Crépuscule
La belle, l’idiot et l’échalote.
En fait, « l’époque », c’est toujours le Printemps : les fleurs colorées qui sentent bon et servent de terreau aux fantasmes grossiers… Avec les oiseaux qui piaillaient à côté, je pensais plus à ce qui me fait du mal en dedans. C’était le Printemps, ces cons. Sont partis… ils m’ont vidé. Pour me remplir à nouveau, j’ai vidé une vingtaine de bonbonnes de rouquin, tant et tant que j’enchiechiale rouge et j’en chie du raisin. C’était le Printemps.
Remarque, les deux cons d’oiseaux : chaque fois que je les perd, ils me retombent dessus. Je les reverrai, c’est certain, sont aussi fidèles que la gueule de bois.Non...
Non… L’absence qui brûle, c’est la fleur effeuillée : Hayase. Elle passait sous mes yeux comme l’esprit même de la joie et du bonheur. Un sillon fessier si charmant, plus étourdissant qu’une gifle à renverser un géant. Si je la retrouve, je l’épousaille.
C’est une putain le passé, toujours à racoler à grands coups de souvenirs heureux, rien qu’il exhibe ses rêvasseries. C’est bon, j’en ai soupé… pis il sent bon, comme lesfessescheveux d’Hayase ; l’est drôle, comme les crétineries de Jubtion. Mais c’est marre. J’en veux plus du passé. Ce saligaud. Demain, j’retourne à la chasse avec un fusil d’toile…
C’est ainsi que Kant parachevait son récit relatant ses brèves aventures avec le Cyan. L’éthanol et la mélancolie qui coulaient dans ses veines l’avaient vidé de toute sa substance poétique, il n’avait plus le cœur à orner sa plume d’esthétisme. Il déposa son esprit lourd de remords et ses pensées sur un coin de table avant de sombrer dans le sommeil.
À l’aube, quelques planètes clignotaient çà et là dans le ciel pâle. Le liseré de la nuit amincie était brodé d’une brume épaisse, si dense que Kant peinait à distinguer les yeux vitreux de son immense poisson rouge qui barbotait dans les eaux peu profondes du rivage. Équipé de ses ciseaux à bois, il trancha avec précaution les sangles qui retenaient la maisonnette sur le dos de la créature sous-marine. La structure tout entière chancela et glissa sur les flots dans un bruit sourd. Le Fish’n Ship n’était plus.
« Te voilà libre de retourner d’où tu viens, dit Kant, d’une voix enrouée par l’émotion. Tâche quand même de pas te faire bouffer ! »
À ces mots, et sans jeter un regard en arrière, il s’élança d’un pas souple et muet à travers les ruelles du Royaume de l’Absurde qui commençaient à s’éveiller.
Une semaine après avoir débarqué sur l’île, Kant avait acquis une condition tout à fait confortable. Évitant de vider son maigre pécule en beuveries, il investissait ses journées dans un chantier naval où il exerçait ses talents de sculpteur. Travailler le bois l’empêchait de broyer du noir, comme si la sciure agissait tel un onguent pour l'esprit. Chaque soir, après s’être distingué à l’atelier, il s’en allait sifflotant jusqu’à la taverne du Dé pipé et plongeait la tête la première dans les tonneaux qu’on lui servait. L’aubergiste, soi-disant ancien instituteur, s’était pris d’affection pour le jeune homme et l’aidait toujours à gravir les escaliers menant jusqu’à sa chambre, dans laquelle il le laissait s'endormir, ivre-mort. Le temps aidant, Kant parvint finalement à sculpter le décor d’une vie qui lui ressemblait et qui, malgré toute la nostalgie lancinante qui l’habitait, lui plaisait.
Lors d’une matinée semblable à tant d’autres, Kant aperçut une horde d’artisans s’agglutinant devant les portes closes du chantier. Tandis qu’il se frayait un chemin à travers la foule, il entendit le bruit glaçant d’un os se brisant suivi de cris de douleur perçants. Le jeune sculpteur poursuivit sa course et parvint, finalement, à se frayer une place au premier rang. Sous ses yeux ébahis, un homme étendu au sol hurlait en tenant sa jambe disloquée. Deux tristes pitres se tenaient devant lui, dos aux massives portes en bois closes.
