Quand Dianès Irvon, d’une cadence sèche et autoritaire, fit soudain irruption dans les box à yagaras, là où l’on parquait les bêtes avant qu’on ne les laissa flotter jusqu’au champ de course, celui-ci laissa aussitôt exploser sa colère avant même de comprendre ce qu’il avait sous les yeux. Le père Irvon était un petit bonhomme remuant dont la moustache était aussi fournie que sa voix portait à chaque gueulante. Les mauvaises langues – à commencer par tous ceux qui l’avaient connu – disaient de lui qu’il ne s’exprimait jamais en-deçà des cent décibels. Aussi ne s’était-il pas fait prier pour tempêter une de ces colères qui lui cuisait la bile à toute heure.
- On touche pas à mon yagara ! Fous-moi le camp d'ici, bite de clown ! Et qui t’a laissé entrer d’abord ?
Pris sur le fait, penché par-dessus la modeste balustrade derrière laquelle barbotait l’animal, l’intrus, sans se démonter ; comme s’il n’avait été fait que de culot à l’état pur, pointa du doigt la porte dérobée pour soutenir mordicus :
- C’était ouvert quand je suis arrivé, du coup je suis entré pour voir s’il y avait du monde.
La porte, ainsi désignée, avait été si bien enfoncée qu’elle accusait même une fêlure en son centre, comme pliée en deux en plus d’avoir sauté d’un de ses gonds.
Alegsis, car c’était son nom à cet importun, jouait ainsi les ingénus car il l’était bien plus que de raison, persuadé même d'être dans son bon droit en dépit de sa culpabilité outrecuidante.
- Qu’est-ce qu… oh puis fichtre ! Pas le temps pour ces fadaises. C’est pas un zoo, ici, tu décarres de là illico ! Allez ! Zou !
Le petit bonhomme, pour furieux qu’il était, avait les arguments pour lui. D’autant qu’il était le jockey même de l’animal à qui Alegsis s’en était allé donner à manger. Des yagaras, il n’en avait jamais vus. Aucun qui furent vivant tout du moins, alors qu’au Cimetière d’Épaves, là où il y avait passé sa triste existence, tout ce qui avait le malheur de se trouver dans la mer à quinze lieues à la ronde finissait immanquablement dans une assiette. Il ne faisait en effet pas bon être plongeur dans les parages.
Toujours est-il qu’à Alegs, on ne lui avait jamais offert l’occasion de bichonner une de ces adorables créatures. Aussi s’était-il dit que l’occasion faisait le larron et, que sur sa route, une porte fermée à clé n’y était jamais placée que par mégarde.
- Je lui donne juste à mang…
- Et moi je donne juste des coups de pieds au cul ! Va pas gaver ma chérie avant une course espèce de canaille !
Dianès avait son âge et son caractère, mais pas un sou de sens diplomatique en poche. Jockey d’exception à la personnalité bien marquée, on eut pu croire qu’il avait fait profession d’être bougon.
- Faut pas se mettre dans des états pareils, enfin.
Avec un sens de l’effronterie qui dépassait l’entendement, Alegsis, bien que fautif, trouva injuste qu’on l’éconduise si bruyamment ; lui qui n’avait fait qu’entrer par effraction dans un lieu dédié aux seuls initiés. Qu’un tempérament aussi orageux rencontra alors une telle témérité ne pouvait, à terme, qu’occasionner de la friction. Le marteau de grogne s’abattait ainsi sur une enclume de stupidité indolente.
- Tu... s'étouffa presque le nabot, tu vas voir dans quel état je vais te mettre petit gougnafier !
Les mots étaient durs, mais ils n’auraient su être mieux employés considérant les circonstances. Dianès retroussa ses manches et, haut comme trois pommes – mais trois pommes très acariâtres – il alla au front sans hésiter. Il avait beau être plus grand et plus jeune cet importun qu'il s'en allait rosser, celui-ci n’était à ses yeux qu’un freluquet mal dégrossi. Mais pour mal dégrossi qu’il fut ce freluquet, il était aussi armé. Pas d’une arme des plus conventionnelles il est vrai, alors qu’Alegsis se saisissait en toute hâte de son pinceau de combat. Celui-ci, long de plus d’un mètre, il l’avait laissé appuyé contre le box voisin le temps de câliner un yagara. S’en saisissant, il le brandit alors d’une main malhabile pour le dresser devant lui afin de garder le moustachu à bonne distance.
- Qu’est-ce que tu crois ?! Que tu vas m’impressionner avec ton balai ?
Vindicatif et énergique, nonobstant sa petite taille, le jockey n’en démordait pas, repoussé sans cesse par le pinceau qui constitua alors la seule défense entre lui et l’intrus. Ce dernier, en fâcheuse posture, peinait à le garder à bonne distance, tant et si bien qu’il s’en remit à la solution de facilité ; la moins honorable qui fut alors qu'il s'en prit à plus petit que lui.
- Brush Crush ! Coup de Blues !
