Forçat, on ne l’était pas nécessairement les chaînes aux pieds. La liberté, quoi que pouvait en dire la Révolution, était une considération qui allait encore bien au-delà de l’esclavage institutionnel. Un Homme, parce qu’il n’avait pas eu le choix ou, parce qu’il avait manqué d’ambition et d’amour-propre, pouvait décider d’être exploité ; d’appartenir à autrui en lui abandonnant son destin. Esclave, on l’était plus souvent des circonstances que d’un seul maître.
Le Royaume de Bliss, perché qu’il était à des sommets inégalés pour ce qui se rapportait à son opulence, devait – comme tant autres – sa prospérité aux moins biens lotis. Au fil des générations qu’on égrainait, les exploités d’hier, à prendre appui sur le dos courbé des exploités de demain, s’extirpaient de leur condition d’alors pour goûter, eux aussi, à quelques modestes semblants de luxe. Ainsi naissait la classe moyenne.
Dans les ateliers de Portgentil, là où le labeur y était rude car incessant, bon nombre d’ouvriers et autres artisans avaient prêté leurs compétences et leur énergie à confectionner quelques merveilles nautiques pondues depuis le chantier naval de Bliss. Véritable poumon économique du Royaume, celui-ci, derrière les murs épais de ses manufactures, dissimulait cependant une réalité autrement moins reluisante que celle colportée par la légende entrepreneuriale de ce petit joyau industriel.
Ici, on y travaillait dur, ici, on y travaillait bien ; mais on n’y œuvrait pas le plus honnêtement du monde. À mesure que l’abondance avait envahi Le Royaume de Bliss, la jeunesse avait pris le pli du luxe, se laissant aller à une relative indolence. Quand leurs aïeux, à défaut de mieux, n’avaient eu d’autres choix que de se retrousser les manches pour y faire naître cette superbe machine économique qui perdurait jusqu’à lors, les dernières générations, à ne jamais avoir manqué de rien, déconsidéraient à présent le travail. L’opulence faisait en effet le lit de l’oisiveté qui, progressivement, s’était immiscée jusqu’au fin fond des faubourgs les moins nantis de Portgentil.
Cet état de fait, pour regrettable qu’il fut, faisait cependant les affaires des exploiteurs. La noblesse occupée aux affaires navales, présentée à ce constat déplorable, avait opportunément profité de ce prétexte afin d’importer une main d’œuvre plus corvéable. La diaspora des hommes-poissons, disait-on, constituait un vivier de travailleurs robustes et prompts à courber l’échine. Le Gouvernement Mondial veillait en effet à ce que ce petit monde rentra dans le rang ; celui qui lui avait imposé de force.
Payés au lance-pierre lorsqu’on les payait, les amphibiens constituaient alors une main d’œuvre docile qu’il faisait bon exploiter. Ils n’avaient, autour des poignets ou des chevilles, aucune entrave qui justifia qu’ils soient considérés comme des esclaves ; mais ils étaient opprimés de fait et non de droit.
Jusqu’à ce qu’enfin, l’échine ne puis plus être courbée davantage sans qu’elle ne finit par se rompre. Des séditieux – dont on supputait qu’ils étaient excités par les révolutionnaires locaux en arrière-plan – avaient cessé le travail. L’inconvénient, lorsque l’on massait des opprimés pour profiter d’eux, tenait au fait que l’on finissait par être dépendant de leur main d’œuvre. Aussi, quand Jil De Raie enjoignit ses congénères à ne plus prêter leur concours à l’exploitation ; le chantier naval tourna brusquement au ralenti. De quoi ainsi atrophier le poumon de Bliss jusqu’à étouffer le tissu économique même de l’île toute entière. C’était à de pareils risques qu’on se frottait dès lors où l’on acceptait de dépendre des autres plutôt que de compter sur ses propres ressources. Les exploiteurs, à leur corps défendant, s’étaient eux aussi aliénés au nom du moindre profit.
Devant le plus imposant chantier naval de Bliss, quelques dizaines d’hommes-poissons s’étaient alors groupés sans esclandre afin que le meneur de leur faction les abreuva de cette Justice qu’il avait plein la gueule.
- Mes frères, le présent corporatisme était alors racialement très orienté, le Gouvernement Mondial et tous ses féaux, pour scélérats qu’ils sont, doivent reconnaître qu’ils ne sont rien - RIEN ! - sans notre travail.
