Cher journal,
Fushia est un joli petit village tout ce qu’il y a de plus emblématique de la campagne de Dawn, à deux pas de la mer, avec ses jolies petites maisonnettes colorées qui se blottissent les unes contre les autres, ses champs qui s’étendent tout autour et qui répandent un parfum de fraîcheur, ses villageois à la mine joyeuse qui nous gratifient de leurs sourires en passant… et puis son bidonville.
Bidonville, c’est en tout cas le meilleur terme pour désigner le camp de réfugiés qui s’est établi aux portes de l’agglomération, y a quatre ans de cela. C’est ici, loin de la capitale, loin des cendres de l’ancienne décharge, que s’est bâti ce que les habitants du coin surnomment ironiquement « Grey Terminal II ». C’est là que se sont réfugiés parfois volontairement, parfois non, ceux qui ont tout perdu pendant la révolte : principalement des habitants de la ville basse dont les maisons ont été rasées, mais aussi de nombreux occupants de l’ancien Grey Terminal, ceux qui ont survécu à sa destruction mais qui n’ont pas trouvé de place en ville. C’était au départ un campement de fortune, un abri provisoire le temps d’être relogés, de retrouver du travail. Et puis, comme beaucoup de choses à Goa, le provisoire a pris des allures de définitif…
Ici s’amoncellent des tentes, des cabanes en tôle, en planches de récupération ou en rondins grossiers -la forêt non loin est un site d’approvisionnement généreux-, mais le résultat n’est pas glorieux : des abris de fortune sont entassés les uns sur les autres, séparés par des allées boueuses ; çà et là s’échappent des fumées, la l’emplacement des feux de cuisine, souvent à l’extérieur des masures qui ne servent qu’à stocker les rares biens de leurs propriétaires : vaisselle chiche, quelques textiles, une paillasse,... L’endroit contraste d’autant plus avec Fushia, dont il borde les limites, qu’une haute barrière de bois a été dressée entre les deux villages. Le message est clair : que chacun reste chez soi.
Réglisophie, à côté de moi, soupire en portant un mouchoir parfumé sous son nez :
« - C’est pire que ce à quoi je m’attendais.
- C’est pire que ce que tout le monde imagine depuis l’intérieur des murs de Goa, je suppose. »
Je fais la fière, mais en réalité je suis autant choquée que ma grande sœur. J’ai déjà été confronté à de nombreuses reprises à la misère humaine au cours de mes missions : j’ai visité des cités crasseuses, des repaires de pirates, des taudis et des camps de fortune, mais là c’est différent : il ne s’agit pas de pirates mais de vrais êtres humains, des gens de chez moi.
Contrairement à elle également, j’ai pu voir le premier Grey Terminal de mes propres yeux avant qu’il ne parte en fumée. Cet avis pourrait te surprendre journal, mais j’estime que les conditions y étaient meilleures qu’ici. La grande décharge qui bordait les murs de la capitale était certes infecte, mais c’était un écosystème vivant ; tous les jours, une marée de déchets divers venait s’y déverser, comme un ruissellement immonde mais néanmoins profitable de la richesse de ceux d’en haut abandonnée à ceux d’en bas. Toute une économie parallèle s’était formée autour de la récupération et d’une habile réhabilitation de ce que les nobles délaissaient.
Le camp des réfugiés n’a rien de tout ça, parce que depuis la révolution Goa n’a plus de richesses à gaspiller. Les nobles ont perdu une bonne partie de leur fortune, et pour les quelques aristocrates subsistants ainsi que les nombreux bourgeois enrichis, l’opulence est mal vue. La ville n’est plus ce centre vivant et bouillonnant de la culture, de la mode et de la consommation à outrance. Les habitants du camp de réfugiés, sans travail, ne vivent plus que de la charité ou du vol. En gros. Je ne connais pas les détails, c’est pourquoi nous comptons beaucoup sur l’aide du troisième membre de notre groupe: la maire de Fushia en personne.
Âgée d’une cinquantaine d’années, ne mâchant pas ses mots, elle est vêtue comme une agricultrice aisée dont la tenue semble élégante pour un village comme le sien, mais qui ferait campagnarde à la capitale. Nous avons pris contact avec elle lorsque nous avons commencé nos œuvres de charité en achetant à nos frais (enfin aux miens, puisque ma chère sœur aînée est complètement impécunieuse !) de l’aide alimentaire à l’intention de la décharge. Mais il nous est rapidement apparu au cours de nos échanges que la situation au camp des réfugiés était très complexe, et méritait plus que d’y jeter un peu de nourriture pour se donner bonne conscience.
« - Comment se passe la cohabitation ?
