Développer l'empire
Le Raikou fendait les vagues.
Les nuages s'amoncelaient autour du navire, tandis qu'une fine bruine venait tremper le pont. Un homme d'équipage se précipita pour apporter un parapluie au chef de clan. Ce dernier l'accepta avec un hochement de tête et un sourire. Hayato déplia les panneaux pour se protéger de la pluie et porta son regard au loin. Pour sa première sortie hors de Carcinomia depuis sa prise de pouvoir, Hayato avait choisi d'aider un ami de longue date. Un ami cher qui, des années auparavant, lui avait tendu une main secourable à bien des égards. Kano Kuni était en vue et, avec cette île, un vent de nostalgie saisit l'esprit du bretteur. Au loin, l'architecture typique du pays, ainsi que sa muraille imprenable, rappelèrent de nombreux souvenirs à l'ex vagabond. Alors, il fuyait une maison incendiée, une famille détruite et une vie déchirée. Feng Han l'avait trouvé au plus bas et, malgré les conséquents écarts de castes et de conditions qui les séparaient alors, l'avait traité en ami. Jamais Hayato n'avait oublié ce geste, le tout premier, qui l'avait remis sur la Voie. Il était un homme différent, à présent, loin du jeune hère perdu d'antan. Chef de clan, maitre d'une île, entrepreneur prospère en train de se tailler un empire... Hayato avait fait du chemin ! Feng, quant à lui, avait sombré. Sa famille avait été répudiée, tombée en disgrâce et contrainte à l'exil. Le parallèle arracha un sourire triste à l'épéiste.
L'ironie de la vie ne cessait de l'étonner.
Pour autant, le sort ne semblait pas s'acharner sur le patriarche de la famille Han. Ce dernier avait trouvé de valeureux frères d'armes et sillonnait les mers en quête de puissance et de contacts. Par ailleurs, même s'il semblait avoir été écarté par les rouages sans pitié de la politique locale, Feng Han n'avait pas dit son dernier mot. Il gardait plusieurs âmes fidèles sur l'ile, qui tentaient de rallier à son parti Traditionnaliste de nouveaux partisans. Pour l'heure, l'une d'entre elles l'attendait pour le guider et l'assister, car le service demandé par Feng requérait un certain sens de la diplomatie, certes, mais surtout une profonde connaissance de l'île qui échappait à Hayato.
Les cordages du Raikou grincèrent, lorsque l'équipage tira un peu plus sur les voiles et le gouvernail, afin d'ajuster leur cap. L'épéiste se recentra sur sa mission. Pour lui, il s'agissait d'un honneur d'avoir acquis la confiance de Feng, assez pour qu'il requière son assistance dans une entreprise aussi importante à ses yeux. Apparemment, Whiperia, l'île de West Blue exportatrice du meilleur engrais au monde, était sur le point de faire faillite. Le guano, composant essentiel de son produit, était venu à manquer après des années de bons et loyaux services. L'œil expérimenté d'Hayato avait compris que de nombreux fils étaient venus s'entremêler... et qu'un esprit avisé saurait trouver comment tirer son épingle du jeu.
L'engrais était essentiel pour l'agriculture, même pour Kage Berg « Le grenier de West Blue », qui devait pâlir à l'idée de voir ses champs fertiles retomber en jachère. Si certains pays pouvaient se targuer d'assez de richesse pour importer de quoi se sustenter, ce n'était clairement pas le cas de la plupart des iles ! La majeure partie des populations courraient à la famine, si rien n'était fait. Aussi, lorsque Feng l'avait mis au courant de la situation et avait sollicité son aide, l'épéiste avait tôt fait de répondre par l'affirmative. Non seulement il allait aider son ami à remettre un pied à Kano Kuni par la petite porte, mais il allait également aider les peuples de West Blue, tout en insérant son réseau sur cette mer.
Car, même s'il était porté par des idéaux philanthropiques, Hayato restait un entrepreneur. Il avait tôt fait de cibler plusieurs îles capitales, pour différentes raisons. Il allait lui-même se charger de Kano Kuni, tandis qu'il espérait pouvoir déléguer les actions sur deux autres îles à ses camarades. Le Raikou entama son entrée dans le port de l'île, sous une averse grandissante. Avec un œil un rien humide, Hayato redécouvrit la baie de Jing. L'architecture Kano Kunienne n'avait rien perdu de sa splendeur et, malgré la pluie battante, le port fourmillait d'activité. Lorsque son bateau fut enfin amarré, il salua l'équipage et leur donna l'ordre de rester sur le qui vive jusqu'à leur départ. Enfin, il descendit sur la terre ferme. Seul.
Son parapluie toujours à la main, le jeune chef de clan embrassa du regard l'île une nouvelle fois. Avec un sourire, il retrouva mentalement le chemin qui l'avait amené, huit ans auparavant, vers la demeure familiale des Han. Selon ses informations, c'était d'ailleurs dans cette même résidence que son contact local l'attendait. D'un pas serein, le bretteur remonta la piste de ses souvenirs. Les nombreux passants se pressaient sous l'averse, aussi l'épéiste les esquivait au dernier moment, afin d'éviter de les faire tomber. Lentement, il progressa jusqu'à arriver au fameux lieu de rendez-vous.
Il tomba des nues.
