« - A voté ! » clame la grosse adjointe chargée du contrôle de l’urne, gonflée de l’orgueil que lui confère son rôle. « Suivant ! »
Le suivant dans la file d’attente se présente devant l’adjointe, et lui tend timidement un papier blanc.
« - Eh bien monsieur, il n’y a rien d’écrit sur votre bulletin !
- C’est-à-dire que… je ne sais pas écrire, madame.
- Comment ? Vous ne savez pas écrire ?! » La file des votants derrière le pauvre homme bruisse de commentaires désobligeants, et ce dernier leur jette à tous un regard courroucé avant de reprendre son expression intimidée et respectueuse face à l’officielle :
« - Non madame.
- Bon. »
Avec une série de gestes presque solennels, l’adjointe enfile une paire de lunettes métalliques, se saisit d’une plume, l’humidifie du bout de ses lèvres, et la trempe dans son encrier :
« - Alors, qu’est-ce que j’écris ? »
Cher journal,
Comme dans tout pays novice en matière d’élections, celles de Goa se trouvent être particulièrement brouillonnes. Plutôt que de s’inspirer des modèles les plus élaborés, inspirés des pays rodés à ce genre de pratique, on a choisi le mode de scrutin le plus simple : premièrement, on ne laisse voter que les adultes, et seulement ceux qui paient des impôts. Personne ne s’intéresse à l’avis des enfants, et encore moins à celui des pauvres ! Ensuite, on se réunit par quartier, et on vote chacun son tour, devant tout le monde. Je te laisse imaginer les conséquences en matière d’influence et de pression sociale !
L’objet de l’élection est pourtant loin d’être anodin : l’actuel gouverneur en titre, Roland de Grammon, concourt pour le titre de président de la république de Goa. Ainsi adoubé par ses concitoyens, il espère tenir fermement et légitimement les rênes du pouvoir, prendre ses distances avec l’autorité du Gouvernement Mondial, et mener le pays vers un véritable modèle républicain réformé selon les inspirations de ses relations aux idées un peu trop… révolutionnaires, au goût de certains.
Tu te doutes, journal, qu’il n’était pas question pour nous au Cipher Pol de laisser passer ça ! Contrairement aux autres habitants de Goa, nous sommes rodés en techniques de manipulation des procédures officielles. Par exemple, nous avons redoublé d’efforts pour faire exploser toutes sortes de dossiers compromettants à la figure de Grammon, pratiquement un par jour, alternant la dénonciation de pratiques graves (comme ses liens avec la révolution) avec celles plus douteuses (tous les meurtres non élucidés qui semblent joncher son parcours et qui sont quand même drôôôlement suspects !). Également, en l’absence de meilleure alternative et devant l’urgence de la situation, nous avons bon espoir de favoriser la candidature de sa principale concurrente, la représentante du camp monarchiste, ma grande sœur Réglisophie. Le fait qu’elle me soit apparentée n’a pas vraiment joué, même si c’était bien pratique pour m’envoyer jouer les agents doubles à ses côtés. Ce qui compte c’est son profil : légitime aux yeux de la population mais de bonne composition, malléable, peu entreprenante et facile à diriger en sous-main, autant de qualités qui plaisent autant à ses alliés politiques qu’à ses soutiens de circonstance du CP. Évidemment, personne ne m’a écoutée lorsque je leur ai dit qu’ils oubliaient un élément important, que je ne connais que trop bien en tant que sa petite sœur : Réglisophie est une peste !
L’hôtel particulier du grand boulevard, demeure de la noble famille d’Isigny, s’est improvisé quartier général des partisans du camp monarchiste, comme on appelle ceux qui défendent une ligne plus traditionnelle et le retour à des valeurs qui ont fait leurs preuves (comme le droit de s’affirmer supérieur à son prochain de par sa naissance !). Cela nous a demandé un certain exercice d’équilibriste pour en faire un lieu accueillant, valorisant, et à la hauteur de l’opulence que l’on attend d’une personne du statut de Réglisophie. La tâche était d’autant plus difficile que notre demeure a été intégralement pillée lors de la révolution de 1625, et que notre fortune avait déjà fondu depuis bien avant que je naisse !
De fait, si le rez-de-chaussée avec les principaux salons où se réunissent les nombreux invités, personnalités de passages et soutiens enthousiastes, arbore tout ce qu'il faut en jolis meubles, tableaux de belle allure, tapisseries seyantes et lustres extravagants (récupérés d’occasion, mais chut !), de très nombreuses pièces ont tout bonnement été barricadées pour laisser ignorer au monde le fait qu’elles sont totalement vides et abandonnées !
