Nous voilà donc partis pour rejoindre la patrie de mon amie! L'itinéraire pour se rendre chez les Von Huckbein est des plus alambiqués. Héfy, notre princesse et chef d'équipe, nous explique que c'est un mal nécessaire pour éviter qu'elle ne soit la cible de l'Armée Révolutionnaire. De ce fait, discrétion et complication sont les maîtres-mots durant notre voyage. Et après pas loin d'une semaine de trajet, nous y voilà! Et je dois dire que je m'attendais à tout, sauf à ça. Red Line, la bande de roche qui sépare le monde en deux, voilà où nous sommes. Et on vogue droit vers ce mur! Et puis soudain, dans un vacarme assourdissant, j'entends la montagne qui se fend en deux, pour nous laisser passer. C'est impressionnant! Cette famille vit dans Red Line!
Le royaume troglodyte de Rokas est tout bonnement immense! Il s'agit d'un gigantesque réseau de galeries qui s'étend dans tout Red Line. Et à la tête de ce pays, la famille noble des Von Huckbein. Ils vivent là dedans depuis très longtemps et se sont enrichis grâce aux ressources minières. Et depuis le siècle dernier, ils ont commencé à se spécialiser dans la production d'armes, notamment pour la Marine. Heureusement, Héfy nous sert de guide, nous racontant l'histoire de son pays et nous montrant les lieux les plus beaux. Évidemment, pour moi, la caverne des cristaux arc-en-ciel ne peut pas m'émouvoir, mais apparemment, c'est un endroit magnifique. Enfin, il y a de quoi faire! Au bout d'un mois, on n'avait même pas vu la moitié de ce qu'il y avait à voir. Surtout le Manoir qui fait office de palais royal, mais qui est interdit aux gens de basse extraction. C'est étrange, mais c'est la première fois que je sens la noblesse de mon amie comme quelque chose qui nous sépare. A l'Académie, Héfy est comme nous, mais ici, c'est la Princesse Héphillia, et tous s'inclinent devant elle. Je dois avouer que je l'envie.
Et finalement, notre séjour sous terre se termine et on retourne à l'Académie. C'est étrange, mais bien que je ne puisse la voir, la clarté du jour m'a manqué. Et puis, vivre sous terre comme ça, je ne sais pas comment Héfy fait pour ne pas avoir peur que tout s'écroule. Et puis avoir en permanence l'écho de chaque son, c'est saoulant! Oui, finalement, en y mettant un peu de mauvaise foi, le royaume de Rokas ne casse pas trois pattes à un canard! Enfin, on embraye sur notre troisième année, et je dois bien avouer que le démarrage est rude. Après tout, on a passés nos deux mois de vacances à faire du tourisme et on a négligé l'entrainement. Du coup, on est à la peine pour la reprise. On doit donc mettre les bouchées doubles. Heureusement pour nous, on ne met pas trop longtemps pour se retrouver notre niveau. Et très vite la routine s'installe. Je reprends mes séances nocturnes, et j'ai toujours plaisir à participer aux soirées du Colonel. Mes excellents résultats me permettent même de faire quelques missions pour la Marine en dehors de l’Académie !
Et alors que le Vice-Amoral Snowfall est jugé coupable de haute trahison, que le Gouvernement Mondial fait de nouveau appel à des Corsaires, et que la Révolution pointe le bout de son nez, nos tours de garde du weekend changent. On ne va plus à Nibelheim, mais à Yukai, une grande ville portuaire tout à Nord de l'île. Malgré ses presque vingt mille âmes, l'endroit est paisible. Nos rondes consistent principalement à assister la garnison locale. Pour dire clairement, on leur permet de prendre leur weekend. Tout le monde est content. Et le temps file entre nos doigts comme de l'eau. Et les trois années suivantes s'écoulent sans incident notable.
Et puis un beau jour de Septembre 1620, on réalise qu'il y a de nouveaux habitants à Yukai. Une communauté d'hommes-poissons s'est installée. Une petite centaine d'individus. D'abord craintive, la population indigène adopte vite les nouveaux venus lorsqu'elle s'aperçoit des services qu'ils peuvent rendre. En effet, avec la force de dix hommes et la capacité à respirer sous l'eau, la pêche et bien d'autres activités s'en retrouvent grandement facilitées. Malheureusement, très vite des tensions apparaissent. Beaucoup d'humains reprochent aux habitants des profondeurs de leur prendre leur travail. Et malheureusement, ils n’ont pas totalement tort. Le hommes-poissons abattent bien plus de boulot que le locaux dans le même laps de temps. C'est une aubaine pour les patrons qui ne paient qu’un employé pour faire le job de cinq. Mais, dans le même temps, nos amis à branchies ne comprennent pas pourquoi ils sont payés si peu alors qu'ils sont bien plus efficaces qu'un humain.
Racisme et tensions sociales ne font pas bon ménage. Et, forts de leur majorité, les hommes s'empressent prendre des mesures ségrégationnistes. Séparation nette des deux races. Les hommes-poissons sont parqués dans un ghetto, et certains emplois leur sont interdits sous peine d'emprisonnement. Il en va de même pour la fréquentation de certains lieux, comme les bars, par exemple. Nous qui passons régulièrement dans les rues, on a rien vu au jour le jour, mais, quand on s'est mis à penser à ce qu'était cet endroit avant, on a eu l'impression que la ville s'est transformée en poudrière en l'espace de quelques mois. Moi, j'entends les murmures des humains quand ils voient Diego. Et je sens que mon ami fait ce qu'il peut pour rester maître de lui.
Et, un beau jour de Mars, le drame arriva. Le sol gelé craque sous nos pieds tandis qu'on fait notre ronde. Et soudain, on réalise qu'un attroupement s'est formé. On s'approche pour voir ce dont il s'agit et, la foule se disperse. Et je ne peux étouffer un cri d'horreur lorsque je réalise qu'un gamin homme-poisson gît là. Battu à mort.
J'avais déjà assisté au décès de quelqu'un, mais jamais auparavant je ne m'étais retrouvée face à un cadavre. C'est une chose bien étrange. Le corps ne dégage plus de chaleur, mais, en contrepartie il pue. Vraiment, pourtant, ça ne doit pas faire très longtemps qu'il est mort, mais ce gamin sent horriblement mauvais. Et puis, j'entends les pas pressés d'Héfy qui courent s'éloigner de la scène. Un bruit bien particulier m'indique que notre chef d’escouade n'a pas le cœur très bien accroché. Et alors que la princesse vide ses tripes sur le pavé, Wolfgang, notre tireur d'élite bègue, et Gaston l'apprenti médecin maladroit essaient tant bien que mal de dresser une sorte de cordon de sécurité afin de repousser les curieux qui commencent à affluer. Il faut vite prévenir la base. Et puis aussi, éloigner Diego avant qu'il n'explose. Les poings serrés, son rythme cardiaque s'accélère, après tout, lui aussi est un homme-poisson, c'est normal qu'il soit révolté par ce qu'il voit. Délicatement, je le prends par la main et ensemble on fend la foule en direction de la garnison, non sans avoir auparavant prévenu notre cheftaine de ce que l'on compte faire. Apparemment, cette dernière va mieux et nous donne sa bénédiction tandis qu'elle se presse de rejoindre le reste de la bande pour disperser la foule.
La base de Marine de Yukai est une sorte de vieille caserne. Une petite centaine d'hommes a la mission d'assurer la sécurité des braves gens. Le tout commandé par le Colonel Morris. Et c'est lui que nous allons voir. Il est vieux, très vieux. Et si on écoute la rumeur, il aurait largement passé l'âge de la retraite. Il aurait même été sur la fameuse Grand Line. Bref, un soldat émérite. Un homme qui est posté en garnison ici sans doute pour y couler calmement ses vieux jours. La nouvelle qu'on lui annonce ne l'émeut pas du tout. Il faut dire que durant sa longue carrière, il a du en voir des gens passer l'arme à gauche. Il dépêche une dizaine d'hommes ainsi que le médecin de la base pour sécuriser le lieu, enquêter sur ce drame, et aussi sortir la dépouille de ce malheureux gamin homme-poisson.
Et quand on revient, la situation est dramatique, apparemment, des hommes-poissons ont appris la chose et sont sur les lieux, prenant à partie mes amis restés là ainsi que la foule de badauds. Un des hommes tire un coup de feu en l'air afin d'attirer à lui toute l'attention, et aussi d'avoir un semblant de calme. En fait, l'attroupement se disperse assez vite. Il ne reste que les soldats, les gens des profondeurs et nous, les aspirants. Gaston et le médecin de la base discutent, apparemment la victime aurait été battue à mort. C'est affreux, quel genre de monstre peut s'acharner ainsi sur un enfant! Mais ce n'est pas le pire, selon le docteur, il y aurait plusieurs agresseurs. La main devant la bouche, je n'arrive pas a en croire mes oreilles, il faut absolument tirer cette histoire au clair! Si les hommes-poissons viennent à apprendre les conditions exactes du décès de cet enfant, ça risque fort de mal tourner.
C'est alors que je réalise que justement, les aquatiques ne sont plus là! C'est très mauvais! Immédiatement, on embarque le corps et on file à la base. On se doute que dans très peu de temps, une foule d'amis à branchies va battre le pavé et réclamer justice. Malheureusement pour nous, une fois au quartier général, on se retrouve avec la délicate mission d'attendre les hommes-poissons à la sortie de leur ghetto et de leur imposer de rester chez eux. Enfin, c'est surtout pour éviter qu'ils aillent se faire justice eux-mêmes! Parce que la chose mettrait sans nul doute la paisible petite ville de Yukai sans dessus dessous. Je me retrouve donc, avec le reste de mes amis, un fusil à la main, bloquant l'entrée du quartier des habitants de la mer. Enfin on n’est pas seuls, toute la garnison est de sortie! Et personne n'est tranquille. On sait tous que les hommes-poissons sont forts comme dix! Et même entrainés les braves soldats et nous appréhendons ce qu'il va se passer.
