Une élégante demeure pour de prestigieux invités : le domaine Vendetta pourrait s’enorgueillir de faire de l’ombre aux plus belles demeures royales (et à vrai dire, un certain nombre d’éléments du mobilier proviennent effectivement de l’ancien palais royal, recherchés avec énergie après son pillage et rachetés, parfois à prix d’or, parfois -souvent- pour une bouchée de pain). On s’attend naturellement au meilleur pour accueillir les grands pontes du Parti Républicain de Goa, premier parti politique de la jeune république en termes d’influence et d’électeurs ! Hélas, les plus beaux meubles, les plus beaux tableaux, les tapis si épais qu’on voit à peine ses pieds dedans, la grande table de la salle à manger autour de laquelle tout le monde est installé, et qui a reçu autrefois les plus fastueux banquets royaux, les chaises aux pieds en bois précieux et aux moulures en peinture d’or et même les statues d’angelots tout nus, ne sont rien quand la conversation prend une tournure désagréable !
« - L’un de vous peut-il m’expliquer comment, alors que nous disposons d’une large majorité à l’assemblée, nous avons pu perdre un vote ?! » s'exclame à bout de la table une députée dont la mise élégante contraste terriblement avec son visage rougi par la contrariété.
« - Je ne dirais pas que nous avons perdu. Je dirais que notre dernière proposition n’a pas su rencontrer son public. » réplique placidement son voisin de table.
« - Oui, donc on a perdu. » soupire une troisième.
« - De seulement deux voix !
- Ça ne nous explique pas pourquoi.
- Je vais vous dire pourquoi : où est notre collègue Barbier ? » Le député à la mine sévère et aux cheveux en catogan désigne du menton une chaise vide -une très belle chaise cela dit en passant, avec une moulure de chérubin doré qui joue de la trompette et un velours bleu parfaitement inconfortable !- « Et Maréchal ? Et Pevrel ? Et Silva ? »
Les regards se font fuyants : personne n’ose contrarier le maître des lieux, le député Servo Vendetta, lorsqu’il se lance dans une tirade.
« - Avec vingt-sept députés absents pour cause de blessures, huit excusés pour « raisons personnelles » -comprenez par là qu’ils ont perdu la face et n’osent plus se montrer en public- et deux morts, sans parler de tous ceux qui n’osent plus se présenter de peur de se prendre un coup d’épée dans le ventre, nous sommes tout simplement en train de perdre notre majorité à l’assemblée !
- Mais c’est ridicule, enfin ! Ils ne peuvent pas… juste… refuser un duel qu’ils savent perdu d’avance ?
- Et accepter une humiliation publique ? » Grogne la députée à la mise élégante. « L’effet serait encore pire ! Non seulement nous ne pouvons pas exiger ça de nos membres alors que leur honneur de politicien est en jeu, mais je botterai moi-même les fesses d’un député de notre parti qui se laisserait ridiculiser sans rien dire par une saleté d’aristo !
- Nous avons bien tenté de faire interdire les duels, de les rendre illégaux. Mais précisément nous étions en minorité ce jour-là à l’assemblée, et la décision nous a échappé. »
- Et le résultat est pire que si vous n’aviez rien fait. A présent, c’est comme s’ils avaient l’aval du gouvernement pour se faire trucider pour des raisons futiles ! »
Silence.
« - Que faisons-nous dans ce cas ? A ce rythme-là, la séance de demain sera encore une raclée !
- On pourrait peut-être… faire venir de force les blessés et les absents ?
- Et pourquoi pas faire voter les morts pendant qu’on y est ? Réfléchissez un peu, de quoi aurait-on l’air ?!
- Et si on autorisait le vote par procuration ?
- J’ai dit ça en l’air, mais en vérité ce n’est pas si bête cette idée de faire voter les morts…
- Il faudrait qu’on fasse appliquer cette résolution à l’assemblée. Ce qui implique un vote. Ce qui implique une défaite, vu la propension qu’ont les nôtres à se faire bêtement trucider en duel !
- Tenez, Novak par exemple. Sa sœur lui ressemble pas mal, avec une perruque on y verrait que du feu !
