Une question de résolution

Eden Allister, tout juste promu Caporal à dix-huit ans, se tenait au milieu de la salle d'entraînement de la base G-4. La pièce résonnait des bruits de ses coups contre les mannequins d’entraînement, chaque impact marquant la fin d’un long parcours et le début d’un nouveau chapitre. Son uniforme de la Marine, encore neuf et impeccable, contrastait avec la sueur qui perlait sur son front et les cernes sous ses yeux. Mais ce n’était pas la fatigue physique qui pesait sur lui, c’était le poids des souvenirs.

Alors qu’il s'arrêtait pour reprendre son souffle, son esprit vagabonda vers le passé. Il se revoyait des années plus tôt, un enfant désorienté, perdu dans le chaos d'une vie bouleversée. Les images de son enfance défilèrent devant lui comme un vieux film : les rires partagés avec sa famille, les journées passées à jouer avec Kai, son frère adoptif, et puis, brusquement, la tragédie.

Le jour où tout avait basculé restait gravé dans sa mémoire, aussi vif que la lame qui avait pris la vie de ses parents. Il revoyait Kai, son frère adoré, celui qu'il avait tant admiré, le regard dur et le visage fermé, couvert de sang. Le choc de la trahison était encore aussi douloureux que le jour où il l'avait découvert. Kai, celui qui avait toujours été là pour lui, avait trahi tout ce qu'ils avaient connu et aimé.

Cette nuit-là, il avait juré de retrouver son frère. Pas pour le sauver, comme il l’aurait voulu autrefois, mais pour comprendre. Pourquoi Kai avait-il tué leurs parents ? Quelle sombre vérité se cachait derrière son geste impardonnable ? Eden savait que les réponses ne viendraient qu’en affrontant directement celui qui les avait plongés dans ce cauchemar.

C’est cette quête de vérité, cette soif de justice, qui l’avait poussé à rejoindre la Marine. Il avait voulu se renforcer, se former, devenir quelqu'un capable de traquer Kai, peu importe où il se cachait. Chaque coup porté contre les mannequins d'entraînement n'était pas seulement un exercice ; c'était un pas de plus vers cet objectif, une manière de forger son corps et son esprit pour le jour où il se retrouverait face à son frère.

La promotion au rang de Caporal était une étape importante, mais Eden savait que le chemin était encore long. Il serra les poings, ressentant la froideur du métal de son arme contre sa hanche, un rappel constant du pouvoir qu’il détenait désormais. Mais ce pouvoir venait avec une responsabilité, celle de ne jamais oublier pourquoi il se battait. Il ne cherchait pas seulement à accomplir des missions pour la Marine ; il cherchait à réparer ce qui avait été brisé en lui, à combler le vide laissé par la trahison de Kai.

Les autres soldats de la base voyaient en Eden un jeune homme prometteur, déterminé à gravir les échelons, mais ils ignoraient la véritable raison de sa détermination. Pour eux, il était simplement un Marine de plus, ambitieux et diligent. Pour lui, chaque jour passé à s'entraîner, chaque mission accomplie, n’était qu’un prélude au face-à-face inévitable avec son passé.

Eden essuya la sueur de son front, sa respiration se stabilisant peu à peu. Il reprit sa posture de combat, les yeux fixés sur le mannequin d'entraînement comme s'il voyait à travers lui l’image de son frère. "Je te retrouverai, Kai", murmura-t-il pour lui-même, comme un serment. Ce n’était pas de la haine qu’il ressentait, mais une détermination froide, presque clinique. Le besoin de comprendre, de faire face à la vérité, était ce qui le poussait à continuer.

Toujours perdu dans ses pensées et ses souvenirs, Eden fut tiré de sa rêverie par un raclement de gorge discret mais distinct. Il tourna la tête pour voir Léo de Vinsky, l'ingénieur général de la garnison du G-4, s'approcher lentement de lui. Sous ses airs de vieil homme fragile, celui que l’on surnommait « Vieux renard » portait un regard aiguisé et bienveillant, caché derrière des lunettes rondes et épaisses. Ses cheveux gris en bataille et sa barbe blanche, longue et soigneusement entretenue, lui donnaient l’apparence d’un vieux sage, presque d’un grand-père attendrissant.

« Ah, Caporal Allister, je me doutais que je te trouverai ici ! » dit Léo avec un sourire en coin. Sa voix était douce, chaleureuse, mais teintée de cette sagesse que l'on acquiert après des décennies de service. Il s’avança jusqu’à un banc près du mur et, avec un léger grognement dû à son âge, s’y assit, invitant Eden à faire de même d’un geste de la main.

