Signe des temps, et pas des qui soient prospères, la Ville Basse, à la périphérie de Goa, était infestée par la vermine. Ragondins et cafards étaient monnaie courante dans le paysage urbain, il est vrai, mais des nuisibles plus voraces encore grouillaient à présent, comme une purulence inéluctable faisant suite à la plaie laissée par le souffle d'un Buster Call quelque peu houleux. Un malheur n'arrivait jamais seul ; le premier préfigurait en effet une succession de ses corollaires. C'était dans la nature des choses, et à cette nature-ci, il en aurait fallu de la poudre pour la dompter comme il se devait.
Du désordre ambiant, Goa, de ses sommets jusqu'à ses bas-fonds, elle ne s'en était jamais remise. Amputer du chef les autorités locales du fait que celles-ci pensaient mal, c'était une solution somme toute très révolutionnaire dans les termes. Une solution qui, dans son sillage, n'apportait avec elle qu'une cohorte de problèmes plus épineux que ne l'étaient les précédents. Aux têtes qu'on avait tranchées, on ne leur avait rien substitué. Plus mort que vivant, bien que toujours animé de spasmes et de râles - ceux-ci poussés par la plèbe qui avait eu le malheur d'avoir survécu aux évènements - le Royaume de Goa persistait à exister sans but défini. Les roitelets de la roture, depuis long, se chicanaient pour régner sur les cendres avec la Marine en juge de paix. On avait voulu faire table rase, mais à la fin des fins, de table, il n'en subsista même pas une seule pour y dresser un monde nouveau. Encore moins un monde meilleur.
En quatre mots comme en cent : c'était la merde.
De ce lisier dont on disait qu'il était encore fumant des braises du Buster Call, était né un biotope nouveau où la vie s'y était organisée en des conditions autres. L'Homme s'adaptait à la nature et, dans un corps social meurtri et vérolé, s'acclimater aux conditions ambiantes, c'était nécessairement s'avilir. À Goa, d'ici à ce qu'un ordre y émergea de nouveau, la régression anthropologique cheminait bon train. La nature, quand elle prenait le dessus sur l'Homme, le conviait alors à renouer avec ce qu'il fut antérieurement : une bête rudimentaire et vicieuse en diable.
La désolation, parce qu'elle engendrait le désespoir puis le vice, avait redessiné un paysage politique qui, s'il était informe, demeurait néanmoins bien présent. Les décombres de Goa appartiendraient à qui viendrait s'en saisir d'une poigne ferme, quand bien même ne s'en serait-on saisi que d'un morceau. Quand un État s'effondrait sous les canons, la criminalité organisée, dans ce qu'elle avait de protéiforme, suintant ensuite le long des avenues comme une purulence infâme.
Un vivier d'hommes et de femmes désespérés était une aubaine pour qui savait manquer de scrupules. Aussi, au nez et à la barbe de tout semblant d'autorité - le gouverneur étant avare de ses troupes en aval de la ville - la piraterie s'y épanouissait à l'air libre. Sur ce fumier pestilentiel qu'était devenue la Ville Basse de Goa - celle-ci n'ayant d'ailleurs jamais si bien porté son nom - une vivier grouillant de nouvelles créatures pouvait à présent y prospérer impudemment. Car de même que certaines espèces rampantes étaient à même de mieux se complaire dans un environnement excrémentiel, la flibuste et affidés se déridaient mieux dans la misère dont ils étaient à la fois pourvoyeurs et prébendiers.
Juché sur un amas de caisses dont les plus impécunieux auraient rêvé de s'en faire un abri, à renfort de grands gestes pour mieux alpaguer les masses, ce qui se présentait comme un boucanier bien verbeux hélait la foule qu'il s'employait à agglomérer autour de lui. À ces loqueteux, il avait apparemment des choses à leur dire. Pour leur bien, sans doute.
- « Le travail manque je me suis laissé dire, ironisait-il non sans se priver d'un sourire rogue d'où les dents y étaient déficitaires, et pourtant, il y a tout à reconstruire dit-on. Je vois, ici et là, des immeubles effondrés entourés de famille qui ne peuvent pas se loger ailleurs que sous une bâche. Je vois, à l'occasion, des troupes du Gouvernement Mondial venues administrer une bastonnade à des pères de famille qui volent pour nourrir femme et enfants. Je vois la gangrène qui prolifère tout le long de Goa, sans que jamais on ne la soigne. »
Et tout cela, il ne le voyait que d'un seul œil, car il avait substitué au second une prothèse en argent incrustée dans son orbite droite, signe d'opulence s'il en était. Le forban, s'il était peu avenant à le voir ou à le sentir, avait du miel qui lui coulait d'entre les lèvres lorsqu'il y laissait abonder le verbe. Si éloquent qu'on eut légitimement pu le prendre pour un stipendié du Diable, ça n'est pas pour autant qu'on s'abstint de l'écouter. Dieu ou Diable convenaient aussi bien l'un que l'autre s'ils pouvaient sortir le tout venant d'une misère sans fin. Les douzaines de grouillots, à force de s'agglomérer, n'avaient pas tardé à dépasser la centaine d'Hommes tenus captifs par les oreilles d'abord, et par l'estomac ensuite.
- « Que croyez-vous qu'il se passera demain ? Mieux encore... à demain, y pensez-vous encore ? Avez-vous seulement ce luxe ? L'avenir, quand on vit ici, ça n'est plus qu'une mauvaise blague. Tous ici savons que les lendemains, s'ils ne seront pas pareils à aujourd'hui, seront forcément pires. »
Le bougre n'avait pas sa langue dans se poche et savait allécher le chaland pour lui ouvrir des appétits ; lui vendre des espoirs dont ils se seraient tous volontiers saisis à pleine bouche, gobant joyeusement un appât pourtant ostensible pour ce qu'il était, mais si attrayant.
