-Vous êtes sûre que vous ne voulez rien dire?, menaça Haylor d’un sourire en caressant l’un des perroquets qui nichait paresseusement sur ses jambes.
-Mmmffffmfmfffffffhhhhmmffmffffff!
-Elle va avoir du mal à répondre avec un bâillon sur la bouche, commenta Elie qui se tenait debout non loin avec un air circonspect.
-Ouais. C’est dommage hein?, rigola Sigurd en croquant dans une poire.
-Vous en faîtes trop tous les deux…
-Alors contrairement à l’impression qu’on peut donner, notre réponse est absolument proportionnée à la situation, précisa le blondinet. Mais c’est vrai qu’on s’amuse beaucoup plus que ce qu’on devrait. Pas vrai miss?
-Hihihi hihi, couina l’autre de son rire de souris. Certainement.
Et à ça, Elie n’eut qu’à jeter un regard dubitatif sur les deux Nowel installés dans leurs luxueux fauteuils, faisant tâche au beau milieu du pont du navire, puis à la femme aux longs cheveux blonds qui était ligotée comme un jambon et suspendue pieds en l’air tête en bas à six mètres au dessus du sol, devant eux. Et à l’énorme bassine large d’une bonne quinzaine de mètres au milieu de laquelle un requin marteau plein d’entrain jetait des regards intrigués au snack humain qui remuait au-dessus de lui. Sigurd jetait des petites friandises au gros poisson à intervalles réguliers, en prenant bien soin de les lancer au visage de leur victime avant qu’elles ne tombent à l’eau. Histoire de l’insulter encore un peu plus. Et en le voyant faire, la petite Chloé, toute armée de l’enthousiasme de ses six ans, avait voulu l’imiter. Mais pour sa mère, il était absolument hors de question que la petite interagisse de quelque manière que ce soit avec…
… un putain de requin. Et quoi d’autre?
Ils avaient l’habitude d’attirer l’attention avec leurs excentricités, mais là, même sur les autres navires de la flotte, de très nombreuses personnes étaient distraites par cet étrange spectacle. Au loin de leur pont arrière, sur le navire des chevaliers de Luvneel, la comédienne pouvait apercevoir la silhouette imposante de la commandante Syracuse qui se tendait dans leur direction, imitée par son bras droit casqué de cornes qui tenait des jumelles à hauteur de ses yeux.
Sigurd leur adressa un large sourire et quelques gestes de la main pour faire signe que tout allait bien, comme si ce qu’il faisait était parfaitement normal, avant de reprendre :
-Nan mais à force on en peut plus de ces guignols de CP de merde à qui j’ai plus de patience, s’excusa-t-il en jetant le trognon de son fruit contre leur captive. Zut, raté.
-Plus une once de patience, de pitié ou du moindre remord, appuya Evangeline à son tour, se désintéressant un instant du spectacle pour accepter la tasse de thé que lui apportait une de ses majordomes. Merci beaucoup.
-Uhuh, ben voyons… et la bassine à requin, elle vient d’où?
-SuperMéchant SAS, ricana Dogaku.
-...
-Mwarh har har! Nan mais je suis sérieux, on a vraiment passé commande à une boîte qui s’appelle SuperMéchant SAS. Ils existent et c’est pas une blague, c’est juste le monde qui est génial quand il fait des efforts. Sont sur Zaun!
-Ils ont une filiale haut de gamme dont le fond de commerce s’attache à répondre aux besoins de tout grand mafieux ou génie du mal en quête de mobilier meurtrier pour punir ses ennemis avec classe.
-On a hésité avec la bassine d’acide et le rayon laser ou la scie circulaire mais le requin c’est quand même plus écolo. Moins de risques d’accident, ‘ccessoirement.
-Et tes pirates nous ont précisé qu’ils s’y connaissaient en requins et qu’ils allaient peut-être demander à le garder, renchérit Haylor avec bonne humeur. Aucun problème pour nous. Je vais finir par croire que c’est une spécialité des forbans, sur North Blue. Avec les Denden. Ceux de Crachin, eux aussi, touchaient aux deux domaines.
-Ah. Possible, éluda Elie.
Des abrutis sans bornes, songea la jeune femme en maudissant ses subordonnés. Elle leur avait pourtant fait jurer sur leur vie de ne dire à personne qu’ils étaient de l’ancien équipage du capitaine Crachin. Sous peine d’être réduits à l’état de chair à saucisse, mis en compost puis donnés en pâture aux légions Denden de la Confrérie Secrète. Mais leurs petits cerveaux n’avaient pas étés capables de se dire que glisser des indices y faisant référence était une triste idée. Il faudrait qu’elle leur remboîte les neurones en place à coups de pelle à la première occasion, nota-t-elle dans un coin de son esprit.
Heureusement, les deux autres n’avaient pas l’air disposés à relever quoi que ce soit. Trop occupés à se jeter des sourires de complicité béate et à se réjouir d’avoir osé être suffisamment crétins pour sauter à pieds joints dans leur délire absurde. Des méchants de cartoon, rien que ça. Mais ils se faisaient plaisir. Forcément, ça n’était pas pour rien que les grands malfaiteurs se tiraient régulièrement des balles dans le pied à supplicier leurs ennemis au lieu de s’en débarrasser. Quitte à leur donner l’occasion de s’enfuir. C’avait beau être idiot, dangereux et inutilement compliqué, c’était franchement jouissif.
-Et comme à côté de ça on a passé un contrat avec une boîte de livraison express garantie partout dans le monde, peu importe l’heure ou le jour parce que c’est dans le train de vie… boom! C’est la première fois qu’on a besoin de s’énerver contre des enquiquineurs mais j’me souviendrai d’eux si jamais il refaut. Ils sont vachement sympas en plus, les gars de SuperMéchant.
-Et vous n’avez pas peur d’avoir des représailles si vous commencez à… malmener… torturer… des agents du CP?
-Tah tah tah nondutout ça serait abusé. C’est la sixième fois qu’on en a un espion dans les pattes pendant une aventure. Sans compter les tractopelletées de fois où je les ai sentis rôder hors champ et la kilotonne d’autres où on en a pincés chez nous ou au boulot à fouiner dans nos trucs. Depuis le temps sont prévenus, maintenant c’est mort de chez mort, tolérance sous zéro.
-MMMMFFFFFFPHHHMMMPHNNNFFFFFMPHPHHHHHHH!!!!!
-Je crois qu’elle essaie de communiquer, s’amusa la sorcière en glissant son index sur sa chaîne pour la faire descendre d’un bon mètre en direction du squale. Oh, mince alors, c’est la mauvaise direction. Je voulais la remonter, évidemment. Que je suis maladroite.
-MMMMPHFFFFNNNNNN!!!!!!!!!
-Bof, on est d’accord qu’avec comment elle nous a fait chier à prendre des grands airs quand on était gentils…
-Je veux qu’elle souffre encore, oui.
-Trotalement. Euh, est-ce qu’on pourrait avoir des petits fours s’il vous plaît ? Avec des petits potages ça serait top.
-Chloé, est-ce que tu en veux aussi? Elie?
-Oh oui, sont trop bons! Maman, je peux s’il te plait?
-Nnnn…
Non? En temps normal, Elie n’appréciait pas que sa fille se fasse gâter par les deux milliardaires de service qui mécénaient la flotte. Probablement plus par fierté, rebutée à l’idée de devoir quoi que ce soit à ces embourgeoisés dégoulinants de faste, que par réelle aversion pour l’entraide. Et ceci tout particulièrement quand cela venait d’Haylor. Parce que son blondin de compagnie ne la calculait pas vraiment quand il avait le choix, et qu’elle le lui rendait bien.
Mais là, il s’agissait de faire manger des légumes à Chloé. Et si la petite était un véritable angelot digne du ciel qui illuminait ses journées au moindre de ses regards et de ses réflexions… on parlait de légumes. L’une des difficultés inhérentes à l’éducation de tout enfant préférant spontanément la viande et le sucre. Sa maman avait preeesque réussi à habituer la fillette à ranger leur chambre en transformant ça en jeu, et le rituel du brossage de dents avait vite été intégré (même si Chloé avait toujours des remords en pensant aux maisons des pauvres petites bébêtes nichées confortablement sur ses quenottes, qu’elle arrachait de force trois fois par jour, à la manière du grand méchant loup, pour esquiver le dentiste). Mais les légumes, éminent membre du concile maudit de l’éducation parentale, restaient très laborieux. Alors…
-...nnnnnoui.
-Ouaaiiiiis! Carottes-poireaux-champignons s’il vous plaît Monsieur!
-Mais bien sûr, jeune dame, s’inclina le majordome.
-Merci Monsieur! Et merci Eva. Et merci maman.
-Mmmnnnnhhhg…
Forcément, des potages fraîchement préparés par un chef étoilé au budget illimité, ça passait beaucoup mieux. Le danger, c’était qu’elle s’y habitue trop et se mette à faire la fine bouche quand il s’agirait de manger quelque chose de normal. La gamine s’était déjà mise à refuser les sorbets qui ne venaient pas des maisons de confiseurs ampoulés où commandait Haylor.
Ce qui n’était pas plus mal, s’agissant de sucreries, qu’elle en mange plus rarement.
-Oh et s’ils ont des tomates ou des oeufs un peu gâtés qui traînent en stock, on est preneurs aussi, rajouta Sig’. Notre invitée doit avoir envie d’une collation pour le quatre heures et moi j’ai bien envie de lui balancer des machins au visage, surtout s’ils sont plus frais.
-Mmmhffffffphmmnnfffhhhhh!
-Ca ne pose pas de problème pour le requin j’imagine?, s’enquit sa chère et tendre auprès du représentant de SuperMéchant SAS, qui supervisait les opérations en surveillant le bassin.
-Pas le moins du monde, ne vous inquiétez pas.
-Parfait. Je ne voudrais pas qu’on le rende malade par inadvertance, ce serait dommage.
-Par contre maman, je peux poser une question?
-Bien sûr, mon coeur.
-Pourquoi Sigurd et Eva ils font comme les méchants dans les films alors que ce sont des gentils?
-Ils font semblant.
-Ah bon?
-Oui. Pour s’amuser.
-Comme nous quand on joue à faire les pirates avec Bruno et les perroquets?
-Exactement.
