Ex Nihilo

- « Officier Kamahlsson ? Agent Milo du CP5. J’ai été assigné à vos côtés pour cette mission. »

En dépit de la cécité de Jeska, Milo leva sa casquette en l’air, pour la forme, avant de s’arrêter devant la jeune femme. Comme à son habitude, il était vêtu d’une chemise hawaïenne rose, même s’il avait eu cette fois-ci la décence de porter un jeans plutôt qu’un bermuda comme d’habitude. Sa chevelure blonde, son bouc et son sourire mutin lui donnaient un air tellement fourbe, qu’on aurait presque dit qu’il s’agirait d’un parvenu ou encore d’un sale mafieux qui cherchait la moindre faille à exploiter pour s’faire du fric quelque part. En quelques mots, il inspirait aucune confiance et à raison : il s’agissait après tout de l’un des éminents chef d’équipe du Cipher Pol 5…

- « Je suis accompagné par un jeune aspirant au CP. Ne vous en faites pas, nous ne sommes pas trop de trois et le jeune homme ne sera pas un boulet pour nous. Nihil ? »

- « Oui chef, j’vais essayer de ne pas vous retarder. Enchanté mam’zelle. Nihil, aspirant Cipher Pol pour vous servir… »

Que j’avais immédiatement dit en m’inclinant légèrement devant la jeune femme, sans savoir si oui ou non elle saurait que je l’avais plus ou moins salué comme il se doit. Protocole oblige, mais aussi politesse de circonstance. Ma présentation avait arraché un p’tit rire à Milo qui avait toujours son air décontracté et qui osa même soupirer ! Comme si j’avais foiré ma présentation. Et puis zut hein ! Les conventions et moi, c’était pas encore trop mon fort puisque j’étais encore un p’tit con qu’il essayait tant bien que mal d’éduquer. Un jour, ce vioque aurait mon poing dans sa gueule, c’était certain ! Ceci dit, j’étais sceptique ? En quoi cette bonnasse allait bien nous servir ?

- « Bien. Avant de mettre la main à la pâte, j’aimerais savoir deux choses, officier Kamahlsson. Que vous a-t-on dit au sujet de notre mission et si vous étiez cheffe des opérations, comment et par quoi alliez-vous commencer ? »

Et c’est reparti ! L’vioque et ses tests bidons pour cerner la personnalité de ses collègues de circonstance ! Il était chiant quand il voulait… Même si j’devais bien avouer que ses méthodes, sans avoir l’air de grand-chose, marchaient pratiquement à 100%. Lui donner comme ça la main n’était pas bête. Il voulait savoir si elle avait un esprit de synthèse, si elle était plus ou moins smart et comment elle voyait la chose d’un point de vue de sa faction. Autant de données qui lui permettraient sans aucun doute de se calibrer à la jeune femme pour travailler avec elle en bonne intelligence. La rivalité entre nos factions ? Il s’en battait réellement les couilles…

Un ovni, j’vous dis.

Agent Milo, chef d'équipe du CP5, 3000 dorikis:

« Mais ces traces d’effraction peuvent être inventés pour brouiller les pistes d’un éventuel complice interne, c’est aussi ce que vous vous dites, non ? »

Milo eut un sourire fin après avoir répondu du tac au tac à la dernière réponse de l’aveugle. Pour le coup, il avait une sacrée bonne impression de la jeune femme. Même si elle n’était pas allée très loin dans ses hypothèses, le peu d’idées mis en relief lui avait permis de se faire une idée sur sa manière de fonctionner et sa psyché. C’était peut-être rare pour être souligné, mais il était tombé sur une marine plutôt dégourdie. De mon côté, je haussai mes épaules non sans pouvoir réprimer un bâillement bien bruyant ce qui le poussa à se retourner et à me foutre une pichenette sur mon front pour me reprendre à sa façon. Tel un grand frère, en somme.

