"Une grosse prise"
Harpan
Cela devait faire 3 jours que nous voguions sur les mers déchaînées qui longent Reverse Mountain – et les tempêtes étaient d’une violence inouïe. L’ensemble de l’équipage trimait à écumer les eaux qui emplissaient la cale. L’ensemble de nos vivres s’aménuisait, et pour le capitaine de Must Fishing, nous étions, pour peu de choses près, proches d’une mort certaine. Nous n’étions pas loin de Logue Town, pourtant. Les courants n’avaient plus rien avoir avec ceux connus dans la région, en fait, ils étaient littéralement, devenus fous. Les hommes de plus en plus, sentaient la faim les tirailler, et encore et encore, se plaignaient de ne pas avoir revu Logue Town depuis une semaine, tant et tant, ils se demandaient pourquoi de tels courants nous faisaient dériver.
Moi, j’avais la réponse, mais je la gardais pour moi. Cela devait être mon troisième voyage sur le Fisher Nest et Barik’ son capitaine était quelqu’un que j’apprécie à demie mesure. Il me connaissait depuis l’enfance, mais ce n’était pas un homme très courageux. Il était fort, certes, mais n’avait ni vrai leadership, ni véritable puissance en tant que Pécheur. Lorsque je parle de puissance, je fais évidemment référence aux choses que j’avais vues sur le Must Fishing ; ces combats dantesques et impressionnants qui rassemblaient tous les marins ou parfois, juste Chester et Malmoul’. Des trucs de fous quoi ! C’est pourquoi le Fisher Nest n’était à mes yeux qu’un ramassis de bras cassés qui ne savaient rien de la véritable puissance d’un pécheur ! Ces mecs ne servaient qu’à approvisionner Logue Town en poisson d’assez mauvaise facture et jamais ils n’auraient le poids pour faire pencher la balance contre des monstres marins. Et c’était justement un monstre marin qui provoquait, de par sa taille et sa forme, des courants aussi inhabituels.
J’étais sur le pont et celui qui s’occupait d’observer les horizons à l’aide d’une longue vue, n’avait encore rien compris. Je ratissais le ponton et évacuais le surplus d’eau à l’aide d’un seau. Les hommes, comme déjà dis, était particulièrement tendus par la situation. Des jurons fusaient dans tous les sens au rythme des occupations qui étaient toutes orientées vers l’idée de sortir de cette tempête. Les tempêtes n’auraient pas suffi à faire dériver le navire, non, il fallait bien autre chose, et mes sens de traqueurs avaient bien senti que quelque chose de plus dangereux que les aléas du ciel devait être la raison de notre errance. Le cœur plein d’entrain, parmi les éclaboussures de saumures et les marins qui s’affairaient aux cordes pour maintenir le cap de Logue Town, j’étais un détail qui dénotait de l’ambiance générale qui planait sur le rafiot.
Le rafiot était un trois-mâts des plus rudimentaires. Le Fisher Nest, aux pavillons blancs, dont la proue était marquée des armoiries de Logue Town, avait au moins la décence de pouvoir traquer les baleines qu’il pêchait. Mais, si j’avais raison, et qu’un monstre marin était la cause de notre dérive, alors il faudrait plusieurs jours pour sortir de la tempête. J’étais donc pressé de voir la taille de cette créature qui, si j’en croyais mes sens, ne devait pas être très loin. Bien sûr, je gardais tout ça pour moi, car peu sont ceux qui ont le courage de s’approcher de ces créatures qui peuplent l’océan. Connaissant la psychologie des monstres, je savais qu’un trois-mâts était une proie de choix… J’attendais donc que, dans la nuit soufflée par la pluie tempétueuse, ce monstre finisse par montrer le bout de son nez. Cela faisait deux jours que j’attendais. Deux jours où mon sang bouillait et mon cœur, à chaque annonce du guet, s’emballait à l’idée d’avoir raison. D’innombrables ascenseurs émotionnels en somme, car ce guet n’était pas futé du tout. Il ne s’intéressait pour l’instant qu’à essayer de repérer les courants, suivre les vents contraires pour éviter d’ajouter de la
pression aux mâts qui étaient déjà dans un sale état, repérer les vagues scélérates qui pourraient nous faire couler et enfin identifier les récifs dangereux.