Ils arrivent. Et je sens les soldats trembler. Pourtant, Héfy à coté de moi qui me décrit la scène m'assure qu'ils ne sont pas armés. Seulement, ils sont largement assez forts pour ne pas en avoir besoin. Et c'est la raison pour laquelle personne n'est rassuré. On sent tous que la situation est très tendue, et qu’il ne suffirait de rien pour mettre le feu aux poudres. Alors quand un des manifestants se détache du groupe et nous demande de le laisser passer, toute notre attention se porte alors sur le Colonel Morris. Qui refuse poliment mais fermement. J'entends la grogne des hommes-poissons, et aussi les poignes se resserrer autour des armes de notre coté. La tension monte d'un cran. Je réalise alors que je suis en nage malgré la fraîcheur de la nuit. L'homme-poisson insiste, mais se heurte de nouveau à une réponse négative. Et cette fois-ci, la contestation est bruyante. On nous harangue, on nous invective, et même, quelques insultes fusent.
Et c'est là que je vois le métier des soldats. Ils encaissent tout sans broncher. Et de les sentir rester si calmes malgré la provocation est pour moi une source d'inspiration. Je suis admirative devant le sang froid et la discipline dont font preuve ces hommes! Je ne sais pas si ça a un rapport de cause à effet, mais les manifestants reculent. Malheureusement, ce n'est pas pour rentrer chez eux. En fait, ils prennent de l'élan. Comptent-ils sérieusement nous foncer dessus? Ou pire, sauter au dessus de notre barrage? C'est alors que la voix un Colonel se fait entendre. Il ordonne de mettre en joue la foule! Ses soldats obéissent comme un seul homme, mais, moi, je n'y arrive pas. Parce que je suis aveugle, mai surtout car ils ne sont pas armés. Il y a des femmes et des enfants! On ne peut quand même pas faire feu! Mais comme les hommes-poissons ne ralentissent pas, il dit le mot qui va faire basculer cette scène dans l'horreur.
Feu!
Les fusils tirent leur projectile de mort, fauchant les contestataires comme les blés. Et la situation dégénère. Certains fuient, et d'autres chargent. Les soldats dégainent des sabres et ... c'est une boucherie. J'entends tout, les coups, les cris, le sang qui coule. Je suis pétrifiée devant l'horreur qui se déroule devant moi. A mes côtés, Héfy vomit de la bile tandis que Gaston et Wolfgang ne sont pas de trop pour retenir Diego de frapper le Colonel Morris. Mais ce dernier n'a pas fini. D'une voix sans émotion, il commande.
Soldats, massacrez-les tous.
Pour la première fois de ma vie, je suis face à un dilemme moral. Je suis témoin d'une injustice. Mais, celle-ci est ordonnée par un de mes supérieurs. Que dois-je faire? Des hommes poissons se font massacrer alors qu'ils n'ont rien fait de mal. Et je ne peux rien faire pour les protéger! Moi qui m'étais engagée pour servir de bouclier entre les faibles opprimés et les puissants oppresseurs, je suis là, incapable de réagir, et même pire, de penser. Pétrifiée d'horreur, j'assiste impuissante à une épuration ethnique en bonne et due forme. La Marine, qui constituait pour moi un idéal de droiture et de justice, se retrouve souillée à jamais du sang de ces malheureux. J'entends leurs cris. Je les entends supplier pour leur vie. Et je ne fais rien. Puis soudain, Héfy me touche l'épaule et ça fait office d'électrochoc, je retrouve alors conscience de moi-même. On a des armes, et ce maudit Colonel n'est pas si loin de nous que ça. Les garçons lâchent Diego et comme un seul homme nous dirigeons tous nos fusils en direction du vieux Morris.
Arrêtez ça de suite! ordonne la princesse courroucée.
Ou sinon quoi? ironise le gradé. Vous allez me tuer? Non, je ne crois pas. Vous êtes trop jeunes, trop tendres pour prendre ma vie.
Il avance vers nous. Et je ne saurais dire comment, mais l'absolue certitude qu'il a qu'on ne lui tirera pas dessus me chamboule. Je tremble. Et de nouveau, j'ai l'impression que mon cerveau arrête de penser. Les autres sont comme moi. Immobiles. Je ne sais pas pourquoi j'hésite. Peut-être a-t-il raison. Je ne suis sans doute pas prête à tuer. En tous cas, un soldat "ami". Oui, ce doit être ça! S'il s'était agi d'une quelconque crapule, j'aurais tiré sans hésiter, mais là, c'est un colonel, un homme dont les hauts-faits de bravoure sont reconnus. Le doute s'insinue en moi. Et c'est une fois qu'il a presque la poitrine au bout de nos fusils qu'on réalise que le massacre est terminé et que nous sommes entourés de soldats qui nous mettent en joue.
Hé, mais attendez, nom d'une biscotte! Le méchant c'est lui!
Je me rends compte une fois que ces mots sont sortis de ma bouche à quels point ils traduisent ma naïveté. Ces soldats sont aux ordres du Colonel Morris depuis longtemps. Certainement bien avant que nous rentrions à l'Académie. Ils pensent sans doute comme lui et ne le trahiront pas si facilement.
Lâchez vos armes, aspirants. Vous savez que mes hommes n'hésiteront pas un instant à faire feu si je l'ordonne.
Laissez-tomber les gars. maugrée Héfy.
Et au moment où on lâche nos armes, ils fondent sur nous. Je ne sais pas trop ce qu'il se passe pour les autres, mais on me plaque violemment au sol et on me menotte sans ménagements. A tel point que je pense qu'ils m'ont démis l'épaule! Je crie de douleur, mais en seule consolation je reçois un coup de poing au visage qui coupe net toutes mes velléités de protestation. Les autres aussi reçoivent le même "traitement". A demi-consciente, je sens qu'on nous traine tous quelque part. On finit dans des sortes de cellules froides et humides. Certainement en sous-sol. J'émerge péniblement. J'ai mal à la mâchoire et à l'épaule gauche. Je sens les odeurs de mes amis. Héfy, Wolfgang et Gaston sont avec moi, dans une cage, tandis que Diego est dehors. Il se fait passer à tabac par cinq soldats. Je suis trop loin pour saisir précisément ce qu'il se passe, mais rien que le bruit des coups et ses gémissements me retournent le ventre.
Arrêtez, vous allez le tuer!
Tais-toi, sale monstre! T'es la suivante!
Je recule machinalement au fond de la geôle. Au bout de je ne sais combien de temps, ils jettent mon ami dans la cellule comme s'il s'agissait d'un déchet. Ils viennent pour moi, je le sais, mes amis aussi et font barrage du mieux qu'ils peuvent. Mais, avec des menottes, ce n'est pas facile d'opposer une résistance significative. Je suis trainée par les cheveux et une fois dehors, on me roue de coups. Depuis nos débuts à l'Académie, on nous a fait travailler notre condition physique et on nous a enseigné les techniques de combat. On sait comment donner des coups. Mais pas comment les encaisser. Cet apprentissage accéléré, je m'en serais bien passée. Et après une heure de bastonnade, j'ai l'impression que mon visage n'est plus qu'une énorme boursouflure tuméfiée, j'ai mal partout, et au fond de moi, j'ai bien peur de passer de vie à trépas ici. Je ne sais même pas si on est le jour où la nuit. Nos seuls repères, c'est quand Diego et moi servons de punching-ball. A la quatrième "séance", j'ai cessé de lutter, j'en ai marre, j'ai trop mal. J'aimerais juste qu'ils me collent une balle en pleine tête et que ce calvaire se termine. A la huitième, j'ai l'impression que je ne sens plus la douleur. Comme si mon corps, pour m'éviter de devenir folle, avait coupé l'afflux nerveux. Ils tapent, mais ça ne me fait plus rien. C'est comme si j'étais devenue étrangère à moi-même. Une sorte d'expérience transcendantale. Je perds petit à petit toute attache au réel, je sombre dans une espèce de coma. Pourtant, j'entends ce qu'il se passe autour de moi. Diego, qui est dans un état pire que le mien. Héfy, Gaston et Wolfgang qui essaient tant bien que mal de nous protéger. Et puis, des éclats de voix, le Colonel Farlane? Je ne suis pas en mesure de comprendre. J'entends une voix me dire que tout va bien, que c'est fini. Soulagée, je me laisse aller et je tombe dans un profond sommeil.
Je me réveille dans un dispensaire. Ça commence à devenir une mauvaise habitude! J'ai la tête qui tourne, la bouche pâteuse et recouverte d'un goût de fer. Je déteste les infirmeries. Ça sent l'éther et le désinfectant. Et puis surtout, là, j'ai l'impression qu'un troupeau d'éléphants à dansé toute la nuit sur moi. Je me sens cassée. J'essaie bien de me redresser et de quitter le lit, mais rien que de tenter me fait atrocement souffrir. Résignée à rester allongée, j'essaie de faire attention à mon environnement. Où suis-je? Je ne sais pas trop, mais, en aiguisant mon ouïe, j'entends des bruits du dehors. Le hululement d'une chouette et le crissement d'insectes nocturnes m'indique qu'on doit être en plein milieu de la nuit. Mais, quand, je l'ignore. Il y a aussi plusieurs respirations. Je crois que sur le lit voisin du mien, il s'agit de Diego. Je pense reconnaitre la personne qui dort sur une chaise non loin de moi, mais je ne suis pas certaine, et puis surtout, une immense fatigue m'envahit et je retombe dans les bras de Morphée.
J'émerge à nouveau, et cette fois, c'est bien le gazouillis matinal des oiseaux que j'entends. Je sens même la douce chaleur de l'astre solaire sur ma peau. Cette sensation, j'ai l'impression que ça fait si longtemps que je ne l'ai pas ressentie. Puis soudain, c'est le choc, une torpille humaine me percute sans prévenir!
Jeska t'es vivante!
Plus pour longtemps... gémis-je.
On était tous si inquiets!
