Fichtre, que je suis laide.
Pas dans l’absolu, bien entendu. Mais vu la tête de vieux crouton rabougri que je peux admirer dans le miroir qui décore sobrement la pièce, je crois que je peux dire sans me vanter -remarquez, se vanter une fois de temps en temps ne fait pas de mal- que le maquillage est plutôt réussi. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’on pourrait croire à bout portant que je suis ce très cher professeur, mais j’ai définitivement l’air d’un vieil homme aigri -notez la variété d’adjectifs flatteurs que j’ai à ma disposition pour qualifier notre dernier adversaire- à quelques mètres de distance, ce qui sera -probablement- suffisant pour tromper la vigilance du saltimbanque le temps que les renforts arrivent.
Reste le problème de l’odeur, mais croyez-moi je ne suis clairement pas assez dévouée à notre cause pour aller sur ce terrain-là. J’espère qu’Aurélien n’a pas le nez trop fin.
J’enfile le chapeau en prenant soin d’y dissimuler ma chevelure dorée jusqu’à la dernière mèche -pour ne pas la vendre-, l’immense et sinistre pardessus, puis je monte sur les échasses improvisées et nous nous mettons en route. Je porte avec moi une mallette dans chacune de mes mains, La première contenant le sabre que m’a confié Akane pour l’échange et la seconde mon violon. Une idée de dernière minute que j’ai eue, une diversion qui ne nous fera sans doute pas gagner grand-chose, mais la moindre seconde d’hésitation pourrait avoir son importance au moment décisif.
Voilà que je me surprends à faire preuve de stratégie. Cela ne me ressemble pas. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude.
Sur le chemin, il va de soi que tout le monde y va de son petit commentaire sur cette fameuse stratégie. D’aucuns trouveraient sans doute leur petite danse et le jeu du « qui se met en danger pour protéger les autres » touchants. En ce qui me concerne, cela me rend particulièrement indifférente, voire ennuyée. Enfin, le lieu de rendez-vous se profile sous nos yeux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que vu la teneur de l’établissement je serai au moins dans mon élément -même si l’échange doit se tenir en sous-sol-. Un petit sourire carnassier illumine mon visage alors qu’Akane tente inutilement de me rassurer. Il est l’heure pour moi de briller à la hauteur de mon talent. Et surtout d’enfin m’amuser.
Comme convenu, je pénètre la première dans l’établissement, seule. Me voir accompagnée -même si les sbires du saltimbanque nous ont peut-être déjà repérés avant même que nous n’approchions de notre but- serait le meilleur moyen d’attirer les soupçons. Bien, il est temps de découvrir si mes dons d’actrices sont toujours aussi aiguisés. La première bonne nouvelle, c’est que je parviens contre toute attente à aligner quelques pas sans m’empêtrer dans ces échasses qui me font office d’ersatz de pieds. La seconde, c’est qu’au vu du regard entendu que m’accorde le barman lorsque je me dirige d’une démarche assurée vers le sous-sol, mon déguisement semble faire son office. C’est en réalité seulement une demi bonne nouvelle, puisque cela sous-entend que la transaction n’est pas aussi secrète que je le pensais.
Et par conséquent la probabilité que tout parte à vau l’eau au moindre pet de travers n’en est que décuplée.
Une chose est sûre, le lieu est particulièrement bien choisi pour un échange louche entre deux personnes louches. Alors que je pose un pied dans la cave, je me dois d’apprécier la propension pour la théâtralité de notre antagoniste. L’endroit est crasseux, visiblement laissé à son sort depuis bien trop longtemps. Des graffitis parsèment çà et là les murs, lui donnant un aspect encore plus délabré si c’était encore nécessaire. Je remercie silencieusement Aurélien, qui va probablement rendre superflu, une fois n'est pas coutume, le fait d’avoir à enjoliver la situation lorsque je la conterai -car je la conterai-.
Et en parlant du clown, on en voit la…
-Le tristement célèbre Faiseur de Veuves. Vous êtes à l’heure malgré vos déboires d’hier soir.La voix provient de derrière moi. J’ai à peine fait trois pas dans la pièce. Autant dire qu’il m’attendait. Le bon côté des choses, c’est que tant qu’il est dans mon dos, il ne peut pas voir mon visage, rendant l’illusion plausible pendant encore quelques précieuses secondes supplémentaires. Le mauvais, c’est qu’il a l’air au courant de nos exploits d’hier soir, et que je vais devoir me dépêtrer pour trouver une explication.
-Le non moins tristement célèbre Saltimbanque sanglant. Ce n’étaient que des broutilles voyons. Vous avez ce que je cherche ?