Il est temps de débroussailler

Voilà maintenant plusieurs jours que nous avions distribué nos prospectus incriminant Almerich de Kissinger. Nos sorties en ville se limitaient simplement à des excursions tard le soir pour prendre la température dans les bars et auberges quant aux rumeurs concernant le conseiller véreux du roi. De prime abord, tous étaient contre l'idée de se laisser coloniser par le Gouvernement Mondial, craignant à la fois pour l'économie de l'île mais également pour leurs possessions personnelles. C'était justement cette peur qu'il fallait canaliser et transformer en hargne, en fougue de se battre et de défendre leur terre contre l'envahisseur.

Maintenant qu'une idée commune avait germé dans l'esprits des pétaliscains, il fallait passer à l'étape supérieure. Depuis sa forteresse de champignons, Hypérion recommanda une nouvelle tournée de prospectus, invitant cette fois-ci les gens à se manifester et à montrer leur mécontentement, dans les rues et dans tout lieu public. L'occasion parfaite étant évidemment ce dimanche, journée où le roi et ses conseillers ouvrent les portes du palais royal pour s'entretenir tour à tour avec divers citoyens de l'île. Le but initial étant que le jeune roi puisse renouer des liens rapidement avec son peuple, mais cette possibilité représentait un tremplin parfait pour notre plan.

"- Est-ce que tout est prêt Violette ?" demanda Hypérion à son associée.

"- Oui, j'ai pu modifier le registre des rendez-vous pour inscrire vos noms. Votre audience aura lieu en fin de matinée, ne soyez pas en retard" déclara Violette.

Comme chaque dimanche, les rues étaient bondées de monde. Il fallait dire que le marché hebdomadaire qui occupait la place principale de la capitale n'aidait pas à la circulation. Cependant cette fois-ci, l'ambiance était différente, beaucoup plus bruyante et agitée qu'à l'habituel. Les gens commençaient même à se bousculer, à crier pour démettre Almérich de son poste, tandis que d'autres souhaitaient le voir enfermé voire pire, la tension était palpable. Violette nous guidait à travers les ruelles les plus praticables, tandis que nous étions toujours affublés de capuches, ne voulant pas être reconnus parmi la foule. Nous arrivions enfin à l'une des entrées de Tricastin, ville forteresse où réside le roi et ses proches. Un amassement de gens sans créneau d'audience continuait de hurler et de protester aux portes de la ville, défendues par des gardes.

"- Vous avez pris rendez-vous ?" demanda l'un des soldats, s'assurant de contrôler le flux entrant et sortant de l'endroit.

"- Oui, au nom de Calypso Blossom." dis-je distinctement en relevant ma capuche.

Il ne servait plus à rien de vouloir se cacher en entrant dans la pseudo-ville, après tout la plupart des criminels datant de l'époque du Sultanat avaient été affranchis par le nouveau roi. Après quelques instants à parcourir le registre, le garde nous adressa un signe de tête en relevant sa lance qui nous bloquait le passage.

"- Votre Majesté, cette personne en qui vous avez placé toute votre confiance, se sert de votre influence ! Des sources on ne peut plus sûres nous ont confirmé à plusieurs reprises que monsieur De Kissinger complote avec le Gouvernement Mondial pour que ce dernier mette la main sur le Royaume. Alors que cette île s'est récemment affranchi des griffes du Sultan et que ses citoyens font au mieux pour relancer la dynamique de ses contrées fleuries, voilà que le conseiller de notre cher Roi œuvre dans l'ombre pour l'offrir à la plus cupide et cruelle des organisations. Voyez par vous-même la panique dans laquelle cet homme se retrouve plongé alors que nous exposons ses manigances au grand jour." déclarais-je en regardant droit dans les yeux le principal concerné.

"- Almerich, ces femmes disent-elles vrai ?" demanda le jeune roi et se tournant vers son conseiller.

"- M-m-mais enfin c'est d'un ridicule ! Quel intérêt aurai-je à trahir ma patrie, retirez tout de suite ces accusations ou vous en paierez le prix !" s'énerva l'homme qui n'aimait visiblement pas que l'on fouille dans ses plans.