- Mal », affirme-t-elle sans hésiter. « Il n’y a pas de travail pour tout le monde, loin de là. On a bien fait l’effort d’embaucher ceux que l’on pouvait aux travaux des champs ou de la pêche, mais notre petit village n’a pas de quoi accueillir autant de monde. A quoi ils pensaient, là-bas à Goa, en nous envoyant tous ces gens ici ?! »
J’aime bien jeter de l’huile sur le feu, alors je commente avec ironie :
« - Ils ont dû se dire que l’air de la campagne leur ferait du bien, et que loin de la ville les citoyens oublieraient vite que cet endroit existe.
- C’est l’illustration la plus évidente de leur incapacité à tenir leurs promesses. » ajoute Réglisophie avec hauteur. « Ce camp de réfugiés, c’est le vrai visage de la république instaurée par notre gouverneur. »
Tu pourrais me faire remarquer, journal -mais je sais que tu te garderas de le faire, tu es bien trop prudent pour prendre le risque de finir comme allume-feu dans un des fours improvisés qui servent de cuisine dans ce bidonville !- qu’on a beau jeu de s’indigner alors que sous la gouvernance de l’ancien régime monarchique, la décharge était bien plus grande, bien plus odieuse, et bien plus pérenne. Mais tu dois comprendre deux choses : premièrement c’est l’apanage des partis d’opposition de mettre en lumière les fautes du pouvoir en place, peu importe s’ils seraient eux-mêmes incapables de faire mieux. Deuxièmement, et c’est peut-être la vraie raison qui nous a poussées à venir ici ma sœur et moi: il n’y a pas plus opportuniste qu’une monarchiste qui cherche à faire disparaître des républicains !
« - Et pourquoi ne sont-ils pas retournés en ville ? Je croyais que notre gouverneur avait offert les anciennes maisons des nobles à ceux qui les voulaient ?
- Pas de travail, aucune sécurité, aucune envie de se mêler à ces gens-là. Il faut plus qu’une annonce en grande pompe pour faire changer les mentalités. Les gens de la ville -y compris et surtout ceux de la ville basse !- se méfient encore trop des anciens de la décharge pour vouloir d’eux comme voisins. Et puis ici au moins ils sont régulièrement approvisionnés. Si vous voulez mon avis, vous n’en tirerez pas grand-chose : il y a là-dedans beaucoup de bons à rien qui se complaisent de la charité. Ils n’accepteraient pas un travail honnête même si on pouvait leur en proposer un !
Vous allez me trouver dure, mais jugez par vous-mêmes : à leur arrivée, beaucoup refusaient tout simplement le travail qu’on leur offrait. Soi-disant que travailler dans les champs était indigne d’eux ! Beaucoup de ceux-là n’ont pas passé le premier hiver, héhé ! »
Même si je me retiens de commenter, je n’ai pas une beaucoup plus haute opinion de ces gens que ce qu’affiche la maire. Je suis même un peu satisfaite de l’entendre être aussi vilaine dans ses propos. Et dans ces circonstances, j’en veux un peu à Réglisophie de me faire culpabiliser en répondant :
« - C’est triste de voir à quelle extrémité en sont arrivés nos concitoyens, surtout ceux qui ont perdu leur foyer lors de la destruction de la ville. Ils ne méritaient pas ce sort. »
Elle range son mouchoir, l’air soudainement décidée.
« - Cependant, après quatre années de misère, je doute que beaucoup d’entre eux crachent encore sur un travail honnête et un vrai revenu ! »
Elle ajoute, à l’intention de la maire :
« - J’imagine que vous seriez disposée à nous laisser vous en débarrasser de quelques-uns ?
- Si vous faisiez ça, vous seriez mes idoles ! Malheureusement, ça ne dépend pas de moi. Ces gens-là ont leur propre société interne, avec leurs propres meneurs. Des crapules pour la plupart, d’anciennes petites frappes de la grande décharge qui ont repris le flambeau après que leurs chefs aient été carbonisés par le buster call, ou bien exécutés par le gouverneur. Et la plus puissante de ces crapules s’est parée du titre de roi de la décharge.
- Charmant…
- Finalement la monarchie n’a pas disparu partout à Goa ! Dans ce cas, nous n’avons pas le choix: pouvez-vous nous faire conduire jusqu’à eux ?
- Caramélie ! Pas question qu’on aille là-dedans ! On se ferait détrousser, ou pire ! »
C’est dans ces moments-là que je me rends compte à quel point j’ai changé. Et que ma facilité à me plonger dans les milieux crasseux pour parvenir à mes fins est inquiétante, en plus d’être certainement indigne d’une fille de comte.
« - Je peux le convoquer ici. Il ne refusera pas. » Elle ricane : « il me mange dans la main. Littéralement, puisque c’est par mon village que transitent les approvisionnements et les dons qu’ils reçoivent de la capitale.