- « Mais vous pouvez rester ici. Leur dit-il comme par défi, ne se privant pas de les prendre de haut pour les soins de la mise-en-scène de sa tribune. Vous pouvez attendre que ça change. Car ça changera, vous pouvez en être sûrs. Vous aurez de plus en plus faim, et puis vous mourez. Ce sont des choses qui se font par ici. D'ailleurs, on ne fait plus rien d'autre en ces contrées. »
De même que pour vendre de l'eau, il fallait donner soif, vendre de l'espoir supposait de démoraliser la clientèle préalablement. Quoi que l'on ait eu à cameloter, il était bon de présenter l'affaire comme une solution à un problème qu'on avait su poser.
- « De l'argent, y'a moyen de s'en faire pour peu qu'on soit encore valide. Et à vous laisser pourrir sur place, sans cesse davantage grignoté par la faim, valides... vous le resterez pas longtemps mes bons amis, ça je vous le garantis sur papier. »
C'était bien sûr une façon de parler car, s'il avait de l'or dans la voix quand il déclamait, ce diable de forban, il n'était cependant pas foutu d'écrire quoi que ce soit outre son nom. On entrait rarement en piraterie après être passé par l'école. L'esbrouffe, le « savoir-parler » et une assurance à toute épreuve pouvaient cependant faire passer un ignare pour un savant quand celui-ci parlait haut et bien face à la foule bêlante. Ainsi le sophisme perdurait depuis des temps immémoriaux pour perdre les masses par légions entières dans la duperie de bas étage.
- « Ah mais ! Je voudrais pas vous dire comment on devient riche par temps de disette. Dit-il après leur avoir si bien mis l'eau à la bouche. Ça me gêne, figurez-vous. Ce que je vous propose... c'est comme d'une légalité douteuse figurez-vous. »
De sa marchandise qu'il cherchait à refourguer, il n'en suggérait qu'un aperçu, mais à en juger les cris de mécontentement qu'il avait si habilement provoqués, on voulait en voir davantage. Cet auditoire, à savoir si bien dresser les foules en quelques claquements de langue à peine, il l'avait fait sien.
Comme préambule de la suite du discours, il se claqua la panse qu'il avait relativement généreuse.
- « Vous savez comment on se cultive un ventre à bière comme le mien ? Plaisantait-il pour en plus se rendre plus sympathique afin de mieux les tromper. En ayant de quoi l'entretenir. Des berries ? J'en suis quasiment fourré. Et ça, je le dois au capitaine Fangius. »
Les oreilles étaient grandes ouvertes. À observer ces miséreux aux joues creusées devant ce porteur de peste venu leur promettre la félicité, on eut cru alors observer des disciples zélés, religieusement établis devant leur prédicateur.
- « La piraterie, rien que le mot fait peur, n'est-ce pas ? Moi aussi j'ai rechigné avant de signer, je vous le cache pas. »
C'était là un mensonge outrecuidant que le sien alors qu'il avait embarqué sans vergogne ni scrupule pour s'en aller délester les braves gens de leurs marchandises.
- « Seulement, quand on a la faim qui vous tiraille les tripes et que ceux qui bouffent bien vous disent de prendre votre mal en patience... soit on laisse crever gentiment sur leur injonction... ou alors... ou alors...! »
Tous dans l'assistance étaient alors pendus à ses lèvres, attendant âprement la suite du suspens.
- « Ou alors on les envoie chier et on fait ce qu'il y a à faire pour nourrir sa famille. »
La famille avait bon dos quand, dans leur quasi-intégralité, les flibustiers étaient dépourvus de toute attache, sautillant de chaude-pisse en blennorragie au gré des bordels qu'ils arpentaient à chaque escale.
- « Vous embarquez pour quoi... trois mois de rapine, et votre fortune est faite. Vous reviendrez avec de quoi repartir sur de bonnes bases pour ne plus jamais souffrir de la faim. »
Ce qu'il ne leur disait pas - et à raison - tenait au principe qui entourait sa demande. Une aubaine si alléchante et prometteuse en richesses, comment se faisait-il que d'autres avant les loqueteux de Goa ne s'en soient pas saisi ? Il y avait, dans cette noble profession de pirate, des places sans cesse vacantes. Car en réalité, on y mourait généreusement. Quand l'abordage ne loupait pas, que la razzia se heurtait à la poudre, la maladie vous bouffait avant que vous ne touchiez terre. Ces menus détails, toutefois, étaient apparemment trop anecdotiques pour seulement valoir la peine d'être mentionnés.
Le capitaine Fangius voulait de la chair fraîche pour renouveler son cheptel si dispendieusement crevé sous ses ordres. Dans trois à six mois, il mouillerait à nouveau à Goa pour y enrhumer une nouvelle floppée de crétins afin de renflouer ses pertes. Le cycle de la mort continuerait ainsi bon train encore des siècles peut-être.
- « Et si je vous disais que tout cet argent qui n’attend plus que vous, tout ce succès, il est à portée de main… du moment que vous êtes prêts à vous en saisir de force. »
À la criée, l’éloquent rustre faisait rien moins que la réclame pour enrôler la jeunesse dans la piraterie. Un tel éclat public, pour ce qu’il avait de terne mais de bruyant, constituant lui aussi un signe des temps. Pas un qui fut engageant ou porteur d’un avenir franchement radieux. Comme un symptôme bubonique et purulent, la présente tribune offrait une vitrine peu reluisante de ce vers quoi Goa s’était orienté dans toute sa déchéance. La plaie ne suintait que dans la Ville Basse, mais la gangrène, lentement, n’en finissait jamais de grimper.