« Ôla, Ôla, dames et damoiseaux ! Manants et manantes ! S’exclama l’un des deux hommes, d’une voix forte, qui recouvrait volontairement les cris de douleur. Nous apportons la grande nouvelle ! »
« Et quelle nouvelle ! » Souligna le second.
« Sa Royale Majesté Wakopol a … »
« Et quelle Royale Majesté ! »
« Sa Royale Majesté Wakopol a décidé que nous seriez tous exclus dès ce jour … »
« … du chantier naval, et pour toujours ! »
Abasourdis par cette nouvelle et la légèreté de ceux qui l’annonçaient, Kant resta coi. Parmi les artisans attroupés aux portes du chantier, certain se résignèrent, d’autres protestèrent mollement, tandis que le blessé gisant et geignant fut évacué.
« Attention ! Nul n’est censé ignorer que sa Royale Majesté Wakopol condamne toute protestation, passible d’une peine sévère… »
« Une jambe brisée ! »
« Avec application immédiate de la peine ! »
La foule se tut.
« Dorénavant, tous les travailleurs du chantier naval seront affectés aux écuries du célèbre Zoo du centre-ville. »
« Tous, sans exception ! »
La résignation des artisans fut totale. Au loin, on entendait encore les cris de douleur du malheureux qui s’était permis d’élever la voix. Désemparé par cette absurde injonction et par la désespérance régnant tout autour de lui, Kant sentit jaillir en lui la volonté de résister. Il ne put se résoudre à obéir à un commandement si arbitraire, si aberrant. Imperturbable, Kant demeura face aux deux plaisantins tandis que la foule commençait à se disperser. Il pouvait distinguer dans leur regard cette absolue satisfaction d’exercer une once de pouvoir, ridicule, mais implacable. De ces clowns émanait toute la luxure, presque tangible, du plaisir pervers : ils bénissaient leur destinée. D’un pas sûr et révolté, Kant s’avança en dégainant ses ciseaux à bois.
« Dites donc, les deux guignols ! Ça vous amuse de nous tordre les noyaux ? Exécutants ! Vendus ! Dictateurs à la petite semelle ! Hors de question que l’on quitte ce chantier ! »
À ces mots, Kant crut percevoir l’écho d’une voix, lointaine et trouble.
Et tandis qu’il imaginait galvaniser la foule indignée autour de lui, ce fut l’effet inverse : tous les anciens travailleurs ayant côtoyé Kant au chantier naval déguerpirent en vitesse. À la tête d’un nouveau groupe de gens débarquant sur sa droite, un vieil homme moustachu s’interposa et répondit sèchement à la place des deux pitres.
« Oy’, Gamin ! Nous emmerdes pô ‘vec tes doléances ! Nous associe pas à tes conneries ! »
Mêlant hommes, femmes et enfants, cette main d’œuvre nouvellement arrivée se vit accorder l'accès au chantier naval. Tous commencèrent à s’y affairer, le plus naturellement du monde, comme s’ils avaient travaillé toute leur vie en ces lieux. Kant demeura silencieux, ahuri.
« Kant, de North Blue ! »
« Sculpteur sur bois, débarqué il y a 8 jours ! »
« Réside au Dé Pipé ? »
« Au Dé Pipé ! »
« Dangereux, à ce qu’on dit. Tu seras donc arrêté, emmené et traduis devant une autorité judiciaire compétente ! »
Tous les regards convergèrent vers Kant. Quelques-uns semblaient apeurés, d'autres affichaient des expressions sévères, mais toutes les personnes présentes semblaient appréhender sa réaction. Un autre jour, il se serait peut-être rebellé. Cependant, cette fois-ci, Kant rangea calmement ses ciseaux dans leur étui et tendit ses poignets joints en signe de reddition. Satisfaits par cette réaction qui semblait la plus sage, les badauds se dispersèrent et vaquèrent à leurs occupations. Les deux pitres, ravis, emmenèrent Kant. Fiers et contents, ces deux gardes de la milice Malicieuse, placée directement sous les ordres du Roi Wakopol, s’amusaient à arrêter le plus d’innocents possibles et ne cessaient jamais de s’enorgueillir. Si Kant avait émis le moindre signe de contestation, il aurait été puni d’une jambe brisée. Or, reconnu et jugé en tant que trublion dangereux, il n’avait ni à céder ses armes ni à passer les menottes : ainsi en était-il au Royaume de l’Absurde.
