À trop se complaire dans la passivité des jours heureux, du destin, on en était victime un jour ou l'autre. C'était arrivé à Arnold Jancler. Le destin, à lui, il lui était rentré dans la gueule sans même un avertissement de courtoisie.
Il avait été antiquaire le pauvre homme. Peut-être l'était-il toujours, d'ailleurs. En un sens du moins. Sa petite vie, minable à souhait, chiante à point ; juste comme il l'aimait, il l'avait crue toute tracée. Seulement, on ne commandait pas le destin ; on faisait avec chaque fois qu'il redistribuait les cartes. On faisait au mieux. Et les carrés d'as ne duraient jamais qu'un temps. Un temps aujourd'hui révolu pour Arnold Jancler. Révolu et soldé, maintenant hors de portée.
Une femme, des mouflets, une petite situation tranquille sur Dawn ; sa vie, mieux qu'un long fleuve tranquille, était pareille à Calm Belt. La quiétude de tous les instants, un ciel dégagé et une mer sans vague rythmaient une vie morne et paisible où le son de l'horloge égrainait les secondes écoulées jusqu'à la mort. Pour certains, le projet tenait de l'idylle ; Arnold comptait parmi ceux-là.
À voguer insouciant sur sa Calm Belt bien à lui, il en oubliait que sous la surface bien lisse d'une mer placide, un vivier de monstres marins lorgnait en silence sur toute proie potentielle. Ses monstres à lui, marins eux aussi, étaient venus un jour accoster à Fushia. Point de pèlerinage sentimental de leur part, on ne venait pas saluer le berceau Roi des Pirates, mais écouler une camelote mal acquise. L'antiquaire du coin, c'était encore lui le mieux désigné pour ce faire. Et il l'a fait son travail. Il l'a fait si bien accompli, leur a rapporté si gros à refourguer la quincaille, qu'il ne se trouva pas un boucanier dans l'équipage pour renoncer à l'idée d'en faire un partenaire. Le mot vogua à vitesse de corvette et se propagea dans les milieux initiés, dans les eaux croupies où y barbotait la flibuste. Le pavillon noir, un temps durant, se fit autrement plus présent dans les quais de Fushia.
Refuser les transactions pour ne pas s'associer à de mauvaises gens ? C'était à présent inconcevable. Arnold, malgré lui et parce que la piraterie portait à présent sur sa personne des espoirs de rente prospère, avait incarné le centre névralgique d'un réseau de marchandises volées. Il était devenu un «fourgue» comme cela se disait si bien ; il était devenue LE fourgue de tout forban que comptait East Blue.
Voilà que la Marine s'en mêle. Ça lui arrive. La flibuste - organisée en réseau - avaient pourtant graissé les pattes de qui de droit ; mais pas suffisamment. Et puisque le réseau devait tomber, car cela était inéluctable quand le Gouvernement Mondial sifflait la fin de la récré, il ne se trouva pas un pirate sur East Blue pour ne pas jeter le bâton merdeux entre les mains du seul homme innocent de l'histoire. Avec une prime de douze millions fraîchement tombée sur sa pomme, Arnold avait mis les bouts.
Douze millions pour un petit bonhomme dégarni et miro sans ses culs de bouteille: ça sentait l'aubaine pour qui avait du flair. Le berry, quand il était versé dispendieusement, attirait le chasseur de prime comme un seau d'hémoglobine enjaillait les squales.
En mouche-à-merde avisée, alléché qu'il était par le cri licencieux du billet de banque, Alegsis, déjà dans les parages, avait rappliqué illico. Les jambes encore en coton de trop avoir mouliné dans son pédalo, il ne s'était pas fait attendre. Pourtant homme de peu d'éducation - car trop stupide pour que le moindre enseignement lui fut du moindre secours - il savait être ponctuel quand les circonstances l'exigeaient. L'argent, quand on faisait pleuvoir assez, était apparemment porteur de vertus.
La piste était encore fraîche et il ne perdit pas de temps. Sans gêne de naissance, il était ainsi doté d'une affinité naturelle pour les interrogatoires sensibles. Beaucoup, à sa place, auraient eu bien des scrupules à déranger une femme seule et ses enfants, jetés qu'ils étaient dans la tourmente après que la loi et l'opprobre les aient accablés de mille anathèmes. La famille Jancler toute entière portait en effet le fardeau de son patriarche après que celui-ci ait disparu. La compassion aurait intimé tout homme à la réserve, mais la bêtise coutumière des effrontés les prévenait de telles intentions.