"- Allons Almérich, il n'y a aucune raison de vous énerver si vous êtes étranger à toutes ces complotises, non ? Dites moi plutôt ce que vous aimeriez pour apaiser vos peines." nous retourna l'héritier.

Et à cette interrogation, il n'y avait qu'une seule possibilité envisageable.

"- La démission de votre conseiller, Votre Majesté." répliquai-je dans le plus grand des calmes.

Le jeune homme prit un temps pour réfléchir, semblant réellement considérer cette option.

"- Mais enfin mon Roi, vous n'envisagez pas vraiment cette décision stupide ?" s'emporta Almérich. Devant l'absence de réaction de son protégé, il continua. "Je prends congé pour la journée s'il en est ainsi, je refuse que des étrangers m'accusent ouvertement en votre présence." annonça-t-il en se retirant, fermant les portes dans un vacarme retentissant.

"- Nous vous prions de nous excuser d'avoir causé une telle cohue, mais c'est l'avenir du Royaume qui est en jeu." repris-je, nous voulant pas juste paraître pour des fauteurs de trouble.

"- Merci de votre prévention. Je vais moi-même me charger de réaliser quelques interrogatoires. Je vais mettre fin à cette entrevue, le principal concerné ayant préféré s'en retirer de toutes manières." renchérit Amaryllis Dujardin.

Après une courbette commune de notre groupe, nous fûmes raccompagnés là où la foule scandait le nom du traître. Certains hurlaient qu'ils l'avaient aperçu sortir par une porte arrière, sûrement pour se réfugier dans sa seigneurie.

"- Bon... Je pense que ça aurait pu être pire. Que faisons nous désormais ?" demandais-je à mes collègues.

La cavalière possédait des facultés impressionnantes, mais elle devait définitivement apprendre à mieux viser à l'aide de ses rayons lumineux. Peu importe, il ne manquait déjà plus grand chose pour que les tensions entre le peuple et le corps armé de Kissinger ne dérapent en émeutes incontrôlables. Je n'avais même pas eu le temps de m'exprimer que le coup de feu était parti et que les lances des gardes s'entrechoquaient déjà avec les fourches et les diverses armes improvisées des manifestants. Il fallait agir, ou cela allait être une boucherie, heureusement que j'étais accompagné de mes camarades révolutionnaires pour l'occasion.

Certains des gardes personnels de Kissinger, soit par moquerie, soit par très mauvais goût, avaient conservé l'uniforme de la garde des ronces, anciens gardes du corps du sultan, et cela m'arrangeait bien à en juger par leur armures recouvertes d'épines de fer et de bois. Activant mes propulseurs bioniques, je me glissais entre les forces armées, effleurant suffisamment longtemps nos ennemis, qui voyaient chacun leur tour les fibres de bois de leur armure se refermer sur eux-mêmes, entravant la plupart de leurs mouvements. Dans ma vision périphérique, j'aperçus un pauvre homme, venu protester avec ceux qui devaient être ses petits enfants, être sur le point de subir le zèle d'un garde. Sans attendre que l'action n'aille plus loin, je fonçai dans sa direction, et pendant le trajet, mes prothèses de bras, intégralement composées de bois, fusionnèrent pour créer un bouclier suffisamment imposant et épais pour supporter l'assaut.

La pointe de l'épée passa quand même au travers de mes défenses, s'arrêtant à quelques centimètres de mon visage. A l'aide de mon fruit du démon, j'ordonnai aux fibres du bois de maintenir solidement l'épée dans le bouclier, tandis que les bords de ce dernier se repliaient sur l'assaillant, tenant captifs l'arme et les bras du soldat qui était désormais en tête à tête avec moi. J'aurai voulu me charger de son cas, mais l'homme âgé que je venais de sauver n'attendit pas mon accord pour l'assommer à coup de casserole sur le crâne, ce qui laissa une sacrée cabosse sur l'ustensile rutilant.

Malgré l'équipement militaire de ceux qui cherchaient à protéger Almerich, notre supériorité numérique et notre fougue semblaient suffisant pour nous conférer un avantage non négligeable. A peine eus-je fini de reformer correctement mes prothèses, que je fus dans l'obligation d'en transformer une pour créer un fouet et arracher une lance à un garde prêt à massacrer des gens pour la simple raison qu'ils soient d'un avis contraire à celui de leur maître.

