Au sein de l'artère principale de Virus, cette grande avenue tracée à la règle et au sol quasiment taillé à même les roches de l'île, aux perrons rehaussés par de courts escaliers menant aux demi-étages des immeubles, aux étroites vitrines et aux stores humbles de rares boutiques aux couleurs fades, dans ce large boulevard qu'empruntent un peuple qui aspire plus qu'il n'espère à un avenir radieux que leurs voisins leurs refusent, dont les blouses tâchées attestent de luttes perpétuelles plus que d'une paix artificielle, aux rires si hauts qu'ils sonnent faux, là, une porte usée se ferme.
Mains dans les poches, les cheveux longs coiffés en catogan désordonné d'un marron ennuyeux, sort d'une foulée lasse par les heures de sommeil perdues un jeune homme au teint blafard. Avec pour seule protection contre les fumées âcres d'un charbonnier avec pignon sur rue un masque qui lui couvre le nez et la bouche, il franchit le nuage d'odeurs et de bruits écœurants.
Il est fatigué. Tout dans sa démarche le laisse supposer. Il a l’œil vert vitreux, le souffle profond, les réflexes dans les talons.
Il est affamé. La peau fine sur des os fragiles. Les muscles flétris, les os meurtris, le crâne pétri. L'estomac dans les talons.
Il est déprimé. Il se retourne tous les trois mètres, sursaute à chaque lueur dans les ombres. Murmure à lui-même. L'espoir dans un seau et le seau dans les talons.
Il rit, les dents étincelantes, le talon bondissant.
« Au milieu de cette voie que tous arpentent,
Là où les idées, non les pas, sinuent, serpentent
Vers des ténèbres habiles mais maladroites,
Je leur dit : tournez pas zinzin, la rue est droite ! »
La première personne qu'il croise, il la salue, puis échange son masque usé contre un chapeau grotesque, et d'un pas sautillant, repart comme si de rien n'était, laissant le passant chamboulé par l'apparition. Dans sa main un masque usagé et probablement plein d'une morve matinale peu ragoutante.
Le jeune homme n'a pas déjeuné en se levant ce matin. Pas à cause d'un réveil tardif – bien qu'il le fût – mais plutôt parce que l'argent du repas est réservé pour un autre que le sien. Il n'en a pas assez pour éponger ses dettes, payer ses factures, offrir une école décente ET manger.
Et à quoi bon quand il y a des restaurants ouverts toute la journée et qu'il est si facile de voler un sandwich pas surveillé ou une assiette pas terminée ? Dans ce quartier parfait qu'est Virus, trouver un peu de nourriture n'est pas bien difficile, tant qu'on est pas regardant.
Non, Axel n'est pas regardant.
Descendant la rue sans vraiment la voir à cause des valises sous ses yeux, il a uniquement conscience des regards qui le couvent en passant. Il a quelques ennemis, reconnaissons-le, beaucoup d'animosité, aussi, de la part de patrons ou d'employés ou de propriétaires de poubelles violées. Mais Axel n'en a cure. Seul le clan Oméga pourrait poser un souci, mais ils ne se lèvent pas aussi tôt et jamais ils ne viendraient l'ennuyer dans l'usine où il travaille comme mécanicien. C'est un bon boulot, peut-être son préféré parmi la dizaine d'emploi qu'il a enchaîné comme des chemises depuis qu'il travaille pour deux. L'ennui c'est que c'est dans le secteur 1, et que le chemin à pied est un peu long. Et que, quand même, c'est le putain de secteur 1.
Palafitte cristallise ce qu'Axel abhorre en terme de capitalisme agressif. Taxes, monopoles, milices de la bien-pensance … La seule chose qui la sauve c'est l'architecture chaotique du quartier : Palafitte n'a que peu d'espace pour s'étendre. Prise en étau entre le lac Azur d'un côté et tous les autres clans de l'autre, il semble que la seule manière de s'agrandir soit de surélever les maisons déjà bancales – donnant la jubilante impression qu'elles poussent de travers entre deux bâtiments déjà construits – soit de construire sur le lac en lui-même. Et ce dernier aspect, quoique toujours artistiquement bancal aux yeux d'Axel, donne une vraie beauté et un cachet qu'on ne peut lui enlever.