-Ooooooh. Mais alors, est-ce que je pourrais avoir un requin la prochaine fois qu’on jouera aux pirates? Pour le délice de la planche.
-Le supplice de la planche, ma chérie.
-Ouaiiis!
-Non, Chloé. C’est un peu trop dangereux à ton âge.
-Oh. Quand je serais grande?
-Euh… on verra.
Evangeline s’efforça à grand peine de ne pas sourire hilare face à la grimace contrariée que lui jeta la jeune mère : autant les légumes parfaitement, mais donner ce genre d’idées aux enfants…oui, certes, c’était irresponsable.
-Et elle, elle joue aussi alors?, demanda Chloé en désignant l’espionne suspendue au-dessus du requin.
-Tout à fait, déclara Elie le plus naturellement du monde.
-Ah bon?
-...
-En fait c’est un petit peu plus compliqué que ça, intervint Haylor. Elle, elle fait du sport, Chloé. Elle s’entraîne pour plus tard.
-Comme quand on se bat mais qu’on fait semblant et que ça compte pour du beurre?
-C’est… exactement ça, oui. Elle veut faire des choses difficiles et voudra les faire pour de vrai quand ce sera important. Et dangereux pour elle. Alors qu’aujourd’hui, ce n’est pas dangereux. Parce qu’on fait juste semblant, on ne va pas vraiment la lâcher dans le requin.
-Boah, on pourrait, elle a le tekkai donc elle est invincible il paraît.
-Peut être pas devant Chloé, Sigurd. Mais un jour, ça lui servira peut-être, continua-t-elle à l’attention de la petite tout en se fendant d’un sourire diabolique… avant d’éclater d’un rire franc lorsque Sigurd fit mouche d’une tomate en plein dans le menton de sa cible.
-Il ne vient pas de lui faire mal?
-MMMMMMMPPHHHHHHHHFFFFFFFFFFNNNNNN!
-Pas du tout. Elle est très résistante, elle s’est entraînée pour. D’autant plus que, tu sais, c’est elle qui est venue nous voir en nous disant qu’elle voulait jouer avec nous. Pas vrai, Sigurd?
-’Bsolument. Elle a toqué à notre porte et…
Tout avait commencé trois heures plus tôt, dans la cabine attitrée du couple de Nowels. Un tantinet plus grande et confortable que la majorité des autres, sans que cela ne puisse vraiment les satisfaire vu sa modeste taille. Mais qui les projetait déjà bien au-delà de la masse : le plus simple était de dire qu’ils avaient le privilège d’avoir une chambre pour eux au lieu de se contenter d’une place dans un dortoir comme la grande majorité de l’équipage. Il faut dire que le STENTOR était un navire de guerre normé selon les standards de la marine, pas l’idéal pour reconstituer un environnement aussi confortable que les chambres de leur manoir Luvneelois.
Par contre, ils n’avaient pas hésité à meubler l’espace à leur guise en y mettant largement les moyens : rien qu’en vendant leur lit, on se retrouverait avec de quoi nourrir toute la flotte - mille deux cents âmes, dont un géant - le temps de quelques repas.
A leur décharge, cette chambre devait également leur faire office de bureaux et de salle de réunion pour qu’ils continuent de chapeauter leurs affaires, ce qui n’avait rien de pratique. Et encore moins de confortable. Aucune alternative ne leur était apparue jusque-là, faute de place dans le bâtiment.
Mais aujourd’hui, à midi, ils avaient décidé sur un coup de tête de s’éclipser à l’heure du repas pour se retrouver seul à seule dans leur cabine et profiter du fait que pratiquement tout le monde était en train de se restaurer pour…
-Pour faire quoi?, demanda Chloé.
-Ah euh oui non ben ‘fin oh je que pas…
Sigurd perdit contenance face à l’innocence de la fillette (et au regard meurtrier de sa mère), soudainement conscient de problématiques auxquelles il n’avait pas du tout pensé jusque-là. Le fait que la petite soit attentive à ce qui se passait dans la narration, déjà. Ou qu’ils doivent épurer leur récit pour le rendre accessible à de jeunes oreilles.
-Euhbaheuhnanmenfin…
-... pour jouer aux cartes?, essaya sa comparse, à peine meilleure que lui quand il s’agissait d’improviser un mensonge.
-Pour écrire une carte, rectifia Elie en insistant lourdement sur chaque syllabe pour ne pas être contredite. Une carte postale aux parents de Sigurd. Parce que c’est quelqu’un de très occupé, de très distrait et de très paresseux qui ne prend pas assez le temps de donner des nouvelles aux gens qui l’aiment, ma chérie. Et donc, Evangeline lui a tiré les oreilles et l’a tracté jusqu’à leur cabine pour qu’il se consacre exclusivement à cette tâche extrêmement importante. N’est-ce pas?
-C’est exactement ça, approuva la sorcière.
-Tout à fait.
Et donc, Sigurd, allongé à plat ventre sur son lit avec en face de lui une lettre, griffonnait par à-coups au gré de son inspiration, à recenser les quelques anecdotes amusantes qui avaient pu lui arriver depuis leur départ. Parce que bon, bureau haut de gamme ou pas, il restait fondamentalement une larve dont la position favorite se retranscrivait par “aussi avachi que possible”. Une explication qui convenait parfaitement à Chloé, parce qu’elle aussi préférait faire ses coloriages à plat ventre sur son lit, même si sa maman n’aimait pas qu’elle fasse ça.
Haylor, pour sa part, était assise à côté de lui, à échanger des banalités et lui dicter quelques phrases qu’elle-même souhaitait adresser à ses fort probables futurs beaux-parents. Elle venait tout juste de retirer ses bottines et commençait maintenant à faire mine de donner des coups de pieds aux mollets de son acolyte, pour l’asticoter.
-Si vous finissez assez vite, je crois que Capslock voulait manger avec nous aujourd’hui. Dépêchez-vous.
-Vous seriez plus convaincante si vous n’étiez pas en train de me grimper dessus, miss.
-Vous avez une poussière sur les cheveux, s’excusa-t-elle sans rien cesser de son manège.
-Ouais, et j’en ai aussi une autre sur les dents visiblement, rétorqua-t-il en inclinant la tête pour échapper à son baiser.
-Oui, c’est incroyable. Je ne sais vraiment pas comment vous vous êtes débrouillé pour faire ça.
-Loi des séries, justifia-t-il succinctement en lui tapotant le nez pour la faire reculer. Ah et par contre si vous pouviez m’épargner de devoir débobiner les quatre cent mètres de chaînes sous la robe ça serait chouette, ça prend toujours des plombes et j’ai un peu la flemme aujourd’hui.
-Mmmh. Mais moi, j’ai très envie que vous mettiez du temps à me débobiner, Capitaine.
-Wooooh woh woh. Alors Commissaire, avec tout le respect que je vous dois, c’est totalement de la triche de…
-ALORS JE PEUX ME TROMPER MAIS IL ME SEMBLE PARFAITEMENT ME SOUVENIR QUE VOUS ÉTIEZ EN TRAIN D'ÉCRIRE UNE CARTE POSTALE AU MOMENT OU VOUS L’AVEZ TROUVÉE. DONC ENSUITE, QU’EST-CE QU’IL S’EST PASSÉ ?
-Atchoum!
-A vos souhaits, miss.
-Merci.
Mais les deux se regardèrent confusément, Sigurd se foulant plusieurs neurones en tardant à réaliser que l’autre ne lui avait pas du tout éternué dessus, et Evangeline à se rendre compte qu’elle l’avait simplement remercié par réflexe. Aussi cette dernière fit précipitamment volte-face en écrasant brutalement son conjoint pour balayer leur cabine du regard à la recherche de…
Personne?
D’un claquement de doigts, elle déploya toutes ses chaînes pour parcourir l’espace, ouvrir chaque tiroir, chaque rangement, soulever le moindre meuble et tâter méthodiquement à la recherche de…
Sous le lit, perçut-elle distinctement en cognant quelque chose qui n’avait rien à faire là.
Avec l’impression d’être une pêcheuse de gros gibier, elle lutta pour remonter son filet et tira un grand coup (enfin, à sa manière) pour triompher de sa prise : une femme au teint pâle et aux cheveux blonds, portant une tenue de marins tout à fait passe-partout, chemise ample et pantalon de toile, qui les regardait avec un air médusé, aussi abasourdie qu’eux-mêmes pouvaient l’être.
Ils la contemplèrent en fronçant les sourcils sans prononcer le moindre mot, et elle en fit de même en commençant à se débattre de toutes ses forces, en vain. Au bout de trente secondes, ne parvenant qu’à mettre en colère la toile d’acier qui raffermit férocement son emprise sur elle, l’intruse abandonna.
Alors seulement, Sigurd huma l’air ambiant avec concentration, comme un chien de chasse à la recherche de truffes, et releva très distinctement une odeur qu’il avait réussi à imprimer au fer rouge dans son petit cerveau. Une odeur qui signifiait une chose :
-Cipher Pol!, asséna-t-il en tendant un index accusateur vers l’espionne, toujours allongé avec l’autre qui lui écrasait les jambes.
L’odeur des frites de la cantine de leur QG à Marijoa. Le fumet du fromage préparé spécialement par leur chef, chaque semaine, selon un rituel immuable depuis des années. Le parfum, beaucoup plus subtil, du papier règlementaire utilisé dans tous les services des neuf bureaux de la capitale mondiale.
Entre autres. Des senteurs uniques au monde qui s’imprégnaient durablement dans le cuir chevelu et l’épiderme de quiconque y était exposé.
Ca et divers menus détails repérables dans son attitude, son langage corporel et quelques mimiques spécifiques qui trahissaient une pratique du foutu art martial qui faisait leur fierté. Il était sûr de son expertise. Il avait l’habitude, il avait l’entraînement, il avait même suivi toute une batterie de formations pour se prémunir contre les espions et leurs petites magouilles, comment les reconnaître et les contrecarrer. Comme tout bon notable un tant soit peu prudent.
Mais surtout, il avait dédié un emplacement entier à cette aptitude au sein de sa fiche technique.
-Vous vous foutez de ma gueule?, déclara blondinette.
-Tekkai, geppou eeeet… je crois qu’elle a le soru aussi, poursuivit Dogaku. Pas trop sûr pour le soru, j’ai pas bien entendu l’intonation. Vous pouvez répéter le mot “gueule”, s’il vous plaît?
