[Festival] Un nouveau départ

Tandis que les autres se déguisent, s’amusent et se dispersent, je reste en retrait. Pourtant nous avons toutes les raisons de faire la fête : Teach est tombé et Red n’a pas péri cette fois. Alors pourquoi mon cœur n’est il pas à la fête ? Parce que j’ai perdu l’ouïe, que la musique et la joie des autres ne m’atteignent plus ?

Non, c’est plus profond.

Et alors que les autres s’amusent dans le brouhaha des festivités, je me retrouve dans le silence de mon monde, face aux seuls mots qui me parviennent encore : ceux d’une plume.

Je me lui laissé porter par une tradition d’abord : il semblerait que les gens s’installent sur ces tables pour écrire un vœu avant d’aller le mettre dans la boîte un peu plus loin. J’en ai vu du monde venir s’asseoir , écrire, puis déposer leur vœu. Beaucoup de monde.

J’ai aussi écrit le mien, mais je suis encore là, à continuer d’écrire les seuls mots que j’entends encore, les seuls à percer mon silence.
J’écris, je rature, je déchire le parchemin, je recommence. Pourquoi je fais ça ? Je ne sais pas très bien. Ça m’aide à y voir plus clair ?

Puis, enfin, je me lève avec les quelques feuilles qui sont restées intactes. Je commence par déposer celle à destination de la fameuse boîte et déjà je me sens un peu plus léger, comme si en déposant des mots j’ai aussi posé mes maux ? J’inspire alors profondément et je me lance dans les rues animées du festival. Je vois les gens bouger et danser, il y a de la musique ? Je n’entends pas non plus la fléchette exploser un ballon au stand d’un côté, ce qui m’aurait fait tourner la tête pour voir la joie d’un enfant enlacer la peluche qu’il vient de gagner. Je suis sourd aux harangues des vendeurs motivés mais aussi aux paroles enivrantes des couples  entrelacés. Je suis sourd à l’ambiance festif, à leurs sourires et leur joie. Une frontière s’est formée entre les sons et mes oreilles, entre le monde et moi. Ils sont dans une cacophonie joviale et contagieuse, et moi qui avance parmi eux marche dans un silence solitaire.

Heureusement, j’ai encore l’odorat pour me repérer. Je n’avais qu’à suivre l’odeur des mets alléchants et de me diriger ensuite grâce aux visages des enfants marqués de chocolat pour la trouver elle, devant ce stand sucré. Dans mon silence intérieur, une larme invisible se forme : même si le monde change, même si notre lien disparaît, que moi je change, elle elle est toujours fidèle à elle-même, comme un repère indéfectible.

Izya est là, avec le même visage que celui des enfants qui m’ont mené jusqu’à ce stand. Je m’avance et lui tapote l’épaule en voulant lui murmurer :

« Salut… je suis désolé de te déranger mais est ce qu’on peut parler tous les deux ? »

Je vois à son visage l’incompréhension. Ai-je parlé trop bas ? Elle peut néanmoins deviner l’idée aux lettres que je tiens dans mes mains. Je souhaite exprimer quelque chose.

Surdité de mes… Ne même plus être capable de remarquer qu’un poignard surgit pour se planter si près de moi ? J’ai failli avoir une crise cardiaque ! Je n’en peux plus de tous ces ascenseurs émotionnels ! Et cette situation m’est… désagréable. Non, mal à l’aise serait plus juste. La dernière que nous étions nous trois remonte à ce conflit sur Armada, où Izya a brûlé la moitié de mon corps et où je gisais inconscient dans le poing de Red. Bon, j’ai peut-être un peu provoqué la chose. Mais est-ce vraiment ma faute si Red a charmé la femme avec qui j’étais ? Oui, dans toute histoire d’amitié brisée se trouve toujours une femme qui a joué avec leurs cœurs, et parfois même avec le sien.

Et là encore, la voilà qui se place entre les deux amis et qui change d’avis. Je me souviens de notre ultime conversation, après notre confrontation. Elle a renoncé à notre promesse et m’a dit que ma vie m’appartenait, qu’elle n’en avait que faire de ce que j’en faisais. Mais maintenant je ne peux plus la risquer sans elle ? Quoiqu’elle a utilisé le pluriel, elle devait sans doute parler de Red. Sans doute oui… Mon regard se perd un peu, tous ces événements sont encore trop récents. Je finis alors par me concentrer sur la dague plantée au centre.