- « Mmmmh, intéressant. » Se laissa mystifier un idiot dans la foule pour qui avait été justement façonné le discours.
Très pensif comme le laissait à penser ses yeux ronds qu’il plissait pour la peine, l’énergumène se tenait le menton tout en réfléchissant à cette perspective d’avenir avant finalement de sursauter, frappé par un soubresaut de bon sens.
- « Mais attends, qu’est-ce que je raconte moi encore ?! S’indignait-il enfin de sa propre idiotie. C’est un foutu pirate ! À sa main déjà, il brandissait un pinceau long comme un balai dont il comptait faire un usage intensif afin de laver la boucanerie ambiante. Tu vas voir ce que tu vas voir mon cochon. Ébauchait-il dans sa fougue. Les comme toi, j’ai vite fait de les convertir en billets de banque. »
- « J’ai pas de prime. »
Tempérant aussitôt ses ardeurs, son arme maintenant tenue en main sans être brandie, le chasseur de prime – car c’en était un – s’assagît immédiatement, écoutant à nouveau le tribun poliment et religieusement, l’encourageant ainsi tacitement à poursuivre sa litanie.
Alegsis Jubtion était chasseur de primes, mais en aucun cas justicier ou redresseur de torts. Amoral comme pouvait l’être un animal incapable de trop discerner le bien du mal, il se contentait aussi bien de l’un et de l’autre aussi longtemps que cela œuvrait dans ses intérêts. Un chasseur de primes, dans tout ce que supposait son rôle, pouvait quant à lui prospérer sur la canaille qui, elle-même, faisait son lit sur la désolation. Pirates et chasseurs de primes appartenaient chacun à un ordre naturel qui ne pouvait subsister et fleurir que dans le désordre. C’était aussi grand malheur que de croiser l’un ou l’autre.
Apostrophé par son prédateur naturel, le pirate usa de cette parenthèse houleuse pour mieux encore prêcher pour sa paroisse.
- « Voyez, messieurs dames, à quoi ressemble un allié du Gouvernement Mondial. »
Et c’est d’un air navré qu’il tendit la main en direction d’Alegsis pour mieux le désigner. Avec une gueule plate et niaise comme la sienne, on ne pouvait qu’instinctivement le prendre en pitié rien qu’après avoir posé un regard dessus. Son faciès seulement plaidait contre lui et ce, quelle que fut sa cause du moment.
- « Ces chasseurs de primes, s’ils grappillent parfois du bout des ongles une de leurs récompenses, vivent dans la misère le reste du temps. Ils sont des charognards faméliques prêts à ronger ce qui viendra pour vivre légalement. À courir après la flibuste comme ils le font, ils ne sont que les chercheurs d’or miteux de notre temps pour qui le seul trésor à portée de main sera cercueil qu’ils ouvriront avant de s’y jeter bien au fond. »
Séduit par la description tant celle-ci était joliment narrée en plus de viser juste, Alegs acquiesçait les yeux fermés, accordant ainsi un blanc seing d’une main d’illettré à tout ce qu’il venait d’entendre.
- « Jeri-hi-hi-hi, ça c’est bien vraiiiiEEEEH ! Parle pas comme ça des chasseurs de primes ! Même si tout ce que tu dis est vrai. »
Assez attardé pour prendre du retard même sur la compréhension de tout ce qui lui parvenait aux oreilles, il fallut quelques latences d’ici à ce qu’Alegsis saisisse qu’il avait été insulté. Furibard – mais légalement – il agitait son immense pinceau au-dessus de sa tête en vitupérant comme un roquet excité au milieu de la plèbe grouillante.
- « Espèce de gros tas de scorbut, reviens causer quand tes dents auront repoussé ! »
Ainsi avait-il entamé les hostilités, sans réserve ni pudeur. Piqué au vif, le forban grinça des dents – du moins celles qui lui restait – après qu’il se soit trouvé une âme pour échapper à sa mélopée enjôleuse. Alegsis était en effet si idiot que toute manipulation se perdait sur lui tant il ne comprenait jamais rien à rien. Paradoxalement, le plus lucide de la foule avait été le plus stupide d’entre tous.
C’était néanmoins commettre un commentaire avisé que de viser aux dents comme l’avait fait le chasseur de primes en colère. Car un homme à qui la fortune souriait de toutes ses dents, dans ce que supposait le principe, devait en principe être à même de se garnir les chicots d’un râtelier de synthèse. Or, de prothèse dentaire, le pirate n’en était point doté. Ce qui, dès lors, rognait quelque peu sur le récit idyllique qu’il avait dépeint jusqu’à présent.
Plus à même de réciter un discours appris par cœur pour l’avoir récité cent fois déjà, le tribun édenté était autrement moins versé dans l’art de la répartie.
- « Et… et toi, tes dents, tu veux qu’on en parle ? »
Avec une gueule qui lui valait enfant d’être appelé « petit potame » par sa propre mère, Alegsis faisait mauvaise figure car, sa figure, justement, constituait une entorse sévère à tous les critères de bon goût en matière d’esthétisme. Avec même deux grosses dents qui lui sortaient d’un coin et de l’autre de sa bouche sans lèvres, celui-ci avait un argument imparable pour contrer la remarque désobligeante qui lui fut adressée.
- « Je suis né comme ça, moi, c’est pas pareil ! »
Cela avait le mérite d’être vrai, ce qui, cependant, n’excusait rien.
Et les deux hâbleurs, lancés qu’ils étaient dans un concours d’invectives, n’en finissaient plus de s’accabler l’un et l’autre de tous les maux de la terre, à commencer par les plus puérils.
