Héritage
Première partie de la quête Démarrage en douceur
Le bois vermoulu du ponton craquait sous l’assaut interminable de la houle. Kanokuni n’était pas réputée pour ses météos capricieuses mais la disposition de certaines de ses criques pouvait rendre une simple brise traîtresse et froisser les navires sur les falaises, au pied de la muraille. Bien connues des marins, ces criques étaient évitées comme la peste et seuls quelques mauvais plaisantins s’amusaient à les adresser à des marchands peu coutumiers du lieu, espérant jouer les naufrageurs du dimanche et récupérer un petit pécule. La crique où se trouvait Feng n’en était pas une. A vrai dire, il était même surpris qu’une telle crique existe. Nichée dans les contreforts mitoyens de Fort Levant, elle était agréablement bien isolée des dangers météorologiques et, à part le ponton branlant, peu de navires y mouillaient. De ce qu’il venait d’apprendre, il en déduisit qu’il s’agissait d’une de ces rares criques privatisées où des personnes souhaitant rester discrètes faisaient hiverner leurs navires. De longs cotres richement équipés frayaient avec d’agiles caravelles et de lourds galions puissamment armés. Au milieu de tout cela, le Bai Laohu faisait office de gringalet des mers. Pas armé pour un sou, sa voilure se détachait dans le soleil couchant avec la modestie du navire qui n’a que peu vu la mer. Il était identique à l’image qu’en avait Feng dans sa mémoire. Un petit navire simple, bien bâti, capable d’affronter la mer sans rougir. Il avait appris à naviguer sur ce bateau. Pendant de longues années, il avait sillonné les quelques criques poissonneuses du coin pour aller tenter quelques prises avec son sifu. Cela avait été un des premiers ciments de leur amitié au-delà de leur amour de l’Empire. Il avait cru que le navire avait été saisi par l’administration après l’emprisonnement du gouverneur. Cela n’avait apparemment pas été le cas. Il était là, bien amarré sur un ponton isolé, à cela près qu'une seule chose changeait par rapport à la dernière fois où Lee Yan et lui l’avaient pris pour aller pêcher. Un pavillon flottait au sommet du mât principal, symbole de nouveaux propriétaires sans doute. Or, à ce qu’il avait lu quelques heures plus tôt, le navire lui revenait par un jeu alambiqué d’écritures notariales sur lequel il avait cessé de creuser tant celui-ci avait été volontairement complexifié. Lee Yan n’avait pas voulu qu’on sache que Feng récupère une partie de ses biens. Alors que faisait un pavillon sur le mat de ce navire en particulier ? Trois têtes de mort entrelacées de chaînes. La place ici devait coûter une fortune et nul doute qu’il existait un service de sécurité privé ou du moins une organisation en charge de la gestion du lieu. Alors que faisaient-ils ?
La tension de Feng était montée d’un cran sans qu’il ne s’en rende compte. Oser s’arroger le droit de prendre possession de ce navire revenait à salir la mémoire de son maître. Peu importe la ou les personnes sur ce navire, il comptait leur demander des comptes. Aussi marcha-t-il un peu plus nerveusement que prévu quand il traversa la marina et passa le long des coques des navires voisins. De loin, il entrevit même quelqu’un en train de s’affairer sur le pont. Ses pas résonnèrent plus fort tandis qu’il arrivait à une quinzaine de mètres de celui-ci. Deux bonhommes semblèrent sortir du château arrière au moment où il arrivait. Sans doute l’avaient-ils vu arriver de loin, ses habits claquant au vent avec la brise, son épée au fourreau, raide comme un piquet. Trois bonhommes le toisaient désormais en faisant preuve de l’arrogance inavouable et difficilement palpable des gens qui possèdent un navire. Le premier, qui venait de s’adresser à lui, était brun, vêtu d’une chemise blanche bien propre et d’un tatouage de larme sous l’œil. Sans nul doute un criminel, ce genre de marquage lui était familier. Derrière lui, un second type, brun également, arborait un air de famille avec le premier homme malgré un âge plus avancé, il reposait ses deux bras sur la balustrade du navire et arborait le sourire de l’individu sûr de lui, en confiance. A dire vrai, ils ne semblaient pas inquiétés le moins du monde par Feng, seulement par ce qu’il venait faire ici.
« Bonjour, on peut vous aider ?
- Oui, je cherche le Bai Laohu, c’est bien ce navire ?
- Tout à fait mon bon monsieur. On l’a racheté ce matin. »
Question classique de bon samaritain, ces types avaient à minima le sens de la jugeote. Le seul qui inquiétait un tant soit peu Feng, c’était celui à l’arrière. Il avait passé un regard vers le ponton, découvrant un cou de buffle et une coupe à l’iroquoise. Occupé à charrier quelque chose, il ne s’attarda pas.