Ce à quoi l’autre grimaça en décidant de garder le silence, serrant les dents dans un élan de colère. Il avait visé juste. Mais comment il faisait? Toutes les notes à son sujet le dépeignaient comme un olibrius totalement dépourvu d’aptitude au haki, et le voilà qui lisait en elle comme s’il avait l’empathie à un stade avancé…
Attendez, non, il l’aurait instantanément débusquée en rentrant dans la pièce s’il avait ce pouvoir. Alors quoi?
-Bref elle a le build opti’ quoi, s’est pas faite chier non plus. Bon bah miss, je crois qu’on a trouvé qui plantait des mouchards dans notre chambre. Heureusement qu’on a un fin limier pour ça.
Ca, c’était grâce à Scott, le Denden de Sigurd. Lui aussi avait pris du galon, à participer à plusieurs sessions d’entraînement de Den-Démineur pour lui apprendre, non seulement à se protéger des mises sur écoute et sabotages de tous horizons, mais aussi à détecter les potentiels mouchards et dispositifs espions présents autour de lui. Parce que c’était un escargophone affectueux, gras et adorable, mais pas que.
-Oui, je pense qu’il a bien mérité sa double ration de laitue pour la semaine à venir, fit Eva.
Mais donc, j’avais raison. Ca n’était pas des espions de Kiyori mais bien encore des rats du CP qui s’intéressent à nous.
-Ouais, bon, désolé de les avoir surestimé en croyant qu’ils étaient devenus cools, j’tais naïf. Mais franchement j’comprends pas, continua Sigurd à l’attention de l’intruse. Depuis le temps vous devez savoir qu’on est ni révos ni mafieux ni quoi que ce soit de louche, pis de toute manière y’a que les pirates qui ont le potentiel d’accomplir quoi que ce soit d’important dans ce monde, alors pourquoi vous continuez à fouiller nos poubelles?
-Secret d’état. Ca ne vous regarde pas et je n’ai rien à vous dire ni à me justifier.
-Ok.
-Alors maintenant, libérez-moi immédiatement et j’accepterai d’être clémente envers vous quand je ferai mon rapport.
-Non.
-Ah non mais vous n’avez pas compris, vous n’avez pas le choix. Si vous ne me relâchez pas sur le champ, vos actions seront perçues comme une déclaration de guerre à l’encontre du Cipher Pol, et vous en prendre au CP, c’est vous en prendre au gouvernement mondial. Vous risquez d’impliquer tout Luvneel avec vous. J’ai tous les pouvoirs pour vous faire arrêter, mettre des primes sur vos têtes et faire en sorte que vous finissiez en prison ou sur l’échaffffffffmmmmmphhphphnnnnnnngblllllbrrrrrrr!!!!!!
Elle aurait bien continué à parler, mais les tentacules d’acier qui l’enlaçaient avaient récupéré un oreiller non loin de leur maîtresse pour le lui enfoncer dans la bouche, aussi profond que possible. Ce qui fit un bien fou à Haylor.
-Désolée, mais vous n’êtes pas la plus forte en mesure d’imposer quoi que ce soit aujourd’hui. Alors un peu de retenue.
-Mphfmphfmhphfmphfffmphfmphf!
-Ouais, je suis cent pourcents d’accord avec vous. Bon, miss. Je propose qu’on mette à exécution le délire qu’on se disait sous la douche l’autre jour. Z’en dîtes quoi?
-Mmmh… je ne sais pas…
-Alleeeeez c’était votre idée en plus.
-Ma foi… ça peut être amusant…
-Mwarharharh! Oh que oui. Bon ok je me charge de tout. Enfin, dès que je pourrais bouger. Pouvez vous lever s’il plaît? C’est pas que je vous aime pas mais je sens plus mes jambes.
-Oh. Oui…
-Non non non mais vous ne pouvez pas du tout infliger un tel traitement à une agente du gouvernement mondial, c’est complètement fou vous allez créer un incident diplomatique majeur que ne nous ne pouvons pas…
-Meuh non voyons, regardez Rachel, c’est quelqu’un de très bien et on est très content qu’elle soit avec nous donc on la traite à merveille. Pas vrai Rachel?
-Alors oui mais non mais c’est pas vraiment ça que…
Après la petite histoire, Chloé et sa maman s’en étaient retournées vaquer à leurs occupations, à savoir faire école pour la petite. Ce qui avait laissé les deux compères s’amuser joyeusement aux dépens de leur victime jusqu’à attirer d’autres curieux. Le corsaire Garcia, déjà, qui avait reconnu dans Jane Blonde (qualifiée de la sorte par Sigurd, évidemment) l’une des dernières recrues de son équipage de pirates-marmitons. Et le pirate à la toque blanche se confondait en excuses et en lamentations devant les deux Nowel maintenant qu’il savait qu’elle s’était jouée de lui. Ca, et un long monologue teinté de trémolos à destination de la Cipher Pol pour étaler de long en large comment elle lui fendait le coeur à lui et à ses marins, qui l’avaient tous accueillie à bras ouverts dans leur famille, dans leur navire, dans leur cuisine et dans leurs coeurs. D’autant plus qu’apparemment, elle avait même commencé à flirter avec leur oenologue-barista terriblement fleur bleue, et qu’il craignait déjà comment lui prendrait la nouvelle.
Alors, vu sa situation, il était impossible de savoir comment l’espionne y avait réagi. Remords, mépris ou stricte indifférence? Elle ne mmmphhffffffa pas un mot. Mais nombreux aux alentours furent sensibles à la détresse (tout de même franchement exagérée) du chef Garcia. Et là, la tentation de nourrir le requin se fit très forte.
Un peu plus tard et ce fut au tour de Rachel et de Valmorine de les rejoindre. La brigade du fun, comme les qualifia Dogaku en levant les yeux au ciel. Parce qu’il était tout à fait naturel pour la commandante Syracuse de ne PAS cautionner leur petite distraction. Et tout aussi naturel pour la baronne de Tintoret, diplomate et porte-parole de la couronne au sein de l’expédition, de criser complètement en apprenant le statut de leur captive :
-Mais vous allez la tuer!
-Meuh nan, elle risque rien elle a le tekkai. Regardez, s’enjoua Sigurd en dégainant l’un de ses revolvers pour viser Jane.
-Sigurd, ce que vous faîtes est dangereux et vous risquez de faire quelque chose que vous allez regretter, le raisonna Rachel sur son ton maternel. Vous appelez l’accident. On ne dégaine pas une arme pour jouer.
-Nan du tout, ça ne va rien lui faire. Regardez, je compte jusqu’à cinq et elle va nous montrer sa maîtrise des arcanes super secrets du Cipher Mégapol. C’est parti : un, deux…
-SIGURD!, aboya Valmorine.
-Deux et demi…
-...
-Deux trois quarts, deux virgule huit, deux virgule neuf neuf neuf neuf neuf neuf neuf neuf…
-Donc vous êtes vraiment en train de de jouer?
-Miss, qu’est-ce qu’il y a après deux? Je me souviens plus.
-Pfffih hi hi. Trois, Sigurd. Après deux, il y a trois.
-Ah, mais oui, je suis bête. Trois, quatre…
-COMMANDO!
Ce mot, c’était le cri de guerre et de ralliement de Rachel, jusque-là sur le qui-vive mais en retrait pour éviter que le blondinet ne fasse un faux mouvement. Elle venait de bondir et s’élancer sur lui pour le plaquer au sol.
-...six …
S’ensuivit un genre de roulé boulé sur cinq mètres en avant au terme duquel elle inversa complètement la position du fauteuil, l’installant pied en l’air tête en bas avec Sigurd toujours planté dedans dans une position improbable, assis à l‘envers, les fesses toujours bien calées dans le coussin du siège, son tronc totalement courbé.
-BÉÉÉÉÉÉ EUH! J’AI DIS SIX! BIEN SÛR QUE J’ALLAIS PAS LE FAIRE! J’AVAIS MÊME PAS LE DOIGT SUR LA GACHETTE J’VOUS SIGNALE! C'ÉTAIT QUOI CE TRIPLE SUPLEX AVANT LA!?
-Désolée mais je ne prends pas de risque, se justifia Rachel, aplatie sur le dos à un mètre de lui. Un accident est très vite arrivé. Normalement vous devez le savoir, ça.
-Mmmmmmmmmnnnnnnggggg… ‘kay c’est vrai. Mais c’était mon pistolet à air comprimé, ça l’aurait pas blessée, chuis pas idiot non plus. Ca l’aurait juste balancée à la mer, mais c’est pas bien gênant hein?
-Okay, donc j’ai vraiment bien fait, je note.
-Rhololo, nan mais les Cipher Pol c’est de très bons punching ball ils ont l’habitude de voler. Euh, est-ce que quelqu’un peut m’aider? Chuis coincé.
-Bien sûr.
Quelques chaînes s‘approchèrent délicatement pour lui porter assistance, mais Rachel fut plus rapide, à les saisir lui et son fauteuil à bras le corps pour le remettre en place. Et après réflexion, elle les souleva à nouveau pour les porter jusqu’à leur emplacement initial, sans donner l’impression de fournir le moindre effort.
-Woah. J’avais jamais remarqué que vous étiez aussi forte, Rachel. C’est quoi votre secret, beaucoup de soupe et des épinards?
-L’entraînement de la marine, déclara-t-elle fièrement. Et les programmes d’exercice de Papy Coriace.
-Faudra que je pose la question au prochain gros pirate qu’on croisera pour comparer les réponses, du coup.
-Ou à notre amie du Cipher Pol quand vous l’aurez libérée. Je suis sûre qu’elle est très forte aussi, sourit la commandante.
-Pas assez forte, commenta Haylor. Et pourtant, il y a de la marge.
-Mais je suis sûre que si vous la relâchez, elle mettra cette marge à contribution pour faire les efforts qui incombent et…
-... devenir plus forte pour revenir nous taper et relustrer son égo, compléta Sigurd. Ouaaaiiiiis, ça me plaît.
-Un mot de votre part et je la donne au requin, Capitaine.
-Je dois avouer que ce scénario devient horriblement tentant, Commissaire.
-Non non non nous n’allons pas jeter qui que ce soit aux requins et certainement pas une représentante du gouvernement mondial, interjeta Valmorine sur un ton pourtant calme. Madame, adressa-t-elle à destination de Jane Blonde, nous sommes sincèrement désolés de la tournure qu’ont pris les évènements et…
-Nous ne sommes pas du tout désolés, Valmorine.