Perdus qu’ils étaient au milieu d’une rixe de cour d’école, les habitants, captifs et gênés, toussotaient et regardaient ailleurs en attendant que passa l’algarade.
Haletant l’un et l’autre à trop se hurler des insanités stupides, le boucanier sentit que son auditoire lui échappait du fait qu’un âne était venu ruer dans les brancards. Il devait tourner la situation à son avantage s’il souhait rafler du gogo par dizaines afin de remplir les cales du navire.
- « Quelle heure qu’il est, onze heures ? »
Alegsis, le poing levé en sa direction tout du long qu’il l’avait engueulé fut surpris de ne pas être cette fois écorché par une insulte.
- « À prendre ou à laisser. Et alors ? » Continuait-il de fulminer avec une emphase cependant plus soutenue dans sa verve.
- « Alors, rétorqua son adversaire, on se donne rendez-vous ici à vingt-deux heures ce soir. Il parut ensuite s’adresser à tous les badauds afin de les prendre à partie dans l’affaire. Celui qui, dans le cadre de son activité, réussit à amasser le plus de sous d’ici là aura prouvé que sa voie est la plus recommandable pour faire de l’argent. Ça te va ? »
Le défi, en plus de trancher leurs arguties stériles, permettrait au pirate de démontrer à quel point ce qu’il prêchait avait été factuel. D'autant que le perdant devrait remettre ses gains du jours au vainqueur. De quoi ainsi achever de convaincre une assemblée qui n’attendait plus que le coup de grâce pour tomber dans les filets qui avaient été tressés rien que pour eux.
- « Qu’est-ce qui me prouve que tu gagneras tes berries en faisant des trucs de pirate ? »
De mauvaise foi car mauvais perdant à titre préventif, Alegs cherchait par avance à se trouver des excuses s’il échouait. La déconvenue, coutumièrement, pavait son parcours. Aussi, se sachant si bien abonné à l’insuccès, il avait pris ses dispositions.
- « Tu crois quoi ? Que je vais vendre des carottes au marché ? »
Toute la faible crédibilité dont bénéficiaient les chasseurs de primes en ce bas monde, au terme de ce pari, reposerait à présent sur le chapeau d’un ahuri patenté qui, lorsqu’il lorgnait sur dix primes, n’en raflait qu’une seule ; et pas la plus copieuse. Jeté qu’il était dans un engrenage qu’ils avaient huilé de concert avec les postillons de leur tonitruant pugilat, c’est sans se faire prier qu’Alegsis releva un défi dès lors où on se mit d’accord pour être accompagné d’un témoin. Les vents contraires avaient en principe de quoi très franchement décoiffer le chasseur de primes qui, laissant comme toujours l’impétuosité prendre le pas sur la réflexion, s’était engagé dans une défaite assurée.
Chacun s’étant entendu pour désigner le témoin chargé de surveiller l’autre, Alegsis avait empoigné le premier venu pour le jeter aux abords de la tribune de fortune que s’était aménage le pirate. Ce dernier, quant à lui, opta pour un jeune homme qui, à en juger par sa contenance et sa bonne tournure, n’était certainement pas d’ici. Il avait vu dans ses yeux une intelligence certaine derrière laquelle il présageait quelques semblants d'honnêteté. Aussi le choisît-il pour accompagner le grotesque chasseur de primes afin qu’il s’assura que ce dernier avait acquis son tribut dans le cadre de ses attributions professionnelles.
D’un pas résolu, pirate comme chasseur se tournèrent le dos, optant chacun pour un terrain de braconnage propice à leur fortune du jour. Alegsis s’en était allé en direction de la Ville Haute afin de se tenir au plus près de la garnison où il escomptait bien y glaner une prime dûment gagnée. Le témoin chargé de l’accompagner – tâche ingrate que celle-ci – se hasarda cependant à une remarque de bon sens.
- « Comment vous comptez récolter une prime ? Avec la loi martiale du gouverneur, on a suspendu les activités de chasseur de primes pour des raisons de maintien de l’ordre. »
Le journal, Alegs, il ne le lisait pas. Le reste non plus d’ailleurs. Il manquait de diligence cet homme-là, mais aussi d’éducation, car le bougre, en plus d’être stupide, n’était en réalité pas plus lettré que le dernier des forbans.
- « Oh nom de… s’arrachait-il déjà les cheveux de sous son chapeau, les yeux franchement exorbités, mais tu pouvais pas me le dire avant bougre de hareng saur ?! »
- « Je vous connais pas, moi. »
- « C’est pas une raison ! Rétorqua le « petit potame » de toute sa mauvaise foi. Trouve-moi un pirate avec une prime, vite ! »
- « En principe, je suis juste le témoin vous savez. »
Professoral et docte, un petit air pincé et pédant forcé en une grimace tordue sur son visage habituellement hébété, Alegsis leva l’index droit et, dans toute sa sagesse bouffonne, fit un somptueux étalage de sa crétinerie :
- « Mon travail implique de mettre en œuvre toutes les ressources légales à ma disposition pour mettre la main sur une prime : faire travailler les autres en fait partie. Redevenu à nouveau jovial après avoir ravalé ses faux airs d’érudit qui lui allaient si mal au teint, il adressa une claque dans le dos de son co-pilote, passant apparemment d’un sentiment à l’autre comme on changerait de chaussette ; signe d’instabilité mentale flagrante s’il en était. Si tu veux savoir comment devenir riche, t’as beaucoup à apprendre de moi. » Avait eu ensuite le culot de prétendre ce chasseur de primes qui, à cent lieues à la ronde au moins, empestait la pauvreté.