Et là, j'ai le droit au récit d'Héphillia qui me bourre le crâne d'informations. C'est beaucoup pour mon pauvre petit cerveau qui vient tout juste de se réveiller, mais bon, je ne peux lui en vouloir, je vois bien, à son débit de parole, que tout ça lui brûle les lèvres. J'apprends donc qu'on doit notre salut qu'à l'intervention du Colonel Farlane qui s'est étonné de nous voir manquer l'appel du Lundi matin. Il a contacté le Colonel Morris mais son explication lui a semblé louche. De ce fait, il a demandé à certains de ses amis (je suis certaine qu'il s'agit de ceux qui assistent à ses soirées privées) de venir en renfort. Du coup, avec l'avantage du nombre, ils ont pris le contrôle de la garnison de Yukai et nous ont libérés. Quant aux soldats de la garnison, ils ont tous été mis aux arrêts. Apparemment, après enquête, ils feraient tous partie d'une sorte de groupe clandestin "Les Chevaliers du Purgatoire" qui a pour but de "nettoyer" la Marine de tous ses éléments non-humains, mais aussi sous couvert du maintien de l'ordre, de pratiquer des épurations ethniques comme on a pu en être témoins. D'ailleurs, en parlant de témoignage, celui de la Princesse Héphillia Von Huckbein héritière du royaume de Rokas a pesé lourd dans la balance. Elle m'assure donc que tout ça est bel et bien fini, mais moi, je ne partage pas son enthousiasme, j'ai l'impression que nous avons eu affaire qu'à la partie émergée de l'iceberg et qu'on en a pas fini avec ces types.
Une fois que la nobliaude a fini de me transmettre les dernières nouvelles, Gaston, Wolfgang et le médecin de la caserne arrivent. Et après un assommant bilan de santé, je comprends que je ne suis pas en pleine forme. Il va donc falloir que je me ménage afin de guérir correctement. Seulement à moins de trois mois des examens qui valideront nos années à l'Académie, passer ne serait-ce qu'une semaine à garder le lit me parait être une perte de temps dont je pourrais bien me passer. Mais bon, je fais mine d’obtempérer pour avoir la paix. Après tout, je peux faire le mur et m'entrainer en cachette. C'est d'ailleurs ce que je fais! Diego sort du coma deux jours plus tard, et apparemment, il est déjà apte au service. Les hommes-poissons sont vraiment des forces de la nature! Je comprends qu'ils puissent inspirer la crainte. Ho, nom d'une biscotte! Quelle pensée horrible je viens d'avoir! Je secoue la tête de gauche à droite comme pour essayer de chasser cette idée nauséabonde de mon esprit. Mais au final, je me fais juste mal aux cervicales. C'est mon ami, on est dans la même équipe. Je n'ai aucune raison d'avoir peur de lui. Et pourtant, j'ai toujours maudit le fait qu'il soit avantagé physiquement de part sa nature d'homme-poisson. Du coup, est-ce que ça fait de moi une personne raciste? Comme ces fanatiques du tout-humain? J'ai soudain l'impression d'avoir découvert quelque chose sur moi-même qui ne m'enchante pas. Je ne suis sans doute pas une personne aussi "droite" que je le pensais. Et, en y réfléchissant bien, j'ai toujours eu ce sentiment étrange qu'il y a en moi un conflit. Une lutte entre la personne que je veux être et celle que je suis au fond de moi. Cependant, je ne peux pas me permettre de douter maintenant. Si près du but. Je chasse ces sombres pensées et je me laisse aller à un sommeil sans rêves.
La semaine suivante, j'entame avec le reste de l'équipe la dernière ligne droite vers la fin de notre cursus. On s'entraîne comme des fous pour les examens physiques, mais aussi, et c'est ce qui me fait le plus peur, on doit réviser les épreuves théoriques!
Les examens sont passés si vite. J'ai du mal à croire que je me suis autant mis la pression pour quelque chose d'aussi simple. L'épreuve physique, un simple parcours du combattant n'a été pour moi qu'une formalité. Je finis seconde sans forcer, derrière Diego. Depuis que j'ai renoncé à le dépasser, je suis plus sereine et moins amère vis à vis de sa nature d'homme-poisson. Et mine de rien, ça me soulage. Je dois bien avouer que j'avais peur d'être une de ces saletés de racistes! Enfin, là n'est pas le plus important, car après l'examen physique, vient le test écrit. Enfin, pour moi, ce sera un oral. Avec le Colonel Farlane en personne! Heureusement, au vu du nombre de soirées que j'ai passé en sa compagnie (et celle de ses amis), je ne suis plus du tout intimidée par le personnage! Au contraire, je suis parfaitement à l'aise. Et je pense avoir cartonné! En somme, je retrouve les autres dans la cours intérieure le sourire aux lèvres. Rapidement, on discute de nos performances. Je suis plus qu'optimiste quant à notre succès. Plus le temps passe, et plus on relâche la pression. On se détend au fur et à mesure que les autres aspirants nous rejoignent. Tous ne sont pas aussi sereins que nous, malheureusement. Enfin, une fois l'épreuve écrite finie, le Colonel nous rejoint et annonce.
Bonsoir aspirants. le silence se fait Vos résultats vous seront communiqués la semaine prochaine, lors d'une soirée spéciale. Votre bal d'admission! Ce n'est rien de plus qu'une version plus huppée des soirées que nous organisons à la fin de chaque année. Il est donc impératif de venir en robe de soirée pour les dames et en costume pour les hommes. Et bien que ce ne soit pas une obligation en soi, vous pouvez venir accompagnés. Si ce sont des personnes extérieures à la base, il faudra me les signaler au plus tard Vendredi. Sur ce, je vous laisse, j'ai une liasse de copie à corriger, bonne soirée!
Et voilà que le gradé prend congé, me laissant avec une question que je pose à haute voix.
Pourquoi on viendrait accompagnées?
Pour le bal, bougre d'andouille! Il faut un cavalier pour le bal! me répond Héfy sur le ton de l’évidence.
J'ai donc le droit à une explication détaillée de la chose. On va toujours au bal accompagné. D'une personne du sexe opposé. Dans le cas contraire, c'est très mal vu. Et on y danse. Nom d'une biscotte, c'est affreux! Ma pensée s'échappe alors de ma bouche.
Mais je ne sais pas danser, et pire encore! Je n'ai pas de cavalier!
Soudain, la pression remonte. Je me dis que tout ça, c'est pire que les examens! Comment apprendre à danser convenablement en moins d'une semaine! Et en plus, je dois trouver un cavalier! Misère de misère! Immédiatement, je pense à Phoenix, mais je ne pense pas que ce dernier soit disponible. Et même s'il l'était, il hait bien trop la Marine pour oser se pointer à une de leurs soirées. Devant mon désarroi, Héfy prends les devants.
Dis, Wolgang, ça te dirait d'être mon cavalier? Et toi, Diego, ça te branche d'y aller avec Jeska?
Deux "oui" plus tard, on avait nos cavaliers. Ce qui m'enlevait un grand poids! Mais je ne sais toujours pas danser, et je suis mortifiée à l'idée de me couvrir de ridicule lors du bal! Heureusement, Héfy, en bonne noble connait les danses de salon et me propose gentiment de m'aider! On se retrouve donc dans la grand-salle, à la nuit tombée. Je l'entends arriver, le pas décidé, mais c'est le son de sa voix qui m'indique qu'elle est ravie.
Alors, Jes', t'es prête à danser?
Franchement, pas trop... réponds-je timidement.
Bon, je ne vais pas t'apprendre toutes les danses. Il y en a trop et nous, on a trop peu de temps pour ça. Par contre, je vais t'en apprendre trois. Le paso doble, qui est la danse de South Blue, et en plus elle est assez simple. Par contre tu ne couperas pas à la valse et au tango, plus difficiles, certes, mais ce sont des incontournables.
Je dois avouer qu'Hephy est un excellent professeur. Et bien que pour moi le vocable spécifique à la danse reste une langue étrangère, j'arrive en une soirée à maitriser suffisamment les pas du paso doble pour réussir à m'amuser un peu. Enfin, ce qui pour moi est un exploit ne l'est pas tant que ça pour mon enseignante. En effet, j'ai mis quatre heures à assimiler les pas alors qu'il faut normalement que deux. Le lendemain soir, on attaque la valse. Et je constate qu'en effet, ce sera plus dur de bien pratiquer cette danse-ci. Mais au bout de deux soirées d'efforts, je me débrouille suffisamment pour ne pas me couvrir de ridicule. Et enfin on attaque le tango. Et là, je dois dire que c'est une horreur. Je n'arrête pas de choir. Mais finalement, je réussis à me familiariser suffisamment avec les mouvements. Je suis plus que ravie. Certes, Héphy trouve que je manque de grâce et d'aisance, mais, selon elle, ce sont des choses qui viennent avec la pratique. Enfin, je n’espère pas. Parce que la danse s'apparente plus à de la torture en talons hauts qu'à un loisir pour moi.
D'ailleurs, le problème de la robe s'est aussi posé. Heureusement, la nobliaude possède une garde-robe suffisamment fournie pour qu'elle puisse me dépanner. Et surtout, on a approximativement le même gabarit. Elle se propose même de me maquiller un peu. Apparemment, ça sublimerait ma beauté naturelle. Enfin, je pensais que ce genre de choses me ferait ni chaud ni froid, vu que je suis aveugle, mais en fait, je réalise que j'aime bien être complimentée sur mon physique.
Alors quand le grand soir arrive et que je sors dans la magnifique robe d'Hefy, j'ai les oreilles aux aguets. Et je les entends. Les commentaires des hommes. Certains sont un peu graveleux, mais je m'en fiche. Apparemment, cette tenue me rend canon! J'ai même vent de ce que disent les filles vertes de jalousie. Et je jubile! Mais ce qui me fait le plus plaisir, c'est quand Diego arrive, et que je prends ce bras qu'il me tend. Et que le silence se fait.
Ce soir, c'est mon soir!