- Bonjour, bonjour madame Jancler ! ♪ Scandait-il tout guilleret alors qu'il martelait la porte du domicile de son poing énergique.
Les larmoiements de jeunes enfants perturbés par les événements ne l'attendrissait pas. D'ailleurs, Alegsis ne les entendait pas tant le bruissement des billets de banque lui léchaient l'oreille. Douze millions, c'était une somme. Une qui justifiait amplement qu'on étouffa la moindre obligeance.
- Ouvrez ! C'est la loterie du Gouvernement Mondial ! Vous avez gagné cent millions de berries ! Non je plaisante jerihihihi ! S'était-il aussitôt corrigé d'un rire aussi sincère que jovial. Je suis chasseur de prime, je viens pour... enfin... vous savez bien. Allez, ouvrez. Et oubliez pas le café.
Toujours commencer par une blague. Rien de tel pour détendre l'atmosphère ou bien passer pour le dernier des gougnafiers. Ce qu'était Alegs, au demeurant. Le fait est qu'il manquait cruellement de savoir-vivre et aimait à en faire étalage à son insu.
- Partez ! Hurla une voix stridente qu'on devinait appartenir à madame Jancler.
Ne considérant même pas qu'il puisse déranger - et pas qu'un peu - le chasseur fut stupéfait de la réaction de l'hôtesse de ces lieux. Le visage choqué, ébahi, presque scandalisé, il donnait l'impression que, des deux, c'était elle la sans-gêne.
- Mais enfin madame Jancler, rouspéta-t-il avec une sorte de bienveillance outrée tout en posant théâtralement ses deux poings sur les hanches, c'est pas des manières ça.
Oui. Alegsis Jubtion, avec un aplomb d'autant plus extraordinaire qu'il n'avait pas même le sentiment d'en faire usage, se permettait de reprendre la maîtresse de maison sur son éducation. Ne pas connaître l'animal aurait pu conduire à dire de lui qu'il avait du culot. Ce n'était cependant pas de l'outrance ; persuadé d'être dans son bon droit tant la moindre aptitude sociale lui faisait défaut, celui-ci se croyait sérieux en émettant de pareilles remontrances après pourtant s'être comporté comme il l'avait fait jusqu'à lors.
- Je suis venu de loin rien que pour vous voir, même que je je vous ai apporté des fleurs. Mentait-il tandis qu'il cueillait honteusement et à toute hâte dans le parterre de bégonias situé sous son nez.
- Partez ou j'appelle la Marine !
Surpris par cette nouvelle salve de refus, Alegs lâcha ses fleurs alors qu'il venait de tressaillir. Il était nerveux mais trop insouciant pour avoir réellement peur. Bien que la menace fut sérieuse et qu'un rien suffisait à ce que sa licence lui glissa des mains dès lors où les mouettes s'en seraient saisis, en bon crétin qu'il était, le chasseur de prime ne s'en inquiéta pas. En attestait le rire franc et spontané - limite enfantin - qui lui échappa dans l'instant qui suivit.
- Jerihihihihihihihihihi ! Elle va appeler la... prfFRrffF... la Marine ! Jerihihihihi !
- I... il n'y a pas de quoi rire, je vais vraiment le faire.
Quand il eut retrouvé son souffle, l'Épavien pencha la tête en avant, pour se gratter la nuque. Enfin il commençait à être gêné. Mais pas pour lui ; pour elle.
- C'est pas pour être vexant madame Jancler mais... la Marine... à l'heure actuelle. Elle est un peu occupée à chercher... vous savez... votre mari. Enfin je dis ça...
Il l'avait soufflée la pauvre. Et sans le vouloir. Suspectée à tort de complicité dans les crimes bien involontaires d'un mari qui avait voulu à tout prix préserver son épouse de ses malheurs, celle-ci n'était en effet pas tenue en odeur de sainteté auprès de l'État-Major local. Un coup d'escargophone, s'il partait de chez elle, pourrait sonner cent fois avant qu'on s'abaisse à y répondre.
- Mais vous inquiétez pas ! Poursuivit l'intrus d'un ton gaillard, jamais à cours de bourdes. Moi, je suis un type bien. Il se pointait alors la poitrine du pouce droit afin de mieux se désigner. Votre mari, je viens pas le chercher pour la justice, mais pour l'argent.