Ce jeune homme, jeté qu’il fut sous les sabots d’un pareil âne indolent, fut en réalité en passe d’apprendre pourquoi, au grand jamais, il ne fallait s’associer de près ou de loin avec Alegsis Jubtion. Cette journée de formation qui serait la sienne aurait le mérite d’être aussi instructive que traumatisante.
Du désordre ambiant, Goa, de ses sommets jusqu'à ses bas-fonds, elle ne s'en était jamais remise. Amputer du chef les autorités locales du fait que celles-ci pensaient mal, c'était une solution somme toute très révolutionnaire dans les termes. Une solution qui, dans son sillage, n'apportait avec elle qu'une cohorte de problèmes plus épineux que ne l'étaient les précédents. Aux têtes qu'on avait tranchées, on ne leur avait rien substitué. Plus mort que vivant, bien que toujours animé de spasmes et de râles - ceux-ci poussés par la plèbe qui avait eu le malheur d'avoir survécu aux évènements - le Royaume de Goa persistait à exister sans but défini. Les roitelets de la roture, depuis long, se chicanaient pour régner sur les cendres avec la Marine en juge de paix. On avait voulu faire table rase, mais à la fin des fins, de table, il n'en subsista même pas une seule pour y dresser un monde nouveau. Encore moins un monde meilleur.
En quatre mots comme en cent : c'était la merde.
De ce lisier dont on disait qu'il était encore fumant des braises du Buster Call, était né un biotope nouveau où la vie s'y était organisée en des conditions autres. L'Homme s'adaptait à la nature et, dans un corps social meurtri et vérolé, s'acclimater aux conditions ambiantes, c'était nécessairement s'avilir. À Goa, d'ici à ce qu'un ordre y émergea de nouveau, la régression anthropologique cheminait bon train. La nature, quand elle prenait le dessus sur l'Homme, le conviait alors à renouer avec ce qu'il fut antérieurement : une bête rudimentaire et vicieuse en diable.
La désolation, parce qu'elle engendrait le désespoir puis le vice, avait redessiné un paysage politique qui, s'il était informe, demeurait néanmoins bien présent. Les décombres de Goa appartiendraient à qui viendrait s'en saisir d'une poigne ferme, quand bien même ne s'en serait-on saisi que d'un morceau. Quand un État s'effondrait sous les canons, la criminalité organisée, dans ce qu'elle avait de protéiforme, suintant ensuite le long des avenues comme une purulence infâme.
Un vivier d'hommes et de femmes désespérés était une aubaine pour qui savait manquer de scrupules. Aussi, au nez et à la barbe de tout semblant d'autorité - le gouverneur étant avare de ses troupes en aval de la ville - la piraterie s'y épanouissait à l'air libre. Sur ce fumier pestilentiel qu'était devenue la Ville Basse de Goa - celle-ci n'ayant d'ailleurs jamais si bien porté son nom - une vivier grouillant de nouvelles créatures pouvait à présent y prospérer impudemment. Car de même que certaines espèces rampantes étaient à même de mieux se complaire dans un environnement excrémentiel, la flibuste et affidés se déridaient mieux dans la misère dont ils étaient à la fois pourvoyeurs et prébendiers.
Juché sur un amas de caisses dont les plus impécunieux auraient rêvé de s'en faire un abri, à renfort de grands gestes pour mieux alpaguer les masses, ce qui se présentait comme un boucanier bien verbeux hélait la foule qu'il s'employait à agglomérer autour de lui. À ces loqueteux, il avait apparemment des choses à leur dire. Pour leur bien, sans doute.
- « Le travail manque je me suis laissé dire, ironisait-il non sans se priver d'un sourire rogue d'où les dents y étaient déficitaires, et pourtant, il y a tout à reconstruire dit-on. Je vois, ici et là, des immeubles effondrés entourés de famille qui ne peuvent pas se loger ailleurs que sous une bâche. Je vois, à l'occasion, des troupes du Gouvernement Mondial venues administrer une bastonnade à des pères de famille qui volent pour nourrir femme et enfants. Je vois la gangrène qui prolifère tout le long de Goa, sans que jamais on ne la soigne. »
Et tout cela, il ne le voyait que d'un seul œil, car il avait substitué au second une prothèse en argent incrustée dans son orbite droite, signe d'opulence s'il en était. Le forban, s'il était peu avenant à le voir ou à le sentir, avait du miel qui lui coulait d'entre les lèvres lorsqu'il y laissait abonder le verbe. Si éloquent qu'on eut légitimement pu le prendre pour un stipendié du Diable, ça n'est pas pour autant qu'on s'abstint de l'écouter. Dieu ou Diable convenaient aussi bien l'un que l'autre s'ils pouvaient sortir le tout venant d'une misère sans fin. Les douzaines de grouillots, à force de s'agglomérer, n'avaient pas tardé à dépasser la centaine d'Hommes tenus captifs par les oreilles d'abord, et par l'estomac ensuite.
- « Que croyez-vous qu'il se passera demain ? Mieux encore... à demain, y pensez-vous encore ? Avez-vous seulement ce luxe ? L'avenir, quand on vit ici, ça n'est plus qu'une mauvaise blague. Tous ici savons que les lendemains, s'ils ne seront pas pareils à aujourd'hui, seront forcément pires. »
Le bougre n'avait pas sa langue dans se poche et savait allécher le chaland pour lui ouvrir des appétits ; lui vendre des espoirs dont ils se seraient tous volontiers saisis à pleine bouche, gobant joyeusement un appât pourtant ostensible pour ce qu'il était, mais si attrayant.
