Fumer fait tousser… [avec Feng Han]
La dextre posée contre son visage, les doigts suffisamment écartés pour laisser passer le délicieux contact de sa pipe personnelle, Haoyu Han se prélassait dolemment sur son banc d’infortune. Autour de lui, une fumée bleutée omniprésente envahissait la pièce d’effluves parfumés par l’âpreté du pavot consumé tandis que ses consommateurs maniaques, avachis sur leurs propres bancs, se taisaient en vertu de la règle tacite du lieu : nul ne devait épier, nul ne devait parler. Un sanctuaire muet pour les opiomanes qui s’y réfugiaient en quête d’un salut que seul l’opium pouvait procurer. Nombreux ici cherchaient à s’émanciper d’une vie que trop douloureuse : ici, un travailleur bedonnant s’échappait d’un chantier où le contremaître exploitait la main-d’œuvre avec une main de fer ; là, une femme à l’effrayante maigreur préférait rêver d’une vie sans mari aux mains calleuses et aux habitudes avinées. L’oniromancien, quant à lui, pestait intérieurement contre les affres de son insomnie et cherchait avidement à s’endormir. N’y pouvant pas, il se redressait, les yeux hagards et le teint pâle, explorant du toucher une meilleure place pour se rencogner dans son siège mais ne trouvant son bonheur, il rallumait sa pipe refroidie. Bientôt, de nouveaux volutes ne tardaient pas à s’exfiltrer de ses lèvres et une sensation agréable bien qu’amère lui parcourait le corps, émoussant ses sens. Il fit fi, alors, de la règle du lieu et promenait son regard sur ses consœurs et ses confrères tout en continuant de porter à la bouche l’instrument de sa félicité que trop passagère. A travers l’opacité relative de la fumée environnante, il comptait une quinzaine d’infortunés camarades qui, comme lui, bénéficiaient du repos morphinique.
Soudainement las de partager la compagnie d’autrui, Haoyu se levait et traversait la salle en faisant scrupuleusement soin de ne déranger personne. Le pas lent et mal assuré, le devin finissait par rejoindre une autre salle, plus petite et plus intimiste, où il serait seul. L’un des tenanciers l’observait d’un œil circonspect mais sa curiosité s’arrêta toutefois aux pièces lancées en sa direction : les dernières réminiscences de la richesse d’antan de l’onirocrite. Le rideau maintenant tiré sur lui, il se laissait tomber sur une banquette aux coussins ayant perdus de leurs mollesses et aux couleurs défraîchies. Au milieu de la petite pièce trônait un brasero aux faibles braises récemment ravivées. Sur une petite table, une lampe thébaïque à huile, au socle en étain, englobée dans un socle en verre percé par le haut pour que la flammèche consume un pipe-bol en bois laissait échapper une odeur enivrante composée d’amande et d’opium. Ravi de son choix et d’y avoir abandonné ses économies, le Meng-Shi s’allongeait sur le côté, face au rideau, et sortit de son manteau sa pipe en os : sa dernière possession personnelle. Les dessins qui y figuraient provenaient de la main d’un esthète jouissant d’un grand renom à la Cité Rouge mais il ne parvenait pas à s’en souvenir. Alors, d’une main experte, il préparait sa séance et ses réserves : il piquait avec une aiguille un tube contenant l’extrait de pavot y récupérant une parcelle de la taille d’une fève, la plaçait au-dessus d’une de ces lampes afin que la parcelle se gonflasse et se durcisse. La larme ainsi consolidée, Haoyu la plongeait délicatement dans la cupule de sa pipe. Avec un apaisement soudain, il fumait de nouveau tandis qu’il répétait l’action tout en enroulant les larmes durcies dans du tabac ; ainsi, il se faisait une provision cachée jalousement dans sa blague subtilement dissimulée dans les plis de ses beaux vêtements.
C’est alors qu’il finissait son minutieux travail que son monde recouvrait la teinture azurée d’un bonheur oublié par l’action de la panacée adorée des Immortels. L’imaginaire d’un monde coloré reprenait ses droits enjoignant ses yeux au sommeil, un sommeil taiseux et mirifique. Il sombrait enfin à mi-chemin entre réalité crasse et rêverie salvatrice. Oublieux de sa personne, de sa psychè ou de son statut, l’excès de sa consommation le rattrapait provoquant d’ignobles horripilations et sueurs froides. Effrayé par une telle démesure, Haoyu tentait de se relever alors que des visions fumigènes s’entremêlaient dans une cacophonie infâme. Les muscles tétanisés, la bouche crispée dans une congestion avilissante, les yeux torves, il s’effondrait sur le sol froid et miteux du bouge. Anesthésié et résigné, il se laissait aller rejoindre la noirceur d’un dernier songe.
Codage par Libella sur Graphiorum
Dernière édition par Haoyu Han le Lun 22 Jan 2024 - 15:17, édité 1 fois