Il suffit d’une intrigue incompréhensible pour que le paisible séjour de Kant dégénère en situation périlleuse. Le pauvre bougre, démoralisé, avançait avec le regard baissé, tel un pauvre mouton résigné à la tonte. Les deux gardes de la milice, dont il ne connaissait rien, jacassaient incessamment tout le long du chemin jusqu’aux geôles. Une interrogation légitime traversa brusquement l’esprit de l’innocent interpellé : quel vin servait-on dans les cellules du royaume ? Aucune des réponses plausibles ne lui parut satisfaisante. S’apprêtant à se tirer lui-même d’affaire, Kant se figea à l’instant précis où deux balles sifflèrent près de lui. Les deux gardes s’effondrèrent, atteints aux jambes.
Le faible écho de voix se fit à nouveau entendre.
À l’aube, quelques planètes clignotaient çà et là dans le ciel pâle. Le liseré de la nuit amincie était brodé d’une brume épaisse, si dense que Kant peinait à distinguer les yeux vitreux de son immense poisson rouge qui barbotait dans les eaux peu profondes du rivage. Équipé de ses ciseaux à bois, il trancha avec précaution les sangles qui retenaient la maisonnette sur le dos de la créature sous-marine. La structure tout entière chancela et glissa sur les flots dans un bruit sourd. Le Fish’n Ship n’était plus.
« Te voilà libre de retourner d’où tu viens, dit Kant, d’une voix enrouée par l’émotion. Tâche quand même de pas te faire bouffer ! »
À ces mots, et sans jeter un regard en arrière, il s’élança d’un pas souple et muet à travers les ruelles du Royaume de l’Absurde qui commençaient à s’éveiller.
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Une semaine après avoir débarqué sur l’île, Kant avait acquis une condition tout à fait confortable. Évitant de vider son maigre pécule en beuveries, il investissait ses journées dans un chantier naval où il exerçait ses talents de sculpteur. Travailler le bois l’empêchait de broyer du noir, comme si la sciure agissait tel un onguent pour l'esprit. Chaque soir, après s’être distingué à l’atelier, il s’en allait sifflotant jusqu’à la taverne du Dé pipé et plongeait la tête la première dans les tonneaux qu’on lui servait. L’aubergiste, soi-disant ancien instituteur, s’était pris d’affection pour le jeune homme et l’aidait toujours à gravir les escaliers menant jusqu’à sa chambre, dans laquelle il le laissait s'endormir, ivre-mort. Le temps aidant, Kant parvint finalement à sculpter le décor d’une vie qui lui ressemblait et qui, malgré toute la nostalgie lancinante qui l’habitait, lui plaisait.
Lors d’une matinée semblable à tant d’autres, Kant aperçut une horde d’artisans s’agglutinant devant les portes closes du chantier. Tandis qu’il se frayait un chemin à travers la foule, il entendit le bruit glaçant d’un os se brisant suivi de cris de douleur perçants. Le jeune sculpteur poursuivit sa course et parvint, finalement, à se frayer une place au premier rang. Sous ses yeux ébahis, un homme étendu au sol hurlait en tenant sa jambe disloquée. Deux tristes pitres se tenaient devant lui, dos aux massives portes en bois closes.
« Ôla, Ôla, dames et damoiseaux ! Manants et manantes ! S’exclama l’un des deux hommes, d’une voix forte, qui recouvrait volontairement les cris de douleur. Nous apportons la grande nouvelle ! »
« Et quelle nouvelle ! » Souligna le second.
« Sa Royale Majesté Wakopol a … »
« Et quelle Royale Majesté ! »
« Sa Royale Majesté Wakopol a décidé que nous seriez tous exclus dès ce jour … »
« … du chantier naval, et pour toujours ! »
Abasourdis par cette nouvelle et la légèreté de ceux qui l’annonçaient, Kant resta coi. Parmi les artisans attroupés aux portes du chantier, certain se résignèrent, d’autres protestèrent mollement, tandis que le blessé gisant et geignant fut évacué.
« Attention ! Nul n’est censé ignorer que sa Royale Majesté Wakopol condamne toute protestation, passible d’une peine sévère… »
« Une jambe brisée ! »
« Avec application immédiate de la peine ! »
La foule se tut.
