Posté Ven 6 Sep 2024 - 17:13 par Meng Zhihao
Les choses s’enchaînaient tellement vite… il y a moins d’un mois, Zhihao n’était encore qu’un sous-officier anonyme parmi tant d’autres. Une avec un rôle peu conventionnel certes, mais elle était loin d’être la seule dans ce cas au sein de la 28ème. Et puis du jour au lendemain, tout avait basculé. Une fois de plus, elle avait perdu sa maison, ses frères d’armes… mais contrairement à ce qu’il s’était passé après la sécession de Kanokuni, cette perte-là était définitive. S’il restait permis d’espérer pouvoir revenir un jour dans son pays natal, ou de revoir les soldats avec lesquels elle s’était entraînée, la 28ème Flotte Mobile, elle, ne reviendrait jamais. Une réalisation déchirante qui s’était imposée lorsqu’elle avait vu à quel point les survivants étaient peu nombreux, entassés dans un navire à moitié coulé qui était par on ne sait quel miracle parvenu à les transporter jusqu’à la base militaire la plus proche avant de rendre l’âme. Hébétée et n’ayant plus que l’uniforme et l’équipement sur son dos en guise de seules possessions, les jours suivants s’étaient écoulés comme dans une sorte de brouillard… jusqu’aux funérailles. Jusqu’à ce que le poids d’un cercueil vide sur son épaule la ramène à la réalité, et qu’une révélation ne ranime les braises de sa rage.
Cela ne l’avait que partiellement aidée à comprendre ce qui lui était arrivé ensuite, non que cela soit vraiment nécessaire : il lui fallait simplement l’accepter et faire ce qu’on lui disait de faire. Elle ne savait pas pourquoi sa hiérarchie avait décidé qu’elle méritait une chance d’être promue, mais elle avait saisi l’occasion, dévorant la bibliothèque mise à sa disposition avant les épreuves, puis passant chaque examen, entretien et test d’aptitude avec une énergie maniaque. Les voies du haut commandement étaient impénétrables, elle aurait tout le temps de s’attarder sur le pourquoi de leur choix plus tard. L’annonce des résultats la surprit toutefois, car non content de passer officier subalterne, elle avait été directement bombardée au rang de Commandant, manteau blanc de la Justice et vaisseau sous ses ordres inclus. Quelle ironie : moins de la moitié de l’âge de ses parents, et elle était déjà plus haut gradée qu’aucun de ses ancêtres depuis… deux bons siècles, minimum ? Elle aurait dû être fière, mais les circonstances ne s’y prêtaient guère : elle avait été promue à la suite d’une défaite catastrophique, quand tant de ses aïeux avaient stagné en dépit des mérites accumulés tout au long de leur carrière. Et puis surtout, ce n’était pas assez : elle n’avait plus personne pour la couver maintenant, elle ne pouvait plus compter que sur sa propre force, qui s’était avérée très insuffisante face à une véritable pointure.
Son état émotionnel revint plus ou moins à la normale après qu’on lui eut présenté les hommes qui constitueraient son équipage. La plupart lui étaient totalement étrangers, et tous n’appréciaient manifestement pas d’être placés sous le commandement d’une « écailleuse », ou même simplement d’une femme – elle avait entendu les commentaires, lorsqu’ils pensaient être hors de portée d’oreille –, mais ils apprendraient vite qu’il était dans leur intérêt de la fermer et d’obéir. Heureusement, elle pouvait au moins compter sur une poignée de têtes connues : d’autres rescapés de la 28ème. Trop peu, bien trop peu ; si elle l’avait pu, elle aurait volontiers rassemblé tous ses anciens camarades au sein d’une seule et même unité. Hélas, c’était impossible : parmi les survivants, nombreux étaient ceux dont les traumatismes physiques et psychologiques les empêchaient de reprendre du service. Quant à ceux qui étaient toujours valides, d’autres officiers ne s’étaient pas privés de les réquisitionner pour leurs propres unités ; feu le Commodore von Falingen n’était peut-être pas apprécié de la plupart de ses collègues, mais nul ne pouvait nier qu’il savait former des subordonnés de qualité.
Elle avait accepté cet état de fait, et s’était préparée à faire de son mieux pour se montrer digne de ses nouvelles responsabilités. L’annonce de ce qui serait sa première mission au grade de Commandant menaça toutefois cette stabilité retrouvée. Comment pouvait-il en être autrement ? Elle était personnellement convoquée par la Contre-Amirale Gentry, sur les lieux-mêmes du massacre de la 28ème. Mais les ordres étaient les ordres, alors elle prit son courage à deux mains et ordonna de mettre le cap sur le point de rendez-vous indiqué.
Le voyage dura deux jours, au cours desquels elle se familiarisa peu à peu avec son nouveau moyen de transport – se retenant tout du long de comparer le Lampyris au Himmelhorn, ce qui serait extrêmement injuste pour le premier – ainsi qu’avec ses subordonnés. Un délai insuffisant pour établir un véritable lien de confiance, mais tout chemin de mille lieues se devait de commencer par un premier pas. Les visages des vétérans de la 28ème se firent de plus en plus maussades à mesure qu’ils se rapprochaient de leur objectif, jusqu’à ce qu’enfin la vigie signale la présence du bâtiment de la Contre-Amirale.
