Posté Dim 2 Juil 2023 - 22:45 par Ren Aoncan
Autour d’une table, nous regardant dans le blanc des yeux, à la fois surpris et content. Malgré ça, je sentais une colère tue dans le regard et le cœur de Vito.
Ren, si je m’attendais à ça. répéta Vito pour la troisième fois, ma proposition l'ayant désarçonné.
Fais pas cette tête, considères ça comme une dette que je me devais de payer.
Et pourquoi j’accepterais de diriger une taverne qui n’a même pas encore été construite ? Et surtout, pourquoi moi?
J’me pose la même question tiens. On est à la retraite tu sais, t’as bien vu à quelle vitesse vont mes guibolles.
C’est pas un souci ça, vous pourrez engager autant d’employés dont vous aurez besoin pour vous aider, vous aurez juste à diriger tout ce joyeux bordel. Et, pourquoi vous, parce que j’ai besoin de gens de confiance et je sais que je pourrai compter sur vous. déclarais-je alors, un léger sourire au coin des lèvres en soutenant leurs regards aux traits burinés par le temps.
Leurs doutes étaient visibles sans même que je n’utilise le mantra pour les détecter. Ces deux hommes s’étaient habitués à cette vie monotone de retraité qui sonnait à leurs oreilles comme une douce récompense paisible après une existence de batailles et de pillages. Toutefois, il y avait comme un vide en eux. Cette sensation qui vous pousse à regarder par la fenêtre de longues minutes durant à observer la mer et ses vagues en poussant un souffle de lassitude. L’homme qui navigue toute sa vie appartient in fine à la mer, ressentant son appel perpétuel jusqu’à ce que l’abîme de la vie l’engloutisse.
Fiooouuu gamin... souffla Vito en se massant les tempes, son air renfrogné s’était quelques peu calmé. Si je m’attendais à te revoir si tôt...foutrequeue, moi qui voulais juste faire une partie d’échec avec un verre de calva. il continua de se masser les tempes, profondément plongé dans sa réflexion.
Pour le calva, ça peut toujours s’arranger. dit Gerald en sortant une bouteille et trois verres de son sac, les remplissant à moitié avant de les faire glisser sur la table jusque chacun d’entre nous. Écoutes Ren, je suis flatté que t’aies pensé à nous, mais je pense qu’il va falloir qu’on y réfléchisse. Et puis, c’est bien beau de vouloir monter une taverne dans le coin, mais y a déjà pas mal de concurrence. Et pis la question financière aussi, comment tu comptes payer pour tout ça, t’as trouvé un bâtiment ou des investisseurs? continua-t-il en énumérant ses doutes pour tenter de me dissuader, et je sentais que ce n’était que le début, et qu’il avait encore un bon lot de questions en stock. C’est quoi ton projet au juste?
Je pris mon verre, buvant doucement en laissant la chaleur de l’alcool se propager de ma gorge au reste de mon corps. Mon regard quitta les leurs pour s’attarder sur la fenêtre par laquelle Vito observait son petit bout de monde chaque jour, orientée sans vis à vis vers la mer, on devinait même la sortie de Reverse Mountain un peu plus loin.
Je recherche un homme en particulier qui m’a fait du tort à moi et ma famille il y a bien des années. déclarais-je doucement, d’un air presque mélancolique alors que mon regard se perdait dans le ciel et ses nuages par la petite fenêtre de la cuisine, marquant une courte pause avant de reprendre en retournant mon regard sur les deux hommes. Un homme important à ce que j’ai compris qui manipule parfaitement les informations qui le concerne, à tel point qu’en presque vingt ans je n’ai rien trouvé sur lui. C’est pour ça que j’ai besoin d’yeux un peu partout dans ce vaste monde afin de le retrouver. J’ai déjà des amis qui remplissent ce rôle à Saint Uréa, en plus de contribuer à l’amélioration des conditions de vie dans la partie la plus pauvre de la ville.
Je vois. dit enfin Vito dans un souffle, dégageant son visage d’entre ses mains croisées sur celui-ci. Je comprends mieux. C’est vrai que c’est un point stratégique ici, on peut noter les allers et venues des navires, et la taverne ferait parler les marins qui ainsi délivreraient des informations sans heurts. Informations qui peuvent également intéresser d’autres personnes. sa voix s’était faite plus ténue à mesure qu’il parlait, comme s’il se parlait à lui-même en calculant les pour et les contre. Il avait suffit de quelques phrases de ma part pour qu’il devine tout le business plan que j’avais en tête. Intéressant. se contenta-t-il de conclure sans que je parvienne à savoir s’il approuvait ou non.