En cet instant cependant, le léger manque de mobilier et de décor dans les endroits accessibles à chacun se remarque à peine tant la foule se presse nombreuses dans la grande maison, témoignage du succès plutôt encourageant de la candidature de ma sœur. A ce que j’en comprends, notre campagne de calomnies contre son adversaire a fait son œuvre mais pas seulement : beaucoup de nos concitoyens ont conservé l’habitude de se soumettre aux décisions de l’aristocratie, et ce ne sont pas quelques petites années de gouvernorat qui ont suffi à défaire l’ancrage de toute une vie. Beaucoup ont également peur du changement, peur qu’il y ait plus à perdre qu’à gagner, comme beaucoup ont d’ailleurs perdu la dernière fois qu’on leur a promis la liberté. Et pour les autres, la phobie du mot « révolution » a fait le reste…
La sonnerie d’un escargophone se fait entendre dans le grand salon, et mon cousin Augustin qui s’est autoproclamé responsable des transmissions, décroche. Chacun se tait dans la pièce tandis qu’il échange quelques mots avec son interlocuteur en hochant plusieurs fois la tête ; lorsqu’il raccroche, sa fine moustache se dresse avec un sourire satisfait :
« - Nous avons reçu les résultats des votes de Fushia, de Dahlia et de Magenta : comme prévu, ils ont largement voté pour nous ! »
Une salve d’applaudissements répond à cette déclaration ! Comme nous l’avions espéré et anticipé, les habitants de l’autre côté des montagnes sont largement sceptiques à tous ces changements effectués à la capitale, dont ils ne subissent que des effets négatifs.
Après un bref conciliabule avec la cousine Dragémilie, le duc d’Augustin lève la main pour demander le silence. Il reprend d’une voix solennelle :
« - Avec ces derniers résultats, nous disposons de la quasi-totalité des votes. Il nous manque encore ceux des quartiers nord-est et de celui du port, mais ils ne changeront plus le résultat final : avec une majorité d’environ soixante-dix pour cent des voix, Réglisophie d’Isigny est donc élue présidente de la république de Goa ! »
La clameur, poussée par les voix d’une centaine d’hommes et de femmes, envahit en un instant notre demeure familiale. Elle se fait l’écho des acclamations qui se répandent dans la rue, et qui nous parviennent, comme le grondement d’un orage, par les fenêtres ouvertes, et se diffusent comme une cascade dans tout le quartier. Des hourras de victoire, des cris, et un nom qui revenait partout : Réglisophie D’Isigny, présidente de Goa !
Notre cousin Augustin frise sa moustache de satisfaction, la cousine Dragémilie danse de joie, dame Eustass et l’amirale de Cha-Cha-Cha trinquent de concert, de même que tous ceux qui ont participé, de près ou de loin, à l’effort ! Et tous se précipitent autour de Réglisophe, s’étreignent, lèvent un verre à la victoire ! Moi-même, je ne peux pas me retenir de participer aux effusions générales !
Après avoir assez trinqué, clamé, applaudi, notre groupe sort dans la rue sous les cris et les hourras des passants ! Tous ne sont pas satisfaits évidemment, loin de là, mais les mécontents semblent avoir quitté les lieux ou s’être joints à la foule, parce qu’après tout on passe un meilleur moment dans le camp des fêtards que dans celui des vaincus !
Il n’y a cependant pas de temps à perdre. Le camp en déroute étant celui au pouvoir, il semble opportun de ne pas lui laisser plus de temps qu’il n’en faut pour réagir, et de profiter de la liesse générale pour faire acter la victoire. Après avoir harangué la foule comme elle sait si bien le faire, Réglisophie prend place dans un fiacre et, escortée par un flot de curieux enthousiastes, prend la direction du siège de l’assemblée de Goa en vue d’être intronisée.
La place à côté de ma sœur étant occupée par notre cousin Augustin son chef de parti, je dois me contenter d’un des fiacres de la suite ; je suis néanmoins aux premières loges pour profiter du spectacle, et j’éprouve un certain plaisir à répondre aux acclamations des citoyens sur notre passage. Pour une fois, même, je dois confesser que je suis plutôt fière que nous nous ressemblions ma sœur et moi, et de pouvoir être associée à sa réussite. Mais je te défends de répéter ça à qui que ce soit, journal, et surtout pas à elle !