« Ah bon, vous l’avez racheté ce matin même ? Je pourrais savoir à qui ?
- Bah au régisseur de la marina. On avait besoin d’un rade où crécher. Il nous l’a fait à un bon prix. Parait que l’ancien proprio’ est en prison pour un bail. Un type de la haute il parait.
- Je vous corrige, ce navire est à moi. Depuis pas plus tard qu’hier, lâcha-t-il d’un ton sec. »
La réponse ne sembla pas les faire sourire.
Qu’ils aient racheté le navire ou qu’ils l’aient volé importait effectivement peu. Qu’un homme vienne leur dire que tout ça lui appartenait, ils ne devaient pas trop apprécier. Aussi celui qui semblait être le chef du groupe lui répondit un peu plus fermement mais avec encore un peu de bonhomie.
« Eh bien mon brave, si c’est le cas, je vous laisse voir avec les autorités locales. Jusqu’à preuve du contraire, ce vaisseau est nôtre.
- Non. Et à vrai dire je crois que je ne vais même pas m’embêter à vous le prouver. »
Après tout, Feng avait décidé de passer de l’autre côté de la loi non ? Pourquoi se faire chier avec la procédure, le respect de l’ordre établi. Ces types-là étaient costauds mais certainement pas assez pour lui. Pourtant, un entrechat bien senti et voilà que l’un d’entre eux passait du pont au ponton en un saut. Le deuxième du groupe. Le frère âgé.
« T’ouvres quand même sacrément la gueule pour un type qui va se faire dérouiller l’ancien. »
Aouch. De l’âgisme, super. La vanne était facile mais ça n’empêcha pas le type d’arborer un sourire bien niais. Et d’agiter en main un petit sabre. Quel imbécile. Il ne pensait quand même pas que… Un craquement de bois sinistre se fit entendre et la vue de Feng se brouilla tandis que son crâne fit une petite valse. Jusqu’à ce que sa tête passe à l’horizontale. Il venait tout bonnement de se faire briser une caisse de vinasse dans la tronche. Et pas du bon. De la piquette maison rallongée avec l’empereur ne savait quelles plantes. Dans un dernier moment de lucidité, il entrevit le type au cou de buffle le regarder d’une mine satisfaite.
« Quel con c’lui là. Il croyait quoi hein ? Qu’il allait nous virer de là sans qu’on le chignole ? dit le petit chef du groupe.
- Ouais. Et le pire c’est que j’ai failli y croire un instant. Non mais il veut quoi avec sa tronche de héraut de l’Empire là. Il a cru qu’il allait pouvoir la faire à l’envers aux Pirates du Triple Laid?
- Ha. Allez qu’on perde pas de temps. J’sais pas qui a payé la place de parking mais on s’en pogne. J’veux pas être là quand les Chinjao viendront vérifier ce qui se passe.
- Mais Fredo, le régisseur n'a pas dit que ?
- Tu crois vraiment ce qu’il a dit toi ? Tu penses que les Chinjao c’est un groupement de nouveaux-nés ? Non franchement, je ne prends pas ce risque. On a déjà eu du bol de retrouver un navire à pas cher après que ces demeurés de révolutionnaires nous aient réquisitionné le notre, je tente pas notre chance.
- Il a raison Rico. Faites lui les poches et on s’arrache. Pis fracassez le un bon coup et foutez le à la flotte. Qu’il ait pas envie de revenir avec ses collègues. Un bras pété ça ira. »
Les chandelles dansaient encore autour de Feng quand il sentit qu’une main lui palpait le flanc. Il reprenait à peine ses esprits mais son corps agit instinctivement, il roula sur le côté et, de son bras le mieux placé, décocha un violent crochet sur le zigue qui se penchait sur lui. Dans un monde parfait, il aurait sans doute visé le partie basse de la mâchoire. Il n’avait pas ce loisir aussi son poing fermé s’écrasa sur le crâne dur d’un des trois types. Lequel ? Il n’en voyait pas grand-chose car il avait le visage encore trempé d’alcool et l’odeur infernale associée lui montait au nez. D’un échange poli d’incivilités, la scène venait de se transformer en une bagarre un peu sale où, tous le savaient, les mauvais coups étaient permis. Feng n’eut pas le temps d’entendre jurer sa cible qu’il vit une lame de couteau danser non loin de son crâne. Sa main s’en empara aussitôt et cingla en pleine cheville. Cri, douleur, chute. Il profita de cet instant pour se relever, un peu trop vite apparemment car il avait un léger vertige. Le combat s’annonçait gratiné.
Dernière édition par Feng Han le Dim 18 Fév 2024, 09:16, édité 2 fois