Pot-au-feu traditionnel
Hayato remercia le marchand qui venait de le déposer sur la terre ferme. La traversée avait été éprouvante à plus d'un titre mais, en particulier, car le vil gredin avait joué sur les mots lors du contrat. Le sabreur avait échangé la protection qu'il apportait pour sa propre traversée. Or, puisqu'il ne pouvait pas payer les repas et qu'il ne les avait pas négociés, l'épéiste n'avait rien pu avaler de solide durant tout le voyage. Malgré tout, puisqu'il lui avait permis de se déplacer une nouvelle fois sur les Blues, l'épéiste s'inclina poliment devant l'escroc en puissance, avant de tourner les talons.
Il manquait encore de lucidité. À force de voyager, il avait certes progressé en tant que négociateur et, bien sûr, dans sa maîtrise du sabre... mais il lui restait tant à apprendre. De cela, il en était convaincu. Ça, et de la nécessité d'un repas. Avancer était un vrai calvaire, tant son estomac criait famine et tant ses muscles se rebellaient contre cet effort insuffisamment récompensé. Son esprit embrumé, quant à lui, avait du mal à réfléchir à autre chose qu'ingurgiter la première victuaille qui lui passerait sous le nez.
Il avait accosté sur une petite île reculée de North Blue, Alowine, en début de soirée. Malgré sa faiblesse actuelle et son obnubilation pour dénicher un repas quelconque, une chose le frappa d'emblée. Partout où il portait son regard, les enfants et même certains adultes étaient déguisés en toutes sortes de monstres. Il fronça les sourcils et suivit du regard des petits groupes qui frappaient aux portes, puis lançaient tous une variante de la même phrase... avant de se voir offrir des friandises ?
*Quelle drôle de tradition...* se dit-il, juste avant de se rendre compte d'un fait important.
Pourquoi ne pourrait-il pas, lui aussi, quémander des sucreries ? Hésitant, il se dirigea lentement vers la première maison, se mêla aux autres groupes et répéta benoîtement :
- Des friandises ou une farce ?
À son plus grand étonnement, la femme d'âge mûr lui remit une poignée de bonbons. Il cligna des yeux comme une chouette, la remercia chaudement... puis s'échina à faire le tour de toutes les maisons, comme un forcené. Une fois toutes les chaumières du village pillées de la plus charmante des façons, son estomac sembla s'apaiser quelque peu. Il soupira de soulagement, à présent les idées un peu plus en place.
Naturellement, ses pas le dirigèrent ensuite vers la première auberge du coin. Cette petite île ne lui apporterait sans doute pas grand chose ou, en tout cas, aucun adversaire ni aucune aventure digne de ce nom. S'il voulait continuer son voyage initiatique, il devrait trouver une personne qui accepterait de l'aider en ce sens. À peine avait-il poussé la porte qu'une voix apeurée s'éleva, à l'autre bout du bar :
- Mais puisque je vous dis que je l'ai vu de mes propres yeux !
- C'est ça, Jasper... Et la nuit d'Alowine, en plus... Tu crois tromper qui avec tes histoires de zombis ? Grandis un peu !
Intrigué, le vagabond se rapprocha du petit attroupement. L'homme nommé Jasper devait avoir la trentaine, les cheveux bruns, les yeux marrons et une mâchoire carrée. Le visage passe partout du jeune homme était marqué par une peur bien réelle, contrairement à ce que les jaseurs pensaient. Hayato fronça les sourcils et tendit l'oreille de plus belle.
- C'est pourtant pas ton genre de raconter des histoires horribles, Jasper, lui lança l'aubergiste à la moustache touffue. T'es plutôt rêveur, mais t'as jamais été un couillon comme ça...
- Mais c'est parce que c'est vrai ! Regardez, il a perdu un bout ! Je l'ai ramassé avant de me tirer de là !
Il sortit à la vue de tous un morceau de chair bleutée, dégageant une odeur putréfiée qui souleva le cœur de la foule. En y regardant de plus prêt ça ressemblait à...