Le suivant dans la file d’attente se présente devant l’adjointe, et lui tend timidement un papier blanc.
« - Eh bien monsieur, il n’y a rien d’écrit sur votre bulletin !
- C’est-à-dire que… je ne sais pas écrire, madame.
- Comment ? Vous ne savez pas écrire ?! » La file des votants derrière le pauvre homme bruisse de commentaires désobligeants, et ce dernier leur jette à tous un regard courroucé avant de reprendre son expression intimidée et respectueuse face à l’officielle :
« - Non madame.
- Bon. »
Avec une série de gestes presque solennels, l’adjointe enfile une paire de lunettes métalliques, se saisit d’une plume, l’humidifie du bout de ses lèvres, et la trempe dans son encrier :
« - Alors, qu’est-ce que j’écris ? »
Cher journal,
Comme dans tout pays novice en matière d’élections, celles de Goa se trouvent être particulièrement brouillonnes. Plutôt que de s’inspirer des modèles les plus élaborés, inspirés des pays rodés à ce genre de pratique, on a choisi le mode de scrutin le plus simple : premièrement, on ne laisse voter que les adultes, et seulement ceux qui paient des impôts. Personne ne s’intéresse à l’avis des enfants, et encore moins à celui des pauvres ! Ensuite, on se réunit par quartier, et on vote chacun son tour, devant tout le monde. Je te laisse imaginer les conséquences en matière d’influence et de pression sociale !
L’objet de l’élection est pourtant loin d’être anodin : l’actuel gouverneur en titre, Roland de Grammon, concourt pour le titre de président de la république de Goa. Ainsi adoubé par ses concitoyens, il espère tenir fermement et légitimement les rênes du pouvoir, prendre ses distances avec l’autorité du Gouvernement Mondial, et mener le pays vers un véritable modèle républicain réformé selon les inspirations de ses relations aux idées un peu trop… révolutionnaires, au goût de certains.
Tu te doutes, journal, qu’il n’était pas question pour nous au Cipher Pol de laisser passer ça ! Contrairement aux autres habitants de Goa, nous sommes rodés en techniques de manipulation des procédures officielles. Par exemple, nous avons redoublé d’efforts pour faire exploser toutes sortes de dossiers compromettants à la figure de Grammon, pratiquement un par jour, alternant la dénonciation de pratiques graves (comme ses liens avec la révolution) avec celles plus douteuses (tous les meurtres non élucidés qui semblent joncher son parcours et qui sont quand même drôôôlement suspects !). Également, en l’absence de meilleure alternative et devant l’urgence de la situation, nous avons bon espoir de favoriser la candidature de sa principale concurrente, la représentante du camp monarchiste, ma grande sœur Réglisophie. Le fait qu’elle me soit apparentée n’a pas vraiment joué, même si c’était bien pratique pour m’envoyer jouer les agents doubles à ses côtés. Ce qui compte c’est son profil : légitime aux yeux de la population mais de bonne composition, malléable, peu entreprenante et facile à diriger en sous-main, autant de qualités qui plaisent autant à ses alliés politiques qu’à ses soutiens de circonstance du CP. Évidemment, personne ne m’a écoutée lorsque je leur ai dit qu’ils oubliaient un élément important, que je ne connais que trop bien en tant que sa petite sœur : Réglisophie est une peste !
L’hôtel particulier du grand boulevard, demeure de la noble famille d’Isigny, s’est improvisé quartier général des partisans du camp monarchiste, comme on appelle ceux qui défendent une ligne plus traditionnelle et le retour à des valeurs qui ont fait leurs preuves (comme le droit de s’affirmer supérieur à son prochain de par sa naissance !). Cela nous a demandé un certain exercice d’équilibriste pour en faire un lieu accueillant, valorisant, et à la hauteur de l’opulence que l’on attend d’une personne du statut de Réglisophie. La tâche était d’autant plus difficile que notre demeure a été intégralement pillée lors de la révolution de 1625, et que notre fortune avait déjà fondu depuis bien avant que je naisse !
De fait, si le rez-de-chaussée avec les principaux salons où se réunissent les nombreux invités, personnalités de passages et soutiens enthousiastes, arbore tout ce qu'il faut en jolis meubles, tableaux de belle allure, tapisseries seyantes et lustres extravagants (récupérés d’occasion, mais chut !), de très nombreuses pièces ont tout bonnement été barricadées pour laisser ignorer au monde le fait qu’elles sont totalement vides et abandonnées !
