Mon regard se perd dans l'infinité des courants de North Blue, un vague sourire éclairant mon visage. Ne vous méprenez pas, l'idée de retrouver l'assommante vie qui est la mienne sur Carcinomia est loin de m'enchanter, surtout après avoir passé plusieurs mois à naviguer sur les flots des différentes mers des Blues. Mon très cher père n'aura alors plus accès aux distractions qui l'empêchaient d'être constamment -malgré son "très prenant" travail- sur mon dos et de me reprocher la moindre respiration de travers -ce qui est une chose particulièrement ardue à accomplir, vous conviendrez de l'exploit-. Mais voyez-vous, ce lugubre tableau n'est, pour un esprit aussi dissipé que le mien, qu'une ombre lointaine dans un futur lointain. Le voyage est loin d'être terminé.
Et je compte bien en profiter jusqu'au bout.
Fortune et prestige du nom Valentine oblige, le retour vers ma bien-aimée île natale s'effectue à bord d'un navire si grand qu'il pourrait probablement contenir un village. Et à bord duquel se produisent tant d'animations qu'on pourrait sans doute en faire un cirque itinérant. Un village-cirque itinérant, donc. Que voilà une riche idée. Malheureusement, je crains fort que les arts du spectacle ne soient pas au goût de mon géniteur, et jusqu'à nouvel ordre c'est lui qui décide des activités de notre famille. La guigne. Il ne me reste donc plus, en désespoir de cause, qu'une seule chose à faire : profiter au maximum de ce que cette croisière -osons les mots- a à m'offrir avant que ne sonne le glas de ma liberté.
Et il faut dire que je ne risque pas de m'ennuyer ; le bateau est truffé d'activités plus divertissantes les unes que les autres. Les cuisines sont à notre entière disposition, tout comme les musiciens -ne possédant hélas pas mon talent, en toute modestie-, il y a des jeux, des livres, et je crois même avoir vu une diseuse de bonne aventure si l'envie me prend de me divulgâcher mon futur -quelle horripilante idée, et ce qu'il soit brillant si je parviens à quitter le foutu caillou qui nous sert de foyer ou atroce, funeste et tragique dans le cas contraire-. Et je vous saurai gré de m'épargner vos grotesques allégations concernant ma soi-disant propension à tout tourner au dramatique.
Mais vous me faites perdre mon temps, et j'ai du pain sur la planche.
Je quitte le bastingage sur lequel je m'appuyais pour profiter du vent marin et me dirige vers la cabine intérieure. Bien. Par où commencer ? Je crois que j’ai un petit creux. Je vais aller voir en cuisine ce qu’ils peuvent me préparer, histoire de faire le plein d’énergie avant d’aller casser -métaphoriquement- la baraque. En chemin, je croise la route de la Cassandre qui ressemble d’ailleurs, à mon humble avis, plus à une sorcière qu’à une prophétesse. Mais soit.
Nos regards se croisent l’espace d’un instant et je plisse les yeux tant l’expression que je découvre au fond de ses iris marron est inhabituellement indéchiffrable. Tout ce que je peux y lire c’est l’expérience d’une femme qui foule cette Terre depuis si longtemps que c’est comme si elle avait vécu plusieurs vies d’homme, et je me dis que tout compte fait, j’ai peut-être bien envie d’échanger quelques mots avec elle. Mais pas au sujet de mon futur. Au sujet de son passé. Mon instinct me hurle qu’il y a ici des histoires qui raviront mes oreilles. La voyante détourne le regard et les talons après quelques secondes d’intense fixation, un sourire énigmatique au bord des lèvres. Dans son mouvement, ce qui ressemble à un bout de parchemin s’échappe de sa cape d’ébène pour venir s’échouer lentement sur le sol. Je me jette dessus.
-Eh ! Attends !
Trop tard. Au moment où je me relève, un commis -à moins qu’il ne soit cuisinier, j’avoue que je ne connais pas la différence- passe devant moi et cache ma vision. La fraction de seconde qu’il faut pour que je la recouvre suffit à l’étrange sorcière pour disparaitre au détour d’un couloir. Rapide pour une femme qui pourrait être la grand-mère de mon arrière-grand-mère. Après un fugace coup d’œil pour m’assurer qu’elle n’est plus dans le coin, j’hausse les épaules et déplie le papier fortement froissé.
- « O jẹ ibatan boya o fẹran rẹ tabi rara » ?
Bien sûr Charlie. La première chose à faire lorsque l’on tombe sur un mystérieux parchemin appartenant de manière évidente à une femme dont on a établi à peine quelques secondes plus tôt qu’elle avait tout l’air d’une jeteuse de sort c’est de le lire à voix haute pour soi-même. Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? J’accoste le commis-cuisinier en l’arrêtant en posant délicatement une main sur son bras.
-Hep, toi ! Tu sais pas où elle a pu passer la vieille voyante ?
Dernière édition par Charlie O. Valentine le Lun 13 Mar 2023 - 8:58, édité 1 fois