-Parce que bon, n’importe quel méchant l’aurait désossée à vue alors que nous on joue un peu avec, donc franchement on est cools.
-... Evangeline, je devine ce qu’il s’est passé et je comprends que vous soyez très agacés tous les deux, mais…
-Mais?
-Ouais, vous voulez qu’on fasse quoi?, grogna Sigurd. “Oui bonjour désolé mais on vous a pris sur le fait donc vous avez perdu! Du coup vous avez plus le droit de butiner dans nos affaires pendant une semaine et va falloir sagement rentrer à la maison s’il vous plaît. Mais c’est pas contre vous hein, je comprends que c’est pas de votre faute et que faut bien bosser pour vivre et que vous faîtes que obéir aux ordres, bien sûr. Oh, et passez le bonjour à vos prédécesseurs, on espère qu’ils vont bien! Et aussi à votre directeur. Dîtes lui qu’on le remercie de vous envoyer en guise d’espions et pas d’assassins, c’est extrêmement gentil de sa part et on lui en est très reconnaissants! D’ailleurs on a préparé un assortiment de cookies aux noisettes pour vous et vos collègues, j’espère que ça vous plaira! Bisous!”. Non.
-Oui, non, ça n’est pas ce que nous allons faire, mais…
-Blablabla blah blah blah, coupa Sigurd. C’est totalement ce qu’on va faire, en y mettant plus les formes.
-Pas du tout, les textes protocolaires prévoient spécifiquement que…
-Blablabla blah blah blah blah j’vous crois pas.
-... je vous assure que le droit international nous permet de…
-BLAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH BLAHBLAH BLAH BLAH BLAH vous allez m’vendre du vent.
-...
Elle ne s’énerva pas. Parce que ce n’était pas son genre. Pas sa fonction non plus, ce qui lui convenait parfaitement. Comprenant bien qu’elle avait affaire à un grand enfant attardé, elle décida de passer outre et d’utiliser les grands moyens pour le contrecarrer : s’adresser à sa mère.
-Evangeline, aidez-moi s’il vous plaît.
-Je ne sais pas. Je suis d’accord avec lui.
-Ah. Vous êtes sûre?
-Eh bien, je suis parfaitement d’accord avec vous, je comprends d’où vous venez. Mais je suis encore plus d’accord avec lui, déclara simplement Haylor en restant bien calée au fond de son siège, trop occupée à contempler ses ongles pour lui croiser le regard de la baronne. Donc non, je ne sais pas.
-S’il vous plaît. C’est vous qui la retenez prisonnière, pas lui. Mais vous êtes quelqu’un de raisonnable, vous ne pouvez pas faire ça.
-Je suis certainement raisonnable. Je suis aussi à court de patience, on ne peut plus exaspérée, aussi vindicative qu’au premier jour, persuadée que je fais face à des ennemis qui ne me veulent que du mal, suffisamment dans mon bon droit pour ne pas me retenir, et j’ai pu faire et voir suffisamment de choses jusque là pour ne pas m’inquiéter d’une quelconque conséquence. À tort ou à raison, peu importe. Alors, je vais très déraisonnablement vous dire non de façon parfaitement raisonnée.
-Bon alors miss je sais que je me répète mais je suis tellement fan quand vous êtes de mauvais poil comme ça…
-Je sais, mais n’en dîtes pas trop ou je vais changer d’avis.
-Oh. D’acc.
-J’en étais sûre. Bon. Commandante Syracuse, je m’excuse d’avance de vous mettre en porte-à-faux vis à vis de nos compagnons, mais j’envisage de vous demander votre aide pour contraindre Sigurd et Evangeline à ne pas nous mettre dans une fâcheuse posture vis à vis de votre hiérarchie. Par la force si nécessaire.
-Eeeeeeeeeeeeeeh!
-Alors je suis obligée de faire ça pour compenser vos actions et c’est à contrecoeur, désolée. Mais s’il faut que quelqu’un vous fasse enfermer, il vaut beaucoup mieux que ce soit nous que eux qui nous en chargions.
-Non mais ça ne sera pas nécessaire voyons, ch’uis sûre qu’on va y arriver autrement, voulu calmer Rachel.
-MMMMMMPPPHHHHHFFNNNHHHHHFFFMMMMNNNNNHHHH!!!!
-Eh bien, non. Je leur ai demandé gentiment et ils n’ont pas voulu. Donc je remplis mon rôle. Je devrais aussi mobiliser les chevaliers et sommer Capslock de faire intervenir ses hommes, mais personne n’a envie d’en arriver là et je ne crois pas que qui que ce soit puisse faire plier notre sorcière attitrée si elle décidait de se défendre. Mais je n’ai pas le choix. A moins que vous n’acceptiez de discuter.
A sa manière de croiser les bras, ou autant que faire se peut avec le moignon qui dépassait de son coude gauche, on pouvait bien voir que la baronne était bien embêtée de devoir utiliser sa carte joker : en dépit de son statut totalement insignifiant comparé à la majorité des cadres de l’expédition, elle était techniquement l’autorité suprême qui représentait directement la couronne de Luvneel. A qui Rachel, officier de liaison du GM auprès du royaume, les chevaliers et strictement tout le monde devait obéissance.
Et pour lisser les angles vis à vis du CP, ce qu’elle faisait était évidemment la meilleure solution. Ce que même les deux réfractaires de service pouvaient reconnaître. A sa surprise, pourtant, ce fut Sigurd qui capitula le premier.
-Rhaaaaa. Ouais bon bah écoutez si vous le prenez comme ça c’est normal mais c’est plus mon problème. Moi j’étais partant pour lui trouver un châtiment du même genre que le goudron et les plumes avant de la renvoyer en coli express à Marijoa avec un petit courrier à l’attention de son directeur pour lui demander d’arrêter les conneries parce que ça fait un peu beaucoup. Mais je suppose qu’on peut pas?
-Je suis désolée mais nous ne pouvons absolument pas faire ça, en effet.
-Bon. Dans ce cas je vous passe la balle. Mais juste avant, je vais signaler qu’on a peut être un problème dans le cas où elle aurait d’autres copains infiltrés dans notre bande et qu’on a pas pincés. Et que ces crétins sont bien assez géniaux pour se dire que déclencher un incendie sur un navire, faire rouler leurs gros bras et essayer de prendre un bateau de force, ou se mettre en tête de tuer tout le monde et de faire passer ça pour un accident, ça pourrait être une bonne idée.
-Ils n’auraient aucune raison de faire ça.
-Bah non, c’est pas du tout des psychopathes extrémistes absolument convaincus qu’ils sont les nobles bergers, façon héros de l’ombre, qui doivent manipuler ou élaguer les masses de peuple idiotes et anarchiques, tellement stupides et indisciplinées qu’elles refusent de se laisser sagement lobotomiser par le GM pour contribuer dignement au bien collectif sous la houlette des cinq étoiles. Ces modèles d’intelligence et de sagacité complètement séniles. Même leur petit jeune, là.
-Mphmnnnfffmph.
-’Fin si vous voulez que je reformule, adressa-t-il à leur prisonnière, je suis convaincu qu’à part faire vos magouilles de putain de rongeurs parasites, sucer les boules de vos supérieurs, péter plus haut que votre cul et passer vos achats persos en notes de frais ce qui veut dire nos impôts, v’servez à rien les mecs. Mais c’est pas grave ! Valmorine, moi je vous la laisse du coup, amusez-vous bien. Miss?
En effet, Sigurd s’extirpa de son siège en levant les yeux au ciel, à se contenter de regarder les nuages pendant un long moment en attendant la réponse de sa partenaire. Qui tarda à tomber. Mais finalement, après un long soupir, cette dernière abdiqua à son tour.
-Oui… Capslock et Konan voulaient me préparer quelques exercices avec le balai, souffla-t-elle. Je pense que je vais aller les voir. Pas la tête à reprendre mes dossiers, aujourd’hui. Peut-être ce soir.
-Euh, j’aurais voulu me coucher tôt aujourd’hui…
-Nous verrons. Ah, et aussi. Valmorine, j’ai demandé à Kalem de préparer ce qu’il a de plus proche d’un sérum de vérité, au cas où. Elie a approuvé.
-Euh…, commença Rachel, ça fait un peu beaucoup, on en aura pas bes…
-Je précise simplement au cas où, conclut-elle d’un ton pincé tout en se levant. Ca n’est pas comme si nous le lui avions déjà fait respirer à son insu il y a une heure, et qu’il commencera à faire effet d’ici une vingtaine de minutes. Je ne me serais jamais permis de faire quelque chose de ce genre. Rachel me connait bien, elle peut en attester.
-Alors euh, ‘oui j’ai compris, mais c’est pas très subtil vous savez?
-Parfait. Alors comme dit Sigurd, ne lui demandez surtout pas combien de ses collègues traînent parmi nous. Ce serait trop nous faciliter la tâche. Sur ce. Baronne, commandante. Bonne journée.
Et elle s’en alla à grands pas agacés, sans daigner jeter le moindre regard à personne, et surtout pas à la cipher pol pourtant toujours captive de ses chaînes. Ces dernières se contentèrent de la balancer au pied de la mâture et de l’y réceptionner pour amortir sa chute, et la ficeler avec suffisamment d’ardeur pour la faire gémir d’inconfort. Les mains jointes dans le creux de son dos, elles-mêmes rattachées aux deux pieds de l’espionne. Le reste de ses chaînes se rétracta dans une succession de cliquetis jusqu’à disparaître dans les manches et sous la jupe de la longue robe d’Haylor.
Juste avant qu’elle ne commence à se façonner une route de nuage par-dessus la rambarde pour rejoindre un autre navire.
-Bon bah moi je vais me balader gentiment, trancha finalement Sigurd. J’avais dit à Gros Thon que je passerais le voir aujourd’hui, mieux vaut tard que jamais. Mais si ça peut vous rassurer, j’vais ouvrir l’oeil pour voir si je croise pas d’autres CP. Et les narines aussi, c’est important les narines. Au cas où. Après, ça vous interdit pas de cuisiner Jane. Des objections?
-Du tout.
-Top. Alors ciao bisous, lâcha-t-il avant de s’en aller, une tranche de pâté en croûte (foie gras, agneau, pistaches et champignons) à la main pour se remonter le moral.
