Rappel du premier message :
Le soleil couchant glisse doucement vers la ligne d’horizon, illuminant de ses derniers reflets la forêt infinie que forment les toitures étincelantes des palais de Marie Joie. A la fenêtre de l’un deux, appuyé contre le rebord, le prince Eirikr von Avezel contemple le ciel avec mélancolie.
Difficile de dire depuis combien de temps il est prisonnier de ces murs. Eirikr a perdu la notion du temps depuis longtemps, comme beaucoup d’autres choses depuis qu’il a été trahi et abandonné par tous. Par la révolution, qui aurait dû le porter sur le trône. Par la marine de Goa, qui aurait dû l’aider à le conquérir lorsque tout a dérapé. Par son peuple qui ne l’a pas soutenu. Trahi par le Gouvernement Mondial également, pourtant allié de son royaume et sa famille, mais qui l’a déchu et exilé prétentions. Et puis trahi par la sainte famille Cadenhead enfin, qui a feint de le recueillir pour mieux l’humilier ensuite, et se servir de lui comme d’un jouet !
A cette seule pensée, le prince se retourne vivement, et scrute autour de lui avec une crainte misérable, comme si ses seigneurs et maîtres, devinant ses pensées, allaient s’abattre sur lui et le châtier ! Il faut dire que depuis le début de sa captivité, sa vie n’est plus qu’un tourment sans fin : une succession d’humiliations, d’exhibitions scandaleuses, de torture morale, parfois physique. Ils l’ont surnommé « le dernier roi de Goa » et l’ont coiffé d’une couronne en papier munie de grelots. Ils l’ont exhibé à l’envie, traîné au milieu des leurs, le faisant jouer des tours comme on le demanderait à un animal. Car c’est ce qu’il est en réalité : le petit chien des Cadenhead, un trophée pour leur permettre de se vanter d’avoir un vrai roi à la maison ! Mais surtout leur fou, leur drôle, leur divertissement lorsqu’ils se lassent de fouetter leurs esclaves et leurs animaux, pour peu qu’une différence existe entre les deux.
Mais tout cela se terminera peut-être ce soir… ?
A l’instant même où la lumière disparaît à l’horizon, l’angoisse serre le cœur du prince. Elle ne dure qu’un instant, car un caillou rebondit contre la vitre dans un petit tintement. Le cœur battant, Eirikr actionne la poignée, l’ouvre, et s’écarte. Une première ombre se glisse dans la pièce, puis une seconde. Elles sont même trois en réalité : une femme et un homme vêtus de capes noires à capuchons, et un chat noir juché sur l’épaule de la femme. Les deux humains s’inclinent devant lui (le chat le fixe de ses yeux verts, l’air de le juger comme ont toujours l’air de le faire les chats), et la femme lui déclare solennellement :
« - Votre majesté, roi Eirikr, c’est un honneur de vous rencontrer enfin. »
Eirikr se sent gagné par une bouffée d’angoisse. Est-ce un nouveau tour de ses geôliers ? Une nouvelle façon de le tourmenter ? Il se sent l’envie de reculer, de fuir, mais ses jambes sont sur le point de lui faire défaut…
Non ! Le regard de la femme est sincère, sa voix aussi. Il fut un temps où le prince était expert pour sonder l’âme des gens, du moins le croyait-il, et ce qu’il reste de cet homme-là est convaincu qu’il peut faire confiance à ces individus. Qu’il le doit. Que de toute manière il préférerait mourir plutôt que de renoncer à cet espoir !
« - Votre altesse royale, permettez… »
L’homme l’aide à enfiler une cape noire, semblable à la sienne, et remonte sa capuche sur sa tête -chassant au passage sans ménagement la piètre couronne de papier qui tombe au sol-. Instinctivement, Eirikr passe ses doigts sur la broche qui maintient la cape autour de son cou, et reconnaît au toucher le motif gravé dessus : une marguerite à trois plumes. Il reconnaît également le matériau dans lequel elle est faite, du véritable or. A ce moment, il a la certitude que les trois nouveaux venus disent la vérité.
« - Je suis la comtesse Caramélie d’Isigny. Voici également Crevette...
- Miaou miaou.
- … ainsi que mon serviteur, Grandgousier.
- Majesté… » murmure l’homme à la carrure robuste en s’inclinant.
« - Sire, quelle joie de vous voir sain et sauf ! Sachez que le vent a tourné à Goa, et que nous autres les nobles sommes en train de reprendre le pouvoir. Tout ce qu’il nous manque c’est notre chef, notre roi légitime !
- Comment… comment est-ce possible ?
« - Je me ferai un devoir de répondre à toutes vos questions en temps et en heure. Cependant votre majesté, si vous le voulez bien, vous devez d’abord nous suivre. Chaque seconde est précieuse pour que le plan fonctionne. Pouvez-vous marcher ?
- Oui. » s’entend-il dire d’une voix qui n’avait jamais été aussi ferme depuis des années !