- OUAAAAAAAAAAAAIS !
C’était extrapoler que de clamer pareils propos. La main d’œuvre des hommes-poissons, relativement à tout ce qui constituait l’appareil de production du Gouvernement Mondial, était franchement résiduelle. Toutefois, il fallait savoir galvaniser un auditoire lorsque l’on s’opposait à une structure qui aurait eu si vite fait de les broyer.
- Ils nous donnent des droits, ah ça oui, ils nous en donnent comme on jette un appât pour une carpe. Mais ces droits… ils se gardent bien de nous donner les moyens de les faire appliquer. Voilà ce que vaut la parole de cette engeance, le racisme, bien que diffus, laissait quelques traces dans le discours, elle vaut le prix de l’encre sur du papier ; c’est-à-dire rien !
- OUAAAAAAAAAAAAIS !
Avec une carrure aussi imposante que celle dont la nature les avait affublés, une soixantaine d’hommes poissons, lorsqu’ils tonnaient leur ferveur à grands cris, laissaient résonner leurs cris presque à travers toute la ville. Leur condition, dès lors, ne passerait pas inaperçue.
Chacun avait son avis quant à cette interruption de travail, maudissant des « ingrats » ou plaignant des « malheureux exploités ». Ce n’était en tout cas pas avec des jugements aussi lapidaires, qu’ils furent prononcés dans un sens ou dans l’autre, que la situation relative au travail à Bliss serait réglée.
Quelques locaux s’étaient massés autour de ces travailleurs amphibiens qui, dans leur mouvement de contestation pacifique, ne passaient décidément pas inaperçus. La Marine guetta elle aussi mais, sans qu’il ne fut question de violence dans le cortège, les effectifs mobilisés étaient restés spectateurs l’arme au pied avant de s'en retourner à la garnison.
- Ils voudraient que nous soyons ces caricatures qu’ils aiment faire de nous. Qu’on casse tout. Mais je vous dis mes frères, nous valons mieux que ça, parce que nous valons mieux qu’eux !
- OUAAAAAAAAAAAAIS !
- Oh l’autre eh.
Lorsqu’une masse compacte de gaillards à écailles, dont la taille moyenne avoisinait en plus les deux mètres et demi, se tournait vers vous avec de la fureur plein les yeux, un petit effet d’adrénaline – pour ne pas dire de trouille – chatouillait en principe aisément le système nerveux. Mais Alegsis Jubtion, en laissant échapper son commentaire qu’il crut passé inaperçu, n’était pas innervé comme le commun des mortels. Bien que fusillé du regard par des douzaines d’hommes-poissons en colère – ce qui enjoignait en principe à l’humilité – le chasseur de primes ne parut même pas en prendre conscience, persistant dans une série de commentaires qu’il pensait discrets, adressés à sa voisine dans la foule qu’il était venu rejoindre par curiosité.
- T’entends ça, demandait-il à cette inconnues aux airs impassibles qui, alors, avait eu la déveine de se trouver à côté de lui dans la foule tandis qu’il y alla de ses analyses de haut vol, les types sentent la marée, ils font que de la piraterie, et paraîtrait qu’ils valent mieux que nous.
Il avait beau avoir des regards braqués avec insistance sur sa mouille, il avait beau le voir, Alegsis, godiche et ingénu au dernier degré, restait là, avec ses yeux inexpressifs, à fixer devant lui sans même avoir saisi que l’assemblée avait laissé place au silence pour mieux l'écouter débiter ses inpeties. Il manquait de discrétion, monsieur Jubtion. De discrétion, de savoir vivre et du reste aussi. De tout le reste.
- Est-ce que monsieur voudrait nous éclairer de ses lumières ?…
L’homme-manta plissa ses petits yeux noirs et, derrière cette remarque aimablement formulée bien qu’imbibée d’une haine muette, avait pensé ainsi pouvoir intimider pernicieusement cet humain qui, dans son idiotie, portait sur lui toute l’intolérance de sa race à l’égard des hommes-poissons. Cependant, l’intimidation, bien que voilée, nécessitait que l’interlocuteur fut à même de savoir lire entre les lignes afin d’opérer un quelconque effet sur ce dernier. Et Alegsis, lire, il savait pas.