Immoral ? Alegsis ne l'était pas. Pas même à moitié. Amoral, en revanche, il l'était à en crever, n'ayant apparemment pas conscience de ce qui tenait à la décence ou aux bonnes mœurs. De lui, sa mère disait qu'il était «un garçon très nature», ce qui, en soi, constituait une remarquable périphrase pour ne pas avoir à dire qu'il était spectaculairement débile.
Bien que sa dernière phrase suffisait à elle seule à ce qu'on se détourna de lui à jamais, la dame aux bégonias, autrement moins vindicative, lui demanda d'une voix hésitante :
- V... vous ne travaillez pas avec la marine ?
- Moi ?! S'offusqua presque l'énergumène dans une de ses colères spontanées dont il avait le secret et qui lui disparaissait des méninges aussitôt expectorée dans un cri, Mais jamais de la vie ! Depuis tout petit déjà, mon père me disait toujours que j'étais trop bête MÊME pour entrer à la marine. C'est vous dire. Jerihihihihihihihihihihihihihihihihihi... Eh mais... attends une minute, ça veut dire qu'il m'insultait ?!
Laissé à ses souvenirs de jeunesse dont il était trop stupide pour en saisir l'aspect traumatique, Alegs émergea à nouveau quand la porte qui le séparait de son interlocutrice s'entrouvrit. Bien qu'elle ne laissa apparaître qu'une partie de son visage au travers, on voyait à ses cernes et ses yeux rougis qu'elle n'avait ni dormi ni eu les yeux secs depuis plusieurs jours déjà.
En proie qu'elle avait été à l'agressivité des marines venus l'interroger depuis trois jours, la confiance, avec l'institution, était résolument rompue. Son espoir... elle le fondait maintenant dans l'abruti chapeauté venu frapper à sa porte. Cela, seulement, situait l'étendue de son désespoir.
- Vous... vous pourriez faire quelque chose pour lui ?
Ahuri, stoppé net, car ne sachant trop quoi répondre, Alegs répondit néanmoins, loupant ainsi avec brio une nouvelle occasion de la boucler.
- Bah écoutez... vous me donnez le Fruit du Temps, je remonte jusqu'à ce que votre mari ait pas fait le mariole et puis je le briefe. Hop, l'affaire est réglée ! Jerihihihihihihihihihihihihihihi. Stoppant net son rire pour reprendre son visage plat et grotesque, il se reprit immédiatement. Non, sérieusement, c'est mal barré pour votre gros.
Pouvait-on décemment dire d'un homme qui n'avait aucun goût qu'il manquait justement de bon goût ? Le fait est que cette énième boutade entama lourdement le moral de la pauvre épouse du fugitif. Se sentant mal de la voir si piteuse - car elle faisait pitié à voir du peu qu'on pouvait apercevoir d'elle derrière la porte - le chasseur de prime chercha toutefois à se rattraper. Et cela, sans avoir eu conscience d'avoir manqué de tact comme il n'aurait pu mieux le faire même s'il l'avait voulu.
- Et puis... les malheurs, énoncés depuis la bouche d'un réservoir à balourdises en série, n'en finissaient plus de pleuvoir, c'est pas pour vous inquiéter, mais si je me fie à ce qui est écrit dans les journaux, y'a des marines qui sont empêtrés dans l'affaire, là, à votre mari.
En réalité, il ne savait pas lire. Exception faite des chiffres sous les posters de primes, se faisant lire le nom par un passant. Pour ce qui tenait aux informations, les escargophones radio amoncelaient entre ses oreilles le gros de sa culture qui, il est vrai, ne pesait pas bien lourd.
- Alors, si c'est eux qui lui tombent dessus les premiers, l'est pas exclu qu'ils l'abattent en prétextant la légitime défense jerihihihihihihihihihihihihihi, pourquoi je rigole, moi ? C'est pas drôle !
Pour le coup, la quasi-veuve trembla de tout son long, tétanisée qu'elle était par la perspective ainsi formulée. Criminellement désinvolte comme pouvait l'être un animal innocent - et pas un qui fut très malin - Alegsis l'avait, malgré lui, jetée le dos au mur.
- Et si... et si c'est vous qui l'attrapiez ?