-Mmmffffmfmfffffffhhhhmmffmffffff!
-Elle va avoir du mal à répondre avec un bâillon sur la bouche, commenta Elie qui se tenait debout non loin avec un air circonspect.
-Ouais. C’est dommage hein?, rigola Sigurd en croquant dans une poire.
-Vous en faîtes trop tous les deux…
-Alors contrairement à l’impression qu’on peut donner, notre réponse est absolument proportionnée à la situation, précisa le blondinet. Mais c’est vrai qu’on s’amuse beaucoup plus que ce qu’on devrait. Pas vrai miss?
-Hihihi hihi, couina l’autre de son rire de souris. Certainement.
Et à ça, Elie n’eut qu’à jeter un regard dubitatif sur les deux Nowel installés dans leurs luxueux fauteuils, faisant tâche au beau milieu du pont du navire, puis à la femme aux longs cheveux blonds qui était ligotée comme un jambon et suspendue pieds en l’air tête en bas à six mètres au dessus du sol, devant eux. Et à l’énorme bassine large d’une bonne quinzaine de mètres au milieu de laquelle un requin marteau plein d’entrain jetait des regards intrigués au snack humain qui remuait au-dessus de lui. Sigurd jetait des petites friandises au gros poisson à intervalles réguliers, en prenant bien soin de les lancer au visage de leur victime avant qu’elles ne tombent à l’eau. Histoire de l’insulter encore un peu plus. Et en le voyant faire, la petite Chloé, toute armée de l’enthousiasme de ses six ans, avait voulu l’imiter. Mais pour sa mère, il était absolument hors de question que la petite interagisse de quelque manière que ce soit avec…
… un putain de requin. Et quoi d’autre?
Ils avaient l’habitude d’attirer l’attention avec leurs excentricités, mais là, même sur les autres navires de la flotte, de très nombreuses personnes étaient distraites par cet étrange spectacle. Au loin de leur pont arrière, sur le navire des chevaliers de Luvneel, la comédienne pouvait apercevoir la silhouette imposante de la commandante Syracuse qui se tendait dans leur direction, imitée par son bras droit casqué de cornes qui tenait des jumelles à hauteur de ses yeux.
Sigurd leur adressa un large sourire et quelques gestes de la main pour faire signe que tout allait bien, comme si ce qu’il faisait était parfaitement normal, avant de reprendre :
-Nan mais à force on en peut plus de ces guignols de CP de merde à qui j’ai plus de patience, s’excusa-t-il en jetant le trognon de son fruit contre leur captive. Zut, raté.
-Plus une once de patience, de pitié ou du moindre remord, appuya Evangeline à son tour, se désintéressant un instant du spectacle pour accepter la tasse de thé que lui apportait une de ses majordomes. Merci beaucoup.
-Uhuh, ben voyons… et la bassine à requin, elle vient d’où?
-SuperMéchant SAS, ricana Dogaku.
-...
-Mwarh har har! Nan mais je suis sérieux, on a vraiment passé commande à une boîte qui s’appelle SuperMéchant SAS. Ils existent et c’est pas une blague, c’est juste le monde qui est génial quand il fait des efforts. Sont sur Zaun!
-Ils ont une filiale haut de gamme dont le fond de commerce s’attache à répondre aux besoins de tout grand mafieux ou génie du mal en quête de mobilier meurtrier pour punir ses ennemis avec classe.
-On a hésité avec la bassine d’acide et le rayon laser ou la scie circulaire mais le requin c’est quand même plus écolo. Moins de risques d’accident, ‘ccessoirement.
-Et tes pirates nous ont précisé qu’ils s’y connaissaient en requins et qu’ils allaient peut-être demander à le garder, renchérit Haylor avec bonne humeur. Aucun problème pour nous. Je vais finir par croire que c’est une spécialité des forbans, sur North Blue. Avec les Denden. Ceux de Crachin, eux aussi, touchaient aux deux domaines.
-Ah. Possible, éluda Elie.
Des abrutis sans bornes, songea la jeune femme en maudissant ses subordonnés. Elle leur avait pourtant fait jurer sur leur vie de ne dire à personne qu’ils étaient de l’ancien équipage du capitaine Crachin. Sous peine d’être réduits à l’état de chair à saucisse, mis en compost puis donnés en pâture aux légions Denden de la Confrérie Secrète. Mais leurs petits cerveaux n’avaient pas étés capables de se dire que glisser des indices y faisant référence était une triste idée. Il faudrait qu’elle leur remboîte les neurones en place à coups de pelle à la première occasion, nota-t-elle dans un coin de son esprit.
Heureusement, les deux autres n’avaient pas l’air disposés à relever quoi que ce soit. Trop occupés à se jeter des sourires de complicité béate et à se réjouir d’avoir osé être suffisamment crétins pour sauter à pieds joints dans leur délire absurde. Des méchants de cartoon, rien que ça. Mais ils se faisaient plaisir. Forcément, ça n’était pas pour rien que les grands malfaiteurs se tiraient régulièrement des balles dans le pied à supplicier leurs ennemis au lieu de s’en débarrasser. Quitte à leur donner l’occasion de s’enfuir. C’avait beau être idiot, dangereux et inutilement compliqué, c’était franchement jouissif.
-Et comme à côté de ça on a passé un contrat avec une boîte de livraison express garantie partout dans le monde, peu importe l’heure ou le jour parce que c’est dans le train de vie… boom! C’est la première fois qu’on a besoin de s’énerver contre des enquiquineurs mais j’me souviendrai d’eux si jamais il refaut. Ils sont vachement sympas en plus, les gars de SuperMéchant.
-Et vous n’avez pas peur d’avoir des représailles si vous commencez à… malmener… torturer… des agents du CP?
-Tah tah tah nondutout ça serait abusé. C’est la sixième fois qu’on en a un espion dans les pattes pendant une aventure. Sans compter les tractopelletées de fois où je les ai sentis rôder hors champ et la kilotonne d’autres où on en a pincés chez nous ou au boulot à fouiner dans nos trucs. Depuis le temps sont prévenus, maintenant c’est mort de chez mort, tolérance sous zéro.
-MMMMFFFFFFPHHHMMMPHNNNFFFFFMPHPHHHHHHH!!!!!
-Je crois qu’elle essaie de communiquer, s’amusa la sorcière en glissant son index sur sa chaîne pour la faire descendre d’un bon mètre en direction du squale. Oh, mince alors, c’est la mauvaise direction. Je voulais la remonter, évidemment. Que je suis maladroite.
-MMMMPHFFFFNNNNNN!!!!!!!!!
-Bof, on est d’accord qu’avec comment elle nous a fait chier à prendre des grands airs quand on était gentils…
-Je veux qu’elle souffre encore, oui.
-Trotalement. Euh, est-ce qu’on pourrait avoir des petits fours s’il vous plaît ? Avec des petits potages ça serait top.
-Chloé, est-ce que tu en veux aussi? Elie?
-Oh oui, sont trop bons! Maman, je peux s’il te plait?
-Nnnn…
Non? En temps normal, Elie n’appréciait pas que sa fille se fasse gâter par les deux milliardaires de service qui mécénaient la flotte. Probablement plus par fierté, rebutée à l’idée de devoir quoi que ce soit à ces embourgeoisés dégoulinants de faste, que par réelle aversion pour l’entraide. Et ceci tout particulièrement quand cela venait d’Haylor. Parce que son blondin de compagnie ne la calculait pas vraiment quand il avait le choix, et qu’elle le lui rendait bien.
Mais là, il s’agissait de faire manger des légumes à Chloé. Et si la petite était un véritable angelot digne du ciel qui illuminait ses journées au moindre de ses regards et de ses réflexions… on parlait de légumes. L’une des difficultés inhérentes à l’éducation de tout enfant préférant spontanément la viande et le sucre. Sa maman avait preeesque réussi à habituer la fillette à ranger leur chambre en transformant ça en jeu, et le rituel du brossage de dents avait vite été intégré (même si Chloé avait toujours des remords en pensant aux maisons des pauvres petites bébêtes nichées confortablement sur ses quenottes, qu’elle arrachait de force trois fois par jour, à la manière du grand méchant loup, pour esquiver le dentiste). Mais les légumes, éminent membre du concile maudit de l’éducation parentale, restaient très laborieux. Alors…
-...nnnnnoui.
-Ouaaiiiiis! Carottes-poireaux-champignons s’il vous plaît Monsieur!
-Mais bien sûr, jeune dame, s’inclina le majordome.
-Merci Monsieur! Et merci Eva. Et merci maman.
-Mmmnnnnhhhg…
Forcément, des potages fraîchement préparés par un chef étoilé au budget illimité, ça passait beaucoup mieux. Le danger, c’était qu’elle s’y habitue trop et se mette à faire la fine bouche quand il s’agirait de manger quelque chose de normal. La gamine s’était déjà mise à refuser les sorbets qui ne venaient pas des maisons de confiseurs ampoulés où commandait Haylor.
Ce qui n’était pas plus mal, s’agissant de sucreries, qu’elle en mange plus rarement.
-Oh et s’ils ont des tomates ou des oeufs un peu gâtés qui traînent en stock, on est preneurs aussi, rajouta Sig’. Notre invitée doit avoir envie d’une collation pour le quatre heures et moi j’ai bien envie de lui balancer des machins au visage, surtout s’ils sont plus frais.
-Mmmhffffffphmmnnfffhhhhh!
-Ca ne pose pas de problème pour le requin j’imagine?, s’enquit sa chère et tendre auprès du représentant de SuperMéchant SAS, qui supervisait les opérations en surveillant le bassin.
-Pas le moins du monde, ne vous inquiétez pas.
-Parfait. Je ne voudrais pas qu’on le rende malade par inadvertance, ce serait dommage.
-Par contre maman, je peux poser une question?
-Bien sûr, mon coeur.
-Pourquoi Sigurd et Eva ils font comme les méchants dans les films alors que ce sont des gentils?
-Ils font semblant.
-Ah bon?
-Oui. Pour s’amuser.
-Comme nous quand on joue à faire les pirates avec Bruno et les perroquets?
-Exactement.
-Ooooooh. Mais alors, est-ce que je pourrais avoir un requin la prochaine fois qu’on jouera aux pirates? Pour le délice de la planche.