- Entendu, faisons ça. »
Fushia est un joli petit village tout ce qu’il y a de plus emblématique de la campagne de Dawn, à deux pas de la mer, avec ses jolies petites maisonnettes colorées qui se blottissent les unes contre les autres, ses champs qui s’étendent tout autour et qui répandent un parfum de fraîcheur, ses villageois à la mine joyeuse qui nous gratifient de leurs sourires en passant… et puis son bidonville.
Bidonville, c’est en tout cas le meilleur terme pour désigner le camp de réfugiés qui s’est établi aux portes de l’agglomération, y a quatre ans de cela. C’est ici, loin de la capitale, loin des cendres de l’ancienne décharge, que s’est bâti ce que les habitants du coin surnomment ironiquement « Grey Terminal II ». C’est là que se sont réfugiés parfois volontairement, parfois non, ceux qui ont tout perdu pendant la révolte : principalement des habitants de la ville basse dont les maisons ont été rasées, mais aussi de nombreux occupants de l’ancien Grey Terminal, ceux qui ont survécu à sa destruction mais qui n’ont pas trouvé de place en ville. C’était au départ un campement de fortune, un abri provisoire le temps d’être relogés, de retrouver du travail. Et puis, comme beaucoup de choses à Goa, le provisoire a pris des allures de définitif…
Ici s’amoncellent des tentes, des cabanes en tôle, en planches de récupération ou en rondins grossiers -la forêt non loin est un site d’approvisionnement généreux-, mais le résultat n’est pas glorieux : des abris de fortune sont entassés les uns sur les autres, séparés par des allées boueuses ; çà et là s’échappent des fumées, la l’emplacement des feux de cuisine, souvent à l’extérieur des masures qui ne servent qu’à stocker les rares biens de leurs propriétaires : vaisselle chiche, quelques textiles, une paillasse,... L’endroit contraste d’autant plus avec Fushia, dont il borde les limites, qu’une haute barrière de bois a été dressée entre les deux villages. Le message est clair : que chacun reste chez soi.
Réglisophie, à côté de moi, soupire en portant un mouchoir parfumé sous son nez :
« - C’est pire que ce à quoi je m’attendais.
- C’est pire que ce que tout le monde imagine depuis l’intérieur des murs de Goa, je suppose. »
Je fais la fière, mais en réalité je suis autant choquée que ma grande sœur. J’ai déjà été confronté à de nombreuses reprises à la misère humaine au cours de mes missions : j’ai visité des cités crasseuses, des repaires de pirates, des taudis et des camps de fortune, mais là c’est différent : il ne s’agit pas de pirates mais de vrais êtres humains, des gens de chez moi.
Contrairement à elle également, j’ai pu voir le premier Grey Terminal de mes propres yeux avant qu’il ne parte en fumée. Cet avis pourrait te surprendre journal, mais j’estime que les conditions y étaient meilleures qu’ici. La grande décharge qui bordait les murs de la capitale était certes infecte, mais c’était un écosystème vivant ; tous les jours, une marée de déchets divers venait s’y déverser, comme un ruissellement immonde mais néanmoins profitable de la richesse de ceux d’en haut abandonnée à ceux d’en bas. Toute une économie parallèle s’était formée autour de la récupération et d’une habile réhabilitation de ce que les nobles délaissaient.
Le camp des réfugiés n’a rien de tout ça, parce que depuis la révolution Goa n’a plus de richesses à gaspiller. Les nobles ont perdu une bonne partie de leur fortune, et pour les quelques aristocrates subsistants ainsi que les nombreux bourgeois enrichis, l’opulence est mal vue. La ville n’est plus ce centre vivant et bouillonnant de la culture, de la mode et de la consommation à outrance. Les habitants du camp de réfugiés, sans travail, ne vivent plus que de la charité ou du vol. En gros. Je ne connais pas les détails, c’est pourquoi nous comptons beaucoup sur l’aide du troisième membre de notre groupe: la maire de Fushia en personne.
Âgée d’une cinquantaine d’années, ne mâchant pas ses mots, elle est vêtue comme une agricultrice aisée dont la tenue semble élégante pour un village comme le sien, mais qui ferait campagnarde à la capitale. Nous avons pris contact avec elle lorsque nous avons commencé nos œuvres de charité en achetant à nos frais (enfin aux miens, puisque ma chère sœur aînée est complètement impécunieuse !) de l’aide alimentaire à l’intention de la décharge. Mais il nous est rapidement apparu au cours de nos échanges que la situation au camp des réfugiés était très complexe, et méritait plus que d’y jeter un peu de nourriture pour se donner bonne conscience.
« - Comment se passe la cohabitation ?