Les yeux de la majorité de l’équipage se firent ronds comme des soucoupes lorsqu’ils s’approchèrent et virent l’énorme créature nageant entre deux eaux autour de l’autre navire, à la manière d’un chien restant à proximité de son maître. La kanokunienne avait cependant d’autres préoccupations : en effet, Gentry avait plusieurs fois croisé la route de la 28ème lors des deux dernières années, et entretenait de bons rapports avec le Commodore – une rareté, tant l’homme avait tendance à agacer sa hiérarchie. Elle n’avait bien entendu jamais échangé un mot avec Zhihao, la femme-poisson faisant alors simplement partie du décor, mais cela était évidemment sur le point de changer. En bien ou en mal, ça elle ne le savait pas encore… néanmoins, et même si c’était indispensable pour monter en grade, ce n’était pas sans raison que la phrase « Puissiez-vous attirer l'attention de ceux qui détiennent l'autorité » était l’une des trois malédictions de sa contrée natale.
Une passerelle provisoire relia le croiseur au cuirassé, et il fut temps pour Zhihao d’aller rendre des comptes à sa supérieure. La compatriote qui lui servit de guide ne prit pas la peine de faire la conversation en la menant aux quartiers de la dompteuse de monstres, et elle se retrouva bien vite devant la grande patronne, une femme dont l’intimidante présence n’était en rien diminuée par ses nombreux stigmates. Le salut de la femme-poisson fut automatique, la réponse de la galonnée aussi, puis cette dernière lui ordonna de narrer par le menu le bain de sang qui s’était déroulé quelques semaines plus tôt.
« Je crains de ne pouvoir vous en dire beaucoup plus que ce qui se trouve dans le rapport, Madame. » préfaça-t-elle avant de s’exécuter. Le récit qui s’ensuivit avait déjà été répété à plusieurs reprises à quelques différences près, d’abord au commandant de la base où ils avaient trouvé refuge après le massacre, puis à son supérieur, puis aux enquêteurs tentant de faire la lumière sur cet événement, et enfin à la famille du Commodore peu avant l’enterrement. Dans le cas de la Marine, le but de la manœuvre était à la fois de s’assurer que rien n’avait été oublié et de relever toute contradiction pouvant indiquer un mensonge de la part du narrateur. Cette étape ayant déjà été menée par des interrogateurs professionnels, cette conversation aurait très bien pu faire l’objet d’un échange escargophonique, toutefois la haute gradée devait certainement avoir une idée derrière la tête, autrement elle ne se serait pas embêtée à faire le déplacement.
Quoi qu’il en soit, Zhihao retraça fidèlement le déroulé des événements, sans omettre de détails. Elle raconta comment l’armada de Barents était apparue sans le moindre signe avant-coureur, déjà déployée en une formation qui leur permettrait d’encercler la 28ème grâce à sa supériorité numérique et à l’effet de surprise. Elle évoqua le brouillage dont ils avaient été victimes, les empêchant d’alerter leurs camarades. Les combats d’artillerie, alors que les Marines tentaient désespérément de manœuvrer pour échapper à la nasse avant qu’elle ne se referme. La résignation qui s’était emparée des soldats lorsqu’ils avaient compris que leurs espoirs étaient vains, et leur détermination à entraîner autant de pirates que possible dans leur trépas. Puis le choc entre les deux flottes, les escorteurs se sacrifiant pour garder les flibustiers à distance du Himmelhorn afin que ce dernier puisse se servir de ses puissants canons. La mort héroïque du lieutenant-colonel Mauser, qui avait contre-attaqué alors que son croiseur était pris d’assaut, la façon dont lui et le second de la flotte pirate s’étaient entre-tués. L’intervention de Barents lui-même, tombé du ciel tel un météore meurtrier pour faire taire les bouches à feu du cuirassé ; les balles ricochant inutilement par centaines sur son corps blindé, son bazooka et la monstrueuse ancre de galion qu’il maniait comme un fléau d’armes fauchant les défenseurs de la Justice par douzaine, qu’ils soient officiers ou simples péons. Et enfin, le dernier duel du Commodore von Falingen, qui même après avoir reçu un coup fatal avait protégé ses subordonnés du capitaine pirate, leur ordonnant de fuir. C’était la dernière image qu’elle avait de lui, avant qu’elle ne monte à bord du dernier navire en état de se mouvoir, en direction d’une brèche ouverte par le Himmelhorn. Le cuirassé s’était sabordé peu de temps après, explosant en une colossale boule de feu conformément aux protocoles mis en place pour ce genre de situation, ceux qui stipulaient qu’en aucun cas le vaisseau ne devait tomber aux mains des ennemis du Gouvernement Mondial.
« J’ai dû m’appuyer sur ce que m’ont rapporté les autres survivants en ce qui concerne la dernière phase. Si j’avais été plus près du centre de l’action, je ne pense pas que j’aurais survécu. » prévint Zhihao en achevant son histoire. « À partir du moment où les abordages ont commencé, j’ai passé l’essentiel de mon temps à secourir les hommes tombés à la mer, avant qu’ils ne se fassent dévorer. »
Barents n’était effectivement pas surnommé « Shark-Feeder » pour rien : des légions de prédateurs marins suivaient ses navires comme des rémoras accompagnant un requin, prêts à engloutir les malheureux qui croisaient sa route. C’était sans doute l’une des images les plus dérangeantes qu’elle ait jamais vues, cette masse grouillante agitant la surface de la mer, animée par une frénésie sanguinaire et insatiable. Elle savait que cela en avait traumatisé plus d’un, et que ses anciens camarades de la 28ème étaient soulagés d’apprendre que le rendez-vous avec la Contre-Amirale n’aurait pas lieu exactement dans ces mêmes eaux.
D’ailleurs, en parlant de l’autre femme, celle-ci révélerait-elle enfin pourquoi elle avait ordonné à Zhihao de venir, et partagerait-elle le fruit de ses réflexions ? La kanokunienne avait eu tout le temps de ruminer sur ces événements – difficile de faire autrement –, et elle n’aimait pas du tout certaines des conclusions auxquelles elle était parvenue.