- Me voilà !
Il avait des choses à dire cet homme-là ; rien qui ne valait la peine d’être entendu cependant. Aussi ne se fit-il pas prier afin de faire l'exhibition de sa pensée complexe. Aussi, toute honte bue, de toute manière trop ingénu pour seulement comprendre à quel point il se vautrait dans l’indécence, Alegs se fraya un chemin à travers la masse compacte de travailleurs qui, chaque fois qu’il en bousculait un, ajoutait un argument de plus à la liste des raisons pour lesquelles on puisse vouloir l’écorcher vif.
Enfin perché sur l’estrade que s’étaient confectionnés ces habiles charpentiers pour l’occasion, Alegsis arracha presque le combiné l’escargo-microphone des mains du prêcheur écaillé pour aussitôt donner écho au vide qui lui résonnait en continu entre ses deux oreilles.
- Salut ! Ébauchait-il avec cette jovialité déplacée qui ne lui faisait défaut qu’en de rares occasion. Je m’appelle Alegsis, je suis du Cimetière d’Épaves.
La seule présentation en disait bien assez long sur l’énergumène. Resté en retrait sur cette tribune qu'il partageait désormais, Jil glissa à son tour une pique bien sentie.
- Vous m’en direz tant.
La plèbe qui grouillait au Cimetière d’Épaves, cela se savait, était notoirement réputée pour sa rudesse de caractère et son imbécillité patentée. S’il en était en ce bas monde, que la vermine pouvait toiser de haut, c’étaient bien eux. Aussi ricana-t-on qu’un résidu rupestre de cette île fétide se donna présentement en spectacle. Alegsis Jubtion, à bien y regarder de plus près, n’était peut-être pas l’ambassadeur le plus idoine pour représenter sa race.
- Le gugusse, là, dit-il en pointant indélicatement du doigt ce meneur charismatique venu libérer les siens d’une exploitation indigne, il a vachement raison je trouve. Même si je comprends pas tout ce qu’il dit.
La remarque eut de quoi dérouter l’assistance en ce sens où cette dernière, clamée en ces termes, contrastait radicalement avec les précédentes remarques de l'énergumène. Car il avait l’air sincère, le bougre, à demi-survolté comme il l’était. Il en avait tellement l’air qu’il l’était.
- Moi, des hommes-poissons, ajoutait-il malhabile dans sa prose, je pense qu’il en faudrait partout sur les îles, pas juste les laisser dans des ghettos ou sous la flotte.
Déjà, il s’en trouva pour applaudir mollement à ce qui venait d’être dit du bout de mains palmées. Finalement pris au dépourvu par cet élan de tolérance inespéré dont le plaidoyer, en dépit de ce qu’il avait de démagogique et rudimentaire, savait viser juste, l’auditoire reconsidéra l’impertinent au regard de ce que ce dernier avait apparemment d’idéaux en communs avec les leurs.
- Faudrait qu’ils soient un peu plus libres de faire ce qu’ils veulent. Poursuivait Alegsis dans ses exhortations.
- Ouais. Souscrivaient dans la foule le ramassis d’écailleux.
- Faudrait qu’ils puissent prospérer parmi nous.
- OUAIS !
- Faudrait qu’ils puissent circuler où ils veulent et quand ils veulent sans qu’on les surveille sans arrêt.
- OUAAAAAIS !
- Faudrait qu’on les sorte de prison aussi.
- OUAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAIS !
Alegsis, à multiplier des requêtes comme il s’y attelait alors, avait fait sienne sans le vouloir une foule qui ne lui fut pourtant pas acquise d’avance. Entraîné qu’il était par la clameur d’une masse qui l’encensait si bien, le chasseur de primes brandît enfin le poing bien haut afin de ponctuer magistralement :
- Et comme ça, je pourrais récolter plein de primes !
- OUUUUUUUUUUUuuuuu… quoi ?
Quand on se plaisait à croire qu’Alegsis fut en mesure de faire preuve d’intelligence, il y avait toujours une chute à l’arrivée ; une dégringolade. Loyaliste comme il était, ce giboyeur d’hommes consentait à toute iniquité dès l’instant où celle-ci serait gratifiée du sceau « Gouvernement Mondial ». Pas idéologique pour un sou – car l’idée supposait un intellect préexistant – Alegs avait toutefois en tête ce qu’il fallait de bon sens pour ne pas mordre la main de fer qui lui assurait sa subsistance. En somme, il réfléchissait en terme d’intérêts de classe ; à supposer qu’un effort de réflexion fut alors entrepris par ses soins.