- Ah bah moi ! Reprit-il avec cette bonhomie franchement déplacée. Si j'avais touché à ses combines, je chasserais pas du pouilleux, je compterais mes rentes ! Enfin je... pour le coup, il eut enfin conscience d'avoir fait une remarque déplacée. L'horloge cassée, ça se savait, donnait la bonne heure deux fois par jour. Ce que je veux dire, c'est que moi, j'ai rien contre lui personnellement. S'il se défend pas de trop, c'est en un seul morceau que je l'amène en prison.
Madame Jancler reprit des couleurs et ouvrit la porte en grand, accrochée fermement à ce filament d'espoir qu'il lui avait jeté sans même s'en rendre compte.
- Et s'il témoigne et qu'il donne le nom de ses complices, ils lui accorderont peut-être une repise de peine ?!
Un homme intelligent, avec un soupçon de sournoiserie en lui, l'aurait confortée dans cette opinion pour mieux se l'arranger, sentant bien qu'elle allait coopérer. Mais pas Alegs. Non pas qu'il fut particulièrement honnête, mais simplement trop stupide pour saisir l'aubaine. Aussi, presque blasé, en bon balourd, il haussa les épaules pour déclarer :
- Prrrrt, ce que j'en sais moi. Peut-être bien. Vous savez, moi, je suis là que pour la prime, alors une fois qu'il est livré...
Mais madame Jancler n'écoutait plus que ce qu'elle voulait entendre. Lui attrapant soudain les mains de ses quenottes fines et osseuses, tremblante comme une feuille morte, elle posa son regard de démente dans les grosses billes rondes de ce qu'elle tenait pour son sauveur et s'abandonna à lui sans réserve.
- Si... si je vous dis où il est... vous promettez que vous le protégerez ?
- Ouais, si vous voulez. Répliqua-t-il désinvolte comme s'il s'acquittait d'une formalité alors qu'elle lui offrait un Sésame pour douze millions de berries. Mais avant... est-ce que vous pourriez me laisser utiliser vos toilettes s'il vous plaît ? Parce que vous comprenez, je viens de loin en pédalo et... et faut que je fasse caca.
Et c'était en cet homme-ci que Lorie Jancler fondait ses espoirs. La déconvenue guettait au tournant, et d'un regard insistant.
- Salut Nono ! Entama gaiement et sans hostilité un chasseur de prime venu forcer d'un coup de pied la porte d'une chambre d'auberge clandestine. C'est la loterie du Gouvernement Mondial ! Devine qui vient de gagner douze millions de berries !
C'eeeeeeest-paaaaaaaas-toiiiiii ♪.
Elle avait lâché le morceau, sa rombière. Car les criminels aussi avaient leurs bonnes adresses ; leurs médecins d'abord, et leurs planques ensuite. Une chambre d'hôte louée officiellement à un couple avait été attribué à Arnold qui, tétanisé, voyait faire irruption un dingue dont il se serait bien passé. Mais après tout, il ne fallait pas nécessairement avoir une prime sur sa tête pour ne pas vouloir croiser Alegsis Jubtion. Le bon garçon, il est vrai, avait un tempérament qui indisposait toute entreprise sociale intentée en sa compagnie.
- Allez, entama le vandale avant de siffler le petit bonhomme rondouillard pour le faire agir au pas, mets tes chaussures. Direction la garnison.
Un peu lent à la détente, l'Épavien remarqua enfin une tache sur son panorama idyllique. Une grosse tache. Une bien noire qui faisait deux bon mètres. Dans cette petite chambre d'hôte miteuse, ils étaient trois ; quelqu'un l'avait devancé de peu, lui aussi sans doute très réceptif au chant séduisant des douze millions de berries.
Finalement plus offensé qu'il n'était surpris, Alegs porta à nouveau son regard sur le petit bonhomme, ce dernier étant pris entre le marteau et l'encule, assis sur son lit branlant à ne plus trop savoir sur quel pied danser.
- Enfin Arnold... gémit Alegsis tu me fais quand même pas des infidélités, dis ?
Sur cette réaction outrée, il se saisit lentement du pinceau géant logé dans son dos. Sa tête baissée un instant, sa vilaine bobine dissimulée derrière le bord de son chapeau incliné, avant de finalement sur une intonation quelque peu acariâtre :
- T'embêtes pas à faire les présentations, va.
Il leva la tête, son visage toujours aussi grossier, mais son regard autrement plus résolu et sévère.