Spoiler:

Je la retire doucement du bois, dont elle s’échappe comme elle sortirait de son fourreau, et je l’observe en la faisant glisser entre mes doigts. Je sais que ce n’est pas la même lame, et pourtant des souvenirs me reviennent. Des images lointaines, oubliées depuis longtemps. Surtout lorsque je vois cet emblème gravé dans un cercle d’or sur l’un des versants de la lame : Omiyage. L’île où je suis né, où j’ai grandi, où j’ai survécu.

« Avec mes pouvoirs, je pourrais nous offrir une retraite loin des projecteurs, une vie paisible à labourer la terre, fonder une famille, ou simplement se prélasser toute la journée. Et pourtant nous voilà tous les trois, à signer pour une nouvelle guerre impitoyable. »

A croire que l’on vit que pour ça. Pourtant nous ne recherchons pas à marquer l’histoire. En tout cas, ni Red ni moi. Izya peut être. Elle veut prouver sa valeur. D’abord à son père Tahar, puis à Red, peut-être aussi à moi il fut un temps. Et très certainement à elle-même. Elle recherche sa place dans ce vaste monde. Dans sa vie. Un pansement hein ? C’est elle qui m’en a parlé la première, mais elle ne se rend pas compte qu’elle en a simplement mis un autre. Qu’elle recherche l’approbation des autres pour exister au lieu de se l’accorder soi-même… Mais suis-je vraiment bien placé pour en parler ?

« Merci Izya, elle est magnifique. »

Je détache Shusui de ma taille et la pose devant elle, avant de chercher dans mes poches pour ajouter une lettre sur la fameuse lame.

« Peux-tu la confier à ma seconde, Mia, s’il te plaît ? Je n’en suis plus digne. Je lui explique dans cette lettre ce qu’elle doit en faire, mais si je lui demande directement elle me convaincrait de ne pas m’en séparer, que je ne raconte que des conneries. »

Et peut-être qu’elle n’aurait pas tout à fait tort. Mais pour une fois, je voudrais prendre une décision par moi-même et pour moi-même. Un jour, je reviendrais récupérer Shusui. Un jour.

« Si vous voulez bien m’excuser, j’ai besoin d’être un peu seul à présent. Buvez, savourez, c’est ma tournée. »

Ma manière de dire merci. Je lance quelques pièces sur la table et me lève. Mais avant de m’en aller, leur tournant malgré tout le dos, je lance une question qui n’attend pas de réponse.

« As-tu regardé derrière le schéma de la lame ? »

La lettre à son intention, la version finale en tout cas, se trouvait là depuis le début. Parce que je n’aurais pas eu la force de dire les mots en face, et peut-être même pas de lui donner le message. Alors il était caché, dissimulé, à l’image de ma vie. Un pansement pour camoufler autre chose. Mais il est des choses qu’un homme a dû mal à dire, des paroles difficiles à prononcer. Peut-être la fierté mal placée des hommes qui se refusent de se montrer vulnérable, fragile, … sincère ?

Je fuis sans attendre de réaction. De toute façon je ne peux l’entendre et elle est dans mon dos. Sourd à sa voix, aveugle à son visage. Ainsi je me retrouve encore une fois seul, à l’écart du festival, un peu en hauteur. Je prends du recul sur cette journée, sur tout ce qui s’est passé. J’essaie de comprendre, d’assimiler. Omiyage glisse naturellement entre mes doigts et d’une main à l’autre comme si je n’avais jamais perdu cette lame, cette partie de moi-même que je retrouve. Je suis seul, et pourtant ça n’est pas vrai. Mon regard est posé sur un lieu particulier du festival. J’en suis trop loin pour voir ce qui s’y passe et les personnes présentes. Et pourtant, j’ai la certitude au fond de moi qu’Izya et Red s’y trouvent. Je ne sais comment l’expliquer, mais je les ressens.