Candide au point d’en être involontairement suicidaire, il crut alors bon de développer sa doctrine et ce, sans que jamais son petit air sémillant et simplet ne vacilla. Car idiot comme il l’était, Alegsis Jubtion ne doutait jamais de rien.
- Bah ouais, persistait-il dans son outrance irréfléchie, parce que moi, je suis chasseur de primes ; je fais pas un métier facile contrairement à vous autres. Il en était sincèrement à se plaindre de sa condition de charognard au beau milieu une manifestation pour le droit et la dignité requise par des travailleurs opprimés. Tout le temps, faut que je course les pirates pour avoir mes sous, et ils sont pas faciles à attraper. Mais les hommes-poissons, ça, j’aime bien, parce que partout où ils vont, y’a du crime. Par-tout ! Insistait-il insouciamment. Du coup, y’a plein de primes qui sont distribuées et j’ai plus qu’à piocher vu qu’ils fuient jamais. C’est bête un homme-poisson. Donc, forcément, plus y’a d’hommes-poissons parmi nous, plus y’a de criminels, plus y’a de primes données à des poiscailles et mieux je fais fortune. Brillant, non ?
L’outrance – bien qu’involontaire – fut telle que l’assistance était restée comme pétrifiée ; terrassée. Le scandale, à cette assemblée-ci, ne parvenant pas à lui jaillir du gosier tant il était trop épais pour lui échapper de leur gueule à tous. Qu’on fut en mesure de tenir une position aussi insolente avec une telle bonhommie sidéra naturellement la foule.
Devinant son auditoire quelque peu partagé quant aux thèses qu’il défendait, Alegsis chercha à renouer avec la ferveur en populaire en concluant :
- Pour les primes sur les hommes-poissons, hip-hip-hip ….!
- TUEZ-LE !
- Non, il fallait répondre « Hourrah » C’est bête un homme-poisson.
Les premiers outils de charpenterie commencèrent déjà à fuser ; Alegsis les évitant à son aise bien que circonspect qu'il lui réserva un pareil plébiscite. Comme un ras de marée soudain, les travailleurs lésés se grimpèrent les uns par-dessus les autres afin d’avoir le privilège d’être les premiers à atteindre la tribune. Là s’y trouvait en effet un chasseur de primes dont tous n’auraient faits qu’une seule bouchée.
- Mes frères, mes frères ! Chercha vainement à les raisonner leur meneur. Il ne faut pas répondre à la provocation ! Mes frères ! Vous ne plaidez pas pour notre cause en agissant ainsi. Mes f…
Transfigurés, portant sur eux la sauvagerie des abysses, les pupilles révulsées sinon noircies, l’assemblée d’amphibiens réunis pour la peine, alors qu’elle céda à ce qu’elle estimait être une provocation délibérée, fit bien mauvaise presse à sa race en réagissant ainsi. Jil, afin de prévenir un drame et éviter qu’un casus belli ne justifia une intervention armée, attrapa Alegsis à la nuque et le jeta au loin afin de le soustraire de justesse à ses assaillants en approche. Rétamé la tête la première, le malheureux chasseur de têtes avait atterri à côté de cette même demoiselle à qui, plus tôt, il avait fait part de ses états d’âmes quant à l’engeance hybride qui voulait à présent lui faire la peau.
- Ces gens-là, bougonnait-il en se redressant de là où il avait échoué, toujours dans la violence, hein. C'est plus fort qu'eux. Remarque, ça fait mes affaires.
À Bliss, ce royaume où la paix sociale y était habituellement si bien négociée, une soixantaine d’hommes-poissons déchaînés donnait à présent libre cours à une rage débridée de concert. Cet élan de furie n’aurait alors su souffrir d’aucune borne si ce n’est celles administrées au bout de la gâchette.
