L’époque : 1629, date charnière dans l’ère de la piraterie. Le lieu : un Quartier Général de Marine ; celui d’East Blue très exactement. Ici y grouillent pléthores de matelots entraînés – mais apparemment pas surentraînés si l’on considère leur prouesse au tir – et y règne un cadre disciplinaire plus strict que dans aucune autre garnison. L’exemplarité d’un si haut-lieu, du fait qu’il soit chapeauté par l’état-major, va évidemment de soi. Aussi y furent convoqués huit loustics qui, éparpillés le long d’East Blue, s’étaient égarés quant à leur rôle. Ceux-là, ces âmes insignifiantes avaient, disait-on, contribué à ternir l’éclat du Gouvernement Mondial. Un éclat dont la radiance ne brillait que mieux à l’heure du Buster Call. Ces diables d’hommes, bien qu’ils ne payaient pas de mine, avaient fauté au point où l’amirauté s’en était inquiété. Ils avaient, en dépit de la noblesse de leur charge, défendu l’ordre en s’émancipant quelque peu des carcans de la loi.
Dans le cadre d’une sanction disciplinaire dont l’état-major œuvra de sorte à ce que celle-ci ne fut néanmoins pas trop contraignante, on les avait alors convoqués, ces Marines indisciplinés et autres chasseurs de primes zélés. Les uns avaient terni l’uniforme quand les autres, en s’arrogeant des attributions qui ne furent pas les leurs, avaient trompé la confiance gouvernementale qui leur fut cédée avec leur licence.
Sans surprise pour qui le connaissait, de ce cheptel de mauvais bougres, la trogne d’Alegsis y apparut au milieu de l’assemblée comme une évidence.
Pour illettré qu’il fut, sa convocation, il se l’était alors faite conter par un révolutionnaire à qui il venait de rompre les os pour finalement se rendre au lieu indiqué à la date convenue. Il fut en effet question de lui soustraire sa licence de chasseur de primes s’il manquait à son devoir : celui que lui intimait le Gouvernement Mondial.
Bon dernier sans être toutefois retardataire, il avait finalement retrouvé un vaste amphithéâtre qui, au Q.G d’East Blue, leur fut alloué, à tous ces mauvais éléments, ainsi qu’à leur instructeur, celui-ci chargé de les remettre dans le droit chemin.
Ils allaient assister à un séminaire ces braves gens ; un stage « d’ajournement disciplinaire ». Les huit, éparses dans les gradins, firent alors face à un lieutenant qui, en contrebas et, raide comme la Justice, avait patienté sur sa tribune d’ici à ce que toute sa bergerie fut réunie au grand complet.
- Messieurs, scanda-t-il sèchement alors qu’enfin, il abordait son auditoire, puisque vous êtes tous enfin présents, je vais vous dire à quel sauce vous serez mangés en ce jour. Ils étaient légions, ces officiers à vouloir jouer les durs pour intimider leurs hommes. Le procédé fut ici plus idoine qu’en aucune autre circonstance alors qu’il s’adressait à des éléments réputés pour leur indocilité. Je suis le lieutenant Quint, j’ai été mobilisé pour vous remettre un peu de plomb dans la cervelle après que vous ayez déconné. Considérez-moi comme un crochet planté dans votre col qui, si vous vous agitez de trop, vous vaudra de chuter dans le vide. Votre dernière chance de conserver vos privilèges gouvernementaux – car c’est un privilège de servir le Gouvernement Mondial, sachez-le – ça passera par moi.
Les enjeux étaient alors posés. Tous, autant qu’ils étaient assis à le toiser du haut des gradins, dansaient en réalité dans la paume d’une main de fer qui, sur un caprice seulement, aurait pu les écraser. À lui, du « Oui chef », il faudrait sans doute en dispenser à foison.
- Ce stage dont j’ai la charge, il aimait à insister pour rappeler qu’il était celui en charge d’administrer la session, messieurs consistera en quelques rappels légaux d’usage et à des mises en situation afin que jamais, vous ne réitériez vos incuries. Mais avant qu’on aborde le vif du sujet, j’aimerais que vous vous présentiez. À commencer par le dernier arrivant.
C’était se faire remarquer que d’être le moins ponctuel de la bande. Alegsis, sur cette injonction, quitta son siège d'un bond ou presque, descendit les escaliers pour rejoindre son instructeur et se présenta depuis le pupitre assigné à la salle. Pupitre duquel s’était par ailleurs détourné le lieutenant tout du long de son introduction.
- Non mais, je voulais dire, vous présenter depuis votre siège – enfin c’est pas grave, mais magnez-vous. Se ravisa le chef des opérations en grinçant des dents.
