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Lettres de voyage de Shimada Ichika, étudiante à Shimotsuki
Je souhaite relater, dans ces lettres, les événements pour le moins curieux auxquels j’ai pu assister lors du voyage que j’ai mené à Goa au cours de l’année 1629. Je pense qu’ils seront d’un certain intérêt du fait des évènements qu’ils décrivent, mais il s’agit également de ma manière de rétablir la vérité sur certains éléments qui ne manqueront pas d’être tus, déformés, ou présentés sous un jour mensonger.
Arrivant à la fin de mon cursus universitaire, j’ai été amenée à voyager sur différentes îles des blues afin de parfaire mes connaissances du monde, des sociétés et des gens. L’île de Dawn était la troisième étape de ce long et passionnant voyage ; je ne m’y étais jamais rendue, mais je la connaissais évidemment de réputation tant le royaume qu’elle abritait était source de rumeurs, d’histoires et de fantasmes.
J’ai évidemment été fascinée par les grandes avenues pavées, bordées de maisons colorées, d’arbres et de statues. Par les grandes demeures de la ville haute et leurs vastes parcs, et par l’immense palais-forteresse du gouverneur en particulier ! Cependant, je dois aussi confesser une certaine déception. Dans toutes les descriptions de Goa que j’entendais depuis l’enfance, on vantait leur élégance, leur luxe, leur grande noblesse… je m’attendais donc à croiser des femmes et des hommes en tenue d'apparat, coiffés de perruques poudrées et vivant dans des demeures aussi luxueuses ! Or, il est évident que le luxe de Goa est écaillé. Beaucoup des grandes demeures qui, de loin, m’avaient émerveillée se sont révélées vides, abimées ou mal entretenues. Les rues de la cité cachent mal les dégradations qu’elles ont subi, et de nombreux quartiers de la ville haute et du centre-ville (j’ai évité la ville basse que l’on m’a indiquée comme mal famée) étaient habités par des gens à l’air peu recommandables, qui n’avaient sans doute jamais vu une perruque poudrée de leur vie ! La ville semble empêtrée dans une espèce d’absence d’évolution, figée entre cette incapacité de réparer les dommages du passé (autrement qu’en rafistolant les bâtiments de bric et de broc, j’entends ! Certains quartiers ressemblent à un patchwork fait pour un quart de briques, un quart de pierres de taille, un quart d'enduit et un quart de planches) et son incapacité à aller de l’avant. Goa semble sombrer malgré elle, malgré son immobilisme (ou peut-être justement à cause de lui) vers un état fortement déplaisant.
Heureusement, je n’étais pas seule pour m’aventurer dans cette ville immense et pas aussi reluisante qu’espéré. J’avais été mise en contact avec un ami de la famille, une connaissance lointaine qui vivait à Goa, un certain monsieur Carellococo. C’était un homme d’une quarantaine d’années, extrêmement sympathique et chaleureux, et qui par son allure correspondait assez à l’image que je me faisais d’un habitant de Goa pour être rassurée !
Ce monsieur très aimable s’est fait un plaisir de me faire visiter sa ville, d’en vanter longuement les mérites (il semble vraiment beaucoup l’aimer !), et m’en présenter les meilleurs endroits. Après un long séjour dans son restaurant préféré, et une balade le long des beaux quartiers du port, il m’a invitée à assister à une représentation au théâtre, suivie d’un dîner et d’une soirée en compagnie de quelques bonnes personnes à qui il serait heureux de me présenter.
J’ai rapidement compris que je n’assistais pas à une simple représentation de théâtre : il s’agissait de la grande première donnée par d’un des plus célèbres acteurs et dramaturge du moment, celui dont on s’arrachait les places et les textes, le grand Molaire. J’ai également rapidement compris, en observant la foule de belles gens qui se massaient autour de l’entrée avec un manque de correction vraiment choquant pour une nouvelle venue comme moi qui avait tant d’attentes vis-à-vis des habitants de cette île, que le fait d’assister à leurs représentations était autant pour eux un moyen de se divertir que de s’afficher en public afin de faire la démonstration ses moyens, son bon goût, ses beaux vêtements et sa bonne compagnie.
Le spectacle était très bon je dois dire, et j’ai été autant époustouflée par le récit (saupoudré de larges portions de comique piquant) que par les décors, les costumes, et la prestation de monsieur Molaire qui illuminait la scène ! Elle mettait en scène un bourgeois de la ville -interprété par le grand Molaire lui-même-, se donnant des aires ridiculement aristocratiques, dans une satire de la bonne société de Goa que même une étrangère comme moi ne pouvait manquer de comprendre, et dont les comportements grandiloquents et les tirades à double sens déclenchaient l’hilarité du public !
Après la séance, monsieur Carellococo me sollicita pour l’accompagner à la réception qui devait avoir lieu le soir même en compagnie de « quelques personnes qu’il faut avoir fréquenté quand on veut se faire un nom à Goa », mais surtout du fameux Molaire ! Nous nous sommes donc rendus, mon ami et moi, à cette soirée qui avait lieu dans les quartiers chics de la ville, et c’est là que les véritables événements intéressants commencent...