Très chère Izya,

Pardon et merci. Par où commencer ? Je suis désolé et reconnaissant en même temps. Et aussi : tu as raison et tort. Je ne sais pas m'exprimer. Tu ne devineras pas combien de feuilles ont été raturées, déchirées, recommencées avant celle-ci. Et peut-être qu'elle suivra le même chemin que les autres ? Je ne sais pas encore.

Je m'excuse, déjà, de passer par écrit. Je sais, c'est moi qui ai perdu l'ouïe, et ce serait une excuse que de dire que c'est juste pour mieux trouver les mots, pour préciser ma pensée. La vérité ? C'est que je suis un lâche qui ne supporte pas d'avoir cette discussion en face de toi. C'est ironique tu ne trouves pas ? J'ai bravé la mort bien des fois, et pourtant l'idée de dire ces mots, que tu les entendes, me tétanise davantage que mes cauchemars d'Impel Down. Oh je ne dis pas que tu es terrifiante. Ah, je m'exprime mal encore une fois. Je te l'ai dit : je ne sais pas faire...

En fait, quelque soit ta réaction, elle m'aurait fait mal. Que tu me souries et me rassures ou que tu m'insultes en crachant tes flammes. Même des regrets ou de la pitié. Car il est à la fois trop tard et trop tôt pour nous deux.

Tu as raison : nous étions le pansement l'un de l'autre. Je suis encore un peu perdu, je ne sais pas vraiment ce qui se cachait sous ce pansement, ou plutôt je n'ose pas le dire. Mais j'ai décidé d'arrêter de fuir. Ou plutôt : je ne peux plus le faire. C'est pour ça que je vais te demander de forger mon ancienne dague et que je vais abandonner Shusui, comme un serment fait à moi-même.
Tu as raison, et je m'en excuse : tu étais un pansement beaucoup trop important pour que je puisse le retirer, accepter l'idée qu'il s'en aille. Alors je suis allé jusqu'à prendre les armes contre toi, contre Red. Tout, je préférais tout à voir ce qu'il y a en moi. Je vois à présent cet immense gouffre, ce vide effroyable qui balafre mon âme. Mais sache que tu étais un pansement qui recouvrait la totalité de cet abime, qui comblait tout. Qui me comblait.
Et c'est là que tu as tort : dire que nous n'étions qu'un pansement n'est, au final, qu'un autre pansement. Une excuse pour tourner la page, pour se voiler la face. Est-ce que tout est factice pour la simple raison que nous en avions besoin ? Je ne pense pas. Pas complètement en tout cas. J'aurais pu choisir la mort à bien des reprises : tu le sais, tu m'en as empêché plusieurs fois. J'aurais pu choisir une autre femme, sans doute moins encline à sortir les crocs, à se plaindre, ou même à faire passer le chocolat avant moi. Mais non : de toutes les possibilités qu'offrent ce monde, c'est toi que j'ai rencontrée, avec toi que j'ai noué cette relation. Et tu es la seule.
Alors non, je ne suis pas d'accord, il y a du vrai dans ce que nous avons vécu. Comme il y a sans doute du faux aussi. Mais est-ce qu'il faut tout jeter pour autant ?

C'est ce que j'ai dit : il est à la fois trop tôt et trop tard pour répondre à cette question. Pour nous.
Pour moi en tout cas, réaliser le pansement n'enlève pas tout.
Je te remercie d'ailleurs. Pour tout. Pour notre histoire, nos promesses, nos moments, mais aussi pour nos disputes, nos conflits, et que tu m'aies ouvert les yeux sur moi-même.
Je souhaiterais que nous soyons de nouveau des étrangers pour nous rencontrer une nouvelle fois.

Mais il est trop tard, je le sais. Ou trop tôt ? Je ne sais pas.
Merci, merci. Merci.
Je vais essayer de faire face à cette blessure, de la panser plus sainement. Je suis désolé pour tout ce que tu as dû supporter. J'espère, je te souhaite, que tu parviendras aussi à trouver le mal dont j'étais le pansement, et que tu en guériras.

Ce jour où nous aurons soigné nos maux, où nous nous serons trouvés nous-mêmes,
Ce jour là, puissions nous retrouver à nouveau.

Ton pansement aimant,
Reyson