- Bonjour tout le monde ! Entonna jovialement un chasseur de primes qui, bien que la situation ne se prêta point à l’allégresse, abordait son introduction tout sourire. Je m’appelle Alegsis, je suis chasseur de primes et je viens du Cimetière d’Épaves. Rien de bon, jamais, ne sortait du cimetière d’épaves. Si je suis ici, c’est parce que j’ai été très inventif pour capturer un pirate !
Resté en retrait les bras croisés, l’officier cligna une dizaine de fois des yeux le temps de réaliser ce qu’il venait d’entendre, faisant aussitôt irruption pour interrompre le discours qu’un crétin entamait avec une insolente bonhomie.
- Je… euh… non, monsieur Jubtion. Le corrigea-t-il prestement, encore ébranlé de ce qu’il venait d’entendre.. Pas… pas exactement. Pas du tout, même. Si vous êtes là, c’est parce que vous avez kidnappé une vieille dame en assurant à la Marine que cela était permis par vos attributions de chasseur de primes.
- Ouais ! S’emballait très joyeusement l’imbécile en s’adressant tout fier à ses petits camarades afin de leur narrer les hauts-faits qui lui avaient valu d’être ici. Vu que j’arrivais pas à le trouver l’autre forban, et que j’avais franchement autre chose à faire que de me balader en mer pour le retrouver… bah j’ai enlevé sa mère. Il avait admit cela le plus tranquillement du monde, manifestement ravi de son coup. Après ça, il est venu se jeter tout cuit dans mes filets. Vous auriez vu ça. Mais la Marine a pas voulu payer ma prime… ajouta-t-il alors qu’il était soudain assombri pour se confondre dans une petite moue tristounette, une histoire comme quoi sa mère aurait porté plainte. Mais moi, vous savez, les histoires de droit, tout ça, je suis pas versé là-dedans, ça me concerne pas tellement. Enfin ! Reprenait-il avec un regain de bonhomie soudain cela, après avoir étalé l’outrecuidance de ses actes en s’imaginait qu’il put en tirer motif à s’en vanter. Tout ça pour dire que je suis très content d’être ici pour recevoir la médaille de la discipline je pensais qu’il y aurait un peu plus de monde, mais bon.
À en jurer le nouvel élan de sidération qui venait d’étreindre l’officier, rarement quiproquo avait fourvoyé si loin qui que ce soit.
- Monsieur Jubtion, reprit le lieutenant Quint en s’efforçant de se tenir droit et inflexible, je pense qu’il y a un malentendu. Un gros, même. C’est un séminaire de réhabilitation disciplinaire ; je suis chargé d’évaluer si vous êtes apte ou non à conserver votre licence de chasseur de primes et si, les autres Marines réunis ici, pourront continuer d’exercer après leurs récents écarts.
Alegsis, la mâchoire légèrement entrouverte, le regarda alors plus hébété que jamais, arborant sur son visage les traits ce qui apparaissait comme la gueule d’un poisson mort.
- …. j’ai quand même une médaille à la fin, non ? Gémissait-il presque.
- Non.
- ... mais c’est nul votre histoire.
- Oui. Exhala subitement le lieutenant comme s’il avait instillé la grâce dans la cervelle tourmenté de ce jeune homme. Exactement. Vous avez mis dans le mille. Insistait-il, trop heureux de lui avoir enfin fait entendre raison. Maintenant, retournez vous asseoir. Son ordre ainsi notifié, il ne tarda cependant pas à claquer de la langue avant de prendre une courte inspiration irritée. Non, pas sur mon siège ! Vous asseoir dans l’amphithéâtre, là où vous étiez assis avant de venir ici.
C’était un curieux personnage que celui qui s’était invité à la tribune et ce ne fut pas à regret que l’instructeur se sépara temporairement de lui. Désignant un deuxième intervenant pour que celui-ci prit la parole et fit connaître son parcours à ses camarades, ce dernier ne tarda pas à faire savoir qu’il avait trouvé sa place ici pour un comportement inapproprié à l’égard d’un collègue féminin. Rien qui ne fut dommageable en soi, mais il s’en fallait d’une plainte pour qu’on fit d’une anecdote une tragédie en trois actes.
- Maîtresse ! Hucha Alegsis qui, son siège retrouvé, avait levé la main tout en s’agitant. Ce garçon-ci n’avait jamais été à l’école et, à la voir agir ainsi, on put déterminer qu’il rattrapait apparemment le temps perdu. Maîtresse ! Persistait-il d’ici à ce qu’on lui accorda la parole qu’il mendiait avec insistance.
- Quoi ?! S’énerva franchement l’officier. Et c’est lieutenant pour vous, je vous ferais remarquer ! Abruti.
Par cette dernière invective glissée entre ses dents, on sut que le lieutenant Quint avait finalement situé quel exact spécimen il comptait parmi ses « étudiants ».
- Pourquoi y’a des femmes dans la Marine ? Avait alors questionné l’Épavien avec une innocence pour le moins déroutante.
