Tirer n'est pas tuer
1622
Péninsule des Tigres
Village de Hei, province de Huian
Trente-trois ans d’existence depuis peu… Un chiffre ambivalent selon la numérologie kanokunienne. Affalé dans son fauteuil, Feng se massait distraitement les tempes en respirant une douce odeur d’encens provenant du bâtonnet qui finissait de se consommer sur son bureau. A peine son anniversaire terminé qu’il rempilait sur une intense semaine de travail. D’un air lassé, il observait avec une tendre appréhension la pile de dossiers administratifs qui lui restait à traiter. Il supervisait la bourgade de Hei depuis près de six mois et il avait l’impression de mourir à petit feu. Le passage par un poste de supervision était cependant nécessaire pour cimenter son ascension dans le Parti de la Tradition. Le gouverneur le lui avait bien fait comprendre malgré ses protestations pour rester auprès de son sifu. Un an pas plus lui avait-il dit. La moitié de la peine effectuée, le Han comptait déjà les jours.
D’un mouvement de poignet, il agita la clochette qui lui servait de signal pour convoquer Peng, son majordome. Il opina du chef en direction d’un joli tas de documents et le vieil homme se chargea de récupérer la liasse fiscale destinée aux percepteurs régionaux de l’Empire. Voir la pile fondre un peu constituait déjà une petite victoire en soi. Il fallait capitaliser sur ces petites victoires s’il voulait avoir l’impression d’avancer dans ses tâches. Mais rofl… Que c’était rasant. Écouter et résoudre des histoires de vieillards qui s’écharpent pour des mesures cadastrales ou des guéguerres de clochers commençait à lui taper sur le système. Il se rappela un instant les moments où il avait dû se salir réellement les mains pour paver le chemin de la carrière du gouverneur et sourit. Au moins c’était du vrai boulot. Les choses avançaient.
Le destin fit mentir Feng car sa journée ne faisait que commencer. Et il ne pouvait pas se douter qu’il devrait reporter l’imputation de toute cette paperasse à minima au lendemain. Enfin… Quand la porte de son office s’ouvrit en trombe pour laisser apparaître un villageois du nom de Dang Jones, il vit au visage de ce dernier que quelque chose se passait dans le bourg. Tout pantelant, le pauvre homme était un cantonnier en charge de la voirie. Forçant un peu trop sur la bouteille, il avait eu affaire à Feng quelques mois plus tôt mais ce n’était pas un mauvais bougre.
« Tribun Han, vous devriez venir voir dans la grand-rue. Il y a du grabuge et ça risque de mal tourner. »
Le ton avec lequel il avait dit cela ne goûtait guère à Feng qui se redressa de tout son long. Il fit signe à Peng de s’occuper de recevoir les gens en son absence. Le vieux majordome opina calmement du chef et s’éclipsa tandis que le Han empoignait d’une main la guandao posée sur un présentoir derrière lui. Déjà revêtu de l’armure officielle de l’Empire et de la livrée rouge correspondante de l’armée, il avait fière allure quand il sortit en trombe de son bureau à la tête d’une dizaine de miliciens. Cela dit, jamais n’aurait-il pu prédire ce qu’il allait rencontrer…