Eden hésita un instant, mais finit par rejoindre l’ingénieur. Il s’assit à côté de lui, posant ses coudes sur ses genoux et baissant la tête, toujours en proie à une agitation intérieure.

Léo, sans un mot, plongea sa main dans sa barbe épaisse et en sortit un petit calepin et un stylo, un geste qui fit sourire Eden malgré lui. C’était une des nombreuses particularités de Léo, un homme aussi brillant que singulier. Il ouvrit le calepin, ajusta ses lunettes et posa son stylo sur la première page vierge.

« Alors, qu’est-ce qui te tracasse, mon garçon ? » demanda Léo d’un ton qui se voulait léger, mais qui ne cachait pas l’inquiétude sincère qu’il éprouvait pour le jeune Caporal.

Eden resta silencieux un moment, pesant les mots qu’il voulait partager. Il savait que Léo était quelqu’un de confiance, un homme qui, sous ses airs de vieil ingénieur, avait toujours su voir au-delà des apparences. Ils avaient eu quelques discussions auparavant, et Eden savait que Léo ne posait jamais de questions sans être prêt à écouter vraiment les réponses.

« Je pense à mon passé, Monsieur, » finit par avouer Eden. Ses yeux restaient fixés sur le sol, mais il sentait le regard perçant de Léo sur lui. « À tout ce qui m’a amené ici. À pourquoi je me bats… et pourquoi je continue. »

Léo hocha la tête, notant quelque chose sur son calepin. Eden se demandait ce que pouvait bien faire le vieil homme de toutes les notes qu'il accumulait au fil des années. Il ne faisait pas de bruit, laissant l’espace nécessaire à Eden pour s’exprimer. « Ton frère, je présume. »

Eden hocha la tête sans un mot. Il n'était pas surpris que Léo connaisse cette partie de son histoire ; l’homme avait un don pour comprendre ce qui se passait sous la surface des choses.

« Depuis que j'ai rejoint la Marine, je me dis que c'est le seul moyen de le retrouver. De comprendre ce qui l'a poussé à... » Sa voix se brisa un instant, mais il se reprit rapidement. « ...à tuer nos parents. Mais plus j’avance, plus je me demande si je serai jamais prêt à l’affronter. Et si je trouverai les réponses que je cherche vraiment. »

Léo resta silencieux un instant, son stylo en suspens au-dessus du calepin. Il prit une profonde inspiration, comme s'il pesait soigneusement chaque mot avant de répondre.

« Tu sais, Eden, » commença-t-il doucement, « la quête de réponses, surtout celles liées à notre famille, est souvent la plus difficile et la plus douloureuse. Parfois, les réponses que l'on trouve ne sont pas celles que l'on espérait, et d'autres fois, elles nous laissent encore plus de questions. Mais… ce que je peux te dire, c'est que chaque pas que tu fais vers ces réponses t'aide à te comprendre toi-même. »

Eden leva enfin les yeux vers Léo, cherchant dans son regard cette sagesse qui l’avait tant aidé dans le passé.

Léo continua, son ton plus grave maintenant : « Tu as choisi un chemin difficile, Eden, mais ce chemin n'est pas seulement celui qui te mènera à ton frère. C’est aussi le chemin qui te façonne en tant qu’homme, en tant que Marine. Et ce que tu apprends sur toi-même en cours de route est aussi important que ce que tu pourrais apprendre sur ton frère. »

Il marqua une pause, regardant Eden avec une intensité nouvelle. « Ne perds pas de vue qui tu es, Eden. La Marine te donne les outils pour grandir, pour devenir plus fort. Mais c'est à toi de décider ce que tu fais de cette force. »

Eden resta silencieux, absorbant les paroles de Léo. Le vieil homme venait, une fois de plus, de toucher juste. Cette quête pour retrouver Kai n'était pas seulement une question de confrontation, mais aussi de découvrir qui il était au fond de lui.

Eden resta assis aux côtés de Léo de Vinsky, écoutant le vieil homme parler avec cette douceur rassurante et cette sagesse qui semblait si naturelle chez lui. Léo avait l’art de transformer les moments de doute en opportunités de réflexion, en petites leçons de vie. Il évoquait ses souvenirs, ses expériences passées dans la Marine, les jeunes recrues qu’il avait vues grandir, les épreuves qu’il avait traversées lui-même.