-Le supplice de la planche, ma chérie.
-Ouaiiis!
-Non, Chloé. C’est un peu trop dangereux à ton âge.
-Oh. Quand je serais grande?
-Euh… on verra.
Evangeline s’efforça à grand peine de ne pas sourire hilare face à la grimace contrariée que lui jeta la jeune mère : autant les légumes parfaitement, mais donner ce genre d’idées aux enfants…oui, certes, c’était irresponsable.
-Et elle, elle joue aussi alors?, demanda Chloé en désignant l’espionne suspendue au-dessus du requin.
-Tout à fait, déclara Elie le plus naturellement du monde.
-Ah bon?
-...
-En fait c’est un petit peu plus compliqué que ça, intervint Haylor. Elle, elle fait du sport, Chloé. Elle s’entraîne pour plus tard.
-Comme quand on se bat mais qu’on fait semblant et que ça compte pour du beurre?
-C’est… exactement ça, oui. Elle veut faire des choses difficiles et voudra les faire pour de vrai quand ce sera important. Et dangereux pour elle. Alors qu’aujourd’hui, ce n’est pas dangereux. Parce qu’on fait juste semblant, on ne va pas vraiment la lâcher dans le requin.
-Boah, on pourrait, elle a le tekkai donc elle est invincible il paraît.
-Peut être pas devant Chloé, Sigurd. Mais un jour, ça lui servira peut-être, continua-t-elle à l’attention de la petite tout en se fendant d’un sourire diabolique… avant d’éclater d’un rire franc lorsque Sigurd fit mouche d’une tomate en plein dans le menton de sa cible.
-Il ne vient pas de lui faire mal?
-MMMMMMMPPHHHHHHHHFFFFFFFFFFNNNNNN!
-Pas du tout. Elle est très résistante, elle s’est entraînée pour. D’autant plus que, tu sais, c’est elle qui est venue nous voir en nous disant qu’elle voulait jouer avec nous. Pas vrai, Sigurd?
-’Bsolument. Elle a toqué à notre porte et…
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* *
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* *
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Tout avait commencé trois heures plus tôt, dans la cabine attitrée du couple de Nowels. Un tantinet plus grande et confortable que la majorité des autres, sans que cela ne puisse vraiment les satisfaire vu sa modeste taille. Mais qui les projetait déjà bien au-delà de la masse : le plus simple était de dire qu’ils avaient le privilège d’avoir une chambre pour eux au lieu de se contenter d’une place dans un dortoir comme la grande majorité de l’équipage. Il faut dire que le STENTOR était un navire de guerre normé selon les standards de la marine, pas l’idéal pour reconstituer un environnement aussi confortable que les chambres de leur manoir Luvneelois.
Par contre, ils n’avaient pas hésité à meubler l’espace à leur guise en y mettant largement les moyens : rien qu’en vendant leur lit, on se retrouverait avec de quoi nourrir toute la flotte - mille deux cents âmes, dont un géant - le temps de quelques repas.
A leur décharge, cette chambre devait également leur faire office de bureaux et de salle de réunion pour qu’ils continuent de chapeauter leurs affaires, ce qui n’avait rien de pratique. Et encore moins de confortable. Aucune alternative ne leur était apparue jusque-là, faute de place dans le bâtiment.
Mais aujourd’hui, à midi, ils avaient décidé sur un coup de tête de s’éclipser à l’heure du repas pour se retrouver seul à seule dans leur cabine et profiter du fait que pratiquement tout le monde était en train de se restaurer pour…
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-Pour faire quoi?, demanda Chloé.
-Ah euh oui non ben ‘fin oh je que pas…
Sigurd perdit contenance face à l’innocence de la fillette (et au regard meurtrier de sa mère), soudainement conscient de problématiques auxquelles il n’avait pas du tout pensé jusque-là. Le fait que la petite soit attentive à ce qui se passait dans la narration, déjà. Ou qu’ils doivent épurer leur récit pour le rendre accessible à de jeunes oreilles.
-Euhbaheuhnanmenfin…
-... pour jouer aux cartes?, essaya sa comparse, à peine meilleure que lui quand il s’agissait d’improviser un mensonge.
-Pour écrire une carte, rectifia Elie en insistant lourdement sur chaque syllabe pour ne pas être contredite. Une carte postale aux parents de Sigurd. Parce que c’est quelqu’un de très occupé, de très distrait et de très paresseux qui ne prend pas assez le temps de donner des nouvelles aux gens qui l’aiment, ma chérie. Et donc, Evangeline lui a tiré les oreilles et l’a tracté jusqu’à leur cabine pour qu’il se consacre exclusivement à cette tâche extrêmement importante. N’est-ce pas?
-C’est exactement ça, approuva la sorcière.
-Tout à fait.
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Et donc, Sigurd, allongé à plat ventre sur son lit avec en face de lui une lettre, griffonnait par à-coups au gré de son inspiration, à recenser les quelques anecdotes amusantes qui avaient pu lui arriver depuis leur départ. Parce que bon, bureau haut de gamme ou pas, il restait fondamentalement une larve dont la position favorite se retranscrivait par “aussi avachi que possible”. Une explication qui convenait parfaitement à Chloé, parce qu’elle aussi préférait faire ses coloriages à plat ventre sur son lit, même si sa maman n’aimait pas qu’elle fasse ça.
Haylor, pour sa part, était assise à côté de lui, à échanger des banalités et lui dicter quelques phrases qu’elle-même souhaitait adresser à ses fort probables futurs beaux-parents. Elle venait tout juste de retirer ses bottines et commençait maintenant à faire mine de donner des coups de pieds aux mollets de son acolyte, pour l’asticoter.
-Si vous finissez assez vite, je crois que Capslock voulait manger avec nous aujourd’hui. Dépêchez-vous.
-Vous seriez plus convaincante si vous n’étiez pas en train de me grimper dessus, miss.
-Vous avez une poussière sur les cheveux, s’excusa-t-elle sans rien cesser de son manège.
-Ouais, et j’en ai aussi une autre sur les dents visiblement, rétorqua-t-il en inclinant la tête pour échapper à son baiser.
-Oui, c’est incroyable. Je ne sais vraiment pas comment vous vous êtes débrouillé pour faire ça.
-Loi des séries, justifia-t-il succinctement en lui tapotant le nez pour la faire reculer. Ah et par contre si vous pouviez m’épargner de devoir débobiner les quatre cent mètres de chaînes sous la robe ça serait chouette, ça prend toujours des plombes et j’ai un peu la flemme aujourd’hui.
-Mmmh. Mais moi, j’ai très envie que vous mettiez du temps à me débobiner, Capitaine.
-Wooooh woh woh. Alors Commissaire, avec tout le respect que je vous dois, c’est totalement de la triche de…
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-ALORS JE PEUX ME TROMPER MAIS IL ME SEMBLE PARFAITEMENT ME SOUVENIR QUE VOUS ÉTIEZ EN TRAIN D'ÉCRIRE UNE CARTE POSTALE AU MOMENT OU VOUS L’AVEZ TROUVÉE. DONC ENSUITE, QU’EST-CE QU’IL S’EST PASSÉ ?
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-Atchoum!
-A vos souhaits, miss.
-Merci.
Mais les deux se regardèrent confusément, Sigurd se foulant plusieurs neurones en tardant à réaliser que l’autre ne lui avait pas du tout éternué dessus, et Evangeline à se rendre compte qu’elle l’avait simplement remercié par réflexe. Aussi cette dernière fit précipitamment volte-face en écrasant brutalement son conjoint pour balayer leur cabine du regard à la recherche de…
Personne?
D’un claquement de doigts, elle déploya toutes ses chaînes pour parcourir l’espace, ouvrir chaque tiroir, chaque rangement, soulever le moindre meuble et tâter méthodiquement à la recherche de…
Sous le lit, perçut-elle distinctement en cognant quelque chose qui n’avait rien à faire là.
Avec l’impression d’être une pêcheuse de gros gibier, elle lutta pour remonter son filet et tira un grand coup (enfin, à sa manière) pour triompher de sa prise : une femme au teint pâle et aux cheveux blonds, portant une tenue de marins tout à fait passe-partout, chemise ample et pantalon de toile, qui les regardait avec un air médusé, aussi abasourdie qu’eux-mêmes pouvaient l’être.
Ils la contemplèrent en fronçant les sourcils sans prononcer le moindre mot, et elle en fit de même en commençant à se débattre de toutes ses forces, en vain. Au bout de trente secondes, ne parvenant qu’à mettre en colère la toile d’acier qui raffermit férocement son emprise sur elle, l’intruse abandonna.
Alors seulement, Sigurd huma l’air ambiant avec concentration, comme un chien de chasse à la recherche de truffes, et releva très distinctement une odeur qu’il avait réussi à imprimer au fer rouge dans son petit cerveau. Une odeur qui signifiait une chose :
-Cipher Pol!, asséna-t-il en tendant un index accusateur vers l’espionne, toujours allongé avec l’autre qui lui écrasait les jambes.
L’odeur des frites de la cantine de leur QG à Marijoa. Le fumet du fromage préparé spécialement par leur chef, chaque semaine, selon un rituel immuable depuis des années. Le parfum, beaucoup plus subtil, du papier règlementaire utilisé dans tous les services des neuf bureaux de la capitale mondiale.
Entre autres. Des senteurs uniques au monde qui s’imprégnaient durablement dans le cuir chevelu et l’épiderme de quiconque y était exposé.
Ca et divers menus détails repérables dans son attitude, son langage corporel et quelques mimiques spécifiques qui trahissaient une pratique du foutu art martial qui faisait leur fierté. Il était sûr de son expertise. Il avait l’habitude, il avait l’entraînement, il avait même suivi toute une batterie de formations pour se prémunir contre les espions et leurs petites magouilles, comment les reconnaître et les contrecarrer. Comme tout bon notable un tant soit peu prudent.
Mais surtout, il avait dédié un emplacement entier à cette aptitude au sein de sa fiche technique.
-Vous vous foutez de ma gueule?, déclara blondinette.
-Tekkai, geppou eeeet… je crois qu’elle a le soru aussi, poursuivit Dogaku. Pas trop sûr pour le soru, j’ai pas bien entendu l’intonation. Vous pouvez répéter le mot “gueule”, s’il vous plaît?