- Mal », affirme-t-elle sans hésiter. « Il n’y a pas de travail pour tout le monde, loin de là. On a bien fait l’effort d’embaucher ceux que l’on pouvait aux travaux des champs ou de la pêche, mais notre petit village n’a pas de quoi accueillir autant de monde. A quoi ils pensaient, là-bas à Goa, en nous envoyant tous ces gens ici ?! »
J’aime bien jeter de l’huile sur le feu, alors je commente avec ironie :
« - Ils ont dû se dire que l’air de la campagne leur ferait du bien, et que loin de la ville les citoyens oublieraient vite que cet endroit existe.
- C’est l’illustration la plus évidente de leur incapacité à tenir leurs promesses. » ajoute Réglisophie avec hauteur. « Ce camp de réfugiés, c’est le vrai visage de la république instaurée par notre gouverneur. »
Tu pourrais me faire remarquer, journal -mais je sais que tu te garderas de le faire, tu es bien trop prudent pour prendre le risque de finir comme allume-feu dans un des fours improvisés qui servent de cuisine dans ce bidonville !- qu’on a beau jeu de s’indigner alors que sous la gouvernance de l’ancien régime monarchique, la décharge était bien plus grande, bien plus odieuse, et bien plus pérenne. Mais tu dois comprendre deux choses : premièrement c’est l’apanage des partis d’opposition de mettre en lumière les fautes du pouvoir en place, peu importe s’ils seraient eux-mêmes incapables de faire mieux. Deuxièmement, et c’est peut-être la vraie raison qui nous a poussées à venir ici ma sœur et moi: il n’y a pas plus opportuniste qu’une monarchiste qui cherche à faire disparaître des républicains !
« - Et pourquoi ne sont-ils pas retournés en ville ? Je croyais que notre gouverneur avait offert les anciennes maisons des nobles à ceux qui les voulaient ?
- Pas de travail, aucune sécurité, aucune envie de se mêler à ces gens-là. Il faut plus qu’une annonce en grande pompe pour faire changer les mentalités. Les gens de la ville -y compris et surtout ceux de la ville basse !- se méfient encore trop des anciens de la décharge pour vouloir d’eux comme voisins. Et puis ici au moins ils sont régulièrement approvisionnés. Si vous voulez mon avis, vous n’en tirerez pas grand-chose : il y a là-dedans beaucoup de bons à rien qui se complaisent de la charité. Ils n’accepteraient pas un travail honnête même si on pouvait leur en proposer un !
Vous allez me trouver dure, mais jugez par vous-mêmes : à leur arrivée, beaucoup refusaient tout simplement le travail qu’on leur offrait. Soi-disant que travailler dans les champs était indigne d’eux ! Beaucoup de ceux-là n’ont pas passé le premier hiver, héhé ! »
Même si je me retiens de commenter, je n’ai pas une beaucoup plus haute opinion de ces gens que ce qu’affiche la maire. Je suis même un peu satisfaite de l’entendre être aussi vilaine dans ses propos. Et dans ces circonstances, j’en veux un peu à Réglisophie de me faire culpabiliser en répondant :
« - C’est triste de voir à quelle extrémité en sont arrivés nos concitoyens, surtout ceux qui ont perdu leur foyer lors de la destruction de la ville. Ils ne méritaient pas ce sort. »
Elle range son mouchoir, l’air soudainement décidée.
« - Cependant, après quatre années de misère, je doute que beaucoup d’entre eux crachent encore sur un travail honnête et un vrai revenu ! »
Elle ajoute, à l’intention de la maire :
« - J’imagine que vous seriez disposée à nous laisser vous en débarrasser de quelques-uns ?
- Si vous faisiez ça, vous seriez mes idoles ! Malheureusement, ça ne dépend pas de moi. Ces gens-là ont leur propre société interne, avec leurs propres meneurs. Des crapules pour la plupart, d’anciennes petites frappes de la grande décharge qui ont repris le flambeau après que leurs chefs aient été carbonisés par le buster call, ou bien exécutés par le gouverneur. Et la plus puissante de ces crapules s’est parée du titre de roi de la décharge.
- Charmant…
- Finalement la monarchie n’a pas disparu partout à Goa ! Dans ce cas, nous n’avons pas le choix: pouvez-vous nous faire conduire jusqu’à eux ?
- Caramélie ! Pas question qu’on aille là-dedans ! On se ferait détrousser, ou pire ! »
C’est dans ces moments-là que je me rends compte à quel point j’ai changé. Et que ma facilité à me plonger dans les milieux crasseux pour parvenir à mes fins est inquiétante, en plus d’être certainement indigne d’une fille de comte.
« - Je peux le convoquer ici. Il ne refusera pas. » Elle ricane : « il me mange dans la main. Littéralement, puisque c’est par mon village que transitent les approvisionnements et les dons qu’ils reçoivent de la capitale.
- Entendu, faisons ça. »