- Monsieur allait justement partir.
Il avait été antiquaire le pauvre homme. Peut-être l'était-il toujours, d'ailleurs. En un sens du moins. Sa petite vie, minable à souhait, chiante à point ; juste comme il l'aimait, il l'avait crue toute tracée. Seulement, on ne commandait pas le destin ; on faisait avec chaque fois qu'il redistribuait les cartes. On faisait au mieux. Et les carrés d'as ne duraient jamais qu'un temps. Un temps aujourd'hui révolu pour Arnold Jancler. Révolu et soldé, maintenant hors de portée.
Une femme, des mouflets, une petite situation tranquille sur Dawn ; sa vie, mieux qu'un long fleuve tranquille, était pareille à Calm Belt. La quiétude de tous les instants, un ciel dégagé et une mer sans vague rythmaient une vie morne et paisible où le son de l'horloge égrainait les secondes écoulées jusqu'à la mort. Pour certains, le projet tenait de l'idylle ; Arnold comptait parmi ceux-là.
À voguer insouciant sur sa Calm Belt bien à lui, il en oubliait que sous la surface bien lisse d'une mer placide, un vivier de monstres marins lorgnait en silence sur toute proie potentielle. Ses monstres à lui, marins eux aussi, étaient venus un jour accoster à Fushia. Point de pèlerinage sentimental de leur part, on ne venait pas saluer le berceau Roi des Pirates, mais écouler une camelote mal acquise. L'antiquaire du coin, c'était encore lui le mieux désigné pour ce faire. Et il l'a fait son travail. Il l'a fait si bien accompli, leur a rapporté si gros à refourguer la quincaille, qu'il ne se trouva pas un boucanier dans l'équipage pour renoncer à l'idée d'en faire un partenaire. Le mot vogua à vitesse de corvette et se propagea dans les milieux initiés, dans les eaux croupies où y barbotait la flibuste. Le pavillon noir, un temps durant, se fit autrement plus présent dans les quais de Fushia.
Refuser les transactions pour ne pas s'associer à de mauvaises gens ? C'était à présent inconcevable. Arnold, malgré lui et parce que la piraterie portait à présent sur sa personne des espoirs de rente prospère, avait incarné le centre névralgique d'un réseau de marchandises volées. Il était devenu un «fourgue» comme cela se disait si bien ; il était devenue LE fourgue de tout forban que comptait East Blue.
Voilà que la Marine s'en mêle. Ça lui arrive. La flibuste - organisée en réseau - avaient pourtant graissé les pattes de qui de droit ; mais pas suffisamment. Et puisque le réseau devait tomber, car cela était inéluctable quand le Gouvernement Mondial sifflait la fin de la récré, il ne se trouva pas un pirate sur East Blue pour ne pas jeter le bâton merdeux entre les mains du seul homme innocent de l'histoire. Avec une prime de douze millions fraîchement tombée sur sa pomme, Arnold avait mis les bouts.
Douze millions pour un petit bonhomme dégarni et miro sans ses culs de bouteille: ça sentait l'aubaine pour qui avait du flair. Le berry, quand il était versé dispendieusement, attirait le chasseur de prime comme un seau d'hémoglobine enjaillait les squales.
En mouche-à-merde avisée, alléché qu'il était par le cri licencieux du billet de banque, Alegsis, déjà dans les parages, avait rappliqué illico. Les jambes encore en coton de trop avoir mouliné dans son pédalo, il ne s'était pas fait attendre. Pourtant homme de peu d'éducation - car trop stupide pour que le moindre enseignement lui fut du moindre secours - il savait être ponctuel quand les circonstances l'exigeaient. L'argent, quand on faisait pleuvoir assez, était apparemment porteur de vertus.
La piste était encore fraîche et il ne perdit pas de temps. Sans gêne de naissance, il était ainsi doté d'une affinité naturelle pour les interrogatoires sensibles. Beaucoup, à sa place, auraient eu bien des scrupules à déranger une femme seule et ses enfants, jetés qu'ils étaient dans la tourmente après que la loi et l'opprobre les aient accablés de mille anathèmes. La famille Jancler toute entière portait en effet le fardeau de son patriarche après que celui-ci ait disparu. La compassion aurait intimé tout homme à la réserve, mais la bêtise coutumière des effrontés les prévenait de telles intentions.
