. Et je suis à court de charbon pour le mettre sur les rails, là.
-Ouais ‘fin se jeter dans le vide et faire des déclarations à la sauvage, c'est pas le genre de manoeuvre qui a neuf chances sur dix d'échouer ça?
-D'ESPOIR, D'INSPIRATION ET D'ENCOURAGEMENTS, rectifia Jurgen en grimpant presque sur la table tout en postillonnant sur le milliardaire luvneelois.
Sigurd se redresse machinalement, comme sur le point de se mettre au garde à vous. Quel était ce sortilège ? Les talents du sergent-chef en matière d’autorité réalisaient des miracles, songea-t-il en se re-vautrant méthodiquement sur la banquette qu’il occupait.
Alors, il prit le temps de jeter un regard à CAPSLOCK. Dont le visage avait pris une teinte subtilement cadavérique en entendant le pronostic du blondinet. On pouvait lire dans l’iris de ses yeux : « neuf chances sur dix d’échouer », qui résonnait en boucle dans le crâne de cet homme.
Et puis, Edwin qui recommençait à rougir sans raison…
Cela acheva d’abattre les réticences de Dogaku.
-Booooooon. J’dois pouvoir faire un effort et en parler un peu alors, oui. Mais je vous jure que y’a rien de spécial.
Personne ne pipa mot : au lieu de cela, toutes les oreilles se tendirent dans sa direction, même celles des tables adjacentes ou pas trop, et sûrement… oui, mêmes les gars du comptoir se tenaient maintenant à l’affut. Pas un bruit n’émergea des cuisines, et c’était jusqu’au chant des vagues et la fine pluie qui venaient de s’interrompre pour l’écouter.
Même les perroquets de Konan, qui s’étaient posés pile devant lui quand on l’avait assis, le regardaient fixement en délaissant totalement leurs biscottes à moitié grignotées.
-Non mais c’est une blague ? Rrrhhhaaapppfff. Bon, ok. Donc : un jour, comme ça, on blablatait boulot et conneries du journal et festivités locales parce qu’on passait sur une île où y’avait un concours rigolo et elle s'est approchée, et j'ai rien compris à ce qu'elle me disait, et elle s'est encore approchée, et elle formulait des syllabes que personne aurait été capable d'interpréter parce qu’elle bafouillait comme une marmite de légumes qui déborde, et elle s'est encore approchée, et puis boom. Trou noir.
-... trou noir?
-Elle m'a embrassé. Et je me suis évanoui. Parce que c'était pas normal.
-Ah bah oui c’est logique je comprends.
-Nan mais vous savez Haylor à la base c'était vraiment la personne qui me détestait le plus de tous les temps et de l’univers, on travaillait dans le même équipage en devant faire avec l'autre alors qu'on était VRAIMENT à l'opposé de TOUT. Elle était hyper venimeuse et acariâtre et carriériste à vouloir me faire marcher au pas en mode psychorigide « j'vais vous apprendre la vie vous allez me cracher des hauts-faits et que ça saute », et me maudissait cinq fois par jour d’être le gigaboulet de compétition calibre poids-plume crevetoïde qu’on lui avait refourgué dans les pattes alors qu’elle avait passé tout son temps de l’école militaire à baver d’envie en pamoison devant l’élite des musculozords vaillants et courageux qui allait tataner du pirate par centaines avant de...
Konan, qui essayait de faire semblant de continuer à lire son livre sans se retourner, fronça subitement les sourcils. Il leur servait le discours classique. Le fameux truc des gens qui ne s'entendent pas du tout et qui finissent miraculeusement par devenir un couple. Il n'y croyait pas, ça ne marchait pas comme ça, le monde.
-Pourquoi on se vouvoie toujours, à votre avis?
-J'ai toujours trouvé ça bizarre mais je n'ai jamais osé demander, hasarda CAPSLOCK d’une voix douce, happé par le récit.