- « Mais vous pouvez rester ici. Leur dit-il comme par défi, ne se privant pas de les prendre de haut pour les soins de la mise-en-scène de sa tribune. Vous pouvez attendre que ça change. Car ça changera, vous pouvez en être sûrs. Vous aurez de plus en plus faim, et puis vous mourez. Ce sont des choses qui se font par ici. D'ailleurs, on ne fait plus rien d'autre en ces contrées. »
De même que pour vendre de l'eau, il fallait donner soif, vendre de l'espoir supposait de démoraliser la clientèle préalablement. Quoi que l'on ait eu à cameloter, il était bon de présenter l'affaire comme une solution à un problème qu'on avait su poser.
- « De l'argent, y'a moyen de s'en faire pour peu qu'on soit encore valide. Et à vous laisser pourrir sur place, sans cesse davantage grignoté par la faim, valides... vous le resterez pas longtemps mes bons amis, ça je vous le garantis sur papier. »
C'était bien sûr une façon de parler car, s'il avait de l'or dans la voix quand il déclamait, ce diable de forban, il n'était cependant pas foutu d'écrire quoi que ce soit outre son nom. On entrait rarement en piraterie après être passé par l'école. L'esbrouffe, le « savoir-parler » et une assurance à toute épreuve pouvaient cependant faire passer un ignare pour un savant quand celui-ci parlait haut et bien face à la foule bêlante. Ainsi le sophisme perdurait depuis des temps immémoriaux pour perdre les masses par légions entières dans la duperie de bas étage.
- « Ah mais ! Je voudrais pas vous dire comment on devient riche par temps de disette. Dit-il après leur avoir si bien mis l'eau à la bouche. Ça me gêne, figurez-vous. Ce que je vous propose... c'est comme d'une légalité douteuse figurez-vous. »
De sa marchandise qu'il cherchait à refourguer, il n'en suggérait qu'un aperçu, mais à en juger les cris de mécontentement qu'il avait si habilement provoqués, on voulait en voir davantage. Cet auditoire, à savoir si bien dresser les foules en quelques claquements de langue à peine, il l'avait fait sien.
Comme préambule de la suite du discours, il se claqua la panse qu'il avait relativement généreuse.
- « Vous savez comment on se cultive un ventre à bière comme le mien ? Plaisantait-il pour en plus se rendre plus sympathique afin de mieux les tromper. En ayant de quoi l'entretenir. Des berries ? J'en suis quasiment fourré. Et ça, je le dois au capitaine Fangius. »
Les oreilles étaient grandes ouvertes. À observer ces miséreux aux joues creusées devant ce porteur de peste venu leur promettre la félicité, on eut cru alors observer des disciples zélés, religieusement établis devant leur prédicateur.
- « La piraterie, rien que le mot fait peur, n'est-ce pas ? Moi aussi j'ai rechigné avant de signer, je vous le cache pas. »
C'était là un mensonge outrecuidant que le sien alors qu'il avait embarqué sans vergogne ni scrupule pour s'en aller délester les braves gens de leurs marchandises.
- « Seulement, quand on a la faim qui vous tiraille les tripes et que ceux qui bouffent bien vous disent de prendre votre mal en patience... soit on laisse crever gentiment sur leur injonction... ou alors... ou alors...! »
Tous dans l'assistance étaient alors pendus à ses lèvres, attendant âprement la suite du suspens.
- « Ou alors on les envoie chier et on fait ce qu'il y a à faire pour nourrir sa famille. »
La famille avait bon dos quand, dans leur quasi-intégralité, les flibustiers étaient dépourvus de toute attache, sautillant de chaude-pisse en blennorragie au gré des bordels qu'ils arpentaient à chaque escale.
- « Vous embarquez pour quoi... trois mois de rapine, et votre fortune est faite. Vous reviendrez avec de quoi repartir sur de bonnes bases pour ne plus jamais souffrir de la faim. »
Ce qu'il ne leur disait pas - et à raison - tenait au principe qui entourait sa demande. Une aubaine si alléchante et prometteuse en richesses, comment se faisait-il que d'autres avant les loqueteux de Goa ne s'en soient pas saisi ? Il y avait, dans cette noble profession de pirate, des places sans cesse vacantes. Car en réalité, on y mourait généreusement. Quand l'abordage ne loupait pas, que la razzia se heurtait à la poudre, la maladie vous bouffait avant que vous ne touchiez terre. Ces menus détails, toutefois, étaient apparemment trop anecdotiques pour seulement valoir la peine d'être mentionnés.
Le capitaine Fangius voulait de la chair fraîche pour renouveler son cheptel si dispendieusement crevé sous ses ordres. Dans trois à six mois, il mouillerait à nouveau à Goa pour y enrhumer une nouvelle floppée de crétins afin de renflouer ses pertes. Le cycle de la mort continuerait ainsi bon train encore des siècles peut-être.
- « Et si je vous disais que tout cet argent qui n’attend plus que vous, tout ce succès, il est à portée de main… du moment que vous êtes prêts à vous en saisir de force. »
À la criée, l’éloquent rustre faisait rien moins que la réclame pour enrôler la jeunesse dans la piraterie. Un tel éclat public, pour ce qu’il avait de terne mais de bruyant, constituant lui aussi un signe des temps. Pas un qui fut engageant ou porteur d’un avenir franchement radieux. Comme un symptôme bubonique et purulent, la présente tribune offrait une vitrine peu reluisante de ce vers quoi Goa s’était orienté dans toute sa déchéance. La plaie ne suintait que dans la Ville Basse, mais la gangrène, lentement, n’en finissait jamais de grimper.
- « Mmmmh, intéressant. » Se laissa mystifier un idiot dans la foule pour qui avait été justement façonné le discours.
Très pensif comme le laissait à penser ses yeux ronds qu’il plissait pour la peine, l’énergumène se tenait le menton tout en réfléchissant à cette perspective d’avenir avant finalement de sursauter, frappé par un soubresaut de bon sens.