- UN DOIGT ! MAIS JASPER, GROS DEGUEULASSE !
- Vous voyez ?!
- T'as ramassé ça sur quel genre d'animal, débile ?!
Alors que l'assemblée allait le lyncher, Hayato ne put s'empêcher d'intervenir :
- Ça ne ressemble pas à un doigt d'animal...
Un grand silence s'installa dans la pièce, tandis que les regards oscillaient entre Jasper, le doigt qu'il tenait et l'étranger. Soudain, un badaud lança d'un air circonspect :
- Mais... Euh.. T'es qui, toi ?
- Mes excuses, je ne me suis pas présenté. Je m'appelle Hayato et...
- C'pas ça qu'on te demande ! Pourquoi tu t'incrustes dans la discussion pour soutenir ce crétin ?
- Parce que... ça ressemble vraiment pas à un doigt d'animal, répéta le voyageur, étonné par la question.
Les mouches volèrent un instant. Enfin, l'aubergiste se frotta les yeux d'un air dépité, puis marmonna dans sa barbe. Il finit par se pencher sous le bar et attraper un fusil qu'il plaça sur son épaule. L'épéiste soupira. Il était rare qu'un groupe d'autochtones choisisse de se battre d'emblée et, très clairement, il ne l'aurait pas parié pour cette île-ci, au vu de l'ambiance festive locale. L'aubergiste grinça soudain :
- Ça suffit de faire peur à ma clientèle ! Vous allez me débarrasser le plancher, ou je me chargerai de vous deux.
Sans demander son reste, l’épéiste traîna le dénommé Jasper dehors, tandis que ce dernier tentait en vain de plaider sa cause. Une fois à l'extérieur, Hayato lui demanda d'un air curieux :
- Et ce fameux zombi... vous l'avez croisé loin ?
Deux jours plus tard.
Son compagnon d'infortune claquait des dents. Il avait su se contenir tout le voyage, malgré la peur évidente que ces lieux engendraient chez lui. Mais, à mesure que l'embarcation se rapprochait de la terre hostile, ses soubresauts et son appréhension devenaient de plus en plus flagrants. Hayato s'était rendu à l'évidence : le simple fait de l'avoir amené jusqu'ici avait dû lui demander tout son courage. Il était donc inutile de tenter de le ragaillardir ou, pire, de le sermonner ; après tout, ils s'approchaient de « l'îlot flottant » pour des raisons très différentes ! À cette pensée, il ne put s'empêcher de sourire. L'un souhaitait protéger ses amis d'horribles morts vivants, tandis que l'autre désirait éprouver son courage et ses capacités. Les deux hommes ne se connaissaient que depuis deux jours mais, déjà, l'un d'entre eux allait risquer sa vie suite aux dires de l'autre.
La vie était parfois étonnante.
Pour le prix d'un repas gargantuesque, Hayato avait accepté de jouer l'inspecteur, ou plutôt le mercenaire, et de tirer au clair cette sombre histoire de mort vivant. Jasper approcha son petit navire de la mangrove en grelottant, et tenta de trouver un endroit où s'amarrer. Plus ils s'aventuraient vers la végétation luxuriante locale, plus cette île dégageait une aura bestiale, sauvage, indomptée. Malgré tout, le vagabond restait placide, admirant ce paysage en dehors du temps. Enfin, il posa le pied sur « l'îlot flottant » et promena son regard aux alentours, afin d'y déceler la moindre trace de civilisation ou, à défaut, du passage de l'homme.
- Je... je vous laisse mener l'enquête, hein ? Je reviendrai... plus tard. Tchao !
Et sur ces mots, il rama de toutes ses forces pour s'éloigner des lieux en quatrième vitesse. Son Bokken à la ceinture, Hayato se tourna vers la forêt vierge et, un sourire serein aux lèvres, s'y aventura sans plus de formalité.