« La frêle maison
Attend, perchée sur un lac,
De la dynamite. »
La segmentation de Carcinomie donne envie à Axel de vomir. Tous ces clans, toutes ces frontières, toutes ces règles strictes et ces animosités que des centenaires de guerres secouent … Il dévie de son chemin pour aller vomir dans le lac, près d'un gros bateau de pêche qui ne peut pas aller plus loin que les limites de roche du lac mais qui espère chaque jour que le courant apportera le gros lot de poissons piégés. Ce n'est pas encore la saison du saumon qui remonte volontairement la Randonnée, alors il part toujours travailler la boule au ventre. Enfin. Il exploite d'autres pêcheurs et blâme le manque de poisson pour mal les payer. Alors en plus de vomir sur ses filets, Axel le gratifie d'un sourire et d'un doigt d'honneur avant de se relever en meilleure forme.
Son regard se porte le long du port qui couvre la majeure partie du lac. Il y a très peu de navires, c'est vrai, et la moitié des pontons n'abritent en vérité que des habitations branlantes. Les rares rayons de lumières qui tombent du plafond grâce aux miroirs savants éclairent de belle manière une rare place étroite de Palafitte, une maison de passe à l'enseigne rutilante, l’embouchure d'une ruelle marchande. Un peu plus loin, ce qui ressemble à une usine emportée par un glissement de terrain trempe ses fondations dans le lac Azur. C'est là-bas qu'Axel prévoit de passer la prochaine journée à réparer des sous-marins pour le compte d'un riche transporteur. Et peut-être repartir avec la caisse. Qui sait.
Son regard est attiré ailleurs. Il se détourne pour le perdre entre deux bâtiments usés par les marées. Quelque part par là, à l'abri des regards directs mais pas trop loin pour être facilement trouvable à qui sait quoi chercher, la guilde des usuriers se terre en silence. Dissimulée mais pas cachée. Axel y est passé quelques jours auparavant juste pour voir s'ils accepteraient de l'embaucher. Il aimerait bien aller repêcher des navires échoués autour de Carcinomie et en piller les cargaisons éventrées pour le compte des usuriers, sans savoir qu'ils auraient d'autres projets pour lui.
Le train-train c'est vraiment la mort de l'âme.
Mais tandis qu'Axel se met en retard pour son travail qui ne lui plaît qu'un jour sur deux, se figurant des conversations avec la guilde et visualisant un nouveau maquillage qu'il pourrait essayer demain, dans les rues de Palafitte, le clan Oméga se meut.
Le Vyper ne se vendra pas tout seul.
Mains dans les poches, les cheveux longs coiffés en catogan désordonné d'un marron ennuyeux, sort d'une foulée lasse par les heures de sommeil perdues un jeune homme au teint blafard. Avec pour seule protection contre les fumées âcres d'un charbonnier avec pignon sur rue un masque qui lui couvre le nez et la bouche, il franchit le nuage d'odeurs et de bruits écœurants.
Il est fatigué. Tout dans sa démarche le laisse supposer. Il a l’œil vert vitreux, le souffle profond, les réflexes dans les talons.
Il est affamé. La peau fine sur des os fragiles. Les muscles flétris, les os meurtris, le crâne pétri. L'estomac dans les talons.
Il est déprimé. Il se retourne tous les trois mètres, sursaute à chaque lueur dans les ombres. Murmure à lui-même. L'espoir dans un seau et le seau dans les talons.
Il rit, les dents étincelantes, le talon bondissant.
« Au milieu de cette voie que tous arpentent,
Là où les idées, non les pas, sinuent, serpentent
Vers des ténèbres habiles mais maladroites,
Je leur dit : tournez pas zinzin, la rue est droite ! »
La première personne qu'il croise, il la salue, puis échange son masque usé contre un chapeau grotesque, et d'un pas sautillant, repart comme si de rien n'était, laissant le passant chamboulé par l'apparition. Dans sa main un masque usagé et probablement plein d'une morve matinale peu ragoutante.
Le jeune homme n'a pas déjeuné en se levant ce matin. Pas à cause d'un réveil tardif – bien qu'il le fût – mais plutôt parce que l'argent du repas est réservé pour un autre que le sien. Il n'en a pas assez pour éponger ses dettes, payer ses factures, offrir une école décente ET manger.