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Le dîner à l’hôtel particulier de la marquise de Cha-Cha-Cha (c’était le nom de notre hôtesse) fut pour moi un long moment de gêne. Il m’apparut très rapidement que les autres convives n’appartenaient pas au même monde que moi, et j’avais l’impression d’être une chatte de gouttière dans un congrès de siamois et de persans ! Cette différence était encore accentuée par notre habillement : alors que j’avais fait l’acquisition de magnifiques robes à la mode de Goa que je me faisais un plaisir de mettre, mon ami avait insisté avec énergie pour que je vienne habillée de mon plus beau kimono de Shimotsuki, en m’assurant que cet exotisme ravirait les autres convives.
Nous fûmes accueillis dans le grand hall, une vaste pièce d’entrée au sol en marbre blanc, décorée d’une profusion de tapis, de glaces, de portraits, et d’un splendide double escalier (en marbre lui aussi, signe de grande richesse !) menant vers les étages supérieurs. L’on me présenta aux autres invités, et je fus vite perdue dans un florilège de noms, parfois de titres, m’efforçant d’imiter monsieur Carellococo lorsqu’il saluait d’un « bonjour monsieur », ou bien « bonjour votre honneur », « bonsoir madame la marquise, monsieur le chevalier » …
Il y avait notre hôtesse bien sûr, la marquise de Cha-Cha-Cha, rutilante dans un uniforme militaire et dont on m’expliqua qu’elle était amirale de la flotte de Goa. J’ignorais que la cité disposait de sa propre marine, et je m’interrogeais sur son utilité maintenant que la Marine avec un M majuscule s’occupait de sa protection, mais je pense que mes salutations respectueuses ont été à la hauteur de son rang ainsi que de celui de son époux. Il y avait également madame Marâtre, une grande journaliste à la réputation sulfureuse et à l’attitude plutôt déroutante : alors que je croyais avoir vu tout ce à quoi je pouvais m’attendre en matière d’excentricités de la part des habitants de Goa, j’ai été obligée de revoir mes critères lorsque l’on me présenta à cette femme assise dans une baignoire, comme si de rien était, au milieu des autres convives ! Une baignoire remplie d’eau évidemment, et dont la surface débordante de mousse ne laissait pas voir le contenu, mais dont l’occupante ne semblait ressentir aucune gêne tandis que les autres convives semblaient n’en éprouver aucune surprise (ou alors, ils faisaient très bien semblant !). Monsieur Carellococo m’expliqua à mi-voix qu’il en était ainsi parce que cette dame avait poussé le concept des Dragons Célestes à un niveau encore supérieur : tandis que ces derniers refusaient de respirer l’air du commun des mortels, elle était tellement répugnée par la saleté qu’elle se lavait en permanence !
Les autres convives étaient heureusement beaucoup moins farfelus (selon les critères de Goa en tout cas !) : l’on me présenta à madame Bavache, une femme très belle et élégante, quoique avec un regard dur, et son époux monsieur Bavache qui était l’exact opposé : un homme très gentil avec les cheveux les plus roux que j’aie jamais vu ! L’autre couple de la soirée était celui de monsieur et madame Quart, lui un homme riche et élégant aux manières me faisant beaucoup penser à ce que Molaire avait carricaturé dans sa pièce, et son épouse une femme blonde à l’air morose, sentant très fort le tabac. On me présenta également le jeune monsieur Smith, un garçon de sûrement pas plus de dix-sept ou dix-huit ans, et quelques personnes au nom clinquant : les sœurs d’Isigny, deux aristocrates (des jumelles, je crois ?) aux cheveux vraiment très blonds, dont l’une est une politicienne influente, et l’autre une aventurière ou une barbouze, quelque chose comme ça. Le chevalier Bart Agnant, un aventurier lui aussi, se présenta fièrement comme étant le de meilleur bretteur d’East Blue !
Et puis il y avait monsieur Molaire bien sûr, auquel je ne pus hélas pas être présenté dans l’immédiat, tant son attention était accaparée par d’autres convives. Son rire couvrait néanmoins les conversations, déclenchant généralement à son tour d’autres éclats de rire, et il semblait être très populaire !
Quant à moi, je ne présentais pas vraiment d’intérêt en dehors de mon kimono coloré et de mon apparence « exotique ». L’on m’accueillit avec une curiosité vite dissipée, on me demanda poliment si j’étais madame Carellococo, et après cinq ou six fois à expliquer que non et à rencontrer le désappointement de mes interlocuteurs, je finis par répondre « oui », par souci de simplicité.