C'est vraiment trop le pied d'être au centre de l'attention! Bien évidemment, quelques langues de vipères persiflent, pensant que je ne les entends pas. Mais je m'en fiche! Elles sont justes jalouses! En plus Diego est un cavalier des plus charmants! Galant et prévenant, j'ai l'impression d'être une sorte de Cendrillon. Princesse d'un soir, je ne boude pas mon plaisir. Installée dans un coin avec Héfy et Wolfgang qui sont aussi très beaux apparemment, on attend les résultats de l'examen final. Gaston ne tarde pas à nous y rejoindre avec sa cavalière. Et après quelques dizaines de minutes d'attente, le verdict finit par tomber.
Le Colonel Farlane fait son apparition, et impose le silence par sa seule présence. Il se dirige vers une petite estrade placée devant l'orchestre qui va animer la soirée. Il s'éclaircit la voix et prend la parole.
Bonsoir. Je vais annoncer les aspirants reçus par ordre d'admission. A l'appel de votre nom, veillez me rejoindre et je vous donnerai votre diplôme ainsi qu'un sabre. Premier admis et Major de la promotion : Diego Lamprey.
J'applaudis chaleureusement en même temps que l'assemblée tandis que mon cavalier va chercher les preuves qu'il a bien été reçu. Il me revient quelques secondes plus tard avec son arme d'apparat et un bout de papier. Je dois cependant avouer qu'autant je suis contente pour lui, autant je suis dégoutée de ne pas être première. En fait, depuis l'examen d'entrée, j’ai toujours été major de la promotion, travaillant mes capacités physiques en secret pour dépasser l’homme-poisson. Force est de constater que je ne suis pas la seule qui a mis les bouchées doubles pour rattraper son retard. Quelle déception, non seulement je n’ai pas réussi mon objectif, mais en plus, je me suis faite coiffer au poteau. Pourtant, le Colonel cite mon nom en second. Des applaudissements, et une chaleureuse poignée de main plus tard, je me retrouve moi aussi avec un sabre dans la main droite et un bout de papier dans la gauche. Lentement, je rejoins mes amis qui me congratulent à leur tour. Et tandis que les noms continuent de tomber, Diego me prend à part.
Hé Jeska, ça ne va pas? Tu tires une de ces tronches? me demande-t-il avec son fameux accent hispanique.
Non, je t'assure que je vais bien.
Tu mens mal ,Jeska. Je sais ce qui ne va pas.
Ha bon?
Bien sûr! Je ne suis pas idiot! Je sais que tu partais t'entrainer la nuit. Tu crois que tu as fait beaucoup d'effort pour rien, mais c'est faux! Aujourd’hui, tu es bien plus proche dé moi que tu ne l'étais au début. Il n'y a pas de honte à être juste seconde!
Je te remercie, je vois que tu me connais bien. En effet, je suis un peu amère de ne pas t'avoir rattrapée. Mais ce qui est fait est fait. Ça appartient au passé maintenant. J'ai donné mon maximum, je n'ai aucun regret à avoir. Et puis, dans le fond, ça ne me gène pas tant que ça d'être deuxième si c'est toi le premier!
Je lui souris, comme pour lui montrer que cette histoire et bel et bien finie. Je n'ai aucune raison de me lamenter d'avantage sur mon sort. Comme je l'ai si bien dit, j'ai fait de mon mieux, et ça n'a pas été suffisant. Il n'y a aucune rancœur à nourrir. Et surtout aucune raison de gâcher son moment de gloire avec ma fierté mal placée. C'est alors que le Colonel reprend la parole.
Et voilà, c'est fini! Messieurs dames, je suis très fier de vous annoncer que vous êtes tous reçus!
Une immense clameur accueille cette nouvelle.
Et maintenant, comme le veut la tradition, c'est au Major de la promotion d'ouvrir le bal. Jeska, Diego, c'est à vous!
Pour la première fois de ma vie, je les sens. Ces d’innombrables paires d'yeux qui se braquent sur moi. Et sur l'homme-poisson. Je sens mon sang affluer vers mon visage, mes jambes devenir toutes cotonneuses. J'ai le trac! Danser, avec juste Héfy, et sans personne autour, ce n'est pas la même chose que d'ouvrir un bal. Je sens que je ne vais pas y arriver. Apparemment, Diego perçoit ma détresse et me glisse simplement au creux de l'oreille.
Ne t'occupe pas d'eux. Valse juste avec moi.
Il me tend alors son bras que je saisis sans doute un peu trop fermement. Mais mon ami à bien trop d'élégance pour ne serait-ce que geindre et me le faire remarquer. On s'avance lentement au centre de la piste, l'orchestre commence à laisser s’échapper quelques notes. J'inspire et j'expire profondément. La valse, ce n'est pas très compliqué, il suffit juste de bien respecter les trois temps et puis, c'est à l'homme de mener, moi, j'ai juste à bien suivre et tout devrait aller pour le mieux. Et je dois bien avouer que le Diego, il connait rudement bien son affaire! Alors on danse. D'abord doucement, mon cavalier accélère le rythme au fur et à mesure que je prends de l'assurance. C'est étrange comme sensation. Je sais qu'avec Diego nous ne sommes pas seuls. Et pourtant, malgré ma sphère perceptive, j'ai l'impression qu'il n'y a plus que lui. La nuit, l'orchestre, les autres, tout ça disparait progressivement. Pour ne laisser que nous en train de danser. J'ai le sentiment que je partage plus d'intimité avec mon ami lors de cette valse que durant nos six années d'Académie. Malgré la fraîcheur de la nuit, je sens une douce chaleur se répandre en moi. Ça part de mon ventre et ça se diffuse dans tout mon être. Je suis bien. Comme lorsque je resquille quelques minutes de sommeil en plus, emmitouflée sous de bonnes grosses couvertures bien douillettes. Et soudain, je ne sens plus le sol sous mes pieds. Je ne me suis pas mise à léviter, rassurez-vous, mais cette sensation d'apesanteur est terriblement grisante. Et puis, la musique s’arrête et c'est comme si je tombais d'un peu trop haut. J'en ai le souffle coupé pendant quelques instants, et puis, je reprends ma respiration en même temps que mes esprits.
Je ressens alors le besoin pressant de me rafraîchir parce que j'ai l'impression que la température est montée de quelques degrés, là. Je suis un tantinet confuse. Je marche comme si j'étais ivre alors que je n'ai strictement rien bu d'alcoolisé. Heureusement, Héfy m'aide à m'éclipser avant que Diego ne se rende compte de mon état. Elle me guide jusqu'aux toilettes. Et là, je peux enfin m'asperger le visage avec de l'eau bien fraîche. Je me dis naïvement que ça m'aidera à refroidir la mécanique. Mais je me fais vite enguirlander par mon amie : j'ai complètement oubliée que j'étais maquillée! Du coup, il y a tout à refaire! Toute penaude de m'être fait tirer les oreilles par la noble, je me fige alors qu'elle me repoudre la face.
Bon, Jes', ça va? Tu as l'air toute chose. s’inquiète mon amie.
Je ne sais pas trop ce qui m'arrive, je crois que je couve une gastro, j'ai le ventre en vrac!
Alors comme ça, madame Sainte-Nitouche est une femme comme une autre. lance-t-elle d’un air taquin.
Je te demande pardon ?
Tu n’es pas malade, Jes’, c'est juste tes œstrogènes qui sortent d'hibernation!
Mes quoi?
Tes œstrogènes, tes hormones de femme!
Tu connais le nom de tes hormones, toi?
Pas toi?
Bah, tu sais, je ne connais pas le nom de mes parents, alors...
N’empêche que tu craques pour Diego!
Que nenni! J'ai déjà un amoureux! protesté-je.
Et il est au courant?
Ben, pas encore... quand je le rencontrerai à nouveau, je le lui dirai! … hé, mais tu te fichais de moi en fait!
Hi hi hi! Enfin, si tu tiens à ton amoureux, évite de danser un tango avec Diego, conseil d'amie.
Pourquoi ça?
Parce que le tango des hommes-poissons est bien plus sensuel que le notre. Si tu te laisse embarquer là-dedans, ta petite culotte volera ce soir!
Elle m'explique alors que le tango des hommes-poissons, plus communément connu sous le nom de lambada, est une danse interdite, car peu d'humains sont capables de résister à la sensualité de cette danse. Et que malgré la grande tolérance du Gouvernement Mondial envers les différentes races, les hybrides, eux, sont difficilement acceptés. Et de ce fait tout procédé qui facilite la création de métis est proscrit. Moi, je me dis que tout ça est un peu trop galvaudé, une danse interdite, rien que ça! Cette Hefy, qu'est-ce qu'elle n'irait pas inventer pour pas que je lui vole la vedette! Bien évidemment, je ne lui dis rien de tout ça, lorsque je sors des toilettes, fraîche comme une rose au petit matin, c'est tout naturellement que je cherche mon cavalier et que je me pends à son bras.
Quelques minutes plus tard, le groupe annonce un tango. Je me souviens bien du conseil d'Héphillia, mais je ne sais pas pourquoi, j'ai furieusement envie d'essayer. Un peu comme ces papillons de nuit, inexorablement attirés par les flammes. Moi, je suis comme aimantée par Diego. Lui, il doute, me demande de confirmer. J’acquiesce. De la tête dans un premier temps, puis oralement ensuite, comme pour me convaincre moi-même. On avance doucement au centre de la piste, et je me mets en position. Seulement, ce que je ne sais pas c'est que la lambada se danse bien plus près du corps de son partenaire, alors quand Diego plie légèrement les genoux et cale sa main dans le creux de mes reins pour me plaquer contre lui, je sais que j'ai fait une grosse bêtise. Bassin contre bassin, cette danse est bien trop charnelle pour moi. Ces fichues hormones dont j'ignorais l'existence il y a à peine une heure sont en train de me rendre folle. J'ai des envies pas catholiques qui me traversent l'esprit. Éloignez les enfants! Ce n'est plus pour eux! Le papillon s'est trop approché de la flamme, il s'est brûlé les ailes... Je suis sur le point de succomber, de m'abandonner corps et âme, quand soudain, une déflagration se fait entendre.