Ce à quoi l’autre grimaça en décidant de garder le silence, serrant les dents dans un élan de colère. Il avait visé juste. Mais comment il faisait? Toutes les notes à son sujet le dépeignaient comme un olibrius totalement dépourvu d’aptitude au haki, et le voilà qui lisait en elle comme s’il avait l’empathie à un stade avancé…
Attendez, non, il l’aurait instantanément débusquée en rentrant dans la pièce s’il avait ce pouvoir. Alors quoi?
-Bref elle a le build opti’ quoi, s’est pas faite chier non plus. Bon bah miss, je crois qu’on a trouvé qui plantait des mouchards dans notre chambre. Heureusement qu’on a un fin limier pour ça.
Ca, c’était grâce à Scott, le Denden de Sigurd. Lui aussi avait pris du galon, à participer à plusieurs sessions d’entraînement de Den-Démineur pour lui apprendre, non seulement à se protéger des mises sur écoute et sabotages de tous horizons, mais aussi à détecter les potentiels mouchards et dispositifs espions présents autour de lui. Parce que c’était un escargophone affectueux, gras et adorable, mais pas que.
-Oui, je pense qu’il a bien mérité sa double ration de laitue pour la semaine à venir, fit Eva.
Mais donc, j’avais raison. Ca n’était pas des espions de Kiyori mais bien encore des rats du CP qui s’intéressent à nous.
-Ouais, bon, désolé de les avoir surestimé en croyant qu’ils étaient devenus cools, j’tais naïf. Mais franchement j’comprends pas, continua Sigurd à l’attention de l’intruse. Depuis le temps vous devez savoir qu’on est ni révos ni mafieux ni quoi que ce soit de louche, pis de toute manière y’a que les pirates qui ont le potentiel d’accomplir quoi que ce soit d’important dans ce monde, alors pourquoi vous continuez à fouiller nos poubelles?
-Secret d’état. Ca ne vous regarde pas et je n’ai rien à vous dire ni à me justifier.
-Ok.
-Alors maintenant, libérez-moi immédiatement et j’accepterai d’être clémente envers vous quand je ferai mon rapport.
-Non.
-Ah non mais vous n’avez pas compris, vous n’avez pas le choix. Si vous ne me relâchez pas sur le champ, vos actions seront perçues comme une déclaration de guerre à l’encontre du Cipher Pol, et vous en prendre au CP, c’est vous en prendre au gouvernement mondial. Vous risquez d’impliquer tout Luvneel avec vous. J’ai tous les pouvoirs pour vous faire arrêter, mettre des primes sur vos têtes et faire en sorte que vous finissiez en prison ou sur l’échaffffffffmmmmmphhphphnnnnnnngblllllbrrrrrrr!!!!!!
Elle aurait bien continué à parler, mais les tentacules d’acier qui l’enlaçaient avaient récupéré un oreiller non loin de leur maîtresse pour le lui enfoncer dans la bouche, aussi profond que possible. Ce qui fit un bien fou à Haylor.
-Désolée, mais vous n’êtes pas la plus forte en mesure d’imposer quoi que ce soit aujourd’hui. Alors un peu de retenue.
-Mphfmphfmhphfmphfffmphfmphf!
-Ouais, je suis cent pourcents d’accord avec vous. Bon, miss. Je propose qu’on mette à exécution le délire qu’on se disait sous la douche l’autre jour. Z’en dîtes quoi?
-Mmmh… je ne sais pas…
-Alleeeeez c’était votre idée en plus.
-Ma foi… ça peut être amusant…
-Mwarharharh! Oh que oui. Bon ok je me charge de tout. Enfin, dès que je pourrais bouger. Pouvez vous lever s’il plaît? C’est pas que je vous aime pas mais je sens plus mes jambes.
-Oh. Oui…
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-Non non non mais vous ne pouvez pas du tout infliger un tel traitement à une agente du gouvernement mondial, c’est complètement fou vous allez créer un incident diplomatique majeur que ne nous ne pouvons pas…
-Meuh non voyons, regardez Rachel, c’est quelqu’un de très bien et on est très content qu’elle soit avec nous donc on la traite à merveille. Pas vrai Rachel?
-Alors oui mais non mais c’est pas vraiment ça que…
Après la petite histoire, Chloé et sa maman s’en étaient retournées vaquer à leurs occupations, à savoir faire école pour la petite. Ce qui avait laissé les deux compères s’amuser joyeusement aux dépens de leur victime jusqu’à attirer d’autres curieux. Le corsaire Garcia, déjà, qui avait reconnu dans Jane Blonde (qualifiée de la sorte par Sigurd, évidemment) l’une des dernières recrues de son équipage de pirates-marmitons. Et le pirate à la toque blanche se confondait en excuses et en lamentations devant les deux Nowel maintenant qu’il savait qu’elle s’était jouée de lui. Ca, et un long monologue teinté de trémolos à destination de la Cipher Pol pour étaler de long en large comment elle lui fendait le coeur à lui et à ses marins, qui l’avaient tous accueillie à bras ouverts dans leur famille, dans leur navire, dans leur cuisine et dans leurs coeurs. D’autant plus qu’apparemment, elle avait même commencé à flirter avec leur oenologue-barista terriblement fleur bleue, et qu’il craignait déjà comment lui prendrait la nouvelle.
Alors, vu sa situation, il était impossible de savoir comment l’espionne y avait réagi. Remords, mépris ou stricte indifférence? Elle ne mmmphhffffffa pas un mot. Mais nombreux aux alentours furent sensibles à la détresse (tout de même franchement exagérée) du chef Garcia. Et là, la tentation de nourrir le requin se fit très forte.
Un peu plus tard et ce fut au tour de Rachel et de Valmorine de les rejoindre. La brigade du fun, comme les qualifia Dogaku en levant les yeux au ciel. Parce qu’il était tout à fait naturel pour la commandante Syracuse de ne PAS cautionner leur petite distraction. Et tout aussi naturel pour la baronne de Tintoret, diplomate et porte-parole de la couronne au sein de l’expédition, de criser complètement en apprenant le statut de leur captive :
-Mais vous allez la tuer!
-Meuh nan, elle risque rien elle a le tekkai. Regardez, s’enjoua Sigurd en dégainant l’un de ses revolvers pour viser Jane.
-Sigurd, ce que vous faîtes est dangereux et vous risquez de faire quelque chose que vous allez regretter, le raisonna Rachel sur son ton maternel. Vous appelez l’accident. On ne dégaine pas une arme pour jouer.
-Nan du tout, ça ne va rien lui faire. Regardez, je compte jusqu’à cinq et elle va nous montrer sa maîtrise des arcanes super secrets du Cipher Mégapol. C’est parti : un, deux…
-SIGURD!, aboya Valmorine.
-Deux et demi…
-...
-Deux trois quarts, deux virgule huit, deux virgule neuf neuf neuf neuf neuf neuf neuf neuf…
-Donc vous êtes vraiment en train de de jouer?
-Miss, qu’est-ce qu’il y a après deux? Je me souviens plus.
-Pfffih hi hi. Trois, Sigurd. Après deux, il y a trois.
-Ah, mais oui, je suis bête. Trois, quatre…
-COMMANDO!
Ce mot, c’était le cri de guerre et de ralliement de Rachel, jusque-là sur le qui-vive mais en retrait pour éviter que le blondinet ne fasse un faux mouvement. Elle venait de bondir et s’élancer sur lui pour le plaquer au sol.
-...six …
S’ensuivit un genre de roulé boulé sur cinq mètres en avant au terme duquel elle inversa complètement la position du fauteuil, l’installant pied en l’air tête en bas avec Sigurd toujours planté dedans dans une position improbable, assis à l‘envers, les fesses toujours bien calées dans le coussin du siège, son tronc totalement courbé.
-BÉÉÉÉÉÉ EUH! J’AI DIS SIX! BIEN SÛR QUE J’ALLAIS PAS LE FAIRE! J’AVAIS MÊME PAS LE DOIGT SUR LA GACHETTE J’VOUS SIGNALE! C'ÉTAIT QUOI CE TRIPLE SUPLEX AVANT LA!?
-Désolée mais je ne prends pas de risque, se justifia Rachel, aplatie sur le dos à un mètre de lui. Un accident est très vite arrivé. Normalement vous devez le savoir, ça.
-Mmmmmmmmmnnnnnnggggg… ‘kay c’est vrai. Mais c’était mon pistolet à air comprimé, ça l’aurait pas blessée, chuis pas idiot non plus. Ca l’aurait juste balancée à la mer, mais c’est pas bien gênant hein?
-Okay, donc j’ai vraiment bien fait, je note.
-Rhololo, nan mais les Cipher Pol c’est de très bons punching ball ils ont l’habitude de voler. Euh, est-ce que quelqu’un peut m’aider? Chuis coincé.
-Bien sûr.
Quelques chaînes s‘approchèrent délicatement pour lui porter assistance, mais Rachel fut plus rapide, à les saisir lui et son fauteuil à bras le corps pour le remettre en place. Et après réflexion, elle les souleva à nouveau pour les porter jusqu’à leur emplacement initial, sans donner l’impression de fournir le moindre effort.
-Woah. J’avais jamais remarqué que vous étiez aussi forte, Rachel. C’est quoi votre secret, beaucoup de soupe et des épinards?
-L’entraînement de la marine, déclara-t-elle fièrement. Et les programmes d’exercice de Papy Coriace.
-Faudra que je pose la question au prochain gros pirate qu’on croisera pour comparer les réponses, du coup.
-Ou à notre amie du Cipher Pol quand vous l’aurez libérée. Je suis sûre qu’elle est très forte aussi, sourit la commandante.
-Pas assez forte, commenta Haylor. Et pourtant, il y a de la marge.
-Mais je suis sûre que si vous la relâchez, elle mettra cette marge à contribution pour faire les efforts qui incombent et…
-... devenir plus forte pour revenir nous taper et relustrer son égo, compléta Sigurd. Ouaaaiiiiis, ça me plaît.
-Un mot de votre part et je la donne au requin, Capitaine.
-Je dois avouer que ce scénario devient horriblement tentant, Commissaire.
-Non non non nous n’allons pas jeter qui que ce soit aux requins et certainement pas une représentante du gouvernement mondial, interjeta Valmorine sur un ton pourtant calme. Madame, adressa-t-elle à destination de Jane Blonde, nous sommes sincèrement désolés de la tournure qu’ont pris les évènements et…
-Nous ne sommes pas du tout désolés, Valmorine.