Il s’en était alors fallu d’un abruti seulement pour discréditer l’entièreté du mouvement. Mais la réputation des hommes-poissons pouvait encore pâtir davantage. Il suffisait pour cela qu’on eut fait profession de leur nuire. Le Cipher Pol, tapi qu’il était dans cette foule humaine qui se délitait après avoir été spectatrice de la fureur ambiante, saurait faire de la présente plaie une bien vilaine gangrène. On ourdissait déjà les manigances.
Le Royaume de Bliss, perché qu’il était à des sommets inégalés pour ce qui se rapportait à son opulence, devait – comme tant autres – sa prospérité aux moins biens lotis. Au fil des générations qu’on égrainait, les exploités d’hier, à prendre appui sur le dos courbé des exploités de demain, s’extirpaient de leur condition d’alors pour goûter, eux aussi, à quelques modestes semblants de luxe. Ainsi naissait la classe moyenne.
Dans les ateliers de Portgentil, là où le labeur y était rude car incessant, bon nombre d’ouvriers et autres artisans avaient prêté leurs compétences et leur énergie à confectionner quelques merveilles nautiques pondues depuis le chantier naval de Bliss. Véritable poumon économique du Royaume, celui-ci, derrière les murs épais de ses manufactures, dissimulait cependant une réalité autrement moins reluisante que celle colportée par la légende entrepreneuriale de ce petit joyau industriel.
Ici, on y travaillait dur, ici, on y travaillait bien ; mais on n’y œuvrait pas le plus honnêtement du monde. À mesure que l’abondance avait envahi Le Royaume de Bliss, la jeunesse avait pris le pli du luxe, se laissant aller à une relative indolence. Quand leurs aïeux, à défaut de mieux, n’avaient eu d’autres choix que de se retrousser les manches pour y faire naître cette superbe machine économique qui perdurait jusqu’à lors, les dernières générations, à ne jamais avoir manqué de rien, déconsidéraient à présent le travail. L’opulence faisait en effet le lit de l’oisiveté qui, progressivement, s’était immiscée jusqu’au fin fond des faubourgs les moins nantis de Portgentil.
Cet état de fait, pour regrettable qu’il fut, faisait cependant les affaires des exploiteurs. La noblesse occupée aux affaires navales, présentée à ce constat déplorable, avait opportunément profité de ce prétexte afin d’importer une main d’œuvre plus corvéable. La diaspora des hommes-poissons, disait-on, constituait un vivier de travailleurs robustes et prompts à courber l’échine. Le Gouvernement Mondial veillait en effet à ce que ce petit monde rentra dans le rang ; celui qui lui avait imposé de force.
Payés au lance-pierre lorsqu’on les payait, les amphibiens constituaient alors une main d’œuvre docile qu’il faisait bon exploiter. Ils n’avaient, autour des poignets ou des chevilles, aucune entrave qui justifia qu’ils soient considérés comme des esclaves ; mais ils étaient opprimés de fait et non de droit.
Jusqu’à ce qu’enfin, l’échine ne puis plus être courbée davantage sans qu’elle ne finit par se rompre. Des séditieux – dont on supputait qu’ils étaient excités par les révolutionnaires locaux en arrière-plan – avaient cessé le travail. L’inconvénient, lorsque l’on massait des opprimés pour profiter d’eux, tenait au fait que l’on finissait par être dépendant de leur main d’œuvre. Aussi, quand Jil De Raie enjoignit ses congénères à ne plus prêter leur concours à l’exploitation ; le chantier naval tourna brusquement au ralenti. De quoi ainsi atrophier le poumon de Bliss jusqu’à étouffer le tissu économique même de l’île toute entière. C’était à de pareils risques qu’on se frottait dès lors où l’on acceptait de dépendre des autres plutôt que de compter sur ses propres ressources. Les exploiteurs, à leur corps défendant, s’étaient eux aussi aliénés au nom du moindre profit.
Devant le plus imposant chantier naval de Bliss, quelques dizaines d’hommes-poissons s’étaient alors groupés sans esclandre afin que le meneur de leur faction les abreuva de cette Justice qu’il avait plein la gueule.
- Mes frères, le présent corporatisme était alors racialement très orienté, le Gouvernement Mondial et tous ses féaux, pour scélérats qu’ils sont, doivent reconnaître qu’ils ne sont rien - RIEN ! - sans notre travail.
- OUAAAAAAAAAAAAIS !