- Bonjour, bonjour madame Jancler ! ♪ Scandait-il tout guilleret alors qu'il martelait la porte du domicile de son poing énergique.
Les larmoiements de jeunes enfants perturbés par les événements ne l'attendrissait pas. D'ailleurs, Alegsis ne les entendait pas tant le bruissement des billets de banque lui léchaient l'oreille. Douze millions, c'était une somme. Une qui justifiait amplement qu'on étouffa la moindre obligeance.
- Ouvrez ! C'est la loterie du Gouvernement Mondial ! Vous avez gagné cent millions de berries ! Non je plaisante jerihihihi ! S'était-il aussitôt corrigé d'un rire aussi sincère que jovial. Je suis chasseur de prime, je viens pour... enfin... vous savez bien. Allez, ouvrez. Et oubliez pas le café.
Toujours commencer par une blague. Rien de tel pour détendre l'atmosphère ou bien passer pour le dernier des gougnafiers. Ce qu'était Alegs, au demeurant. Le fait est qu'il manquait cruellement de savoir-vivre et aimait à en faire étalage à son insu.
- Partez ! Hurla une voix stridente qu'on devinait appartenir à madame Jancler.
Ne considérant même pas qu'il puisse déranger - et pas qu'un peu - le chasseur fut stupéfait de la réaction de l'hôtesse de ces lieux. Le visage choqué, ébahi, presque scandalisé, il donnait l'impression que, des deux, c'était elle la sans-gêne.
- Mais enfin madame Jancler, rouspéta-t-il avec une sorte de bienveillance outrée tout en posant théâtralement ses deux poings sur les hanches, c'est pas des manières ça.
Oui. Alegsis Jubtion, avec un aplomb d'autant plus extraordinaire qu'il n'avait pas même le sentiment d'en faire usage, se permettait de reprendre la maîtresse de maison sur son éducation. Ne pas connaître l'animal aurait pu conduire à dire de lui qu'il avait du culot. Ce n'était cependant pas de l'outrance ; persuadé d'être dans son bon droit tant la moindre aptitude sociale lui faisait défaut, celui-ci se croyait sérieux en émettant de pareilles remontrances après pourtant s'être comporté comme il l'avait fait jusqu'à lors.
- Je suis venu de loin rien que pour vous voir, même que je je vous ai apporté des fleurs. Mentait-il tandis qu'il cueillait honteusement et à toute hâte dans le parterre de bégonias situé sous son nez.
- Partez ou j'appelle la Marine !
Surpris par cette nouvelle salve de refus, Alegs lâcha ses fleurs alors qu'il venait de tressaillir. Il était nerveux mais trop insouciant pour avoir réellement peur. Bien que la menace fut sérieuse et qu'un rien suffisait à ce que sa licence lui glissa des mains dès lors où les mouettes s'en seraient saisis, en bon crétin qu'il était, le chasseur de prime ne s'en inquiéta pas. En attestait le rire franc et spontané - limite enfantin - qui lui échappa dans l'instant qui suivit.
- Jerihihihihihihihihihi ! Elle va appeler la... prfFRrffF... la Marine ! Jerihihihihi !
- I... il n'y a pas de quoi rire, je vais vraiment le faire.
Quand il eut retrouvé son souffle, l'Épavien pencha la tête en avant, pour se gratter la nuque. Enfin il commençait à être gêné. Mais pas pour lui ; pour elle.
- C'est pas pour être vexant madame Jancler mais... la Marine... à l'heure actuelle. Elle est un peu occupée à chercher... vous savez... votre mari. Enfin je dis ça...
Il l'avait soufflée la pauvre. Et sans le vouloir. Suspectée à tort de complicité dans les crimes bien involontaires d'un mari qui avait voulu à tout prix préserver son épouse de ses malheurs, celle-ci n'était en effet pas tenue en odeur de sainteté auprès de l'État-Major local. Un coup d'escargophone, s'il partait de chez elle, pourrait sonner cent fois avant qu'on s'abaisse à y répondre.
- Mais vous inquiétez pas ! Poursuivit l'intrus d'un ton gaillard, jamais à cours de bourdes. Moi, je suis un type bien. Il se pointait alors la poitrine du pouce droit afin de mieux se désigner. Votre mari, je viens pas le chercher pour la justice, mais pour l'argent.