-Parce que bon, n’importe quel méchant l’aurait désossée à vue alors que nous on joue un peu avec, donc franchement on est cools.
-... Evangeline, je devine ce qu’il s’est passé et je comprends que vous soyez très agacés tous les deux, mais…
-Mais?
-Ouais, vous voulez qu’on fasse quoi?, grogna Sigurd. “Oui bonjour désolé mais on vous a pris sur le fait donc vous avez perdu! Du coup vous avez plus le droit de butiner dans nos affaires pendant une semaine et va falloir sagement rentrer à la maison s’il vous plaît. Mais c’est pas contre vous hein, je comprends que c’est pas de votre faute et que faut bien bosser pour vivre et que vous faîtes que obéir aux ordres, bien sûr. Oh, et passez le bonjour à vos prédécesseurs, on espère qu’ils vont bien! Et aussi à votre directeur. Dîtes lui qu’on le remercie de vous envoyer en guise d’espions et pas d’assassins, c’est extrêmement gentil de sa part et on lui en est très reconnaissants! D’ailleurs on a préparé un assortiment de cookies aux noisettes pour vous et vos collègues, j’espère que ça vous plaira! Bisous!”. Non.
-Oui, non, ça n’est pas ce que nous allons faire, mais…
-Blablabla blah blah blah, coupa Sigurd. C’est totalement ce qu’on va faire, en y mettant plus les formes.
-Pas du tout, les textes protocolaires prévoient spécifiquement que…
-Blablabla blah blah blah blah j’vous crois pas.
-... je vous assure que le droit international nous permet de…
-BLAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH BLAHBLAH BLAH BLAH BLAH vous allez m’vendre du vent.
-...
Elle ne s’énerva pas. Parce que ce n’était pas son genre. Pas sa fonction non plus, ce qui lui convenait parfaitement. Comprenant bien qu’elle avait affaire à un grand enfant attardé, elle décida de passer outre et d’utiliser les grands moyens pour le contrecarrer : s’adresser à sa mère.
-Evangeline, aidez-moi s’il vous plaît.
-Je ne sais pas. Je suis d’accord avec lui.
-Ah. Vous êtes sûre?
-Eh bien, je suis parfaitement d’accord avec vous, je comprends d’où vous venez. Mais je suis encore plus d’accord avec lui, déclara simplement Haylor en restant bien calée au fond de son siège, trop occupée à contempler ses ongles pour lui croiser le regard de la baronne. Donc non, je ne sais pas.
-S’il vous plaît. C’est vous qui la retenez prisonnière, pas lui. Mais vous êtes quelqu’un de raisonnable, vous ne pouvez pas faire ça.
-Je suis certainement raisonnable. Je suis aussi à court de patience, on ne peut plus exaspérée, aussi vindicative qu’au premier jour, persuadée que je fais face à des ennemis qui ne me veulent que du mal, suffisamment dans mon bon droit pour ne pas me retenir, et j’ai pu faire et voir suffisamment de choses jusque là pour ne pas m’inquiéter d’une quelconque conséquence. À tort ou à raison, peu importe. Alors, je vais très déraisonnablement vous dire non de façon parfaitement raisonnée.
-Bon alors miss je sais que je me répète mais je suis tellement fan quand vous êtes de mauvais poil comme ça…
-Je sais, mais n’en dîtes pas trop ou je vais changer d’avis.
-Oh. D’acc.
-J’en étais sûre. Bon. Commandante Syracuse, je m’excuse d’avance de vous mettre en porte-à-faux vis à vis de nos compagnons, mais j’envisage de vous demander votre aide pour contraindre Sigurd et Evangeline à ne pas nous mettre dans une fâcheuse posture vis à vis de votre hiérarchie. Par la force si nécessaire.
-Eeeeeeeeeeeeeeh!
-Alors je suis obligée de faire ça pour compenser vos actions et c’est à contrecoeur, désolée. Mais s’il faut que quelqu’un vous fasse enfermer, il vaut beaucoup mieux que ce soit nous que eux qui nous en chargions.
-Non mais ça ne sera pas nécessaire voyons, ch’uis sûre qu’on va y arriver autrement, voulu calmer Rachel.
-MMMMMMPPPHHHHHFFNNNHHHHHFFFMMMMNNNNNHHHH!!!!
-Eh bien, non. Je leur ai demandé gentiment et ils n’ont pas voulu. Donc je remplis mon rôle. Je devrais aussi mobiliser les chevaliers et sommer Capslock de faire intervenir ses hommes, mais personne n’a envie d’en arriver là et je ne crois pas que qui que ce soit puisse faire plier notre sorcière attitrée si elle décidait de se défendre. Mais je n’ai pas le choix. A moins que vous n’acceptiez de discuter.
A sa manière de croiser les bras, ou autant que faire se peut avec le moignon qui dépassait de son coude gauche, on pouvait bien voir que la baronne était bien embêtée de devoir utiliser sa carte joker : en dépit de son statut totalement insignifiant comparé à la majorité des cadres de l’expédition, elle était techniquement l’autorité suprême qui représentait directement la couronne de Luvneel. A qui Rachel, officier de liaison du GM auprès du royaume, les chevaliers et strictement tout le monde devait obéissance.
Et pour lisser les angles vis à vis du CP, ce qu’elle faisait était évidemment la meilleure solution. Ce que même les deux réfractaires de service pouvaient reconnaître. A sa surprise, pourtant, ce fut Sigurd qui capitula le premier.
-Rhaaaaa. Ouais bon bah écoutez si vous le prenez comme ça c’est normal mais c’est plus mon problème. Moi j’étais partant pour lui trouver un châtiment du même genre que le goudron et les plumes avant de la renvoyer en coli express à Marijoa avec un petit courrier à l’attention de son directeur pour lui demander d’arrêter les conneries parce que ça fait un peu beaucoup. Mais je suppose qu’on peut pas?
-Je suis désolée mais nous ne pouvons absolument pas faire ça, en effet.
-Bon. Dans ce cas je vous passe la balle. Mais juste avant, je vais signaler qu’on a peut être un problème dans le cas où elle aurait d’autres copains infiltrés dans notre bande et qu’on a pas pincés. Et que ces crétins sont bien assez géniaux pour se dire que déclencher un incendie sur un navire, faire rouler leurs gros bras et essayer de prendre un bateau de force, ou se mettre en tête de tuer tout le monde et de faire passer ça pour un accident, ça pourrait être une bonne idée.
-Ils n’auraient aucune raison de faire ça.
-Bah non, c’est pas du tout des psychopathes extrémistes absolument convaincus qu’ils sont les nobles bergers, façon héros de l’ombre, qui doivent manipuler ou élaguer les masses de peuple idiotes et anarchiques, tellement stupides et indisciplinées qu’elles refusent de se laisser sagement lobotomiser par le GM pour contribuer dignement au bien collectif sous la houlette des cinq étoiles. Ces modèles d’intelligence et de sagacité complètement séniles. Même leur petit jeune, là.
-Mphmnnnfffmph.
-’Fin si vous voulez que je reformule, adressa-t-il à leur prisonnière, je suis convaincu qu’à part faire vos magouilles de putain de rongeurs parasites, sucer les boules de vos supérieurs, péter plus haut que votre cul et passer vos achats persos en notes de frais ce qui veut dire nos impôts, v’servez à rien les mecs. Mais c’est pas grave ! Valmorine, moi je vous la laisse du coup, amusez-vous bien. Miss?
En effet, Sigurd s’extirpa de son siège en levant les yeux au ciel, à se contenter de regarder les nuages pendant un long moment en attendant la réponse de sa partenaire. Qui tarda à tomber. Mais finalement, après un long soupir, cette dernière abdiqua à son tour.
-Oui… Capslock et Konan voulaient me préparer quelques exercices avec le balai, souffla-t-elle. Je pense que je vais aller les voir. Pas la tête à reprendre mes dossiers, aujourd’hui. Peut-être ce soir.
-Euh, j’aurais voulu me coucher tôt aujourd’hui…
-Nous verrons. Ah, et aussi. Valmorine, j’ai demandé à Kalem de préparer ce qu’il a de plus proche d’un sérum de vérité, au cas où. Elie a approuvé.
-Euh…, commença Rachel, ça fait un peu beaucoup, on en aura pas bes…
-Je précise simplement au cas où, conclut-elle d’un ton pincé tout en se levant. Ca n’est pas comme si nous le lui avions déjà fait respirer à son insu il y a une heure, et qu’il commencera à faire effet d’ici une vingtaine de minutes. Je ne me serais jamais permis de faire quelque chose de ce genre. Rachel me connait bien, elle peut en attester.
-Alors euh, ‘oui j’ai compris, mais c’est pas très subtil vous savez?
-Parfait. Alors comme dit Sigurd, ne lui demandez surtout pas combien de ses collègues traînent parmi nous. Ce serait trop nous faciliter la tâche. Sur ce. Baronne, commandante. Bonne journée.
Et elle s’en alla à grands pas agacés, sans daigner jeter le moindre regard à personne, et surtout pas à la cipher pol pourtant toujours captive de ses chaînes. Ces dernières se contentèrent de la balancer au pied de la mâture et de l’y réceptionner pour amortir sa chute, et la ficeler avec suffisamment d’ardeur pour la faire gémir d’inconfort. Les mains jointes dans le creux de son dos, elles-mêmes rattachées aux deux pieds de l’espionne. Le reste de ses chaînes se rétracta dans une succession de cliquetis jusqu’à disparaître dans les manches et sous la jupe de la longue robe d’Haylor.
Juste avant qu’elle ne commence à se façonner une route de nuage par-dessus la rambarde pour rejoindre un autre navire.
-Bon bah moi je vais me balader gentiment, trancha finalement Sigurd. J’avais dit à Gros Thon que je passerais le voir aujourd’hui, mieux vaut tard que jamais. Mais si ça peut vous rassurer, j’vais ouvrir l’oeil pour voir si je croise pas d’autres CP. Et les narines aussi, c’est important les narines. Au cas où. Après, ça vous interdit pas de cuisiner Jane. Des objections?
-Du tout.
-Top. Alors ciao bisous, lâcha-t-il avant de s’en aller, une tranche de pâté en croûte (foie gras, agneau, pistaches et champignons) à la main pour se remonter le moral.