1623, North Blue.« Et ici nous trouvons enfin l’îlot flottant ! » dit la guide touristique aux cheveux fous engoncés dans un chignon.
En réponse, des clic-clic et des flashs claquèrent dans l’air.
Sur un petit bateau de plaisance, de riches touristes levait leurs appareils vers un entrelacs massif de mangroves qui s’élevait à plusieurs mètres hors de la mer pour se conjoindre en une jungle si dense qu’elle formait une île.« Comme vous pouvez le voir, l’îlot flottant est nommé ainsi à cause de ce qui le compose : ces mangroves géantes, ressemblant au célèbre archipel de Sabaody à la fin de la première partie de GrandLine, se sont entremêlés tant et si bien qu’ils ont réussi à créer une assise pour qu’une civilisation primitive de cannibales anthropophages s’y développe ! A chacun sa culture comme dirait l’autre, guidihihihi ! On dit qu’il s’y trouve également des animaux féroces prêts à dépecer quiconque serait assez fou pour s’y engouffrer.
Un touriste leva la main et la guide l’invita d’un signe de tête à s’exprimer.— Pourquoi ces barbares ne mangent pas plutôt les animaux ?
— On ne sait pas vraiment comment leur civilisation a commencé ni pourquoi. Les théories abondent dans les cercles d’anthropologues ennuyeux ! D’anciens pirates naufragés ? Un peuple n’ayant pas pu donner le Tribut des Dragons Célestes ou ayant voulu l’éviter ? Des survivalistes doublés d’afficionados de la nature devenue totalement fous au fur et à mesure du temps ? Des isolationnistes réfractaires ? Ils sont peut-être aussi violents que stupides ! Le peu de gens qui s’y sont aventurés n’en sont jamais revenus indemnes. Certains sont morts, d’autres presque. Je le sais de source sûre après tout.
La guide montra sa main affublée d’un gant et le retira d’un rapide coup de dent : des doigts mécaniques se déplièrent, puis la main de fer salua les touristes. Un Ooooooooh suivit le mouvement des doigts qui brillèrent dans l’une des rares éclaircies autour de l’îlot. Le ciel était envahi de nuages gris qui tournoyaient comme des vautours au-dessus des mangroves.— Bon, vu le temps, je pense que nous allons écourter la visite. Il ne faudrait pas qu’on se retrouve pris dans une tempête ou pire.
— Mais, madame, vous nous avez pas parlé du temple ! Dit un vieux touriste la bouche en cœur.
— Je vois qu’on s’est renseigné avant de venir...
Saleté de je-sais-tout-qui-vient-niquer-mon-job. Oui, le temple. Hé bien, le temple, c’est un mythe ! Personne ne l’a jamais vu. C’est comme les îles célestes, tout le monde sait que ça n’existe pas ! Alors, c’est sûr, on aimerait bien, ça nous fait rêver, mais bon. »
L’air déçu du parterre fit rouler des yeux intérieurement (arcane secrète du professionnel face à son public) la guide qui se tourna vers l’équipage, signe qu’il fallait commencer les manœuvres pour rentrer. Les marins se déplacèrent pour défaire les cordes, les voiles se gonflèrent violemment, le capitaine du navire se mit à tourner le gouvernail avec de grands mouvements et leur bateau s’ébranla dans la direction du retour.
Les nuages s’étaient noircies et étouffaient à présent le soleil.
Elle fit signe aux touristes de la suivre dans la cabine quand les premières gouttes tombèrent. La guide ouvrit la porte pour se heurter à quelque chose de mouillé, velu et de dur : un torse trempé.
Plus précisément un torse recouvert d’une chemise bleu aux motifs tropicaux trempée.
La clarté étranglée du soleil ne laissait rien voir des détails du visage de l’inconnu, mais tous pouvaient voir que dans l’une de ses mains tournoyait un long objet qui sifflait comme seule une arme en métal peut le faire et que le bras qui faisait ce mouvement était plus gros que certains de leurs mollets.
Le tonnerre gronda, un premier éclair vint dramatiquement éclairer un visage aux joues gonflées de nourriture volée ; l’autre main tenait une assiette (les provisions du retour) où ne restait qu’une sauce rouge. Un autre éclair : l’individu lécha le tout et jeta l’assiette par-dessus bord. L’équipage suivit du regard s’envoler au loin leur espoir d’un retour confortable.« Il a même léché la sauce tomate l’affamé…
— On va manger quoi ?! On a deux jours de voyage !
— Non, mais y a plus important, nan ?! T’ES QUI ENFOIRÉ ET EST-CE QUE T’AS PAYÉ LE BILLET, BÂTARD DE RESQUILLEUR ! Je veux mon pourcentage !
— C’est ça qui vous intéresse ?!