En cet instant cependant, le léger manque de mobilier et de décor dans les endroits accessibles à chacun se remarque à peine tant la foule se presse nombreuses dans la grande maison, témoignage du succès plutôt encourageant de la candidature de ma sœur. A ce que j’en comprends, notre campagne de calomnies contre son adversaire a fait son œuvre mais pas seulement : beaucoup de nos concitoyens ont conservé l’habitude de se soumettre aux décisions de l’aristocratie, et ce ne sont pas quelques petites années de gouvernorat qui ont suffi à défaire l’ancrage de toute une vie. Beaucoup ont également peur du changement, peur qu’il y ait plus à perdre qu’à gagner, comme beaucoup ont d’ailleurs perdu la dernière fois qu’on leur a promis la liberté. Et pour les autres, la phobie du mot « révolution » a fait le reste…
La sonnerie d’un escargophone se fait entendre dans le grand salon, et mon cousin Augustin qui s’est autoproclamé responsable des transmissions, décroche. Chacun se tait dans la pièce tandis qu’il échange quelques mots avec son interlocuteur en hochant plusieurs fois la tête ; lorsqu’il raccroche, sa fine moustache se dresse avec un sourire satisfait :
« - Nous avons reçu les résultats des votes de Fushia, de Dahlia et de Magenta : comme prévu, ils ont largement voté pour nous ! »
Une salve d’applaudissements répond à cette déclaration ! Comme nous l’avions espéré et anticipé, les habitants de l’autre côté des montagnes sont largement sceptiques à tous ces changements effectués à la capitale, dont ils ne subissent que des effets négatifs.
Après un bref conciliabule avec la cousine Dragémilie, le duc d’Augustin lève la main pour demander le silence. Il reprend d’une voix solennelle :
« - Avec ces derniers résultats, nous disposons de la quasi-totalité des votes. Il nous manque encore ceux des quartiers nord-est et de celui du port, mais ils ne changeront plus le résultat final : avec une majorité d’environ soixante-dix pour cent des voix, Réglisophie d’Isigny est donc élue présidente de la république de Goa ! »
La clameur, poussée par les voix d’une centaine d’hommes et de femmes, envahit en un instant notre demeure familiale. Elle se fait l’écho des acclamations qui se répandent dans la rue, et qui nous parviennent, comme le grondement d’un orage, par les fenêtres ouvertes, et se diffusent comme une cascade dans tout le quartier. Des hourras de victoire, des cris, et un nom qui revenait partout : Réglisophie D’Isigny, présidente de Goa !
Notre cousin Augustin frise sa moustache de satisfaction, la cousine Dragémilie danse de joie, dame Eustass et l’amirale de Cha-Cha-Cha trinquent de concert, de même que tous ceux qui ont participé, de près ou de loin, à l’effort ! Et tous se précipitent autour de Réglisophe, s’étreignent, lèvent un verre à la victoire ! Moi-même, je ne peux pas me retenir de participer aux effusions générales !
Après avoir assez trinqué, clamé, applaudi, notre groupe sort dans la rue sous les cris et les hourras des passants ! Tous ne sont pas satisfaits évidemment, loin de là, mais les mécontents semblent avoir quitté les lieux ou s’être joints à la foule, parce qu’après tout on passe un meilleur moment dans le camp des fêtards que dans celui des vaincus !
Il n’y a cependant pas de temps à perdre. Le camp en déroute étant celui au pouvoir, il semble opportun de ne pas lui laisser plus de temps qu’il n’en faut pour réagir, et de profiter de la liesse générale pour faire acter la victoire. Après avoir harangué la foule comme elle sait si bien le faire, Réglisophie prend place dans un fiacre et, escortée par un flot de curieux enthousiastes, prend la direction du siège de l’assemblée de Goa en vue d’être intronisée.
La place à côté de ma sœur étant occupée par notre cousin Augustin son chef de parti, je dois me contenter d’un des fiacres de la suite ; je suis néanmoins aux premières loges pour profiter du spectacle, et j’éprouve un certain plaisir à répondre aux acclamations des citoyens sur notre passage. Pour une fois, même, je dois confesser que je suis plutôt fière que nous nous ressemblions ma sœur et moi, et de pouvoir être associée à sa réussite. Mais je te défends de répéter ça à qui que ce soit, journal, et surtout pas à elle !