Le prince Eirikr ne se croyait pas capable de désobéir à ses maîtres. Pourtant, épaulé de la présence rassurante de d’Isigny et Grandgousier qui le traitent avec une égale déférence et prévenance, cela lui semble étonnamment facile ! Ils semblent connaître leur trajet par cœur, le guidant avec une étonnante facilité à travers le dédale de magnifiques propriétés qui composent la terre des dieux. Les gardes sont nombreux même à cette heure, mais la comtesse et son serviteur semblent connaître leurs mouvements à la seconde près. D’ailleurs plus ils avancent, et plus le prince est convaincu que c’est le gros matou noir de d’Isingy qui les guide, qui détecte les dangers comme s’il était doté d’un sixième sens, et qui commande lorsqu’il faut avancer ou s’arrêter.
Malgré l’heure tardive, les quatre fugitifs croisent la route de dizaines d’esclaves et autres domestiques, encore nombreux à s’affairer au service des hauts résidents de ces lieux, mais aucun d’eux ne leur prête attention. Il en va ainsi dans les basses sphères de Marie Joie : le clou qui dépasse se fait écraser, alors on se mêle de ses affaires et uniquement de ses affaires.
La traversée de la ville est longue et périlleuse, et pourtant elle ressemble à un voyage vers le paradis pour le prince. A chaque pas il se sent plus fort, comme s’il renaissait ! Finalement, ils sont rejoints par un quatrième complice, un simple esclave en apparence qui les accompagne jusqu’à une partie en périphérie de la ville. Là, une vieille femme prend le relai, et les guide dans une minuscule maison paysanne bâtie au bord même la falaise, qui se révèle être une structure factice. A l’intérieur, un énorme treuil suspendu au-dessus du vide retient une nacelle juste assez grande pour trois personnes et un chat.
En bas, dans une crique balayée par les vagues et pratiquement invisible entre les replis de la montagne, une barque les attend. Comme tous les autres avant lui, le rameur salue bien bas l’altesse royale puis, aidé de Grandgousier, actionne son esquif de toute la force de ses bras pour les conduire à un navire qui les attend au large. C’est un fier trois mâts aux voiles et à la coque noires pratiquement invisible dans la nuit. Sitôt arrivés, la comtesse d’Isigny houspille l’équipage : allez, il faut presser le pas, et prendre le large avant qu’on ne les prenne en chasse !
Au petit matin, lorsque leur disparition est découverte, le survivant de Marie Joie et le navire aux voiles noires sont déjà loin…
Le soleil couchant glisse doucement vers la ligne d’horizon, illuminant de ses derniers reflets la forêt infinie que forment les toitures étincelantes des palais de Marie Joie. A la fenêtre de l’un deux, appuyé contre le rebord, le prince Eirikr von Avezel contemple le ciel avec mélancolie.
Difficile de dire depuis combien de temps il est prisonnier de ces murs. Eirikr a perdu la notion du temps depuis longtemps, comme beaucoup d’autres choses depuis qu’il a été trahi et abandonné par tous. Par la révolution, qui aurait dû le porter sur le trône. Par la marine de Goa, qui aurait dû l’aider à le conquérir lorsque tout a dérapé. Par son peuple qui ne l’a pas soutenu. Trahi par le Gouvernement Mondial également, pourtant allié de son royaume et sa famille, mais qui l’a déchu et exilé prétentions. Et puis trahi par la sainte famille Cadenhead enfin, qui a feint de le recueillir pour mieux l’humilier ensuite, et se servir de lui comme d’un jouet !
A cette seule pensée, le prince se retourne vivement, et scrute autour de lui avec une crainte misérable, comme si ses seigneurs et maîtres, devinant ses pensées, allaient s’abattre sur lui et le châtier ! Il faut dire que depuis le début de sa captivité, sa vie n’est plus qu’un tourment sans fin : une succession d’humiliations, d’exhibitions scandaleuses, de torture morale, parfois physique. Ils l’ont surnommé « le dernier roi de Goa » et l’ont coiffé d’une couronne en papier munie de grelots. Ils l’ont exhibé à l’envie, traîné au milieu des leurs, le faisant jouer des tours comme on le demanderait à un animal. Car c’est ce qu’il est en réalité : le petit chien des Cadenhead, un trophée pour leur permettre de se vanter d’avoir un vrai roi à la maison ! Mais surtout leur fou, leur drôle, leur divertissement lorsqu’ils se lassent de fouetter leurs esclaves et leurs animaux, pour peu qu’une différence existe entre les deux.
Mais tout cela se terminera peut-être ce soir… ?