J’ai rapidement compris que plusieurs groupes divisaient les convives. Il y avait les aristocrates d’un côté et les bourgeois de l’autre. Mais ces deux groupes étaient eux-mêmes divisés en deux autres groupes qui interagissaient dans une certaine mesure : les intellectuels, et les adeptes du divertissement ! Je me tenais plus naturellement du côté « roturier » des ensembles qui se faisaient et se défaisaient, mais je remarquais avec curiosité que le mélange des castes était beaucoup moins figé que ce à quoi je m’attendais. Je m’étais imaginé que les nobles allaient considérer avec un mépris snob la présence de vulgaires bourgeois, tandis que ces derniers n’auraient accepté la présence des aristos qu’à condition qu’elle s’accompagne de fourches et de bûchers !
Les affaires sont les affaires, m’expliqua monsieur Carellococo, et les uns ont trop besoin des autres, et inversement, pour se rejeter complètement. C’était précisément l’objectif de cette soirée, qui n’avait pas réellement pour but de divertir aimablement les convives par la présence de la star des planches du moment. En réalité, il était question de réunir des mécènes en vue de la fondation d’un hôpital, et l’intégralité des participants (y compris Carellococo lui-même) étaient ici pour y évaluer leurs chances de profit.
Les présentations faites, et après un long prélude fait de discussions auxquelles je peinais à participer, l’on nous conduisit par une double porte ouverte sous l’escalier vers une grande salle à manger, où avait été dressée une table garnie de vaisselle étincelante. Je n’étais heureusement pas une débutante, et je savais me tenir à ce genre de réception. Par ailleurs, les quelques jours passés auprès de mon chaperon m’avaient permis d’acquérir ce qu’il fallait de savoir vivre à Goa pour, je crois, je pas commettre d’impair. Et si j’en ai perpétré malgré moi, j’espère que les autres convives sauront les mettre sur mon manque d’acclimatation culturelle, et non sur une volonté de les insulter.
A mon grand regret, l’on nous répartit de manière à créer des rencontres, et je fus séparée de la seule personne familière pour me retrouver entre madame Quart -dont l’air morne et la forte odeur de cigarette ne faisaient rien pour m’inciter à la conversation- et le jeune monsieur Smith qui fut, par défaut, mon interlocuteur pendant le repas. C’était un jeune homme aux cheveux châtains, soigneusement coiffés, dont le duvet au-dessus des lèvres peinait à lui donner l’air d’un homme. Bien qu’il sembla au premier abord embarrassé à l’idée de parler avec moi (j’ignore si c’est à cause de mon origine étrangère ou du fait que je sois une femme, mais le rosissement de mes joues me laisse imaginer qu’il s’agit de la seconde hypothèse), il finit par s’ouvrir à moi avec un entrain qui me surprit. Je me retrouvais cependant rapidement à écouter un monologue plutôt qu’à un véritable échange : il me confia qu’il était le fils de l’amiral Mendoza, l’un des hommes les plus influents de la ville à l’en croire, et qu’il attendait beaucoup de cette soirée qui représentait son entrée dans le grand monde. Il me parla avec véhémence d’histoires de légitimité, d’héritage non perçu, de loyauté envers ses pairs, et je dois confesser que j’ai fini par hocher la tête machinalement et à approuver à chaque fois qu’il faisait une pause, afin de le satisfaire, mais ne comprenant rien à ses histoires. J’étais à vrai dire plus intéressée par les prestigieux invités de la soirée, et je regardais avec envie la marquise, madame Marâtre et les jumelles blondes qui riaient aux éclats à chaque fois que monsieur Molaire, assis entre elles, faisait un trait d’esprit !
Dans ce genre de soirées, le dîner n’est que l’ouverture, pratiquement un prétexte. Une fois les derniers plats achevés, les convives se séparèrent en deux groupes : la marquise de Cha-Cha-Cha, la journaliste Marâtre, l’une des jumelles d’Isigny, et mon ami Carellococo se rendirent dans le salon pour parler affaires tandis que les couples Quart et Bavache, l’autre jumelle d’Isigny, Smith, Molaire et le chevalier Agnant suivirent monsieur de Cha-Cha-Cha dans le jardin pour une partie de croquet. Ce fut l’occasion pour moi de découvrir comment faisait madame Marâtre pour se déplacer : sa baignoire était munie de pieds articulés, en or ou en métal doré, capables de se déployer et d’avancer à pas lents et étonnamment discrets.
Bien que désireuse de ne pas quitter la protection de mon chaperon, je sentais bien que ma présence n’était pas attendue dans les grandes discussions du salon, aussi décidais-je de me joindre au groupe de jeu.
Sortant de la salle à manger, l’on nous fit traverser une galerie couverte de portraits, qui comportait trois issues : celle menant à la salle à manger bien sûr, une autre conduisant au salon bleu où se rendirent ceux ayant à parler affaire, et une dernière qui, après un petit couloir, s’ouvrait sur une petite salle de bal rutilante où avaient été dressées quelques tables, où de nombreux plats et boissons attendaient les convives. Nous ne nous y attardâmes cependant pas, même si certains (le chevalier d’Agnant, le couple Quart et le jeune Smith) se firent servir au passage un verre de vin, et nous nous rendîmes dans le jardin par une large porte fenêtre qui y menait.
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