- Ça suffit. »
Tous les regards se tournent vers le seul membre de l’assemblée à ne posséder aucun mandat électif. Affalé dans son fauteuil, comme si supporter la présente conversation était une douleur physique, c’est un homme de taille moyenne, légèrement empâté, mais au visage fier et élégant où s’animent deux yeux vifs et intelligents, et un sourire charmeur. Roland de Grammon est une véritable célébrité : ministre de la république, homme le plus proche du gouverneur, ancien noble mais premier défenseur de l’abolition des privilèges, républicain convaincu avant même la révolution, mécène, protecteur des pauvres et des opprimés, il allie aisance pour convaincre et intelligence politique. Le bilan gouvernemental très mitigé ne l’a que très peu éclaboussé, et il reste extrêmement populaire à la capitale.
S’il n’est officiellement qu’un invité d’honneur, un observateur, un membre honoraire du groupe pourrait-on dire, c’est uniquement parce qu'en tant que ministre du gouverneur, Grammon se doit de préserver les apparences et de faire mine de soutenir la politique de son supérieur. Mais dans les faits personne autour de cette table ne s’y trompe: il est l’âme du parti, et du renouveau de la République de Goa qu’ils appellent de tous leurs vœux !
« - Vous voyez bien que cette affaire dépasse de simples querelles d’ego entre députés républicains et monarchistes. Nous avons affaire à un plan orchestré par les monarchistes pour semer la peur dans nos rangs, vider nos sièges à l’assemblée, et gagner la majorité que la légitimité des votes ne leur a pas donnée.
- C’est évident, mais… »
Il fait taire l’importune d’un simple geste de la main :
« - Nos adversaires nous ont porté un mauvais coup, mais personne n’est dupe quant à leurs manœuvres. Ils tentent de gagner par la traîtrise ce qu’ils n’ont pas su conquérir dans le cœur du peuple ! Mais ne vous en faites pas mes amis : nous allons compter les coups, et chacun leur sera rendu au centuple. Et nous apporterons la liberté et la justice à Goa ! »
Du vent, rien que du vent, se dit Grammon en regardant ses collègues ragaillardis par son discours. Pourtant, les voilà déterminés, combatifs, prêts à faire face avec la même énergie qu’au premier jour de l’assemblée, lorsqu’ils étaient majoritaires, conquérants, prêts à réformer tout Goa !
C’est ça être politicien, se dit-il encore. Savoir dire les bons mots aux bonnes personnes pour les pousser à donner le meilleur d’elles-mêmes.
« - On a quand même un problème… » marmonne un député, un homme d’un certain embonpoint paré d’une courte barbe pointue et blanche qu'il entortille machinalement du bout des doigts. « Enfin… j’ai un problème. »
On se retourne vers ce casseur d’ambiance, qui ose poursuivre malgré tout :
« - Il se pourrait que j’aie… accepté une provocation en duel moi aussi. Contre la d’Isigny. Cela doit avoir lieu demain et…
- C’est pas vrai… !
- Vous avez accepté un duel demain, alors que vous devez soutenir notre projet de loi jeudi prochain à l’assemblée ? Et que vous êtes l’homme phare de ce projet ?!
- Mais quel idiot !
- Après tout ce qu’on a dit !!
- Comprenez-moi, elle a été particulièrement odieuse ! Devant les journalistes en plus ! C’est mon honneur qui était en jeu. Et puis c’est juste une gamine, ce n’est quand même pas elle qui…
- Cette gamine a fait ravaler leur fierté à plus d’une dizaine des nôtres. Dont quelques excellents duellistes. Et demain, vous et votre honneur finirez avec une pointe de sabre dans le ventre !
- On doit se battre au pistolet. Ça m’a semblé plus… simple.
- Oh. Merveilleux. »
Instinctivement, les regards se tournent une nouvelle fois vers Roland de Grammon. Ce dernier, une main sur le front, semble plongé dans une profonde réflexion.
« - Si vous voulez », propose la députée placide aux boucles d’oreilles presque aussi larges que ses oreilles, « je connais un shimotsukien qui pourrait lui régler son compte et faire en sorte que ça passe pour un accident.
