1609 :
A cette époque où l’insouciance m’habitait encore, j’apprenais petit à petit qui j’étais et je comprenais progressivement ma place au sein du clan dont je faisais partie. Ce clan composé uniquement de Trois-yeux, aux corps et visages scarifiés, était tapi au fond de la toundra du Royaume de Drum. Coupé de la civilisation, la chasse et la cueillette représentaient nos principales sources de nourriture. Les écrits saints, rédigés par les plus anciens de la tribu, tous décédés depuis fort longtemps, occupaient nos matinées et nous formaient dans l’apprentissage de la lecture. Bien que nous étions indépendants et des reclus, cela n’impliquait pas que l’inculture avait sa place. Bien que n’étant pas un intellectuel, préférant me chamailler avec les enfants de mon âge avec mes poings, je possédais les bases de la lecture et de l’écriture, ainsi que quelques notions d’algèbre.
Une fois par an, avait lieu le “baptême”, à destination de tous les enfants ayant atteint l’âge de cinq années. Ce rituel barbare était à l’origine de l’apparence si singulière des membres. Assis tous en cercle, nous attendions notre sort. Les consignes étaient connues de tous. Il fallait rester assis sur ses genoux, disposer ses mains sur les cuisses et ne garder que son troisième œil d’ouvert. Ensuite, un adulte venait se positionner devant chaque enfant, une dague à la main. Au dixième coup de gong, les lames lacéreraient le visage des enfants, les privant définitivement de leur vision classique. Ces dix coups de gong furent si longs à supporter, regarder droit devant soi la lame, déjà à la hauteur de mes yeux, l’attente était cruelle et insoutenable. Puis le dernier glas arriva, et les gerbes de sang jaillirent. D’abord un coup latéral qui balaya la largeur de mon visage au niveau des yeux, puis un deuxième geste, presque perpendiculaire au premier, marquant davantage le côté gauche de mon visage et le front. Bien sûr, aucun enfant ne put retenir ni ses larmes ni ses cris. Mais ce procédé barbare était, selon les anciens, le meilleur moyen d’atteindre l’ascension, l’unique raison de l’existence de notre race. Cela-dit, rien ne définissait précisément la forme que prenait cet éveil, simplement qu’il passait par notre troisième œil, et de ce fait se contenter d’utiliser ce dernier pourrait accélérer la découverte de ce plein potentiel.
A ma connaissance, personne dans l’histoire du clan n’a pu bénéficier de cet éveil. Les cicatrices, physiques comme morales, étaient bien présentes sur le corps et dans l’esprit de chacun cependant. A tel point, que des routines avaient été mises en place pour tenter de garder une bonne ambiance et apaiser les cœurs meurtris et inquiets. La consommation de produits psychotropes en tout genre était alors encouragée, lorsqu’elle n’était pas imposée lors de rituels. Cela fonctionnait pour certains, d’autres s’y perdaient et n’en revenaient jamais. Pour ma part je restais modéré sans pour autant m’en priver, m’adonnant à ces pratiques lorsque j’en ressentais le besoin. Évidemment, l’enfant que j’étais eu besoin d’un temps d’adaptation, les repères dans l’espace étant énormément modifiés du fait de perdre deux sources de vision. Il en allait de même pour la cicatrisation qui fut lente et douloureuse, les plaies ayant du mal à se soigner. Plusieurs mois après, je commençais enfin à reprendre mes habitudes et mes occupations classiques.