L'ex-vagabond savait pourtant ce qui attendait les biens d'une famille déchue, mais il ne s'attendaient pas à voir le foyer de son ami ainsi laissé à l'abandon. Il se rappelait de statues finement ciselées, de tentures dépoussiérées, de gardes et d'allées de sable entretenues. Sous ses yeux écarquillées, la mousse poussait sur les visages des ancêtres de Feng, les tentures avaient, sans doute depuis longtemps, été volées, les gardes avaient déserté et les mauvaises herbes infestaient les chemins boueux. Un pincement au cœur ébranla le jeune homme. S'agissait il d'un autre clin d'œil du destin ? Leurs positions avaient-elle été si savamment interchangées ? Il secoua la tête, laissant perler des gouttes de pluie de son parapluie. Le cœur lourd, il soupira ostensiblement, avant de lever les yeux. Malgré tous ses efforts, il ne trouva pas âme qui vive. Le bretteur resta planté au beau milieu de la rue plusieurs minutes, tandis que le ciel pleurait. Le clapotis de la pluie sur la toile cirée le berçait, tandis qu'il réfléchissait à la meilleur manière de procéder. Soudain, une voix légère et chantante s'éleva dans son dos.
- Que vois je ? Une tête connue en ces temps troublés ?
Hayato se retourna pour tomber nez à nez avec une vieille connaissance. Ils s'étaient entraperçus, des années auparavant, lors d'un banquet où Feng l'avait invité à sa table. Avec un sourire, l'épéiste se rappela la verve et la fougue de la jeune femme, lorsqu'elle avait compris le lien qui unissait les deux hommes. Le chef du clan Suisou s'inclina dilligemment, avant de répondre d'une voix calme et assurée :
- C'est un plaisir de vous revoir, Jinye.
- J'ai manqué ne pas vous reconnaître ! Il faut dire que vous avez troqué vos frusques pour des habits de gentilhomme, Hayato.
La jeune femme ne se gêna pas pour décortiquer les vêtements d'Hayato. Ce dernier eut la bonne grâce de sourire, face à la pique à peine voilée. Il avait, en effet, troqué le kimono rapiécé pour un modèle plus luxueux. Il s'agissait d'un ensemble taillé sur mesure, que son clan lui avait offert en se cotisant. L'ensemble se composait d'un juban blanc de bonne qualité, porté sous un kimono gris aux bordures noires. Un œil attentif pouvait repérer les riches brodures sombres, reprenant le kamon du clan Suisou. Enfin, un Haori bleu céruléen lui tombait aux genoux. Il était doté du même signe, dans le dos, d'une couleur bleu nuit sur fond blanc.
- Vous êtes en voyage ? reprit-elle, l'air de rien.
- On peut dire cela... louvoya le chef du clan Suisou.
Un instant, le jeune homme hésita. Il laissa son regard osciller entre la demeure laissée à l'abandon, et la jeune femme apprêtée. Comme dans ses souvenirs, Jinye était l'image même d'une beauté. Son kimono de soie blanche impeccable laissait deviner son corps ferme et gracieux. Sa ceinture aux tons écarlate et bleu nuit soulignait sa taille de guêpe, tandis qu'un fin maquillage réhaussait son visage délicat. Son parfum floral, écho à la broche d'orchidée qui fermait son chignon, transcendait l'atmosphère humide. Elle tenait un parapluie de bambou aux tons rouges et orangés qui, après quelques secondes, rappela les couleurs des armoiries de Feng Han. Jinye saisit son regard et, après une seconde incertaine, laissa poindre un sourire espiègle. Enfin, Hayato reprit la parole :
- Vous portez encore les couleurs de Feng, à ce que je vois.
Un instant, la jeune femme se raidit. Son regard sembla se perdre un instant, puis une étincelle le traversa. Elle masqua un petit rire avec la manche de son kimono, avant de lancer d'un air amusé :
- J'aurais dû me douter que ce serait vous qu'il solliciterait... Venez, nous devons parler.
Sans plus attendre, Jinye l'invita à la suivre d'un geste élégant. Tous deux pénétrèrent dans la demeure laissée à l'abandon. Ils traversèrent de multiples couloirs aux planchers grinçants. Ils passèrent à coté de plusieurs jardins envahis par la mousse et les herbes. Enfin, Jinye fit difficilement coulisser un panneau de bois, afin d'ouvrir la voie vers une salle toute simple. Une table de bois, qui avait connu de meilleurs jours, trônait en plein milieu. Jinye s'y agenouilla sur un coussin rapiécé. Hayato laissa son parapluie à l'extérieur, se déchaussa, puis referma le panneau derrière lui dans un bruit sec. Il fit quelques pas, avant de s'asseoir à son tour. Alors que l'odeur de poussière lui montait au nez, la jeune femme alluma un baton d'encens, avant de reprendre d'un ton avenant :
- Puisque vous êtes là pour nous aider, je vais tout vous expliquer. Soyez attentif, nous n'avons pas beaucoup de temps, si nous voulons agir.
- Je vous écoute, Jinye.
À l'extérieur, la pluie battait son plein. Grêlant le sol et les toits d'un torrent d'eau incessant. À l'intérieur de la batisse, les prémices d'une vague qui allait secouer Kano Kuni semblaient poindre. Les deux conspirateurs se mirent au travail sans tarder.
Codage par Libella sur Graphiorum