- Jamais ! » gronde Grammon avec autorité. « Nous ne nous abaisserons pas à des manœuvres aussi minables ! Si nous voulons incarner le camp du bien, nous devons rester moralement irréprochables, même si ça implique d’encaisser les coups que nos adversaires: en fin de compte, nous triompherons à la loyale. Mais que ce soit bien clair : nous, le camp de la justice, de l’égalité des droits et de la liberté des peuples, nous ne nous réduirons jamais à commettre des meurtres ! »
« - L’un de vous peut-il m’expliquer comment, alors que nous disposons d’une large majorité à l’assemblée, nous avons pu perdre un vote ?! » s'exclame à bout de la table une députée dont la mise élégante contraste terriblement avec son visage rougi par la contrariété.
« - Je ne dirais pas que nous avons perdu. Je dirais que notre dernière proposition n’a pas su rencontrer son public. » réplique placidement son voisin de table.
« - Oui, donc on a perdu. » soupire une troisième.
« - De seulement deux voix !
- Ça ne nous explique pas pourquoi.
- Je vais vous dire pourquoi : où est notre collègue Barbier ? » Le député à la mine sévère et aux cheveux en catogan désigne du menton une chaise vide -une très belle chaise cela dit en passant, avec une moulure de chérubin doré qui joue de la trompette et un velours bleu parfaitement inconfortable !- « Et Maréchal ? Et Pevrel ? Et Silva ? »
Les regards se font fuyants : personne n’ose contrarier le maître des lieux, le député Servo Vendetta, lorsqu’il se lance dans une tirade.
« - Avec vingt-sept députés absents pour cause de blessures, huit excusés pour « raisons personnelles » -comprenez par là qu’ils ont perdu la face et n’osent plus se montrer en public- et deux morts, sans parler de tous ceux qui n’osent plus se présenter de peur de se prendre un coup d’épée dans le ventre, nous sommes tout simplement en train de perdre notre majorité à l’assemblée !
- Mais c’est ridicule, enfin ! Ils ne peuvent pas… juste… refuser un duel qu’ils savent perdu d’avance ?
- Et accepter une humiliation publique ? » Grogne la députée à la mise élégante. « L’effet serait encore pire ! Non seulement nous ne pouvons pas exiger ça de nos membres alors que leur honneur de politicien est en jeu, mais je botterai moi-même les fesses d’un député de notre parti qui se laisserait ridiculiser sans rien dire par une saleté d’aristo !
- Nous avons bien tenté de faire interdire les duels, de les rendre illégaux. Mais précisément nous étions en minorité ce jour-là à l’assemblée, et la décision nous a échappé. »
- Et le résultat est pire que si vous n’aviez rien fait. A présent, c’est comme s’ils avaient l’aval du gouvernement pour se faire trucider pour des raisons futiles ! »
Silence.
« - Que faisons-nous dans ce cas ? A ce rythme-là, la séance de demain sera encore une raclée !
- On pourrait peut-être… faire venir de force les blessés et les absents ?
- Et pourquoi pas faire voter les morts pendant qu’on y est ? Réfléchissez un peu, de quoi aurait-on l’air ?!
- Et si on autorisait le vote par procuration ?
- J’ai dit ça en l’air, mais en vérité ce n’est pas si bête cette idée de faire voter les morts…
- Il faudrait qu’on fasse appliquer cette résolution à l’assemblée. Ce qui implique un vote. Ce qui implique une défaite, vu la propension qu’ont les nôtres à se faire bêtement trucider en duel !
- Tenez, Novak par exemple. Sa sœur lui ressemble pas mal, avec une perruque on y verrait que du feu !
- Ça suffit. »
Tous les regards se tournent vers le seul membre de l’assemblée à ne posséder aucun mandat électif. Affalé dans son fauteuil, comme si supporter la présente conversation était une douleur physique, c’est un homme de taille moyenne, légèrement empâté, mais au visage fier et élégant où s’animent deux yeux vifs et intelligents, et un sourire charmeur. Roland de Grammon est une véritable célébrité : ministre de la république, homme le plus proche du gouverneur, ancien noble mais premier défenseur de l’abolition des privilèges, républicain convaincu avant même la révolution, mécène, protecteur des pauvres et des opprimés, il allie aisance pour convaincre et intelligence politique. Le bilan gouvernemental très mitigé ne l’a que très peu éclaboussé, et il reste extrêmement populaire à la capitale.