Par contre cette histoire du type important que tu recherches. On parle bien du même genre de « noble » auquel je pense, n’est-ce pas? fit remarquer le vieil homme, les sourcils froncés et visiblement soucieux vu comment il pesait ses mots. Il aurait jeté du sel par-dessus son épaule que ça ne m’aurait pas étonné. Et, alors que j’acquiesçais, il reprit. C’est pas n’importe qui, t’es au courant des emmerdes auxquelles tu t’exposera si tu t’en prends à un type pareil?
Le ciel me tombera sur la tête, c’est ça?
Exactement, à ceci près que le ciel sera noir de boulets de canons réservés pour ta jolie p’tite gueule. grogna-t-il, un air soucieux profondément inscrit sur son visage. Et t’as pensé à nous dans c’t’histoire ? Si on s’acoquine avec un pirate, qui en a après une ‘tête-de-bulle’ de surcroît, on finira en zonzon dans le meilleur des cas!
Sauf si personne ne sait à qui appartient réellement la taverne, vous serez les seuls patrons aux yeux du monde et moi un simple ami que vous appellerez de temps à autre pour prendre des nouvelles. déclarais-je, mon sourire revenant à la charge pour éclairer l’ensemble de mes dents.
Petit rusé va, t’avais déjà pensé à tout ça. ricana Vito en me faisant un clin d’œil. Je reconnais bien là un véritable pirate. je pouvais lire une certaine fierté dans cette déclaration, l’air de dire ‘oublie pas que c’est moi qui t’aies mis sur cette voie gamin’.
L’affaire est entendue alors? mon air narquois ne quittant pas mon visage, je les avais ferrés, il fallait maintenant remonter la proie.
Va pas trop vite en besogne mon gars, t’as pas répondu à toutes mes questions! s’exclama Gerald en bombant le torse tout en s’enfilant une longue rasade de calva.
Pour ce qui est de l’argent, j’ai ça. déclarais-je alors en attrapant ma mallette pour la poser sur la table, faire rouler le mécanisme de code avant de tirer sur deux boutons aux extrémités qui ouvrirent finalement les verrous dans un claquement. Des billets étaient empilés en liasses qui recouvraient tout l’intérieur, des berrys et en somme considérable. Ça devrait être largement suffisant pour racheter et réparer le bâtiment que j’ai vu en chemin jusqu’ici ainsi que d’aménager le bâtiment en taverne et faire des provisions pour un bon moment.
Les yeux des deux hommes s’illuminèrent, leur âme de forban toujours bien présente. En bons experts, ils amenèrent la mallette à eux pour vérifier que ce n’étaient pas des faux.
Combien?
Soixante briques.
Les deux anciens pirates ne purent s’empêcher de siffler à l’évocation de la somme. Cela faisait sûrement longtemps qu’ils n’avaient pas vus autant.
J’vois que t’as du talent en tant que pirate. avoua Gerald en levant un pouce entendu. Pour moi, je serais bien tenté.
Mais enfin, Gerald! s’indigna Vito de la décision de son confrère.
Voyons, Vito, ça fait des années qu’on s’encroûte ici à répéter toujours les mêmes choses. Même le calva c’est le même!! s’exclama-t-il en tapant du poing sur la table en faisant trembler le liquide dans les verres.
Moi j’l’aime bien c’calva. marmonna-t-il bougon dans son verre.
Allez mon ami, tu vas pas me dire que le grand capitaine Vito Ellendel va se défiler face à un nouveau défi ! Et tu pourra de nouveau distribuer les ordres, comme à l’époque ! Allez mon ami, embarquons ensemble! s’exclama-t-il dans une tirade grandiloquente avant de tendre sa grosse paluche vers son camarade de toujours.
Aaaah, j’imagine que je ne peux pas gagner cette fois-ci. soupira le vieil homme avant qu’un sourire n’illumine son visage baissé et qu’il le relève en attrapant la main tendue. Allez mon vieux, on embarque ensemble!
L’ambiance pesante installée par leurs regards renfrognés se calma subitement alors que les deux hommes éclataient de rire en me tirant un sourire. Eux qui semblaient si ternes quelques instants plus tôt retrouvaient à présent mille couleurs.
Alors, on a un accord?
Ça roule pour nous.
Voilà une affaire entendue, tout s’était passé comme je l’avais imaginé. Malgré leurs airs bougons, je savais qu’ils étaient faits pour ça et que cette taverne les sortirait de leur monotonie. Il ne restait plus qu’à acheter le bâtiment et à le remettre en état. La tâche serait ardue, mais avec autant d’argent rien n’était impossible. À la pointe de son ponton, avec une vue imprenable tant sur les passages de la translinéenne que sur les voyageurs aventureux de Reverse Mountain, le Flipped Ship deviendrait bientôt une référence tant des habitants que des personnes de passage.