Immoral ? Alegsis ne l'était pas. Pas même à moitié. Amoral, en revanche, il l'était à en crever, n'ayant apparemment pas conscience de ce qui tenait à la décence ou aux bonnes mœurs. De lui, sa mère disait qu'il était «un garçon très nature», ce qui, en soi, constituait une remarquable périphrase pour ne pas avoir à dire qu'il était spectaculairement débile.
Bien que sa dernière phrase suffisait à elle seule à ce qu'on se détourna de lui à jamais, la dame aux bégonias, autrement moins vindicative, lui demanda d'une voix hésitante :
- V... vous ne travaillez pas avec la marine ?
- Moi ?! S'offusqua presque l'énergumène dans une de ses colères spontanées dont il avait le secret et qui lui disparaissait des méninges aussitôt expectorée dans un cri, Mais jamais de la vie ! Depuis tout petit déjà, mon père me disait toujours que j'étais trop bête MÊME pour entrer à la marine. C'est vous dire. Jerihihihihihihihihihihihihihihihihihi... Eh mais... attends une minute, ça veut dire qu'il m'insultait ?!
Laissé à ses souvenirs de jeunesse dont il était trop stupide pour en saisir l'aspect traumatique, Alegs émergea à nouveau quand la porte qui le séparait de son interlocutrice s'entrouvrit. Bien qu'elle ne laissa apparaître qu'une partie de son visage au travers, on voyait à ses cernes et ses yeux rougis qu'elle n'avait ni dormi ni eu les yeux secs depuis plusieurs jours déjà.
En proie qu'elle avait été à l'agressivité des marines venus l'interroger depuis trois jours, la confiance, avec l'institution, était résolument rompue. Son espoir... elle le fondait maintenant dans l'abruti chapeauté venu frapper à sa porte. Cela, seulement, situait l'étendue de son désespoir.
- Vous... vous pourriez faire quelque chose pour lui ?
Ahuri, stoppé net, car ne sachant trop quoi répondre, Alegs répondit néanmoins, loupant ainsi avec brio une nouvelle occasion de la boucler.
- Bah écoutez... vous me donnez le Fruit du Temps, je remonte jusqu'à ce que votre mari ait pas fait le mariole et puis je le briefe. Hop, l'affaire est réglée ! Jerihihihihihihihihihihihihihihi. Stoppant net son rire pour reprendre son visage plat et grotesque, il se reprit immédiatement. Non, sérieusement, c'est mal barré pour votre gros.
Pouvait-on décemment dire d'un homme qui n'avait aucun goût qu'il manquait justement de bon goût ? Le fait est que cette énième boutade entama lourdement le moral de la pauvre épouse du fugitif. Se sentant mal de la voir si piteuse - car elle faisait pitié à voir du peu qu'on pouvait apercevoir d'elle derrière la porte - le chasseur de prime chercha toutefois à se rattraper. Et cela, sans avoir eu conscience d'avoir manqué de tact comme il n'aurait pu mieux le faire même s'il l'avait voulu.
- Et puis... les malheurs, énoncés depuis la bouche d'un réservoir à balourdises en série, n'en finissaient plus de pleuvoir, c'est pas pour vous inquiéter, mais si je me fie à ce qui est écrit dans les journaux, y'a des marines qui sont empêtrés dans l'affaire, là, à votre mari.
En réalité, il ne savait pas lire. Exception faite des chiffres sous les posters de primes, se faisant lire le nom par un passant. Pour ce qui tenait aux informations, les escargophones radio amoncelaient entre ses oreilles le gros de sa culture qui, il est vrai, ne pesait pas bien lourd.
- Alors, si c'est eux qui lui tombent dessus les premiers, l'est pas exclu qu'ils l'abattent en prétextant la légitime défense jerihihihihihihihihihihihihihi, pourquoi je rigole, moi ? C'est pas drôle !
Pour le coup, la quasi-veuve trembla de tout son long, tétanisée qu'elle était par la perspective ainsi formulée. Criminellement désinvolte comme pouvait l'être un animal innocent - et pas un qui fut très malin - Alegsis l'avait, malgré lui, jetée le dos au mur.
- Et si... et si c'est vous qui l'attrapiez ?