"- Mettez un terme à cette tentative de massacre Almérich, assumez vos actes et répondez y !" criai-je à destination de celui qui laissait ses hommes se faire battre à cause de ses propres convictions.

"- Oh mais je compte bien y mettre un terme..." déclara une voix bien trop familière mais qui sortit d'un escargophone que la tireuse d'élite portait maintenant sur son épaule.

Au même instant, les doubles portes fortifiées de la seigneurie s'ouvrirent, et des hommes en combinaisons hermétiques et portant des masques à gaz surgirent par dizaine. Sur leur dos, se trouvaient des bonbonnes opaques mais dont les symboles qui y étaient dessinés ne laissaient présager rien de bon. Je n'eus pas le temps d'ordonner un repli général que les appareils des nouveaux soldats commençaient à disperser un gaz épais et dont les effets se firent vite remarquer sur les premières victimes. Les civils ayant inhalé le produit tombaient rapidement au sol, toussaient et mettaient leurs mains autour du cou, comme pour tenter de se libérer les voies respiratoires d'un quelconque agresseur tentant de les étrangler. Le mal semblait déjà fait pour certains, tandis que d'autres se râclaient fortement la gorge en tentant de fuir.

"- Mais qu'est ce que vous faites..." me contentai-je de dire d'une voix désespérée, désemparée par la vitesse à laquelle la situation avait pu empirer.

La menace de la tireuse d'élite semblait réglée, cependant le bras de Trisha dégoulinait de sang et les forces masquées d'Almerich continuaient leur gazage des protestants. Il fallait protéger les innocents et mettre hors d'état de nuire ces criminels.

"- Vous n'avez que faire du peuple, et vous le savez aussi bien que moi, en témoigne la mise au point de cette arme inhumaine !" répondis-je à l'homme qui criait depuis sa demeure qui tombait en ruines.

Une silhouette discrète entre les arbres retint mon attention, comme lors de notre arrivée sur l'île, Violette veillait sur nous, à sa manière. A la différence que nous avions besoin de son aide, maintenant. D'un signe de tête, l'espionne comprit que je sollicitais son intervention. Avec ses lames dissimulées dans ses longues manches, elle se chargea de clouer littéralement au sol les pieds de plusieurs gardes, lançant tour à tour ses armes. En allongeant mon bras de bois, je parvins à attraper la cheville d'un des hommes et à le traîner vers moi, le faisant lâcher son arme alors qu'il labourait la terre de son propre corps.

Un coup de coude bien placé plus tard, l'homme était inconscient et j'ôtais son masque à gaz pour m'en équiper. Si je pouvais m'approcher du nuage toxique, il était pour autant compliqué pour mes alliés de m'aider. Du moins pas directement.

"- America ! Déracine moi trois ou quatre arbres !" criai-je à l'animal désormais volant après un rapide sifflement.

L'animal s'exécuta et arracha à la force de ses serres lesdits arbres, les déposant non loin de moi. La préemption des pattes de l'animal n'était définitivement pas à sous estimer. Les imposants troncs jonchaient maintenant le sol et rapidement je m'assurai de modeler dans mon esprit l'œuvre que je souhaitais créer. Si j'avais déjà cette habitude avec la peinture, la sculpture me demandait tellement plus d'efforts pour m'approprier l'espace autour de moi. Mais aujourd'hui, ce n'était ni l'espace, ni les ressources qui manquaient, et c'est ainsi qu'une structure de trois mètres de haut prit forme. Arborant en quelques sortes l'allure d'un gorille, j'avais modelé les arbres à ma guise, créant deux pattes arrières puissantes et sur lesquelles m'appuyer, tandis que les deux pattes avant, aux formes plus menaçantes, étaient là pour mettre un terme à cette comédie de mauvais goût.

Je siégeais bien sûr en haut de cette construction, déplaçant ses membres comme s'il s'agissait des miens et avec plus de fureur qu'il n'en fallait pour dégommer les gardes du conseiller. Les poings se transformaient tantôt en boulet couvert de pics, tantôt en pince, attrapant les ennemis en les serrant suffisamment fort pour broyer leurs outils. La nature ne craignait pas Almerich, c'était maintenant à lui de comprendre sa position de chassé.