-Parce que c'est ancré dans le code génétique de notre moelle épinière en cicatrice de cette époque. Celle où on s'efforçait de rester civils et présentables alors qu'on voulait juste noyer l'autre en le balançant par la planche et en jetant quelques steaks à la mer histoire d’être sûrs que les requins rappliquent. ‘Fin moi j'étais dans la fuite. Et elle dans la vindicte.
-Et ?
-Et je sais pas comment, petit à petit, on a réussi à prendre sur nous pour voir que l'autre avait quand même aussi des qualités. Et qu'il faisait le boulot. Et qu'il faisait incroyablement bien le boulot et que c’était bien pratique. Et qu'en fait, à mieux y regarder, qu'il était probablement autre chose qu’une entité cosmique extraplanaire composée de haine et d’antimatière à l’état pur que le karma avait mis sur sa route pour le démolir méthodiquement. ‘Fin oui, bon, c’était surtout mon perspectif à moi, je vais vous épargner son ressenti de l’époque mais même maintenant elle dira pas que j’étais le bienvenu avec le nombre de mauvaises surprises que je lui laissais quotidiennement, hein. Donc à ce moment-là de ma vie, je sais pas trop comment Haylor me qualifiait, mais à force de quand même être à la tête du même bateau et voir que ça se passait franchement très bien, moi c'était clairement devenue ma meilleure ennemie. Ou ma pire amie quand ça devenait vraiment vraiment vraiment bizarre, mais c’était généralement quand on tombait sur un gigaconnard comme interlocuteur, genre officier supérieur, gros ponte à transporter ou sentencieux de la marine qui nous snobbait, et on râlait ensemble. En bref, on apprenait un peu à se respecter. Je crois.
-Et?
-Et ensuite on arrivait vers la fin de la milice et c’est resté à l’équilibre... mais sur la fin, je crois que littéralement tout l'équipage du navire qu'on chapeautait essayait de nous mettre en relation. J'avais vu passer des flyers et des notes et des banderoles et des pins sur l'opération Sigurd X Haylor qu’une lieutenante de notre équipe -ultra chouette pour le coup- s'échinait à monter. Sous le motif que le navire était un lieu de vie excellent mais que tout le monde était convaincu que ça serait encore mieux si miss et moi étions vraiment raccords. J’vous épargne les détails.
-Puis ?
-Fin de la milice, transfert à la marine. On a tous les deux pris des chèques et on en est retournés à nos vies antérieures, chacun de son coté, en ayant absolument aucune envie de se revoir et en souhaitant à l’autre de vivre sa vie très loin de soi. Fin de l’histoire.
-Nan, ça peut pas être la fin.
-‘Ffectivemment. Deux, trois mois plus tard, elle débarque chez moi un jour de pluie – tiens c’est marrant, la toute première fois que je l’ai vue dans la milice pleuvait aussi – et m’explique qu’elle a besoin de mon aide pour aller déterrer un trésor dont elle a volé la carte à un pirate qu’on avait capturé mathusalem avant la fin. Ce qui m’a fait rire, parce que savoir que miss parfaite-et-bien-mieux-que-toi pouvait magouiller, je l’aurais tuée neuf mois plus tôt. Donc j’ai refusé mais elle a suffisamment insisté pour que j’accepte qu’on se partage le trésor. C’était rigolo, ça faisait des sous pour un moment mais pas tant que ça. Une petite visite sans incident après laquelle on est chacun repartis de son coté en espérant ne plus se revoir. Fin de l’histoire.
-Arrêtez avec cette blague, s’il vous plait.