"Tu sais, Eden," dit Léo en esquissant un sourire bienveillant, "la Marine, c’est comme une grande famille. Elle peut être impitoyable, cruelle parfois, mais elle a aussi ce don de te montrer qui tu es vraiment, de te pousser à devenir la meilleure version de toi-même." Il marqua une pause, cherchant ses mots. "La vie ici, elle n’est jamais simple, et elle ne le sera probablement jamais. Mais c’est justement dans cette complexité, dans ces défis, que tu vas trouver ta vraie force."

Eden hocha la tête, conscient de la vérité des paroles de Léo. Les années qu’il avait passées au sein de la Marine l’avaient déjà confronté à des réalités bien plus dures que ce qu’il avait imaginé en la rejoignant. Il avait vu la violence du monde, les souffrances des innocents, les horreurs que les pirates infligeaient sans remords. Ce qu’il avait vécu durant son entraînement, et ce qu’il avait appris sur la nature humaine, l’avait changé.

« Je dois admettre, Monsieur, que la vie dans la Marine n'est pas aussi simple que je l'avais imaginée, » répondit Eden, ses pensées tournées vers les expériences qu'il avait accumulées. « Il y a des jours où je me demande si je serai vraiment capable de supporter tout ça, de continuer à avancer malgré les pertes, malgré la violence. »

Léo le regarda avec une expression de compréhension profonde. « C’est normal de te poser ces questions, Eden. Tous ceux qui choisissent ce chemin les affrontent un jour ou l’autre. Mais la véritable question est : qu’est-ce que tu veux vraiment accomplir en tant que Marine ? Quel genre d’homme veux-tu devenir ? »

Ces questions résonnèrent dans l'esprit d'Eden, et il prit un moment pour y réfléchir. Ce n'était pas seulement une quête personnelle, un désir de retrouver Kai et de comprendre le passé. C'était devenu quelque chose de plus grand au fil des années. Il avait vu l'injustice, l'oppression, et il avait ressenti le besoin de changer les choses, de devenir une force qui pourrait faire une différence.

« Je veux devenir un pilier de la Justice, » répondit Eden, sa voix teintée de cette détermination nouvelle qui s'était forgée en lui. « Je veux gravir les échelons, devenir assez fort pour protéger les innocents, pour défendre ceux qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes. Et surtout, je veux que mon nom inspire la peur aux pirates, qu’ils sachent qu’ils ne peuvent pas semer le chaos impunément. »

Léo hocha la tête, un sourire d’approbation se dessinant sur son visage. « Voilà une noble ambition, Eden. Et je crois sincèrement que tu as en toi ce qu’il faut pour y parvenir. Mais n’oublie jamais, la force brute n’est pas tout. Il te faudra aussi du discernement, de la compassion, et une grande capacité à comprendre les autres. C’est ça, la vraie Justice. »

Ces mots résonnèrent en Eden, nourrissant encore davantage sa détermination. Il comprenait maintenant que son parcours dans la Marine ne serait pas seulement une série d’épreuves physiques et mentales. C’était un chemin de transformation, où chaque défi, chaque combat, chaque échec aussi, le rendrait plus fort, plus résilient.

« Merci, Monsieur, » dit Eden après un moment de silence. « Je crois que… je commence à voir plus clairement quel est mon véritable objectif. Ce ne sera pas facile, je le sais, mais je suis prêt à faire tout ce qu’il faut pour y arriver. »

Léo posa une main rassurante sur l’épaule du jeune Caporal. « Et je serai là pour t'aider sur ce chemin, Eden. Comme je le fais avec chaque nouvelle recrue. La Marine a besoin de jeunes hommes comme toi, avec des rêves et des convictions aussi solides. N’oublie pas, tu as une grande force en toi, et tu n’es pas seul dans cette bataille. »

Eden sentit un poids se soulever de ses épaules. Il n’était plus seulement un jeune homme en quête de son frère. Il était un Caporal de la Marine, déterminé à se forger un avenir où son nom serait synonyme de Justice, où il pourrait véritablement faire une différence.

Alors que Léo se levait lentement pour partir, laissant Eden à ses réflexions, le jeune homme se redressa lui aussi. Les doutes étaient toujours là, mais ils étaient maintenant contrebalancés par une conviction nouvelle, une vision claire de ce qu’il voulait accomplir. Et il savait qu’avec des mentors comme Léo à ses côtés, il avait toutes les chances de devenir l’homme qu’il aspirait à être.