- « Venez, suivez-moi ! J’ai vu un vendeur de glace ambulant pas loin, se rafraichir par un temps aussi chaud, ça ne peut que faire du bien ! »

Et c’est surtout sans attendre qu’il ne se mette à marcher en direction de la sortie sans faire plus que ça attention à notre présence. C’était peut-être con, mais il avait bien entendu une idée derrière la tête : jauger la mobilité et le degré d’indépendance de la jeune femme ! C’était encore une fois un test à la con ; mais lui partait du principe justement que ce genre de procédés étaient bien plus efficaces pour révéler bien plus que des évidences. D’ailleurs, ses pas étaient feutrés et il ne m’était aucun autre son, comme s’il voulait voir à quel point ses autres sens étaient affutés. Pour ma part, je n’avais pas bougé, comprenant immédiatement là où il voulait en venir.

C’était à l’aveugle de lui emboiter le pas. Moi je suivrais la troupe en dernier, tout simplement.

- « Désolé hein ! Quand il commence à fonctionner comme ça, y’a personne mais vraiment personne qui l’arrête… » Qu’avais-je dit en remuant ma tête de droite à gauche en signe de dénégation.

Evidemment, il n’y avait rien de méchant dans ce que Milo faisait, lui et ses façons de faire peu orthodoxes, mais j’me faisais la réflexion qu’il aurait pu aller droit au but parfois. Cela dit, une partie de moi trouvait cela curieux qu’on nous envoie un sous-officier (?) pour nous épauler dans ce genre de missions à priori importantes. Aveugle qui plus est. Y’avait peut-être moyen que les hautes pontes aient décelé quelque chose chez cette femme pour l’intégrer au Cipher Pol plutôt que de la laisser moisir chez les mouettes. Après tout, elle avait presque la gueule de l’emploi : Bien gaulée comme une péripatéticienne, bouille mignonne, aveugle, exotique avec ses ailes…

Une femme pleine de charmes qui pouvait s’infiltrer n’importe où pour glaner des infos çà et là…

Une espionne, en gros.

- « Il semblerait donc que deux choix s’imposent à nous… »

Milo soupira, amusé. C’était comme s’il avait déjà tout anticipé. Il faut avouer en même temps qu’il était plutôt bien habitué à ce genre de situations et qu’il en avait vu des vertes et des pas mûres. A tous égards, cette mission était presque banale pour lui. On était clairement sur un cas éloquent de détournement. N’importe quel bleu l’aurait compris, étant donné la quantité de grixendre qui disparaissait encore et vu qu’il n’y avait pas réellement de traces d’infractions « crédibles » si toute l’histoire, telle qu’on la connaissait se tenait. Pour ma part, j’m’étais mis à bailler derrière Jeska, mais l’enflure me balança habilement le bâtonnet de sa crème glacée en plein milieu du front ; crème glacée qu’il avait eu le temps de finir avant que Jeska ne le retrouve enfin…

- « AÏE ! Mais qu’est-ce que t- »

- « D’un côté, il y a méthode classique : » Me coupa-t-il. « On reprend les interrogatoires et on surveille nous-même les mouvements de marchandise et on déduit la démarque inconnue à la suite de nos observations pour en tirer les conclusions qui s’imposent… »

Sur ces dires, Milo eut un sourire et tendit alors, non pas une crème glacée, mais une carrément une glace dans un cornet à Jeska avec les papiers mouchoirs qui allaient avec pour qu’elle ne se tâche pas. Le grand blond ne lui fit pas l’affront de lui remettre la glace entre ses mains. Si elle avait réussi à le retrouver dans toute cette foule grouillante, s’emparer d’une glace n’était pas un souci pour elle. Et puis, l’odeur alléchante de la douceur ne lui échapperait surement. « Cela dit, c’est une méthode un peu ennuyante, sans compter que nos présences pourraient être temporairement dissuasifs. » … Et donc que nous ferions certainement chou blanc, tant que nous serions ouvertement sur place. Tu parles d’une situation de merde. Moi j’avais déjà envie d’me casser !

- « De l’autre, il y a la méthode peu conventionnelle. On fait profil bas, on disparait et on espionne les différents mouvements pour tomber sur les malfaiteurs le jour J.  Il y a bien une variante qui consisterait à se déguiser pour se muer en receleurs, mais… »

C’était tendu, oui. Surtout qu’on ne connaissait pas les bénéficiaires exacts de la grixendre détournée. Mafieux ? Pirates peu scrupuleux ? Révolutionnaires déterminés ? La liste était peut-être exhaustive, mais elle ne facilitait pas pour autant la tâche et rendait ladite variante difficile à mettre en place. Difficile, mais pas impossible, surtout pour Milo qui prenait toujours son temps. Là-dessus, son air décontracté ne mentait pas vraiment… « Ou alors, on combine les deux méthodes. Vous dans le premier rôle, d’autant plus qu’ils savent que vous êtes là pour ça et nous dans le second, avec des contacts permanents via escargophone… » Qu’il finit par proposer alors que silencieux pour ma part, je l’avais contourné pour m’acheter une crème glacée au café.