Terrassé comme si une ère glaciaire toute entière venait de le statufier dans le givre, le lieutenant ne trouva pas les mots pour corriger ce qu’il venait d’entendre ; resté presque balayé par l’outrance dont il venait de subir les secousses. Le cataclysme, alors, n’en finissait pas.
- Je veux dire… reprit Alegsis dans une ces démonstrations politique dignes de lui, elles savent pas se battre. Je le sais, je me suis déjà bagarré avec l’une d’elles. Et puis en plus, elles saignent même quand on leur tire pas dessus. Alors bon.
Parmi les gaillards tirés jusqu’ici par l’oreille pour leur inconduite, il s’en trouva une solide majorité pour rire de ses prédications. Le pitre, bien qu’il fit la quasi-unanimité quant à ses bouffonneries, ne comprit cependant pas ce qu’il avait pu dire de drôle ; s’étant alors exprimé depuis le fond de son cœur qui, compte tenu de la nature des propos, côtoyait de près le fond de son cul.
On préféra ne pas lui répondre afin de ne pas l’encourager à se comporter comme un guignol. Cependant, ce n’était pas pour rechercher le plébiscite ou la polémique qu’Alegsis se comportait en imbécile, mais parce qu’il en était un. Et un sacré spécimen de surcroît.
Quand un deuxième Marine se présenta, celui-ci eut tout juste le temps de formuler son nom que le chasseur de primes, fidèle à lui-même, s’engagea à nouveau sur le sentier de l’ineptie tapageuse. Sa main levée une fois de plus, Alegsis la soutînt de son autre bras.
- Maîtresse Lieutenaaaaaant ~, vociféra-t-il à nouveau, y’a un homme-poisson déguisé en Marine qui s’est infiltré dans la salle. Vous voulez que je l’assomme ?
Sur cette assertion, il avait ensuite pointé du doigt ce curieux énergumène qui, plus en périphérie de l’amphithéâtre, se distinguait de par quelques excentricités capillaires, un regard torve et des manches arrachées.
- Veuillez tempérer vos préjudices raciaux je vous prie monsieur Jubtion ! S’agaçait un instructeur qui, à chaque facette qu’il découvrait d’Alegsis, trouvait un prétexte de plus pour le haïr. Je sais bien que vous autres du Cimetière d’Épaves n’êtes pas réputés pour être très franchement cosmopolites, il leva alors le menton avec suffisance, ses mains dans le dos, fier de faire honneur à la tolérance qui prévalait supposément dans les rangs de la Marine, mais la Marine s’enorgueillit de compter en son sein des individus de toutes les races. Des hommes d’exception que vous ne pourrez jamais surpasser ou même rêver d’égaler.
Son couplet anti-raciste achevé, l’officier se figura qu’il avait ainsi fait taire ce prodigieux abruti à qui il s’en était allé faire la leçon.
C’était cependant mal le connaître. Car presque ainsi encouragé à récidiver dans l’outrance, loin d’être intimidé par l’exposition d’un pareil plaidoyer, le chasseur de primes revînt aussitôt à la charge.
- S’il est aussi exceptionnel que ça votre poiscaille, les gorges se nouèrent dans l’assistance alors qu’Alegsis jetait nonchalamment les épithètes comme un singe l’aurait fait avec un bâton de dynamite allumé, comment ça se fait que lui aussi il lui faut un rappel disciplinaire ?
Le plus insupportable, à devoir supporter les cancres, ne consistait pas à les rappeler constamment à l’ordre, mais à ne pas trouver les arguments quand ceux-ci, se laissant parfois aller à quelques remarques pertinentes, finissaient par prendre le dessus malgré leur inqualifiable insolence. Le lieutenant fut en effet soufflé de s’être si joliment fait mettre à genoux par la seule réplique d’un demeuré notoire.
- Ce… eh bien… taisez-vous monsieur Jubtion ! Et vous ! Engueulait-il alors presque cet homme-poisson qu’il s’était pourtant employé à défendre de par son discours pontifiant, présentez-vous aux autres. C’est votre tour.
Tandis qu’il fut ainsi invectivé, le « poiscaille », patibulaire et léthargique jusqu’à la dernière écaille, croisa le regard grotesque du chasseur de primes qui, en le toisant avec tant d’insistance et de ridicule, cherchait à lui faire entendre qu’il l’avait à l’œil.
Si le lieutenant Quint s’était alors porté volontaire pour administrer les séminaires disciplinaires, c’était encore pour mieux se faire voir de la hiérarchie. Toute initiative, à commencer par la plus servile qui soit, présentait admirablement bien dans un dossier transmis auprès de l’État-Major. Toutefois, en dépit de son carriérisme forcené, peut-être pour une fois regretta-t-il de s’être engagé dans une telle galère.
Il n’en avait alors pas fini de ramer.