- « Mais attends, qu’est-ce que je raconte moi encore ?! S’indignait-il enfin de sa propre idiotie. C’est un foutu pirate ! À sa main déjà, il brandissait un pinceau long comme un balai dont il comptait faire un usage intensif afin de laver la boucanerie ambiante. Tu vas voir ce que tu vas voir mon cochon. Ébauchait-il dans sa fougue. Les comme toi, j’ai vite fait de les convertir en billets de banque. »
- « J’ai pas de prime. »
Tempérant aussitôt ses ardeurs, son arme maintenant tenue en main sans être brandie, le chasseur de prime – car c’en était un – s’assagît immédiatement, écoutant à nouveau le tribun poliment et religieusement, l’encourageant ainsi tacitement à poursuivre sa litanie.
Alegsis Jubtion était chasseur de primes, mais en aucun cas justicier ou redresseur de torts. Amoral comme pouvait l’être un animal incapable de trop discerner le bien du mal, il se contentait aussi bien de l’un et de l’autre aussi longtemps que cela œuvrait dans ses intérêts. Un chasseur de primes, dans tout ce que supposait son rôle, pouvait quant à lui prospérer sur la canaille qui, elle-même, faisait son lit sur la désolation. Pirates et chasseurs de primes appartenaient chacun à un ordre naturel qui ne pouvait subsister et fleurir que dans le désordre. C’était aussi grand malheur que de croiser l’un ou l’autre.
Apostrophé par son prédateur naturel, le pirate usa de cette parenthèse houleuse pour mieux encore prêcher pour sa paroisse.
- « Voyez, messieurs dames, à quoi ressemble un allié du Gouvernement Mondial. »
Et c’est d’un air navré qu’il tendit la main en direction d’Alegsis pour mieux le désigner. Avec une gueule plate et niaise comme la sienne, on ne pouvait qu’instinctivement le prendre en pitié rien qu’après avoir posé un regard dessus. Son faciès seulement plaidait contre lui et ce, quelle que fut sa cause du moment.
- « Ces chasseurs de primes, s’ils grappillent parfois du bout des ongles une de leurs récompenses, vivent dans la misère le reste du temps. Ils sont des charognards faméliques prêts à ronger ce qui viendra pour vivre légalement. À courir après la flibuste comme ils le font, ils ne sont que les chercheurs d’or miteux de notre temps pour qui le seul trésor à portée de main sera cercueil qu’ils ouvriront avant de s’y jeter bien au fond. »
Séduit par la description tant celle-ci était joliment narrée en plus de viser juste, Alegs acquiesçait les yeux fermés, accordant ainsi un blanc seing d’une main d’illettré à tout ce qu’il venait d’entendre.
- « Jeri-hi-hi-hi, ça c’est bien vraiiiiEEEEH ! Parle pas comme ça des chasseurs de primes ! Même si tout ce que tu dis est vrai. »
Assez attardé pour prendre du retard même sur la compréhension de tout ce qui lui parvenait aux oreilles, il fallut quelques latences d’ici à ce qu’Alegsis saisisse qu’il avait été insulté. Furibard – mais légalement – il agitait son immense pinceau au-dessus de sa tête en vitupérant comme un roquet excité au milieu de la plèbe grouillante.
- « Espèce de gros tas de scorbut, reviens causer quand tes dents auront repoussé ! »
Ainsi avait-il entamé les hostilités, sans réserve ni pudeur. Piqué au vif, le forban grinça des dents – du moins celles qui lui restait – après qu’il se soit trouvé une âme pour échapper à sa mélopée enjôleuse. Alegsis était en effet si idiot que toute manipulation se perdait sur lui tant il ne comprenait jamais rien à rien. Paradoxalement, le plus lucide de la foule avait été le plus stupide d’entre tous.
C’était néanmoins commettre un commentaire avisé que de viser aux dents comme l’avait fait le chasseur de primes en colère. Car un homme à qui la fortune souriait de toutes ses dents, dans ce que supposait le principe, devait en principe être à même de se garnir les chicots d’un râtelier de synthèse. Or, de prothèse dentaire, le pirate n’en était point doté. Ce qui, dès lors, rognait quelque peu sur le récit idyllique qu’il avait dépeint jusqu’à présent.
Plus à même de réciter un discours appris par cœur pour l’avoir récité cent fois déjà, le tribun édenté était autrement moins versé dans l’art de la répartie.
- « Et… et toi, tes dents, tu veux qu’on en parle ? »
Avec une gueule qui lui valait enfant d’être appelé « petit potame » par sa propre mère, Alegsis faisait mauvaise figure car, sa figure, justement, constituait une entorse sévère à tous les critères de bon goût en matière d’esthétisme. Avec même deux grosses dents qui lui sortaient d’un coin et de l’autre de sa bouche sans lèvres, celui-ci avait un argument imparable pour contrer la remarque désobligeante qui lui fut adressée.
- « Je suis né comme ça, moi, c’est pas pareil ! »
Cela avait le mérite d’être vrai, ce qui, cependant, n’excusait rien.
Et les deux hâbleurs, lancés qu’ils étaient dans un concours d’invectives, n’en finissaient plus de s’accabler l’un et l’autre de tous les maux de la terre, à commencer par les plus puérils.
Perdus qu’ils étaient au milieu d’une rixe de cour d’école, les habitants, captifs et gênés, toussotaient et regardaient ailleurs en attendant que passa l’algarade.
Haletant l’un et l’autre à trop se hurler des insanités stupides, le boucanier sentit que son auditoire lui échappait du fait qu’un âne était venu ruer dans les brancards. Il devait tourner la situation à son avantage s’il souhait rafler du gogo par dizaines afin de remplir les cales du navire.