- « La fraise a plusieurs symboliques, quand j’y pense : l’amitié, l’érotisme, l’amour, les souvenirs de l’enfance... Mais deux symboles sont particulièrement ronflants tant ils sont aussi complémentaires que paradoxaux : le premier symbole est la modestie…. Le deuxième est la tromperie… Ou plus précisément l’apparence trompeuse… »

Alors que le blond souriait à Jeeska, j’fronçai les sourcils. Qu’est-ce qu’il voulait sous-entendre là encore ?!

- « Enfin bon, ce ne sont que les élucubrations d’un quarantenaire, n’y faites pas attention ! La glace est bonne ? Et que décidez-vous pour la suite de notre mission ? »

C’est qu’il la responsabilisait carrément en plus alors qu’il devait prendre les rênes de cette mission. Milo dans toute sa splendeur quoi…

- « Très bien. Tenez ! Il est relié à mon propre escargophone ! »

Milo lança à Jeska un escargophone portatif qu’elle pourrait se fixer au poignet, sourire aux lèvres. Il aurait pu commenter encore une fois certaines de ses réponses, mais il s’en abstint et n’eut qu’un sourire amusé qu’elle devait sans doute deviner à sa respiration, quelque chose du genre. Vu à quel point elle était débrouillarde, j’me fis personnellement la réflexion que sa cécité n’était même plus un handicap à ce stade. J’aurai bien voulu lui demander ce qui avait causé son mal d’ailleurs, mais j’imaginais bien Milo me refréner comme pour me faire comprendre que ma curiosité aurait été mal placé, quelque chose comme ça. Aussi avais-je décidé de ne rien dire et de ne rien faire cette fois-ci, avant que Milo et moi ne prenions un autre chemin pour nous éloigner de l’aveugle qui n’avait plus qu’à cogiter à comment elle agirait de son côté. D’ailleurs, ce n’est qu’une fois plus loin que j’finis par prendre la parole, non sans lâcher un gros soupir…

- « T’aurais pu éviter de la baratiner comme ça. A la base, tu comptais de toute façon suivre les cargaisons, non ? »

- « Mhhh ? Je ne vois pas de quoi tu parles mon petit Nihil ! Allez, grouille-toi, on a à faire ! »

Je fronçai mes sourcils, avant de remuer ma tête de gauche à droite, non sans le suivre docilement. De mon point de vue, la plus à plaindre était certainement cette pauvre Jeska…

***

Trois jours s’étaient ensuite écoulés. Et toujours rien. Bien entendu, nous avions disparu de la circulation et les contacts avec l’ange s’étaient limités au strict minimum. Milo était doué pour ça : disparaitre des radars et faire oublier son existence. Du fait que je l’imitais sans me poser une seule question, j’aspirais ses qualités et les faisaient miennes, ce qui nous permettaient d’être assez performant. Du reste, j’avais plus qu’une grosse année à tirer pour devenir un agent à part entière. De seconde catégorie certes, mais un agent quand même. Pas comme si ça changerait la nature de notre relation, puisque j’allais surement continuer à le suivre sur de grosses missions. La belle vie quoi. Cette pensée m’arracha un sourire alors que j’étais posté sur le toit d’une bâtisse, muni d’une longue-vue, à scruter l’endroit où étaient stockés les nombreuses réserves de Grixendre. C’était ce que j’faisais depuis les trois jours en me faisant la réflexion que ça allait être long…

Sans qu’elle ne le sache, j’étais un support pour Jeska qui devait se trouver au cœur même de l’objet de nos enquêtes…

Quant à Milo, ce dernier était posté vers le port pour surveiller les mouvements et les navires qui accostaient, au cas où.

Y’avait plus qu’à espérer qu’un truc se passe… D’autant plus qu’on s’les gelait, à rester tout le temps dehors comme ça…