Le bruit caractéristique d'un tir de canon! Un sifflement qui se fait de plus en plus strident. L'espace d'une seconde, on se fige tous. Comme si le temps s'était arrêté. Personne ne semble réaliser ce qu'il se passe et pourtant, c'est bien là. Un obus vient se fracasser à quelques mètres de Diego et moi. Je nous sens quitter le sol, et pas de la façon dont j'espérais le faire il y a juste quelques secondes. Je comprends alors la réalité de la chose.
On est attaqués!
Le royaume troglodyte de Rokas est tout bonnement immense! Il s'agit d'un gigantesque réseau de galeries qui s'étend dans tout Red Line. Et à la tête de ce pays, la famille noble des Von Huckbein. Ils vivent là dedans depuis très longtemps et se sont enrichis grâce aux ressources minières. Et depuis le siècle dernier, ils ont commencé à se spécialiser dans la production d'armes, notamment pour la Marine. Heureusement, Héfy nous sert de guide, nous racontant l'histoire de son pays et nous montrant les lieux les plus beaux. Évidemment, pour moi, la caverne des cristaux arc-en-ciel ne peut pas m'émouvoir, mais apparemment, c'est un endroit magnifique. Enfin, il y a de quoi faire! Au bout d'un mois, on n'avait même pas vu la moitié de ce qu'il y avait à voir. Surtout le Manoir qui fait office de palais royal, mais qui est interdit aux gens de basse extraction. C'est étrange, mais c'est la première fois que je sens la noblesse de mon amie comme quelque chose qui nous sépare. A l'Académie, Héfy est comme nous, mais ici, c'est la Princesse Héphillia, et tous s'inclinent devant elle. Je dois avouer que je l'envie.
Et finalement, notre séjour sous terre se termine et on retourne à l'Académie. C'est étrange, mais bien que je ne puisse la voir, la clarté du jour m'a manqué. Et puis, vivre sous terre comme ça, je ne sais pas comment Héfy fait pour ne pas avoir peur que tout s'écroule. Et puis avoir en permanence l'écho de chaque son, c'est saoulant! Oui, finalement, en y mettant un peu de mauvaise foi, le royaume de Rokas ne casse pas trois pattes à un canard! Enfin, on embraye sur notre troisième année, et je dois bien avouer que le démarrage est rude. Après tout, on a passés nos deux mois de vacances à faire du tourisme et on a négligé l'entrainement. Du coup, on est à la peine pour la reprise. On doit donc mettre les bouchées doubles. Heureusement pour nous, on ne met pas trop longtemps pour se retrouver notre niveau. Et très vite la routine s'installe. Je reprends mes séances nocturnes, et j'ai toujours plaisir à participer aux soirées du Colonel. Mes excellents résultats me permettent même de faire quelques missions pour la Marine en dehors de l’Académie !
Et alors que le Vice-Amoral Snowfall est jugé coupable de haute trahison, que le Gouvernement Mondial fait de nouveau appel à des Corsaires, et que la Révolution pointe le bout de son nez, nos tours de garde du weekend changent. On ne va plus à Nibelheim, mais à Yukai, une grande ville portuaire tout à Nord de l'île. Malgré ses presque vingt mille âmes, l'endroit est paisible. Nos rondes consistent principalement à assister la garnison locale. Pour dire clairement, on leur permet de prendre leur weekend. Tout le monde est content. Et le temps file entre nos doigts comme de l'eau. Et les trois années suivantes s'écoulent sans incident notable.
Et puis un beau jour de Septembre 1620, on réalise qu'il y a de nouveaux habitants à Yukai. Une communauté d'hommes-poissons s'est installée. Une petite centaine d'individus. D'abord craintive, la population indigène adopte vite les nouveaux venus lorsqu'elle s'aperçoit des services qu'ils peuvent rendre. En effet, avec la force de dix hommes et la capacité à respirer sous l'eau, la pêche et bien d'autres activités s'en retrouvent grandement facilitées. Malheureusement, très vite des tensions apparaissent. Beaucoup d'humains reprochent aux habitants des profondeurs de leur prendre leur travail. Et malheureusement, ils n’ont pas totalement tort. Le hommes-poissons abattent bien plus de boulot que le locaux dans le même laps de temps. C'est une aubaine pour les patrons qui ne paient qu’un employé pour faire le job de cinq. Mais, dans le même temps, nos amis à branchies ne comprennent pas pourquoi ils sont payés si peu alors qu'ils sont bien plus efficaces qu'un humain.
Racisme et tensions sociales ne font pas bon ménage. Et, forts de leur majorité, les hommes s'empressent prendre des mesures ségrégationnistes. Séparation nette des deux races. Les hommes-poissons sont parqués dans un ghetto, et certains emplois leur sont interdits sous peine d'emprisonnement. Il en va de même pour la fréquentation de certains lieux, comme les bars, par exemple. Nous qui passons régulièrement dans les rues, on a rien vu au jour le jour, mais, quand on s'est mis à penser à ce qu'était cet endroit avant, on a eu l'impression que la ville s'est transformée en poudrière en l'espace de quelques mois. Moi, j'entends les murmures des humains quand ils voient Diego. Et je sens que mon ami fait ce qu'il peut pour rester maître de lui.
Et, un beau jour de Mars, le drame arriva. Le sol gelé craque sous nos pieds tandis qu'on fait notre ronde. Et soudain, on réalise qu'un attroupement s'est formé. On s'approche pour voir ce dont il s'agit et, la foule se disperse. Et je ne peux étouffer un cri d'horreur lorsque je réalise qu'un gamin homme-poisson gît là. Battu à mort.
J'avais déjà assisté au décès de quelqu'un, mais jamais auparavant je ne m'étais retrouvée face à un cadavre. C'est une chose bien étrange. Le corps ne dégage plus de chaleur, mais, en contrepartie il pue. Vraiment, pourtant, ça ne doit pas faire très longtemps qu'il est mort, mais ce gamin sent horriblement mauvais. Et puis, j'entends les pas pressés d'Héfy qui courent s'éloigner de la scène. Un bruit bien particulier m'indique que notre chef d’escouade n'a pas le cœur très bien accroché. Et alors que la princesse vide ses tripes sur le pavé, Wolfgang, notre tireur d'élite bègue, et Gaston l'apprenti médecin maladroit essaient tant bien que mal de dresser une sorte de cordon de sécurité afin de repousser les curieux qui commencent à affluer. Il faut vite prévenir la base. Et puis aussi, éloigner Diego avant qu'il n'explose. Les poings serrés, son rythme cardiaque s'accélère, après tout, lui aussi est un homme-poisson, c'est normal qu'il soit révolté par ce qu'il voit. Délicatement, je le prends par la main et ensemble on fend la foule en direction de la garnison, non sans avoir auparavant prévenu notre cheftaine de ce que l'on compte faire. Apparemment, cette dernière va mieux et nous donne sa bénédiction tandis qu'elle se presse de rejoindre le reste de la bande pour disperser la foule.
La base de Marine de Yukai est une sorte de vieille caserne. Une petite centaine d'hommes a la mission d'assurer la sécurité des braves gens. Le tout commandé par le Colonel Morris. Et c'est lui que nous allons voir. Il est vieux, très vieux. Et si on écoute la rumeur, il aurait largement passé l'âge de la retraite. Il aurait même été sur la fameuse Grand Line. Bref, un soldat émérite. Un homme qui est posté en garnison ici sans doute pour y couler calmement ses vieux jours. La nouvelle qu'on lui annonce ne l'émeut pas du tout. Il faut dire que durant sa longue carrière, il a du en voir des gens passer l'arme à gauche. Il dépêche une dizaine d'hommes ainsi que le médecin de la base pour sécuriser le lieu, enquêter sur ce drame, et aussi sortir la dépouille de ce malheureux gamin homme-poisson.
Et quand on revient, la situation est dramatique, apparemment, des hommes-poissons ont appris la chose et sont sur les lieux, prenant à partie mes amis restés là ainsi que la foule de badauds. Un des hommes tire un coup de feu en l'air afin d'attirer à lui toute l'attention, et aussi d'avoir un semblant de calme. En fait, l'attroupement se disperse assez vite. Il ne reste que les soldats, les gens des profondeurs et nous, les aspirants. Gaston et le médecin de la base discutent, apparemment la victime aurait été battue à mort. C'est affreux, quel genre de monstre peut s'acharner ainsi sur un enfant! Mais ce n'est pas le pire, selon le docteur, il y aurait plusieurs agresseurs. La main devant la bouche, je n'arrive pas a en croire mes oreilles, il faut absolument tirer cette histoire au clair! Si les hommes-poissons viennent à apprendre les conditions exactes du décès de cet enfant, ça risque fort de mal tourner.
C'est alors que je réalise que justement, les aquatiques ne sont plus là! C'est très mauvais! Immédiatement, on embarque le corps et on file à la base. On se doute que dans très peu de temps, une foule d'amis à branchies va battre le pavé et réclamer justice. Malheureusement pour nous, une fois au quartier général, on se retrouve avec la délicate mission d'attendre les hommes-poissons à la sortie de leur ghetto et de leur imposer de rester chez eux. Enfin, c'est surtout pour éviter qu'ils aillent se faire justice eux-mêmes! Parce que la chose mettrait sans nul doute la paisible petite ville de Yukai sans dessus dessous. Je me retrouve donc, avec le reste de mes amis, un fusil à la main, bloquant l'entrée du quartier des habitants de la mer. Enfin on n’est pas seuls, toute la garnison est de sortie! Et personne n'est tranquille. On sait tous que les hommes-poissons sont forts comme dix! Et même entrainés les braves soldats et nous appréhendons ce qu'il va se passer.