— J’m’appelle Robb Lochon. Dit-il avec un sourire amical tout en pointant du doigt derrière eux. Et je veux aller là-d’ssus, mes p’tits gars.— On est trop loin à présent et nous n’avons pas de barque à vous donner, nan mais oh, sale resquilleur…
— Bah, ‘z’inquiètez pas, ‘vais me trouver une façon d’y aller, bwo ho ho ! C’est juste à quelques dizaines de mètres.Robb Lochon regarda autour de lui et sourit sous la pluie battante. Deux enjambées et il arrachait de précieuses cordes à leur place sous les yeux effarés des marins et les déglutis étranglés des touristes et de la guide ; deux autres et il était à présent à la base du mât le plus petit. Un éclair illumina les bras levés et ce qu’ils arrivaient maintenant à discerner comme une pelle.— OH LE CON, QUE QUELQU’UN L’ARR
SHBBBBLLAM – les touristes placèrent leurs mains devant leurs bouches.
SHBBBBLLAM – la guide commença à se ronger les ongles. Ceux de sa main mécanique.
SHBBBBLLAM – les marins se frappèrent le front de leurs mains.
SHBBBBLLAM – la pluie martela la silhouette mouvante du colosse aux rouflaquettes.
SHBBBBLLAM – le mât grinça, grinça, et par à-coups, pencha et pencha et pencha.
SHBBBBLLAM – Le Pirate arrêta un instant ses coups pour attacher la corde autour de sa taille puis sur le mât.— Waaaaaah, j’ai p’têt’ eu l’ambition plus grosse qu’les muscles comme on dit chez moi. Pas de soucis, papa sait y faire.SHBBBBLLAMVoilàààà, hop, je vous laisse ce bout-là et… moi… JE PR-PRENDS...ce…bouuut...lààààà, si-veux-bien-venir-petit-saligaud-gnnn-gnnn-gnnn...Ils observèrent médusés l’énergumène soulever à grand peine un bout de mât et dans un autre éclair, le virent courir comme un dératé, laissant de lourdes empreintes imbriquées dans le pont du navire. Il prit sur le bord un appui qui sembla faire pencher le bateau dans sa direction et, éclatant la rambarde sur lequel il était posé par la force de son saut, sauta dans les airs pour envoyer de toutes ses forces le mât.DADDYYYYY AIRLIIIIIIIIIINE!La corde qu’il avait attachée à sa taille et au projectile se tendit et la silhouette déjà entrain de partir fut brusquement happée dans les airs. Le fou se rapprocha de son mât tronqué en s’aidant de la tension de la corde pour arriver jusqu’à son moyen de locomotion.
Le vent sifflait dans le noir complet : Robb ne voyait rien ; ses bras se cramponnaient à son mât, le faisant pencher dangereusement vers la mer ; la corde qui l’entourait s’était déjà rompu d’un coup sec quand il avait pu mettre ses pognes sur le bois. Le Montagnard, pourtant, criait d’allégresse en harmonie avec le tonnerre, sa pelle brandie maintenant qu’il s’était hissé le torse sur sa planche.
Et Robb s’écrasa sur,
dans,
à travers les mangroves.
Quelques instants plus tard, il émergea de l’inconscience et se massa le crâne, sa pelle, que le Pirate s’était habitué à ne jamais lâcher durant ses années d’entrainement, toujours dans la main.
Le Montagnard savoura la sensation familière et se releva.
Des sortes de gazouillis qu’il n’avait jamais entendu lui fit lever la tête. Les mangroves s’élevaient et cachaient la lumière. Il n’avait pas réussi à atteindre l’île et le Montagnard prit une grande inspiration, un sentiment primal montant en lui alors qu’il mettait le manche de sa pelle dans sa bouche pour dégager ses mains. Il expira avant de commencer à se hisser sur les plantes massives.
Lentement, humant l’air humide et fiévreux d’une terre encore sauvage dans ce monde civilisé, un sourire carnassier qui fit craquer le bois du manche de sa pelle, il progressa et vit les racines s’agglutiner de plus en plus en une masse compacte, créant un écrin marron et gris, fondations incertaines et ciel primordial d’un monde violent. Les branches des arbres, issus des mangroves, se séparaient en troncs noueux qui se collaient presque l’un à l’autre et portaient des feuilles aux couleurs chamarrées. Enfin arrivé, la jungle semblait boire sa présence, avide d’une nouvelle victime. Ses premiers pas s’enfoncèrent dans l’eau entre les racines ; autour de lui, le monde était vibrant de vie ; partout des cris d’animaux dans les airs.
Devant lui s’étendait la jungle humide à perte de sens, pleines de nuances de verts que la lumière presque nocturne du monde sauvage transformait à mesure qu’il progressait et où les ombres bondissantes frôlaient, éparpillaient les feuilles, faisaient tomber les fruits, cassaient les branches et brindilles les plus faibles, où des silhouettes furtivement piétinaient racines, clapotaient dans des flaques ou des trouées d’eaux, où les odeurs interminables et entêtantes de milliers de plantes sans noms réverbéraient à travers l’île, des fleurs carnivores de légendes aux herbes empoisonnées, d’arbres inconnus aussi anciens qu’Yggdrasil qui devaient interpénétrer toute la « terre » de l’île. Les odeurs de la nature, si souvent oubliés dans ses aventures urbaines parmi les peuples citadins des îles le frappèrent par leur fragrance : capiteux l’air vrombissant de milliers d’insectes, lourd ses respirations, moite sa peau. Les parfums s’imprimaient sur son épiderme et sa chemise ouverte laissait son torse respirait la jungle comme si aux tréfonds de lui-même une présence reconnaissait la matrice originelle dont l’humanité d’antan avait dû s’échapper pour vivre moins libre, mais plus confortablement, comme si tous ses organes enfin s’ouvraient et communiquaient comme ils auraient dû le faire depuis le début des débuts.