C’était extrapoler que de clamer pareils propos. La main d’œuvre des hommes-poissons, relativement à tout ce qui constituait l’appareil de production du Gouvernement Mondial, était franchement résiduelle. Toutefois, il fallait savoir galvaniser un auditoire lorsque l’on s’opposait à une structure qui aurait eu si vite fait de les broyer.
- Ils nous donnent des droits, ah ça oui, ils nous en donnent comme on jette un appât pour une carpe. Mais ces droits… ils se gardent bien de nous donner les moyens de les faire appliquer. Voilà ce que vaut la parole de cette engeance, le racisme, bien que diffus, laissait quelques traces dans le discours, elle vaut le prix de l’encre sur du papier ; c’est-à-dire rien !
- OUAAAAAAAAAAAAIS !
Avec une carrure aussi imposante que celle dont la nature les avait affublés, une soixantaine d’hommes poissons, lorsqu’ils tonnaient leur ferveur à grands cris, laissaient résonner leurs cris presque à travers toute la ville. Leur condition, dès lors, ne passerait pas inaperçue.
Chacun avait son avis quant à cette interruption de travail, maudissant des « ingrats » ou plaignant des « malheureux exploités ». Ce n’était en tout cas pas avec des jugements aussi lapidaires, qu’ils furent prononcés dans un sens ou dans l’autre, que la situation relative au travail à Bliss serait réglée.
Quelques locaux s’étaient massés autour de ces travailleurs amphibiens qui, dans leur mouvement de contestation pacifique, ne passaient décidément pas inaperçus. La Marine guetta elle aussi mais, sans qu’il ne fut question de violence dans le cortège, les effectifs mobilisés étaient restés spectateurs l’arme au pied avant de s'en retourner à la garnison.
- Ils voudraient que nous soyons ces caricatures qu’ils aiment faire de nous. Qu’on casse tout. Mais je vous dis mes frères, nous valons mieux que ça, parce que nous valons mieux qu’eux !
- OUAAAAAAAAAAAAIS !
- Oh l’autre eh.
Lorsqu’une masse compacte de gaillards à écailles, dont la taille moyenne avoisinait en plus les deux mètres et demi, se tournait vers vous avec de la fureur plein les yeux, un petit effet d’adrénaline – pour ne pas dire de trouille – chatouillait en principe aisément le système nerveux. Mais Alegsis Jubtion, en laissant échapper son commentaire qu’il crut passé inaperçu, n’était pas innervé comme le commun des mortels. Bien que fusillé du regard par des douzaines d’hommes-poissons en colère – ce qui enjoignait en principe à l’humilité – le chasseur de primes ne parut même pas en prendre conscience, persistant dans une série de commentaires qu’il pensait discrets, adressés à sa voisine dans la foule qu’il était venu rejoindre par curiosité.
- T’entends ça, demandait-il à cette inconnues aux airs impassibles qui, alors, avait eu la déveine de se trouver à côté de lui dans la foule tandis qu’il y alla de ses analyses de haut vol, les types sentent la marée, ils font que de la piraterie, et paraîtrait qu’ils valent mieux que nous.
Il avait beau avoir des regards braqués avec insistance sur sa mouille, il avait beau le voir, Alegsis, godiche et ingénu au dernier degré, restait là, avec ses yeux inexpressifs, à fixer devant lui sans même avoir saisi que l’assemblée avait laissé place au silence pour mieux l'écouter débiter ses inpeties. Il manquait de discrétion, monsieur Jubtion. De discrétion, de savoir vivre et du reste aussi. De tout le reste.
- Est-ce que monsieur voudrait nous éclairer de ses lumières ?…
L’homme-manta plissa ses petits yeux noirs et, derrière cette remarque aimablement formulée bien qu’imbibée d’une haine muette, avait pensé ainsi pouvoir intimider pernicieusement cet humain qui, dans son idiotie, portait sur lui toute l’intolérance de sa race à l’égard des hommes-poissons. Cependant, l’intimidation, bien que voilée, nécessitait que l’interlocuteur fut à même de savoir lire entre les lignes afin d’opérer un quelconque effet sur ce dernier. Et Alegsis, lire, il savait pas.
- Me voilà !