Ils arrivent. Et je sens les soldats trembler. Pourtant, Héfy à coté de moi qui me décrit la scène m'assure qu'ils ne sont pas armés. Seulement, ils sont largement assez forts pour ne pas en avoir besoin. Et c'est la raison pour laquelle personne n'est rassuré. On sent tous que la situation est très tendue, et qu’il ne suffirait de rien pour mettre le feu aux poudres. Alors quand un des manifestants se détache du groupe et nous demande de le laisser passer, toute notre attention se porte alors sur le Colonel Morris. Qui refuse poliment mais fermement. J'entends la grogne des hommes-poissons, et aussi les poignes se resserrer autour des armes de notre coté. La tension monte d'un cran. Je réalise alors que je suis en nage malgré la fraîcheur de la nuit. L'homme-poisson insiste, mais se heurte de nouveau à une réponse négative. Et cette fois-ci, la contestation est bruyante. On nous harangue, on nous invective, et même, quelques insultes fusent.
Et c'est là que je vois le métier des soldats. Ils encaissent tout sans broncher. Et de les sentir rester si calmes malgré la provocation est pour moi une source d'inspiration. Je suis admirative devant le sang froid et la discipline dont font preuve ces hommes! Je ne sais pas si ça a un rapport de cause à effet, mais les manifestants reculent. Malheureusement, ce n'est pas pour rentrer chez eux. En fait, ils prennent de l'élan. Comptent-ils sérieusement nous foncer dessus? Ou pire, sauter au dessus de notre barrage? C'est alors que la voix un Colonel se fait entendre. Il ordonne de mettre en joue la foule! Ses soldats obéissent comme un seul homme, mais, moi, je n'y arrive pas. Parce que je suis aveugle, mai surtout car ils ne sont pas armés. Il y a des femmes et des enfants! On ne peut quand même pas faire feu! Mais comme les hommes-poissons ne ralentissent pas, il dit le mot qui va faire basculer cette scène dans l'horreur.
Feu!
Les fusils tirent leur projectile de mort, fauchant les contestataires comme les blés. Et la situation dégénère. Certains fuient, et d'autres chargent. Les soldats dégainent des sabres et ... c'est une boucherie. J'entends tout, les coups, les cris, le sang qui coule. Je suis pétrifiée devant l'horreur qui se déroule devant moi. A mes côtés, Héfy vomit de la bile tandis que Gaston et Wolfgang ne sont pas de trop pour retenir Diego de frapper le Colonel Morris. Mais ce dernier n'a pas fini. D'une voix sans émotion, il commande.
Soldats, massacrez-les tous.
Pour la première fois de ma vie, je suis face à un dilemme moral. Je suis témoin d'une injustice. Mais, celle-ci est ordonnée par un de mes supérieurs. Que dois-je faire? Des hommes poissons se font massacrer alors qu'ils n'ont rien fait de mal. Et je ne peux rien faire pour les protéger! Moi qui m'étais engagée pour servir de bouclier entre les faibles opprimés et les puissants oppresseurs, je suis là, incapable de réagir, et même pire, de penser. Pétrifiée d'horreur, j'assiste impuissante à une épuration ethnique en bonne et due forme. La Marine, qui constituait pour moi un idéal de droiture et de justice, se retrouve souillée à jamais du sang de ces malheureux. J'entends leurs cris. Je les entends supplier pour leur vie. Et je ne fais rien. Puis soudain, Héfy me touche l'épaule et ça fait office d'électrochoc, je retrouve alors conscience de moi-même. On a des armes, et ce maudit Colonel n'est pas si loin de nous que ça. Les garçons lâchent Diego et comme un seul homme nous dirigeons tous nos fusils en direction du vieux Morris.
Arrêtez ça de suite! ordonne la princesse courroucée.
Ou sinon quoi? ironise le gradé. Vous allez me tuer? Non, je ne crois pas. Vous êtes trop jeunes, trop tendres pour prendre ma vie.
Il avance vers nous. Et je ne saurais dire comment, mais l'absolue certitude qu'il a qu'on ne lui tirera pas dessus me chamboule. Je tremble. Et de nouveau, j'ai l'impression que mon cerveau arrête de penser. Les autres sont comme moi. Immobiles. Je ne sais pas pourquoi j'hésite. Peut-être a-t-il raison. Je ne suis sans doute pas prête à tuer. En tous cas, un soldat "ami". Oui, ce doit être ça! S'il s'était agi d'une quelconque crapule, j'aurais tiré sans hésiter, mais là, c'est un colonel, un homme dont les hauts-faits de bravoure sont reconnus. Le doute s'insinue en moi. Et c'est une fois qu'il a presque la poitrine au bout de nos fusils qu'on réalise que le massacre est terminé et que nous sommes entourés de soldats qui nous mettent en joue.
Hé, mais attendez, nom d'une biscotte! Le méchant c'est lui!
Je me rends compte une fois que ces mots sont sortis de ma bouche à quels point ils traduisent ma naïveté. Ces soldats sont aux ordres du Colonel Morris depuis longtemps. Certainement bien avant que nous rentrions à l'Académie. Ils pensent sans doute comme lui et ne le trahiront pas si facilement.
Lâchez vos armes, aspirants. Vous savez que mes hommes n'hésiteront pas un instant à faire feu si je l'ordonne.
Laissez-tomber les gars. maugrée Héfy.
Et au moment où on lâche nos armes, ils fondent sur nous. Je ne sais pas trop ce qu'il se passe pour les autres, mais on me plaque violemment au sol et on me menotte sans ménagements. A tel point que je pense qu'ils m'ont démis l'épaule! Je crie de douleur, mais en seule consolation je reçois un coup de poing au visage qui coupe net toutes mes velléités de protestation. Les autres aussi reçoivent le même "traitement". A demi-consciente, je sens qu'on nous traine tous quelque part. On finit dans des sortes de cellules froides et humides. Certainement en sous-sol. J'émerge péniblement. J'ai mal à la mâchoire et à l'épaule gauche. Je sens les odeurs de mes amis. Héfy, Wolfgang et Gaston sont avec moi, dans une cage, tandis que Diego est dehors. Il se fait passer à tabac par cinq soldats. Je suis trop loin pour saisir précisément ce qu'il se passe, mais rien que le bruit des coups et ses gémissements me retournent le ventre.
Arrêtez, vous allez le tuer!
Tais-toi, sale monstre! T'es la suivante!
Je recule machinalement au fond de la geôle. Au bout de je ne sais combien de temps, ils jettent mon ami dans la cellule comme s'il s'agissait d'un déchet. Ils viennent pour moi, je le sais, mes amis aussi et font barrage du mieux qu'ils peuvent. Mais, avec des menottes, ce n'est pas facile d'opposer une résistance significative. Je suis trainée par les cheveux et une fois dehors, on me roue de coups. Depuis nos débuts à l'Académie, on nous a fait travailler notre condition physique et on nous a enseigné les techniques de combat. On sait comment donner des coups. Mais pas comment les encaisser. Cet apprentissage accéléré, je m'en serais bien passée. Et après une heure de bastonnade, j'ai l'impression que mon visage n'est plus qu'une énorme boursouflure tuméfiée, j'ai mal partout, et au fond de moi, j'ai bien peur de passer de vie à trépas ici. Je ne sais même pas si on est le jour où la nuit. Nos seuls repères, c'est quand Diego et moi servons de punching-ball. A la quatrième "séance", j'ai cessé de lutter, j'en ai marre, j'ai trop mal. J'aimerais juste qu'ils me collent une balle en pleine tête et que ce calvaire se termine. A la huitième, j'ai l'impression que je ne sens plus la douleur. Comme si mon corps, pour m'éviter de devenir folle, avait coupé l'afflux nerveux. Ils tapent, mais ça ne me fait plus rien. C'est comme si j'étais devenue étrangère à moi-même. Une sorte d'expérience transcendantale. Je perds petit à petit toute attache au réel, je sombre dans une espèce de coma. Pourtant, j'entends ce qu'il se passe autour de moi. Diego, qui est dans un état pire que le mien. Héfy, Gaston et Wolfgang qui essaient tant bien que mal de nous protéger. Et puis, des éclats de voix, le Colonel Farlane? Je ne suis pas en mesure de comprendre. J'entends une voix me dire que tout va bien, que c'est fini. Soulagée, je me laisse aller et je tombe dans un profond sommeil.
Je me réveille dans un dispensaire. Ça commence à devenir une mauvaise habitude! J'ai la tête qui tourne, la bouche pâteuse et recouverte d'un goût de fer. Je déteste les infirmeries. Ça sent l'éther et le désinfectant. Et puis surtout, là, j'ai l'impression qu'un troupeau d'éléphants à dansé toute la nuit sur moi. Je me sens cassée. J'essaie bien de me redresser et de quitter le lit, mais rien que de tenter me fait atrocement souffrir. Résignée à rester allongée, j'essaie de faire attention à mon environnement. Où suis-je? Je ne sais pas trop, mais, en aiguisant mon ouïe, j'entends des bruits du dehors. Le hululement d'une chouette et le crissement d'insectes nocturnes m'indique qu'on doit être en plein milieu de la nuit. Mais, quand, je l'ignore. Il y a aussi plusieurs respirations. Je crois que sur le lit voisin du mien, il s'agit de Diego. Je pense reconnaitre la personne qui dort sur une chaise non loin de moi, mais je ne suis pas certaine, et puis surtout, une immense fatigue m'envahit et je retombe dans les bras de Morphée.
J'émerge à nouveau, et cette fois, c'est bien le gazouillis matinal des oiseaux que j'entends. Je sens même la douce chaleur de l'astre solaire sur ma peau. Cette sensation, j'ai l'impression que ça fait si longtemps que je ne l'ai pas ressentie. Puis soudain, c'est le choc, une torpille humaine me percute sans prévenir!
Jeska t'es vivante!
Plus pour longtemps... gémis-je.
On était tous si inquiets!