Ce guet m’exaspérait. Déjà, il hurlait de terreur à chaque fois qu’une vague déferlante nous arrivant à tribord ou à bâbord, souvent, il criait trop tard et le bateau prenait la vague de plein fouet. Les turbulences devenaient alors dangereuses, le bateau tanguait, partait dans un sens puis dans un autre, et les cris devenaient collectifs. Il faut avouer que la nuit et la pluie battante rendait la vision difficile, et que c’était une véritable purée de pois. Des éclairs zébraient le ciel de temps à autre, illuminant brièvement l'océan en furie et révélant des visages tendus et trempés. Le vent hurlait dans les cordages, faisant claquer les voiles avec une violence assourdissante. Chaque éclat de tonnerre ajoutait à la cacophonie ambiante, créant un chaos indescriptible sur le pont.
Alors que le Fisher Nest luttait contre les éléments déchaînés, une ombre immense commença à se dessiner sous la surface agitée de l'eau. Je sifflotais, je passais la serpillère, tout bêtement, mais, à peine perceptible au début, elle grandissait lentement, devenant de plus en plus distincte à chaque éclair qui zébrait le ciel. C'était comme si les profondeurs de l'océan elle-même se soulevaient, menaçant d'engloutir le navire et son équipage. Les marins, déjà à bout de forces, sentirent un frisson de terreur les parcourir. Quelque chose d'énorme était en train de surgir de l’eau.
Soudain, un éclair transperça le ciel et sa lumière vive dessina la créature dans toute sa monstruosité. Blue Crab, un gigantesque crabe à la carapace extrêmement solide, émergeait lentement de l'eau. Ses pinces, de véritables hachoirs, semblaient capables de trancher le navire en deux. Les yeux de la bête brillaient d'une lueur malveillante, et chaque mouvement de ses membres massifs faisait onduler la mer autour de lui. Le spectacle était à la fois terrifiant et fascinant, rappelant aux hommes leur insignifiance face à la puissance brute de la nature. La présence du monstre semblait intensifier la tempête, comme si les éléments eux-mêmes se pliaient à sa volonté. Les marins, paralysés par la peur, pouvaient seulement regarder, impuissants, alors que Blue Crab se rapprochait lentement du Fisher Nest.
Les mecs paniquaient littéralement. Ils hurlaient au secours en appelant leurs génitrices.C’était fabuleux à voir. J’étais au comble de l’excitation, et la peur que je lisais sur leurs visages me faisait un bien fou. Elle me confirmait, de manière très concrète, que j’étais au bon endroit et au bon moment ! !
Au milieu du chaos, je me tenais seul, un sourire étrange et énigmatique aux lèvres. Les autres couraient et hurlaient en faisant tout pour s’éloigner de la bête. L'apparition de Blue Crab je ressentais une sorte de joie perverse. Enfin, le monstre que j'avais secrètement espéré affronter se révélait à moi. Mon cœur battait à tout rompre, non pas de peur, mais d'excitation. Je me sentais vivant comme jamais auparavant.
Cette joie était teintée d'une certaine étrangeté, une fascination pour la bête qui représentait la mort pour tant d'autres. Je savais que le combat qui s'annonçait serait sans merci, et pourtant, je ne pouvais m'empêcher de ressentir une certaine admiration pour la créature. Sa taille, sa force, sa capacité à déchaîner les vagues autour de lui, tout cela était enivrant pour moi. Dans cet instant d'apocalypse, je me sentais en harmonie avec l'univers, comme si j'étais destiné à affronter ce monstre. J'étais conscient de l'étrangeté de mes émotions, mais cela ne faisait qu'intensifier ma détermination. Alors que Blue Crab se rapprochait du Fisher Nest, je me préparais mentalement à l'affrontement, m'abandonnant complètement à la situation, et, d'une manière étrange, me sentant en paix.
Dernière édition par T. Harpan le Dim 21 Avr 2024, 10:22, édité 5 fois