Il avait des choses à dire cet homme-là ; rien qui ne valait la peine d’être entendu cependant. Aussi ne se fit-il pas prier afin de faire l'exhibition de sa pensée complexe. Aussi, toute honte bue, de toute manière trop ingénu pour seulement comprendre à quel point il se vautrait dans l’indécence, Alegs se fraya un chemin à travers la masse compacte de travailleurs qui, chaque fois qu’il en bousculait un, ajoutait un argument de plus à la liste des raisons pour lesquelles on puisse vouloir l’écorcher vif.
Enfin perché sur l’estrade que s’étaient confectionnés ces habiles charpentiers pour l’occasion, Alegsis arracha presque le combiné l’escargo-microphone des mains du prêcheur écaillé pour aussitôt donner écho au vide qui lui résonnait en continu entre ses deux oreilles.
- Salut ! Ébauchait-il avec cette jovialité déplacée qui ne lui faisait défaut qu’en de rares occasion. Je m’appelle Alegsis, je suis du Cimetière d’Épaves.
La seule présentation en disait bien assez long sur l’énergumène. Resté en retrait sur cette tribune qu'il partageait désormais, Jil glissa à son tour une pique bien sentie.
- Vous m’en direz tant.
La plèbe qui grouillait au Cimetière d’Épaves, cela se savait, était notoirement réputée pour sa rudesse de caractère et son imbécillité patentée. S’il en était en ce bas monde, que la vermine pouvait toiser de haut, c’étaient bien eux. Aussi ricana-t-on qu’un résidu rupestre de cette île fétide se donna présentement en spectacle. Alegsis Jubtion, à bien y regarder de plus près, n’était peut-être pas l’ambassadeur le plus idoine pour représenter sa race.
- Le gugusse, là, dit-il en pointant indélicatement du doigt ce meneur charismatique venu libérer les siens d’une exploitation indigne, il a vachement raison je trouve. Même si je comprends pas tout ce qu’il dit.
La remarque eut de quoi dérouter l’assistance en ce sens où cette dernière, clamée en ces termes, contrastait radicalement avec les précédentes remarques de l'énergumène. Car il avait l’air sincère, le bougre, à demi-survolté comme il l’était. Il en avait tellement l’air qu’il l’était.
- Moi, des hommes-poissons, ajoutait-il malhabile dans sa prose, je pense qu’il en faudrait partout sur les îles, pas juste les laisser dans des ghettos ou sous la flotte.
Déjà, il s’en trouva pour applaudir mollement à ce qui venait d’être dit du bout de mains palmées. Finalement pris au dépourvu par cet élan de tolérance inespéré dont le plaidoyer, en dépit de ce qu’il avait de démagogique et rudimentaire, savait viser juste, l’auditoire reconsidéra l’impertinent au regard de ce que ce dernier avait apparemment d’idéaux en communs avec les leurs.
- Faudrait qu’ils soient un peu plus libres de faire ce qu’ils veulent. Poursuivait Alegsis dans ses exhortations.
- Ouais. Souscrivaient dans la foule le ramassis d’écailleux.
- Faudrait qu’ils puissent prospérer parmi nous.
- OUAIS !
- Faudrait qu’ils puissent circuler où ils veulent et quand ils veulent sans qu’on les surveille sans arrêt.
- OUAAAAAIS !
- Faudrait qu’on les sorte de prison aussi.
- OUAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAIS !
Alegsis, à multiplier des requêtes comme il s’y attelait alors, avait fait sienne sans le vouloir une foule qui ne lui fut pourtant pas acquise d’avance. Entraîné qu’il était par la clameur d’une masse qui l’encensait si bien, le chasseur de primes brandît enfin le poing bien haut afin de ponctuer magistralement :
- Et comme ça, je pourrais récolter plein de primes !
- OUUUUUUUUUUUuuuuu… quoi ?
Quand on se plaisait à croire qu’Alegsis fut en mesure de faire preuve d’intelligence, il y avait toujours une chute à l’arrivée ; une dégringolade. Loyaliste comme il était, ce giboyeur d’hommes consentait à toute iniquité dès l’instant où celle-ci serait gratifiée du sceau « Gouvernement Mondial ». Pas idéologique pour un sou – car l’idée supposait un intellect préexistant – Alegs avait toutefois en tête ce qu’il fallait de bon sens pour ne pas mordre la main de fer qui lui assurait sa subsistance. En somme, il réfléchissait en terme d’intérêts de classe ; à supposer qu’un effort de réflexion fut alors entrepris par ses soins.