Et là, j'ai le droit au récit d'Héphillia qui me bourre le crâne d'informations. C'est beaucoup pour mon pauvre petit cerveau qui vient tout juste de se réveiller, mais bon, je ne peux lui en vouloir, je vois bien, à son débit de parole, que tout ça lui brûle les lèvres. J'apprends donc qu'on doit notre salut qu'à l'intervention du Colonel Farlane qui s'est étonné de nous voir manquer l'appel du Lundi matin. Il a contacté le Colonel Morris mais son explication lui a semblé louche. De ce fait, il a demandé à certains de ses amis (je suis certaine qu'il s'agit de ceux qui assistent à ses soirées privées) de venir en renfort. Du coup, avec l'avantage du nombre, ils ont pris le contrôle de la garnison de Yukai et nous ont libérés. Quant aux soldats de la garnison, ils ont tous été mis aux arrêts. Apparemment, après enquête, ils feraient tous partie d'une sorte de groupe clandestin "Les Chevaliers du Purgatoire" qui a pour but de "nettoyer" la Marine de tous ses éléments non-humains, mais aussi sous couvert du maintien de l'ordre, de pratiquer des épurations ethniques comme on a pu en être témoins. D'ailleurs, en parlant de témoignage, celui de la Princesse Héphillia Von Huckbein héritière du royaume de Rokas a pesé lourd dans la balance. Elle m'assure donc que tout ça est bel et bien fini, mais moi, je ne partage pas son enthousiasme, j'ai l'impression que nous avons eu affaire qu'à la partie émergée de l'iceberg et qu'on en a pas fini avec ces types.
Une fois que la nobliaude a fini de me transmettre les dernières nouvelles, Gaston, Wolfgang et le médecin de la caserne arrivent. Et après un assommant bilan de santé, je comprends que je ne suis pas en pleine forme. Il va donc falloir que je me ménage afin de guérir correctement. Seulement à moins de trois mois des examens qui valideront nos années à l'Académie, passer ne serait-ce qu'une semaine à garder le lit me parait être une perte de temps dont je pourrais bien me passer. Mais bon, je fais mine d’obtempérer pour avoir la paix. Après tout, je peux faire le mur et m'entrainer en cachette. C'est d'ailleurs ce que je fais! Diego sort du coma deux jours plus tard, et apparemment, il est déjà apte au service. Les hommes-poissons sont vraiment des forces de la nature! Je comprends qu'ils puissent inspirer la crainte. Ho, nom d'une biscotte! Quelle pensée horrible je viens d'avoir! Je secoue la tête de gauche à droite comme pour essayer de chasser cette idée nauséabonde de mon esprit. Mais au final, je me fais juste mal aux cervicales. C'est mon ami, on est dans la même équipe. Je n'ai aucune raison d'avoir peur de lui. Et pourtant, j'ai toujours maudit le fait qu'il soit avantagé physiquement de part sa nature d'homme-poisson. Du coup, est-ce que ça fait de moi une personne raciste? Comme ces fanatiques du tout-humain? J'ai soudain l'impression d'avoir découvert quelque chose sur moi-même qui ne m'enchante pas. Je ne suis sans doute pas une personne aussi "droite" que je le pensais. Et, en y réfléchissant bien, j'ai toujours eu ce sentiment étrange qu'il y a en moi un conflit. Une lutte entre la personne que je veux être et celle que je suis au fond de moi. Cependant, je ne peux pas me permettre de douter maintenant. Si près du but. Je chasse ces sombres pensées et je me laisse aller à un sommeil sans rêves.
La semaine suivante, j'entame avec le reste de l'équipe la dernière ligne droite vers la fin de notre cursus. On s'entraîne comme des fous pour les examens physiques, mais aussi, et c'est ce qui me fait le plus peur, on doit réviser les épreuves théoriques!
Les examens sont passés si vite. J'ai du mal à croire que je me suis autant mis la pression pour quelque chose d'aussi simple. L'épreuve physique, un simple parcours du combattant n'a été pour moi qu'une formalité. Je finis seconde sans forcer, derrière Diego. Depuis que j'ai renoncé à le dépasser, je suis plus sereine et moins amère vis à vis de sa nature d'homme-poisson. Et mine de rien, ça me soulage. Je dois bien avouer que j'avais peur d'être une de ces saletés de racistes! Enfin, là n'est pas le plus important, car après l'examen physique, vient le test écrit. Enfin, pour moi, ce sera un oral. Avec le Colonel Farlane en personne! Heureusement, au vu du nombre de soirées que j'ai passé en sa compagnie (et celle de ses amis), je ne suis plus du tout intimidée par le personnage! Au contraire, je suis parfaitement à l'aise. Et je pense avoir cartonné! En somme, je retrouve les autres dans la cours intérieure le sourire aux lèvres. Rapidement, on discute de nos performances. Je suis plus qu'optimiste quant à notre succès. Plus le temps passe, et plus on relâche la pression. On se détend au fur et à mesure que les autres aspirants nous rejoignent. Tous ne sont pas aussi sereins que nous, malheureusement. Enfin, une fois l'épreuve écrite finie, le Colonel nous rejoint et annonce.
Bonsoir aspirants. le silence se fait Vos résultats vous seront communiqués la semaine prochaine, lors d'une soirée spéciale. Votre bal d'admission! Ce n'est rien de plus qu'une version plus huppée des soirées que nous organisons à la fin de chaque année. Il est donc impératif de venir en robe de soirée pour les dames et en costume pour les hommes. Et bien que ce ne soit pas une obligation en soi, vous pouvez venir accompagnés. Si ce sont des personnes extérieures à la base, il faudra me les signaler au plus tard Vendredi. Sur ce, je vous laisse, j'ai une liasse de copie à corriger, bonne soirée!
Et voilà que le gradé prend congé, me laissant avec une question que je pose à haute voix.
Pourquoi on viendrait accompagnées?
Pour le bal, bougre d'andouille! Il faut un cavalier pour le bal! me répond Héfy sur le ton de l’évidence.
J'ai donc le droit à une explication détaillée de la chose. On va toujours au bal accompagné. D'une personne du sexe opposé. Dans le cas contraire, c'est très mal vu. Et on y danse. Nom d'une biscotte, c'est affreux! Ma pensée s'échappe alors de ma bouche.
Mais je ne sais pas danser, et pire encore! Je n'ai pas de cavalier!
Soudain, la pression remonte. Je me dis que tout ça, c'est pire que les examens! Comment apprendre à danser convenablement en moins d'une semaine! Et en plus, je dois trouver un cavalier! Misère de misère! Immédiatement, je pense à Phoenix, mais je ne pense pas que ce dernier soit disponible. Et même s'il l'était, il hait bien trop la Marine pour oser se pointer à une de leurs soirées. Devant mon désarroi, Héfy prends les devants.
Dis, Wolgang, ça te dirait d'être mon cavalier? Et toi, Diego, ça te branche d'y aller avec Jeska?
Deux "oui" plus tard, on avait nos cavaliers. Ce qui m'enlevait un grand poids! Mais je ne sais toujours pas danser, et je suis mortifiée à l'idée de me couvrir de ridicule lors du bal! Heureusement, Héfy, en bonne noble connait les danses de salon et me propose gentiment de m'aider! On se retrouve donc dans la grand-salle, à la nuit tombée. Je l'entends arriver, le pas décidé, mais c'est le son de sa voix qui m'indique qu'elle est ravie.
Alors, Jes', t'es prête à danser?
Franchement, pas trop... réponds-je timidement.
Bon, je ne vais pas t'apprendre toutes les danses. Il y en a trop et nous, on a trop peu de temps pour ça. Par contre, je vais t'en apprendre trois. Le paso doble, qui est la danse de South Blue, et en plus elle est assez simple. Par contre tu ne couperas pas à la valse et au tango, plus difficiles, certes, mais ce sont des incontournables.
Je dois avouer qu'Hephy est un excellent professeur. Et bien que pour moi le vocable spécifique à la danse reste une langue étrangère, j'arrive en une soirée à maitriser suffisamment les pas du paso doble pour réussir à m'amuser un peu. Enfin, ce qui pour moi est un exploit ne l'est pas tant que ça pour mon enseignante. En effet, j'ai mis quatre heures à assimiler les pas alors qu'il faut normalement que deux. Le lendemain soir, on attaque la valse. Et je constate qu'en effet, ce sera plus dur de bien pratiquer cette danse-ci. Mais au bout de deux soirées d'efforts, je me débrouille suffisamment pour ne pas me couvrir de ridicule. Et enfin on attaque le tango. Et là, je dois dire que c'est une horreur. Je n'arrête pas de choir. Mais finalement, je réussis à me familiariser suffisamment avec les mouvements. Je suis plus que ravie. Certes, Héphy trouve que je manque de grâce et d'aisance, mais, selon elle, ce sont des choses qui viennent avec la pratique. Enfin, je n’espère pas. Parce que la danse s'apparente plus à de la torture en talons hauts qu'à un loisir pour moi.
D'ailleurs, le problème de la robe s'est aussi posé. Heureusement, la nobliaude possède une garde-robe suffisamment fournie pour qu'elle puisse me dépanner. Et surtout, on a approximativement le même gabarit. Elle se propose même de me maquiller un peu. Apparemment, ça sublimerait ma beauté naturelle. Enfin, je pensais que ce genre de choses me ferait ni chaud ni froid, vu que je suis aveugle, mais en fait, je réalise que j'aime bien être complimentée sur mon physique.
Alors quand le grand soir arrive et que je sors dans la magnifique robe d'Hefy, j'ai les oreilles aux aguets. Et je les entends. Les commentaires des hommes. Certains sont un peu graveleux, mais je m'en fiche. Apparemment, cette tenue me rend canon! J'ai même vent de ce que disent les filles vertes de jalousie. Et je jubile! Mais ce qui me fait le plus plaisir, c'est quand Diego arrive, et que je prends ce bras qu'il me tend. Et que le silence se fait.
Ce soir, c'est mon soir!
C'est vraiment trop le pied d'être au centre de l'attention! Bien évidemment, quelques langues de vipères persiflent, pensant que je ne les entends pas. Mais je m'en fiche! Elles sont justes jalouses! En plus Diego est un cavalier des plus charmants! Galant et prévenant, j'ai l'impression d'être une sorte de Cendrillon. Princesse d'un soir, je ne boude pas mon plaisir. Installée dans un coin avec Héfy et Wolfgang qui sont aussi très beaux apparemment, on attend les résultats de l'examen final. Gaston ne tarde pas à nous y rejoindre avec sa cavalière. Et après quelques dizaines de minutes d'attente, le verdict finit par tomber.