- Ah bah moi ! Reprit-il avec cette bonhomie franchement déplacée. Si j'avais touché à ses combines, je chasserais pas du pouilleux, je compterais mes rentes ! Enfin je... pour le coup, il eut enfin conscience d'avoir fait une remarque déplacée. L'horloge cassée, ça se savait, donnait la bonne heure deux fois par jour. Ce que je veux dire, c'est que moi, j'ai rien contre lui personnellement. S'il se défend pas de trop, c'est en un seul morceau que je l'amène en prison.
Madame Jancler reprit des couleurs et ouvrit la porte en grand, accrochée fermement à ce filament d'espoir qu'il lui avait jeté sans même s'en rendre compte.
- Et s'il témoigne et qu'il donne le nom de ses complices, ils lui accorderont peut-être une repise de peine ?!
Un homme intelligent, avec un soupçon de sournoiserie en lui, l'aurait confortée dans cette opinion pour mieux se l'arranger, sentant bien qu'elle allait coopérer. Mais pas Alegs. Non pas qu'il fut particulièrement honnête, mais simplement trop stupide pour saisir l'aubaine. Aussi, presque blasé, en bon balourd, il haussa les épaules pour déclarer :
- Prrrrt, ce que j'en sais moi. Peut-être bien. Vous savez, moi, je suis là que pour la prime, alors une fois qu'il est livré...
Mais madame Jancler n'écoutait plus que ce qu'elle voulait entendre. Lui attrapant soudain les mains de ses quenottes fines et osseuses, tremblante comme une feuille morte, elle posa son regard de démente dans les grosses billes rondes de ce qu'elle tenait pour son sauveur et s'abandonna à lui sans réserve.
- Si... si je vous dis où il est... vous promettez que vous le protégerez ?
- Ouais, si vous voulez. Répliqua-t-il désinvolte comme s'il s'acquittait d'une formalité alors qu'elle lui offrait un Sésame pour douze millions de berries. Mais avant... est-ce que vous pourriez me laisser utiliser vos toilettes s'il vous plaît ? Parce que vous comprenez, je viens de loin en pédalo et... et faut que je fasse caca.
Et c'était en cet homme-ci que Lorie Jancler fondait ses espoirs. La déconvenue guettait au tournant, et d'un regard insistant.
***
- Salut Nono ! Entama gaiement et sans hostilité un chasseur de prime venu forcer d'un coup de pied la porte d'une chambre d'auberge clandestine. C'est la loterie du Gouvernement Mondial ! Devine qui vient de gagner douze millions de berries !
C'eeeeeeest-paaaaaaaas-toiiiiii ♪.
Elle avait lâché le morceau, sa rombière. Car les criminels aussi avaient leurs bonnes adresses ; leurs médecins d'abord, et leurs planques ensuite. Une chambre d'hôte louée officiellement à un couple avait été attribué à Arnold qui, tétanisé, voyait faire irruption un dingue dont il se serait bien passé. Mais après tout, il ne fallait pas nécessairement avoir une prime sur sa tête pour ne pas vouloir croiser Alegsis Jubtion. Le bon garçon, il est vrai, avait un tempérament qui indisposait toute entreprise sociale intentée en sa compagnie.
- Allez, entama le vandale avant de siffler le petit bonhomme rondouillard pour le faire agir au pas, mets tes chaussures. Direction la garnison.
Un peu lent à la détente, l'Épavien remarqua enfin une tache sur son panorama idyllique. Une grosse tache. Une bien noire qui faisait deux bon mètres. Dans cette petite chambre d'hôte miteuse, ils étaient trois ; quelqu'un l'avait devancé de peu, lui aussi sans doute très réceptif au chant séduisant des douze millions de berries.
Finalement plus offensé qu'il n'était surpris, Alegs porta à nouveau son regard sur le petit bonhomme, ce dernier étant pris entre le marteau et l'encule, assis sur son lit branlant à ne plus trop savoir sur quel pied danser.
- Enfin Arnold... gémit Alegsis tu me fais quand même pas des infidélités, dis ?
Sur cette réaction outrée, il se saisit lentement du pinceau géant logé dans son dos. Sa tête baissée un instant, sa vilaine bobine dissimulée derrière le bord de son chapeau incliné, avant de finalement sur une intonation quelque peu acariâtre :
- T'embêtes pas à faire les présentations, va.
Il leva la tête, son visage toujours aussi grossier, mais son regard autrement plus résolu et sévère.
- Monsieur allait justement partir.
Dernière édition par Alegsis Jubtion le Mar 14 Mar 2023, 13:24, édité 2 fois