S’il n’est officiellement qu’un invité d’honneur, un observateur, un membre honoraire du groupe pourrait-on dire, c’est uniquement parce qu'en tant que ministre du gouverneur, Grammon se doit de préserver les apparences et de faire mine de soutenir la politique de son supérieur. Mais dans les faits personne autour de cette table ne s’y trompe: il est l’âme du parti, et du renouveau de la République de Goa qu’ils appellent de tous leurs vœux !
« - Vous voyez bien que cette affaire dépasse de simples querelles d’ego entre députés républicains et monarchistes. Nous avons affaire à un plan orchestré par les monarchistes pour semer la peur dans nos rangs, vider nos sièges à l’assemblée, et gagner la majorité que la légitimité des votes ne leur a pas donnée.
- C’est évident, mais… »
Il fait taire l’importune d’un simple geste de la main :
« - Nos adversaires nous ont porté un mauvais coup, mais personne n’est dupe quant à leurs manœuvres. Ils tentent de gagner par la traîtrise ce qu’ils n’ont pas su conquérir dans le cœur du peuple ! Mais ne vous en faites pas mes amis : nous allons compter les coups, et chacun leur sera rendu au centuple. Et nous apporterons la liberté et la justice à Goa ! »
Du vent, rien que du vent, se dit Grammon en regardant ses collègues ragaillardis par son discours. Pourtant, les voilà déterminés, combatifs, prêts à faire face avec la même énergie qu’au premier jour de l’assemblée, lorsqu’ils étaient majoritaires, conquérants, prêts à réformer tout Goa !
C’est ça être politicien, se dit-il encore. Savoir dire les bons mots aux bonnes personnes pour les pousser à donner le meilleur d’elles-mêmes.
« - On a quand même un problème… » marmonne un député, un homme d’un certain embonpoint paré d’une courte barbe pointue et blanche qu'il entortille machinalement du bout des doigts. « Enfin… j’ai un problème. »
On se retourne vers ce casseur d’ambiance, qui ose poursuivre malgré tout :
« - Il se pourrait que j’aie… accepté une provocation en duel moi aussi. Contre la d’Isigny. Cela doit avoir lieu demain et…
- C’est pas vrai… !
- Vous avez accepté un duel demain, alors que vous devez soutenir notre projet de loi jeudi prochain à l’assemblée ? Et que vous êtes l’homme phare de ce projet ?!
- Mais quel idiot !
- Après tout ce qu’on a dit !!
- Comprenez-moi, elle a été particulièrement odieuse ! Devant les journalistes en plus ! C’est mon honneur qui était en jeu. Et puis c’est juste une gamine, ce n’est quand même pas elle qui…
- Cette gamine a fait ravaler leur fierté à plus d’une dizaine des nôtres. Dont quelques excellents duellistes. Et demain, vous et votre honneur finirez avec une pointe de sabre dans le ventre !
- On doit se battre au pistolet. Ça m’a semblé plus… simple.
- Oh. Merveilleux. »
Instinctivement, les regards se tournent une nouvelle fois vers Roland de Grammon. Ce dernier, une main sur le front, semble plongé dans une profonde réflexion.
« - Si vous voulez », propose la députée placide aux boucles d’oreilles presque aussi larges que ses oreilles, « je connais un shimotsukien qui pourrait lui régler son compte et faire en sorte que ça passe pour un accident.
- Jamais ! » gronde Grammon avec autorité. « Nous ne nous abaisserons pas à des manœuvres aussi minables ! Si nous voulons incarner le camp du bien, nous devons rester moralement irréprochables, même si ça implique d’encaisser les coups que nos adversaires: en fin de compte, nous triompherons à la loyale. Mais que ce soit bien clair : nous, le camp de la justice, de l’égalité des droits et de la liberté des peuples, nous ne nous réduirons jamais à commettre des meurtres ! »