Le Colonel Farlane fait son apparition, et impose le silence par sa seule présence. Il se dirige vers une petite estrade placée devant l'orchestre qui va animer la soirée. Il s'éclaircit la voix et prend la parole.
Bonsoir. Je vais annoncer les aspirants reçus par ordre d'admission. A l'appel de votre nom, veillez me rejoindre et je vous donnerai votre diplôme ainsi qu'un sabre. Premier admis et Major de la promotion : Diego Lamprey.
J'applaudis chaleureusement en même temps que l'assemblée tandis que mon cavalier va chercher les preuves qu'il a bien été reçu. Il me revient quelques secondes plus tard avec son arme d'apparat et un bout de papier. Je dois cependant avouer qu'autant je suis contente pour lui, autant je suis dégoutée de ne pas être première. En fait, depuis l'examen d'entrée, j’ai toujours été major de la promotion, travaillant mes capacités physiques en secret pour dépasser l’homme-poisson. Force est de constater que je ne suis pas la seule qui a mis les bouchées doubles pour rattraper son retard. Quelle déception, non seulement je n’ai pas réussi mon objectif, mais en plus, je me suis faite coiffer au poteau. Pourtant, le Colonel cite mon nom en second. Des applaudissements, et une chaleureuse poignée de main plus tard, je me retrouve moi aussi avec un sabre dans la main droite et un bout de papier dans la gauche. Lentement, je rejoins mes amis qui me congratulent à leur tour. Et tandis que les noms continuent de tomber, Diego me prend à part.
Hé Jeska, ça ne va pas? Tu tires une de ces tronches? me demande-t-il avec son fameux accent hispanique.
Non, je t'assure que je vais bien.
Tu mens mal ,Jeska. Je sais ce qui ne va pas.
Ha bon?
Bien sûr! Je ne suis pas idiot! Je sais que tu partais t'entrainer la nuit. Tu crois que tu as fait beaucoup d'effort pour rien, mais c'est faux! Aujourd’hui, tu es bien plus proche dé moi que tu ne l'étais au début. Il n'y a pas de honte à être juste seconde!
Je te remercie, je vois que tu me connais bien. En effet, je suis un peu amère de ne pas t'avoir rattrapée. Mais ce qui est fait est fait. Ça appartient au passé maintenant. J'ai donné mon maximum, je n'ai aucun regret à avoir. Et puis, dans le fond, ça ne me gène pas tant que ça d'être deuxième si c'est toi le premier!
Je lui souris, comme pour lui montrer que cette histoire et bel et bien finie. Je n'ai aucune raison de me lamenter d'avantage sur mon sort. Comme je l'ai si bien dit, j'ai fait de mon mieux, et ça n'a pas été suffisant. Il n'y a aucune rancœur à nourrir. Et surtout aucune raison de gâcher son moment de gloire avec ma fierté mal placée. C'est alors que le Colonel reprend la parole.
Et voilà, c'est fini! Messieurs dames, je suis très fier de vous annoncer que vous êtes tous reçus!
Une immense clameur accueille cette nouvelle.
Et maintenant, comme le veut la tradition, c'est au Major de la promotion d'ouvrir le bal. Jeska, Diego, c'est à vous!
Pour la première fois de ma vie, je les sens. Ces d’innombrables paires d'yeux qui se braquent sur moi. Et sur l'homme-poisson. Je sens mon sang affluer vers mon visage, mes jambes devenir toutes cotonneuses. J'ai le trac! Danser, avec juste Héfy, et sans personne autour, ce n'est pas la même chose que d'ouvrir un bal. Je sens que je ne vais pas y arriver. Apparemment, Diego perçoit ma détresse et me glisse simplement au creux de l'oreille.
Ne t'occupe pas d'eux. Valse juste avec moi.
Il me tend alors son bras que je saisis sans doute un peu trop fermement. Mais mon ami à bien trop d'élégance pour ne serait-ce que geindre et me le faire remarquer. On s'avance lentement au centre de la piste, l'orchestre commence à laisser s’échapper quelques notes. J'inspire et j'expire profondément. La valse, ce n'est pas très compliqué, il suffit juste de bien respecter les trois temps et puis, c'est à l'homme de mener, moi, j'ai juste à bien suivre et tout devrait aller pour le mieux. Et je dois bien avouer que le Diego, il connait rudement bien son affaire! Alors on danse. D'abord doucement, mon cavalier accélère le rythme au fur et à mesure que je prends de l'assurance. C'est étrange comme sensation. Je sais qu'avec Diego nous ne sommes pas seuls. Et pourtant, malgré ma sphère perceptive, j'ai l'impression qu'il n'y a plus que lui. La nuit, l'orchestre, les autres, tout ça disparait progressivement. Pour ne laisser que nous en train de danser. J'ai le sentiment que je partage plus d'intimité avec mon ami lors de cette valse que durant nos six années d'Académie. Malgré la fraîcheur de la nuit, je sens une douce chaleur se répandre en moi. Ça part de mon ventre et ça se diffuse dans tout mon être. Je suis bien. Comme lorsque je resquille quelques minutes de sommeil en plus, emmitouflée sous de bonnes grosses couvertures bien douillettes. Et soudain, je ne sens plus le sol sous mes pieds. Je ne me suis pas mise à léviter, rassurez-vous, mais cette sensation d'apesanteur est terriblement grisante. Et puis, la musique s’arrête et c'est comme si je tombais d'un peu trop haut. J'en ai le souffle coupé pendant quelques instants, et puis, je reprends ma respiration en même temps que mes esprits.
Je ressens alors le besoin pressant de me rafraîchir parce que j'ai l'impression que la température est montée de quelques degrés, là. Je suis un tantinet confuse. Je marche comme si j'étais ivre alors que je n'ai strictement rien bu d'alcoolisé. Heureusement, Héfy m'aide à m'éclipser avant que Diego ne se rende compte de mon état. Elle me guide jusqu'aux toilettes. Et là, je peux enfin m'asperger le visage avec de l'eau bien fraîche. Je me dis naïvement que ça m'aidera à refroidir la mécanique. Mais je me fais vite enguirlander par mon amie : j'ai complètement oubliée que j'étais maquillée! Du coup, il y a tout à refaire! Toute penaude de m'être fait tirer les oreilles par la noble, je me fige alors qu'elle me repoudre la face.
Bon, Jes', ça va? Tu as l'air toute chose. s’inquiète mon amie.
Je ne sais pas trop ce qui m'arrive, je crois que je couve une gastro, j'ai le ventre en vrac!
Alors comme ça, madame Sainte-Nitouche est une femme comme une autre. lance-t-elle d’un air taquin.
Je te demande pardon ?
Tu n’es pas malade, Jes’, c'est juste tes œstrogènes qui sortent d'hibernation!
Mes quoi?
Tes œstrogènes, tes hormones de femme!
Tu connais le nom de tes hormones, toi?
Pas toi?
Bah, tu sais, je ne connais pas le nom de mes parents, alors...
N’empêche que tu craques pour Diego!
Que nenni! J'ai déjà un amoureux! protesté-je.
Et il est au courant?
Ben, pas encore... quand je le rencontrerai à nouveau, je le lui dirai! … hé, mais tu te fichais de moi en fait!
Hi hi hi! Enfin, si tu tiens à ton amoureux, évite de danser un tango avec Diego, conseil d'amie.
Pourquoi ça?
Parce que le tango des hommes-poissons est bien plus sensuel que le notre. Si tu te laisse embarquer là-dedans, ta petite culotte volera ce soir!
Elle m'explique alors que le tango des hommes-poissons, plus communément connu sous le nom de lambada, est une danse interdite, car peu d'humains sont capables de résister à la sensualité de cette danse. Et que malgré la grande tolérance du Gouvernement Mondial envers les différentes races, les hybrides, eux, sont difficilement acceptés. Et de ce fait tout procédé qui facilite la création de métis est proscrit. Moi, je me dis que tout ça est un peu trop galvaudé, une danse interdite, rien que ça! Cette Hefy, qu'est-ce qu'elle n'irait pas inventer pour pas que je lui vole la vedette! Bien évidemment, je ne lui dis rien de tout ça, lorsque je sors des toilettes, fraîche comme une rose au petit matin, c'est tout naturellement que je cherche mon cavalier et que je me pends à son bras.
Quelques minutes plus tard, le groupe annonce un tango. Je me souviens bien du conseil d'Héphillia, mais je ne sais pas pourquoi, j'ai furieusement envie d'essayer. Un peu comme ces papillons de nuit, inexorablement attirés par les flammes. Moi, je suis comme aimantée par Diego. Lui, il doute, me demande de confirmer. J’acquiesce. De la tête dans un premier temps, puis oralement ensuite, comme pour me convaincre moi-même. On avance doucement au centre de la piste, et je me mets en position. Seulement, ce que je ne sais pas c'est que la lambada se danse bien plus près du corps de son partenaire, alors quand Diego plie légèrement les genoux et cale sa main dans le creux de mes reins pour me plaquer contre lui, je sais que j'ai fait une grosse bêtise. Bassin contre bassin, cette danse est bien trop charnelle pour moi. Ces fichues hormones dont j'ignorais l'existence il y a à peine une heure sont en train de me rendre folle. J'ai des envies pas catholiques qui me traversent l'esprit. Éloignez les enfants! Ce n'est plus pour eux! Le papillon s'est trop approché de la flamme, il s'est brûlé les ailes... Je suis sur le point de succomber, de m'abandonner corps et âme, quand soudain, une déflagration se fait entendre.
Le bruit caractéristique d'un tir de canon! Un sifflement qui se fait de plus en plus strident. L'espace d'une seconde, on se fige tous. Comme si le temps s'était arrêté. Personne ne semble réaliser ce qu'il se passe et pourtant, c'est bien là. Un obus vient se fracasser à quelques mètres de Diego et moi. Je nous sens quitter le sol, et pas de la façon dont j'espérais le faire il y a juste quelques secondes. Je comprends alors la réalité de la chose.
On est attaqués!