« Dorénavant, tous les travailleurs du chantier naval seront affectés aux écuries du célèbre Zoo du centre-ville. »
« Tous, sans exception ! »
La résignation des artisans fut totale. Au loin, on entendait encore les cris de douleur du malheureux qui s’était permis d’élever la voix. Désemparé par cette absurde injonction et par la désespérance régnant tout autour de lui, Kant sentit jaillir en lui la volonté de résister. Il ne put se résoudre à obéir à un commandement si arbitraire, si aberrant. Imperturbable, Kant demeura face aux deux plaisantins tandis que la foule commençait à se disperser. Il pouvait distinguer dans leur regard cette absolue satisfaction d’exercer une once de pouvoir, ridicule, mais implacable. De ces clowns émanait toute la luxure, presque tangible, du plaisir pervers : ils bénissaient leur destinée. D’un pas sûr et révolté, Kant s’avança en dégainant ses ciseaux à bois.
« Dites donc, les deux guignols ! Ça vous amuse de nous tordre les noyaux ? Exécutants ! Vendus ! Dictateurs à la petite semelle ! Hors de question que l’on quitte ce chantier ! »
À ces mots, Kant crut percevoir l’écho d’une voix, lointaine et trouble.
Et tandis qu’il imaginait galvaniser la foule indignée autour de lui, ce fut l’effet inverse : tous les anciens travailleurs ayant côtoyé Kant au chantier naval déguerpirent en vitesse. À la tête d’un nouveau groupe de gens débarquant sur sa droite, un vieil homme moustachu s’interposa et répondit sèchement à la place des deux pitres.
« Oy’, Gamin ! Nous emmerdes pô ‘vec tes doléances ! Nous associe pas à tes conneries ! »
Mêlant hommes, femmes et enfants, cette main d’œuvre nouvellement arrivée se vit accorder l'accès au chantier naval. Tous commencèrent à s’y affairer, le plus naturellement du monde, comme s’ils avaient travaillé toute leur vie en ces lieux. Kant demeura silencieux, ahuri.
« Kant, de North Blue ! »
« Sculpteur sur bois, débarqué il y a 8 jours ! »
« Réside au Dé Pipé ? »
« Au Dé Pipé ! »
« Dangereux, à ce qu’on dit. Tu seras donc arrêté, emmené et traduis devant une autorité judiciaire compétente ! »
Tous les regards convergèrent vers Kant. Quelques-uns semblaient apeurés, d'autres affichaient des expressions sévères, mais toutes les personnes présentes semblaient appréhender sa réaction. Un autre jour, il se serait peut-être rebellé. Cependant, cette fois-ci, Kant rangea calmement ses ciseaux dans leur étui et tendit ses poignets joints en signe de reddition. Satisfaits par cette réaction qui semblait la plus sage, les badauds se dispersèrent et vaquèrent à leurs occupations. Les deux pitres, ravis, emmenèrent Kant. Fiers et contents, ces deux gardes de la milice Malicieuse, placée directement sous les ordres du Roi Wakopol, s’amusaient à arrêter le plus d’innocents possibles et ne cessaient jamais de s’enorgueillir. Si Kant avait émis le moindre signe de contestation, il aurait été puni d’une jambe brisée. Or, reconnu et jugé en tant que trublion dangereux, il n’avait ni à céder ses armes ni à passer les menottes : ainsi en était-il au Royaume de l’Absurde.
Il suffit d’une intrigue incompréhensible pour que le paisible séjour de Kant dégénère en situation périlleuse. Le pauvre bougre, démoralisé, avançait avec le regard baissé, tel un pauvre mouton résigné à la tonte. Les deux gardes de la milice, dont il ne connaissait rien, jacassaient incessamment tout le long du chemin jusqu’aux geôles. Une interrogation légitime traversa brusquement l’esprit de l’innocent interpellé : quel vin servait-on dans les cellules du royaume ? Aucune des réponses plausibles ne lui parut satisfaisante. S’apprêtant à se tirer lui-même d’affaire, Kant se figea à l’instant précis où deux balles sifflèrent près de lui. Les deux gardes s’effondrèrent, atteints aux jambes.
Le faible écho de voix se fit à nouveau entendre.
Dernière édition par Kant le Ven 22 Sep 2023 - 10:37, édité 1 fois