Et à quoi bon quand il y a des restaurants ouverts toute la journée et qu'il est si facile de voler un sandwich pas surveillé ou une assiette pas terminée ? Dans ce quartier parfait qu'est Virus, trouver un peu de nourriture n'est pas bien difficile, tant qu'on est pas regardant.
Non, Axel n'est pas regardant.
Descendant la rue sans vraiment la voir à cause des valises sous ses yeux, il a uniquement conscience des regards qui le couvent en passant. Il a quelques ennemis, reconnaissons-le, beaucoup d'animosité, aussi, de la part de patrons ou d'employés ou de propriétaires de poubelles violées. Mais Axel n'en a cure. Seul le clan Oméga pourrait poser un souci, mais ils ne se lèvent pas aussi tôt et jamais ils ne viendraient l'ennuyer dans l'usine où il travaille comme mécanicien. C'est un bon boulot, peut-être son préféré parmi la dizaine d'emploi qu'il a enchaîné comme des chemises depuis qu'il travaille pour deux. L'ennui c'est que c'est dans le secteur 1, et que le chemin à pied est un peu long. Et que, quand même, c'est le putain de secteur 1.
Palafitte cristallise ce qu'Axel abhorre en terme de capitalisme agressif. Taxes, monopoles, milices de la bien-pensance … La seule chose qui la sauve c'est l'architecture chaotique du quartier : Palafitte n'a que peu d'espace pour s'étendre. Prise en étau entre le lac Azur d'un côté et tous les autres clans de l'autre, il semble que la seule manière de s'agrandir soit de surélever les maisons déjà bancales – donnant la jubilante impression qu'elles poussent de travers entre deux bâtiments déjà construits – soit de construire sur le lac en lui-même. Et ce dernier aspect, quoique toujours artistiquement bancal aux yeux d'Axel, donne une vraie beauté et un cachet qu'on ne peut lui enlever.
« La frêle maison
Attend, perchée sur un lac,
De la dynamite. »
La segmentation de Carcinomie donne envie à Axel de vomir. Tous ces clans, toutes ces frontières, toutes ces règles strictes et ces animosités que des centenaires de guerres secouent … Il dévie de son chemin pour aller vomir dans le lac, près d'un gros bateau de pêche qui ne peut pas aller plus loin que les limites de roche du lac mais qui espère chaque jour que le courant apportera le gros lot de poissons piégés. Ce n'est pas encore la saison du saumon qui remonte volontairement la Randonnée, alors il part toujours travailler la boule au ventre. Enfin. Il exploite d'autres pêcheurs et blâme le manque de poisson pour mal les payer. Alors en plus de vomir sur ses filets, Axel le gratifie d'un sourire et d'un doigt d'honneur avant de se relever en meilleure forme.
Son regard se porte le long du port qui couvre la majeure partie du lac. Il y a très peu de navires, c'est vrai, et la moitié des pontons n'abritent en vérité que des habitations branlantes. Les rares rayons de lumières qui tombent du plafond grâce aux miroirs savants éclairent de belle manière une rare place étroite de Palafitte, une maison de passe à l'enseigne rutilante, l’embouchure d'une ruelle marchande. Un peu plus loin, ce qui ressemble à une usine emportée par un glissement de terrain trempe ses fondations dans le lac Azur. C'est là-bas qu'Axel prévoit de passer la prochaine journée à réparer des sous-marins pour le compte d'un riche transporteur. Et peut-être repartir avec la caisse. Qui sait.
Son regard est attiré ailleurs. Il se détourne pour le perdre entre deux bâtiments usés par les marées. Quelque part par là, à l'abri des regards directs mais pas trop loin pour être facilement trouvable à qui sait quoi chercher, la guilde des usuriers se terre en silence. Dissimulée mais pas cachée. Axel y est passé quelques jours auparavant juste pour voir s'ils accepteraient de l'embaucher. Il aimerait bien aller repêcher des navires échoués autour de Carcinomie et en piller les cargaisons éventrées pour le compte des usuriers, sans savoir qu'ils auraient d'autres projets pour lui.
Le train-train c'est vraiment la mort de l'âme.
Mais tandis qu'Axel se met en retard pour son travail qui ne lui plaît qu'un jour sur deux, se figurant des conversations avec la guilde et visualisant un nouveau maquillage qu'il pourrait essayer demain, dans les rues de Palafitte, le clan Oméga se meut.
Le Vyper ne se vendra pas tout seul.