De la pointe de ce pinceau qu'il avait si bien arboré, Alegsis dessina un Colors Trap bleu à même le buste de son assaillant. Celui-ci n’eut alors pas le temps de vitupérer sur la peinture qu’on lui étala à même l'uniforme qu’il sembla aussitôt effondré. Le Coup de Blues, du fait de ses vertus hypnotiques, induisait un effet dépressif instantané à qui éprouvait la marque du Colors Trap bleuté. En tout cas, d'ici à ce que celle-ci fut effacée ne serait-ce que partiellement. Rendu soudain amorphe, il sembla ne rien rester de ce petit colérique intrépide, soudainement effondré après qu'on eut tracé sur lui un simple sceau.
- Je mérite pas de monter sur les yagaras…, se laissa-t-il aller, c’est les yagaras qui devraient me chevaucher.
Plus piteux encore qu’à l’accoutumée, fuyant sans trop de grâce ni de dignité après qu’on le prît en flagrant délit de caressage de yagara – infraction odieuse s’il en était – Alegsis ne fut pas fier d’user de son « art » afin de se soustraire aux conséquences de ses âneries. Aussi avait-il prestement décarré par cette même porte qu’il avait enfoncée quelques minutes auparavant.
Ce qu’il ne sut pas en revanche, occupé qu’il fut à s’éloigner des box au trot, une main sur le chapeau et l’autre nouée autour de son pinceau, tînt à la suite des événements. Suite tragique s’il en fut.
Car ainsi accablé par le Coup de Blues, Dianès n’en était pas resté à quelques contritions absurdes. Le pas lourd et les yeux embués de larmes dont il ne comprit pas la provenance, celui-ci s’était alors traîné dans le cours d’eau par lequel on faisait habituellement transiter les yagaras afin que ceux-ci rejoignirent le champ de course. Il s’y était traîné mollement après s’être attaché au cou une selle lourde d’un demi-quintal afin de se lester tout au fond. Trempé qu’il fut dans la flotte, la marque s’effaça bien assez vite de son uniforme, mais le lest, trop pesant qu’il fut, l’avait cependant maintenu la tête sous l’eau suffisamment longtemps pour qu’il tourna de l’œil et même des deux. Son salut, il ne le dut qu’au fait que la tribune, celle-ci réservée aux spectateurs, avait eu pignon sur rue face à ce bien curieux suicide, avorté de justesse par le concours de quelques mains secourable. Tribune que s’était empressé de rejoindre Alegsis cela, non sans avoir louvoyé et multiplié les détours de sorte à ce qu’on ne retraça pas le parcours de ses méfaits. Des méfaits dont il ignorait par ailleurs jusqu’aux dernières conséquences en date, affairé qu’il fut à reprendre son souffle, l’air suspect, tandis que les parieurs, par dizaines peut-être, s’étaient réunis autour du noyé sans que l’artiste n’y prêta garde.
Son crime était parfait. Parfaitement stupide à bien y réfléchir. Surtout lorsque l’on savait qu’il n’avait commis ces menus forfaits qu’afin de réaliser un rêve de petit garçon.
Persuadé que personne ne l’avait aperçu, il ne lui resta qu’à espérer que personne dans l’assemblée, avant que le jockey se sente une âme de plongeur, n'eut remarqué la curieuse trace bleue dessinée sur son maillot. Un bleu dont les teintes, à s’y méprendre, ressemblaient à celles venues maculer l’embout du pinceau géant qu’il tenait à la main. Une tête bien faite – et mieux encore si celle-ci était versée dans la connaissance des arts hypnotiques auxquels se référait le Colors Trap – aurait alors été en mesure d’établir quelques médiations. De l’ordre de celles qui pouvaient vous faire venir la furie au bord de des lèvres.
- Ne vous inquiétez pas, messieurs dames, assura un sponsor manifestement ébranlé par les événements récents, monsieur Irvon est toujours à même de chevaucher un yagara, hahahahahahaha…
Son rire suintait la nervosité criante ; par cette fausse gaieté, celui-là signait son crime mieux qu’il ne put le faire en l’avouant ouvertement aux parieurs ainsi rassemblés.
Des raisons de se faire du mouron, il en avait par pléthores entières. Seul Dianès Irvon était en effet enregistré comme jockey autorisé à monter sur le yagara qu’il sponsorisait. Qu’il ne concourra pas, celui-ci, constituait alors sa ruine. La sienne… ainsi que celle de tous les pauvres hères qui avaient misé ne serait-ce qu’un berry sur sa victoire. L’hippodrome ne remboursait pas, même en cas de désistement d’un jockey.
À ce petit bonhomme gorgé d’eau, il faudrait alors lui en substituer un autre et le faire passer pour lui. Cela nécessiterait ce qu’il fallait de talent dans l’art du maquillage et surtout, de trouver le parfait lampiste à qui faire porter cette lourde charge.
- Technique utilisée:
#4 Technique : Brush Crush : Coup de Blues
Toute cible sur laquelle la marque du Colors Trap bleu serait inscrite ou, toute surface sur laquelle une cible entrerait en contact physique - en marchant sur la marque ou en la touchant de la main par exemple - déprimerait soudainement au point de lui ôter tout esprit combatif ou volonté de se défendre.