A l’instant même où la lumière disparaît à l’horizon, l’angoisse serre le cœur du prince. Elle ne dure qu’un instant, car un caillou rebondit contre la vitre dans un petit tintement. Le cœur battant, Eirikr actionne la poignée, l’ouvre, et s’écarte. Une première ombre se glisse dans la pièce, puis une seconde. Elles sont même trois en réalité : une femme et un homme vêtus de capes noires à capuchons, et un chat noir juché sur l’épaule de la femme. Les deux humains s’inclinent devant lui (le chat le fixe de ses yeux verts, l’air de le juger comme ont toujours l’air de le faire les chats), et la femme lui déclare solennellement :
« - Votre majesté, roi Eirikr, c’est un honneur de vous rencontrer enfin. »
Eirikr se sent gagné par une bouffée d’angoisse. Est-ce un nouveau tour de ses geôliers ? Une nouvelle façon de le tourmenter ? Il se sent l’envie de reculer, de fuir, mais ses jambes sont sur le point de lui faire défaut…
Non ! Le regard de la femme est sincère, sa voix aussi. Il fut un temps où le prince était expert pour sonder l’âme des gens, du moins le croyait-il, et ce qu’il reste de cet homme-là est convaincu qu’il peut faire confiance à ces individus. Qu’il le doit. Que de toute manière il préférerait mourir plutôt que de renoncer à cet espoir !
« - Votre altesse royale, permettez… »
L’homme l’aide à enfiler une cape noire, semblable à la sienne, et remonte sa capuche sur sa tête -chassant au passage sans ménagement la piètre couronne de papier qui tombe au sol-. Instinctivement, Eirikr passe ses doigts sur la broche qui maintient la cape autour de son cou, et reconnaît au toucher le motif gravé dessus : une marguerite à trois plumes. Il reconnaît également le matériau dans lequel elle est faite, du véritable or. A ce moment, il a la certitude que les trois nouveaux venus disent la vérité.
« - Je suis la comtesse Caramélie d’Isigny. Voici également Crevette...
- Miaou miaou.
- … ainsi que mon serviteur, Grandgousier.
- Majesté… » murmure l’homme à la carrure robuste en s’inclinant.
« - Sire, quelle joie de vous voir sain et sauf ! Sachez que le vent a tourné à Goa, et que nous autres les nobles sommes en train de reprendre le pouvoir. Tout ce qu’il nous manque c’est notre chef, notre roi légitime !
- Comment… comment est-ce possible ?
« - Je me ferai un devoir de répondre à toutes vos questions en temps et en heure. Cependant votre majesté, si vous le voulez bien, vous devez d’abord nous suivre. Chaque seconde est précieuse pour que le plan fonctionne. Pouvez-vous marcher ?
- Oui. » s’entend-il dire d’une voix qui n’avait jamais été aussi ferme depuis des années !
Le prince Eirikr ne se croyait pas capable de désobéir à ses maîtres. Pourtant, épaulé de la présence rassurante de d’Isigny et Grandgousier qui le traitent avec une égale déférence et prévenance, cela lui semble étonnamment facile ! Ils semblent connaître leur trajet par cœur, le guidant avec une étonnante facilité à travers le dédale de magnifiques propriétés qui composent la terre des dieux. Les gardes sont nombreux même à cette heure, mais la comtesse et son serviteur semblent connaître leurs mouvements à la seconde près. D’ailleurs plus ils avancent, et plus le prince est convaincu que c’est le gros matou noir de d’Isingy qui les guide, qui détecte les dangers comme s’il était doté d’un sixième sens, et qui commande lorsqu’il faut avancer ou s’arrêter.
Malgré l’heure tardive, les quatre fugitifs croisent la route de dizaines d’esclaves et autres domestiques, encore nombreux à s’affairer au service des hauts résidents de ces lieux, mais aucun d’eux ne leur prête attention. Il en va ainsi dans les basses sphères de Marie Joie : le clou qui dépasse se fait écraser, alors on se mêle de ses affaires et uniquement de ses affaires.
La traversée de la ville est longue et périlleuse, et pourtant elle ressemble à un voyage vers le paradis pour le prince. A chaque pas il se sent plus fort, comme s’il renaissait ! Finalement, ils sont rejoints par un quatrième complice, un simple esclave en apparence qui les accompagne jusqu’à une partie en périphérie de la ville. Là, une vieille femme prend le relai, et les guide dans une minuscule maison paysanne bâtie au bord même la falaise, qui se révèle être une structure factice. A l’intérieur, un énorme treuil suspendu au-dessus du vide retient une nacelle juste assez grande pour trois personnes et un chat.
En bas, dans une crique balayée par les vagues et pratiquement invisible entre les replis de la montagne, une barque les attend. Comme tous les autres avant lui, le rameur salue bien bas l’altesse royale puis, aidé de Grandgousier, actionne son esquif de toute la force de ses bras pour les conduire à un navire qui les attend au large. C’est un fier trois mâts aux voiles et à la coque noires pratiquement invisible dans la nuit. Sitôt arrivés, la comtesse d’Isigny houspille l’équipage : allez, il faut presser le pas, et prendre le large avant qu’on ne les prenne en chasse !
Au petit matin, lorsque leur disparition est découverte, le survivant de Marie Joie et le navire aux voiles noires sont déjà loin…