A sa gauche, le Montagnard sentit les fleurs tropicales avant de les voir. Un parfum mêlant la charogne à l’épice se dégageait de plantes dont les longs pétales ondulaient doucement comme des méduses. Un insecte que le médecin chassa avec sa pelle vola jusqu’aux plantes et l’une d’entre elles referma ses pétales avec une surprenante rapidité. A sa droite, des empreintes dans la terre fraîche. Des dizaines de pas larges buvant l’eau. Quelque chose chassait. Les cannibales ? Robb ferma ses yeux pour se concentrer sur son ouïe. Loin, à travers la jungle, quelque chose se frayait un chemin.
Vers lui.
Le Montagnard fit tournoyer sa pelle, fléchit les genoux pour se préparer à bondir et frapper.
Un ours, un sanglier et un lion-chauve-souris (?!!) foncèrent sur lui. - Spoiler:
Des flèches fusèrent.
Robb, déjà dans les airs, vit les trois bêtes grognaient et esquiver les flèches en passant entre les arbres. Ils semblaient en avoir l’habitude. Le Pirate choisit de ne pas les attaquer et planta sa pelle dans le tronc le plus proche pour s’arrêter et se cacher. Un serpent glissa le long de son cou pour lui dire bonjour. Deux groupes de cannibales passèrent l’un après l’autre. Ils portaient tous deux des masques légèrement différents qui recouvraient les trois quarts de leurs corps, ne laissant paraitre que des bras et des jambes nus. L’un portait un sourire dentelé et l’autre une grimace carnassière. Les masques semblaient faits du même bois que la plupart des arbres issus des mangroves parce qu’ils présentaient la même couleur. Robb observa ce qui semblait être leurs chefs tout en mordant dans le serpent pour le faire lâcher prise.
Les chefs étaient plus musclés et foncés de peaux que le reste de leurs tribus respectives, chacun possédait, en plus des arcs, des carquois de flèches et des lances de leurs membres, des haches à la ceinture. Ils se mirent à parler avec un accent à couper au couteau issu de leur isolationnisme.« Nous, la tribu des Goûteurs commença le masque au sourire inversé, déclarons que la tribu de mets potentiels que vous êtes ne méritez pas la proie d'aujourd'hui !
— Nous, la tribu des Croque-Mollets, répondit le masque au sourire dentelé, déclarons que la tribu de jambonneaux sur pattes que vous êtes avez été trop lents et faibles pour manger la Horde ou les nouvelles proies d'aujourd'hui ! »
L'air se remplit d'étincelles et les haches furent sortis des ceintures ventrales dans un même mouvement. Le serpent que Robb avait gnaqué tomba entre les deux chefs qui levèrent leurs masques vers un colosse se tenant comme un drôle de koala à un arbre.
Robb regarda les masques.
Les masques regardèrent Robb.
Lentement, des flèches s'encochèrent.
Des gouttes de sueur coulèrent sur le visage du Pirate.« Euh... ça boume ? »Pour toute réponse, Robb décoinça sa pelle et se laissa choir pour éviter une partie des flèches avant d'en casser d'autres avec l'aide de son arme familiale.
Dès que ses pieds touchèrent la terre humide, en bon criminel, il fonça à travers la jungle à la vitesse de celui-qui-sait-qu'il-est-en-tort. - Spoiler:
Sur le côté, quelque chose se découpait entre les racines. Robb bifurqua pour tomber sur un cadavre en toge violette. Il s'effondra et prit l'être décharné dans ses bras.«Pauvre bougre ! Ils t’ont à peine laissé la peau sur les os ! Cruel monde que le nôtre qui tue de jeunes… EST-CE QU’IL VIENT DE BOUGER ?! »- Spoiler:
Il était sûr d'avoir vu bouger le cadavre. Si sa main n'avait pas été posé sur sa poitrine, il n'aurait pas pu percevoir la respiration la plus faible qu'il n'ait jamais vu. Il se redressa et aida l'individu doucement. Ses yeux étaient noirs, son teint cadavérique, il respirait la mort, mais, Robb, lui, respirait la vie assez pour deux et lui offrit un grand sourire.«Bwo ho ho ! T'es vivant, mon gars ? J'suis Robb ! J'essaie de fuir une bande de cannibales. On s'entraide ? »La tribu des Goûteurs émergea des branchages et des flèches commencèrent à pleuvoir sur les deux fuyards, Robb ricanant comme un fou, le Cavalier semblant rire de la vie elle-même.
Sur l'îlot flottant, encombré de plantes et d'animaux féroces, l'homme était peut être le plus dangereux d'entre tous.
C’était un monde de griffes et de dents, et dans ce monde-là, nous étions tous des casse-croûte.