-Ouais bon. Etape suivante, l’appel des Chevaliers de Nowel. Santa Klaus. Appel à des bonnes âmes pour trucs caritatifs. Sigurd qui cherche un petit poste d’officier de bord sur un navire marchand. A l’air potable. Acceptation. Et puis soudain Santa se sent pousser des ailes et boom on se retrouve à devoir sauver une île prise en otage par des pirates qui voulaient tout tuer. J'vous laisse CAPSLOCK pour les détails, je dis juste Panpeeter. Sur un coup de hasard absolument total, Haylor était aussi sur l’île. Et elle a rejoint la bande le temps que ça se décante. Et Santa l’a recrutée pendant que j’avais le dos tourné à faire du jeu de rôle avec un homme-poisson. J’ai failli bouffer mes dés en entendant le truc. Et puis après baaaah… voilà, je sais pas, petit à petit.
-C’est tout ?
-Ah bah j’ai dit que ça servirait à rien que je vous raconte mes trucs, hein.
-Et le trou noir ?
-Bah du coup avec tout ça de bagage, oui mes neurones ont éclaté le jour où miss m'a fait la bise alors que j’m’y’attendais pas. Et je me réveillais pas, les autres avaient eu tellement peur que j'ai fini chez un médecin pendant toute une nuit. Et après ça j'ai eu l'impression qu'une météorite venait de tomber sur terre et que la gravité avait perdu les boules, comme si je pouvais tomber dans le ciel ou m'écraser contre un mur si je le regardais trop fixement. Et alors j’vous raconte pas quand je l’ai revue. J’ai failli dire noncestmortjamaisdlavie une bonne quinzaine de fois et j’ai dû répéter la scène deux heures par jours pendant une semaine devant le miroir de mes chiottes avant de… de… deeeeeeeee… ben je sais pas au final c’est comme ça et c’est franchement très bien. Et maintenant ben voilà je rougis et je sais plus où m’mettre. C’est bon, j’peux m’cacher sous la table, mon histoire vous convient ?
-Euh… faîtes.
-Supeeeeer, répondit le blondinet en s’y réfugiant avec sa tasse de lait. Donc voilà le secret incroyable de Sigurd Dogaku. Pour moi, ç’a été extrêmement long, extrêmement bizarre et extrêmement débile. Parce que je suis nul et que je suis un singe. J'ai juste eu une ribambelle de pouillèmes d'impossibilités statistiques qui ont survécu aux arrondis à zéro et qui se sont offerts de gros virages dans le décor pour casser la logique en crachant sur ses pompes. Si vous remontez le temps pour nous ramener à la milice, jamais de la vie les choses se repassent comme ça. Fin !
-…
-…
-…
-…
-…
-…
-Moi j’aime bien cette histoire. C’est n’importe quoi mais… c’est bien.
-Ah ça par contre je fais le meilleur n'importe quoi du monde, rigola fièrement Sigurd. Merde, je crois que je viens de résumer ma vie là. Je sais pas comment on va le faire mais si on se retrouve pas à un moment à jouer aux petits chevaux avec un empereur pirate pendant notre séjour sur Vertbrume je mérite pas mon titre de Chevalier de Nowel.
-Plutôt chevalier de neuneu, glissa Kalem sans se retourner.
-Ah j'aime beaucoup je la garde en stock. Du coup euh... d'autres questions?
-…
-CAPSLOCK, ça vous a aidé ?
-JE NE SAIS PAS. JE NE SUIS PAS SUR. MAIS JE CROIS QUE OUI.
-A vous entendre je vois que vous avez repris du poil de la bête en tout cas.
-Ouais il gueule quoi.
-OUI, EN FAIT OUI. J’AI AIME VOUS ENTENDRE.
-‘Kay, je sais pas si ça va vous faire avancer dans vos machins mais c'est déjà un début j'imagine.
-SI, SI, JE VAIS FAIRE QUELQUE CHOSE. JE VAIS LE FAIRE… JE CROIS QUE JE SAIS CE QUE JE VEUX FAIRE.
-Ah bah top. Edwin ?
-Ou-ui ?
-Je me demandais si…
-Ooooohlàààà ça ne sera pas nécessaire, intervint Jurgen en préférant éviter de replonger son petit protégé dans une crise de panique. Une chose à la fois.
-Ah. ‘Kay. Bon d’accord. Ben voilà.