- « Quelle heure qu’il est, onze heures ? »
Alegsis, le poing levé en sa direction tout du long qu’il l’avait engueulé fut surpris de ne pas être cette fois écorché par une insulte.
- « À prendre ou à laisser. Et alors ? » Continuait-il de fulminer avec une emphase cependant plus soutenue dans sa verve.
- « Alors, rétorqua son adversaire, on se donne rendez-vous ici à vingt-deux heures ce soir. Il parut ensuite s’adresser à tous les badauds afin de les prendre à partie dans l’affaire. Celui qui, dans le cadre de son activité, réussit à amasser le plus de sous d’ici là aura prouvé que sa voie est la plus recommandable pour faire de l’argent. Ça te va ? »
Le défi, en plus de trancher leurs arguties stériles, permettrait au pirate de démontrer à quel point ce qu’il prêchait avait été factuel. D'autant que le perdant devrait remettre ses gains du jours au vainqueur. De quoi ainsi achever de convaincre une assemblée qui n’attendait plus que le coup de grâce pour tomber dans les filets qui avaient été tressés rien que pour eux.
- « Qu’est-ce qui me prouve que tu gagneras tes berries en faisant des trucs de pirate ? »
De mauvaise foi car mauvais perdant à titre préventif, Alegs cherchait par avance à se trouver des excuses s’il échouait. La déconvenue, coutumièrement, pavait son parcours. Aussi, se sachant si bien abonné à l’insuccès, il avait pris ses dispositions.
- « Tu crois quoi ? Que je vais vendre des carottes au marché ? »
Toute la faible crédibilité dont bénéficiaient les chasseurs de primes en ce bas monde, au terme de ce pari, reposerait à présent sur le chapeau d’un ahuri patenté qui, lorsqu’il lorgnait sur dix primes, n’en raflait qu’une seule ; et pas la plus copieuse. Jeté qu’il était dans un engrenage qu’ils avaient huilé de concert avec les postillons de leur tonitruant pugilat, c’est sans se faire prier qu’Alegsis releva un défi dès lors où on se mit d’accord pour être accompagné d’un témoin. Les vents contraires avaient en principe de quoi très franchement décoiffer le chasseur de primes qui, laissant comme toujours l’impétuosité prendre le pas sur la réflexion, s’était engagé dans une défaite assurée.
Chacun s’étant entendu pour désigner le témoin chargé de surveiller l’autre, Alegsis avait empoigné le premier venu pour le jeter aux abords de la tribune de fortune que s’était aménage le pirate. Ce dernier, quant à lui, opta pour un jeune homme qui, à en juger par sa contenance et sa bonne tournure, n’était certainement pas d’ici. Il avait vu dans ses yeux une intelligence certaine derrière laquelle il présageait quelques semblants d'honnêteté. Aussi le choisît-il pour accompagner le grotesque chasseur de primes afin qu’il s’assura que ce dernier avait acquis son tribut dans le cadre de ses attributions professionnelles.
D’un pas résolu, pirate comme chasseur se tournèrent le dos, optant chacun pour un terrain de braconnage propice à leur fortune du jour. Alegsis s’en était allé en direction de la Ville Haute afin de se tenir au plus près de la garnison où il escomptait bien y glaner une prime dûment gagnée. Le témoin chargé de l’accompagner – tâche ingrate que celle-ci – se hasarda cependant à une remarque de bon sens.
- « Comment vous comptez récolter une prime ? Avec la loi martiale du gouverneur, on a suspendu les activités de chasseur de primes pour des raisons de maintien de l’ordre. »
Le journal, Alegs, il ne le lisait pas. Le reste non plus d’ailleurs. Il manquait de diligence cet homme-là, mais aussi d’éducation, car le bougre, en plus d’être stupide, n’était en réalité pas plus lettré que le dernier des forbans.
- « Oh nom de… s’arrachait-il déjà les cheveux de sous son chapeau, les yeux franchement exorbités, mais tu pouvais pas me le dire avant bougre de hareng saur ?! »
- « Je vous connais pas, moi. »
- « C’est pas une raison ! Rétorqua le « petit potame » de toute sa mauvaise foi. Trouve-moi un pirate avec une prime, vite ! »
- « En principe, je suis juste le témoin vous savez. »
Professoral et docte, un petit air pincé et pédant forcé en une grimace tordue sur son visage habituellement hébété, Alegsis leva l’index droit et, dans toute sa sagesse bouffonne, fit un somptueux étalage de sa crétinerie :
- « Mon travail implique de mettre en œuvre toutes les ressources légales à ma disposition pour mettre la main sur une prime : faire travailler les autres en fait partie. Redevenu à nouveau jovial après avoir ravalé ses faux airs d’érudit qui lui allaient si mal au teint, il adressa une claque dans le dos de son co-pilote, passant apparemment d’un sentiment à l’autre comme on changerait de chaussette ; signe d’instabilité mentale flagrante s’il en était. Si tu veux savoir comment devenir riche, t’as beaucoup à apprendre de moi. » Avait eu ensuite le culot de prétendre ce chasseur de primes qui, à cent lieues à la ronde au moins, empestait la pauvreté.
Ce jeune homme, jeté qu’il fut sous les sabots d’un pareil âne indolent, fut en réalité en passe d’apprendre pourquoi, au grand jamais, il ne fallait s’associer de près ou de loin avec Alegsis Jubtion. Cette journée de formation qui serait la sienne aurait le mérite d’être aussi instructive que traumatisante.
Dernière édition par Alegsis Jubtion le Dim 9 Avr 2023 - 17:58, édité 1 fois