Candide au point d’en être involontairement suicidaire, il crut alors bon de développer sa doctrine et ce, sans que jamais son petit air sémillant et simplet ne vacilla. Car idiot comme il l’était, Alegsis Jubtion ne doutait jamais de rien.
- Bah ouais, persistait-il dans son outrance irréfléchie, parce que moi, je suis chasseur de primes ; je fais pas un métier facile contrairement à vous autres. Il en était sincèrement à se plaindre de sa condition de charognard au beau milieu une manifestation pour le droit et la dignité requise par des travailleurs opprimés. Tout le temps, faut que je course les pirates pour avoir mes sous, et ils sont pas faciles à attraper. Mais les hommes-poissons, ça, j’aime bien, parce que partout où ils vont, y’a du crime. Par-tout ! Insistait-il insouciamment. Du coup, y’a plein de primes qui sont distribuées et j’ai plus qu’à piocher vu qu’ils fuient jamais. C’est bête un homme-poisson. Donc, forcément, plus y’a d’hommes-poissons parmi nous, plus y’a de criminels, plus y’a de primes données à des poiscailles et mieux je fais fortune. Brillant, non ?
L’outrance – bien qu’involontaire – fut telle que l’assistance était restée comme pétrifiée ; terrassée. Le scandale, à cette assemblée-ci, ne parvenant pas à lui jaillir du gosier tant il était trop épais pour lui échapper de leur gueule à tous. Qu’on fut en mesure de tenir une position aussi insolente avec une telle bonhommie sidéra naturellement la foule.
Devinant son auditoire quelque peu partagé quant aux thèses qu’il défendait, Alegsis chercha à renouer avec la ferveur en populaire en concluant :
- Pour les primes sur les hommes-poissons, hip-hip-hip ….!
- TUEZ-LE !
- Non, il fallait répondre « Hourrah » C’est bête un homme-poisson.
Les premiers outils de charpenterie commencèrent déjà à fuser ; Alegsis les évitant à son aise bien que circonspect qu'il lui réserva un pareil plébiscite. Comme un ras de marée soudain, les travailleurs lésés se grimpèrent les uns par-dessus les autres afin d’avoir le privilège d’être les premiers à atteindre la tribune. Là s’y trouvait en effet un chasseur de primes dont tous n’auraient faits qu’une seule bouchée.
- Mes frères, mes frères ! Chercha vainement à les raisonner leur meneur. Il ne faut pas répondre à la provocation ! Mes frères ! Vous ne plaidez pas pour notre cause en agissant ainsi. Mes f…
Transfigurés, portant sur eux la sauvagerie des abysses, les pupilles révulsées sinon noircies, l’assemblée d’amphibiens réunis pour la peine, alors qu’elle céda à ce qu’elle estimait être une provocation délibérée, fit bien mauvaise presse à sa race en réagissant ainsi. Jil, afin de prévenir un drame et éviter qu’un casus belli ne justifia une intervention armée, attrapa Alegsis à la nuque et le jeta au loin afin de le soustraire de justesse à ses assaillants en approche. Rétamé la tête la première, le malheureux chasseur de têtes avait atterri à côté de cette même demoiselle à qui, plus tôt, il avait fait part de ses états d’âmes quant à l’engeance hybride qui voulait à présent lui faire la peau.
- Ces gens-là, bougonnait-il en se redressant de là où il avait échoué, toujours dans la violence, hein. C'est plus fort qu'eux. Remarque, ça fait mes affaires.
À Bliss, ce royaume où la paix sociale y était habituellement si bien négociée, une soixantaine d’hommes-poissons déchaînés donnait à présent libre cours à une rage débridée de concert. Cet élan de furie n’aurait alors su souffrir d’aucune borne si ce n’est celles administrées au bout de la gâchette.
Il s’en était alors fallu d’un abruti seulement pour discréditer l’entièreté du mouvement. Mais la réputation des hommes-poissons pouvait encore pâtir davantage. Il suffisait pour cela qu’on eut fait profession de leur nuire. Le Cipher Pol, tapi qu’il était dans cette foule humaine qui se délitait après avoir été spectatrice de la fureur ambiante, saurait faire de la présente plaie une bien vilaine gangrène. On ourdissait déjà les manigances.