Alan le biologiste

" Alan a le physique des Carman, cheveux roux en bataille, teint pâle… A croire qu'il ne tient rien de sa mère le petit, si ce n'est peut-être ses yeux verts brulant de milles feux. Je l'aime bien, il a une bonne petite bouille toujours souriante. Ses lèvres minces en gardent d'ailleurs toujours la trace. Son menton arrondi, et son nez un peu pointu lui donnent un drôle d'air de gentil. A le voir, on pourrait presque croire qu'il s'agit d'un petit ange bien sage… Et bien qu'il n'a encore que 11 ans, je serais prêt à parier que ce sera un sacré gaillard! Tout le monde n'est pas de mon avis, il faut dire que pour le moment sa silhouette reste assez féminine… Ses épaules sont loin d'être carrées et ses mains sont aussi douces que de la soie! Les nouveaux venus pensent souvent que c'est une fillette à cause de ses traits fins, mais je peux vous assurer qu'il va dans les bains pour homme!

Attention, Alan n'est pas aussi faible qu'il en à l'air. Ses bras maigrelets ont déjà la force de tendre les boutes! Et j'peux vous dire qu'il a aussi de bonnes jambes. J'ai entendu dire qu'il était toujours premier à la course de l'école… Mais ce qui est sûr, c'est que je l'ai déjà vu semer les p'tits voyous du village. Une petite graine de champion je vous dis! Il me semble même que ce gamin sait bien nager… En plus, Alan est assez agile. Il peut faire des miracles avec ces 10 doigts et se faufiler où bon lui semble. Sa mère n'a jamais réussit à l'enfermer! Bien que sa démarche soit assez nonchalante, on peut deviner qu'il tient bien sur ses pieds. Ouaip', il a un bon équilibre. Je n'ai jamais réussit à la faire tomber en faisant tanguer ma barque!

Ses vêtements? Ce sont ceux que sa mère veut bien lui donner. Généralement je le vois toujours en vieux jean délavé et en chemise noire, mais je crois qu'il aime bien la veste de cuir que la voisine lui a offerte. Ah si! Ce petit porte toujours sur la tête le couvre-chef que son père lui a offert, il appartenait au grand-père si je me souviens bien… Et si vous voulez vraiment le savoir, il aime bien se balader pied nu ou en vieilles chaussures de bateau! "

La joie de vivre est toujours présente sur le visage d'Alan, trahie par un large sourire et une lueur amusée dans son regard. On pourrait croire que rien ne peut entraver cette caractéristique, mais c'est une illusion. L'emprisonnement, les brocolis et l'ennui lui ôtent toute envie de sourire. Heureusement, ce gamin ne manque pas de ressources et parvient la plupart du temps à retrouver ce qu'il aime. En effet, il est facile de trouver un spécimen quelconque à observer, un livre scientifique à lire, ou encore un jeu. Son imagination débordante le pousse à trouver dans ses aventures inventées des monstres marins, des pirates, ou encore des tempêtes à braver. Tous ses amis suivent ses directions, tant les péripéties leur semblent excitantes. D'ailleurs, pour ce gamin, la vie est un jeu passionnant où la diversité des possibilités est si grande, que chaque participant peut la manier à sa manière. Chacun choisit son chemin selon ses envies, faisant avancer son pion sur un plateau imaginaire…

La détermination de trouver un chemin qui lui est propre est sûrement à l'origine de son immense curiosité. Peut-être teste-il simplement les limites de la connaissance des hommes... Ou alors sa passion de la découverte n'a pour origine qu'un simple désir de comprendre, sans fondement. De multiples questions traversent son esprit, toujours assoiffé d'une nouvelle connaissance. Bien qu'il soit passionné tout particulièrement par les poissons et leur vie, Alan sait observer les hommes et leur comportement. Chaque animal présent sur cette planète a pour lui un point commun: L'envie de vivre et de survivre. Leurs différences correspondent uniquement à leur manière de faire, à leurs habitudes…

Cet intérêt se retrouve dans sa réaction face à un inconnu. Il se comporte comme les gamins les plus énergiques. Tournant autour de l'individu intéressant, il se met à poser des millions de questions sur sa vie, sur ses intérêts, etc. Il est même parfois possible qu'Alan réalise des croquis sur la morphologie de l'homme, si cette dernière lui semble intrigante… Il est capable de détruire la patience de bien des hommes, car l'énergie qu'il place dans ces interrogatoires est des plus énervantes. Seul petit bémol, son intérêt le pousse souvent à l'imprudence. Rien d'étonnant au fait qu'il se retrouve dans des situations assez dangereuse… En effet, s'approcher des dents d'un monstre marin juste pour observer leur anatomie présente tout de même quelques risques.

Si la curiosité est un vilain défaut, elle peut conduire les hommes à réaliser des exploits. Certains diront que l'ambition et la foi ont plus de force, mais ce petit bonhomme élève cette caractéristique au même niveau. Sa passion? La biologie, mais pas n'importe laquelle. Vivant dans un village de pêcheur, il comprit bien vite que l'océan était peuplé de merveilles qu'il ne pouvait imaginer. Des créatures étranges et parfois dangereuses surgissaient des flots, attirant de plus belle son esprit enfantin. La peur de l'inconnu s'est transformée bien vite en un désir de connaissance. Si bien que, dès qu'Alan apprit à lire, la bibliothèque fut sa troisième maison. Il lu tout les livres portant sur ce sujet, demanda au directeur d'en commander de nouveau, et alla même jusqu'à réaliser des observations sur le terrain. Ses dessins s'amélioraient de jours en jours tant sa ferveur et son assiduité était grande; son esprit critique et ses capacités d'observation s'aiguisaient de mois en mois; tandis que sa curiosité enflait d'année en année.

Le petit Carman recensa tous les poissons de la baie du village ainsi que ceux ramenés des pêches. Pourtant, il avait encore beaucoup à faire. Certain comportement l'étonnait encore, à un point tel qu'il n'y trouvait aucune signification. Bien vite, le jeune garçon se rendit compte que les espèces et les livres à sa disposition ne lui apportaient pas assez d'information. Il lui en fallait plus, beaucoup plus. Il en vint à cette constatation à l'âge de 8 ans, mais c'est seulement treize mois plus tard que la solution parvint à ses oreilles…

Comme à son habitude, Alan trainait tranquillement dans sa seconde maison, muni de son calepin. Les quais étaient toujours bondés à cette heure tardive, et il se pressait de rejoindre le ponton de son père. La pêche avait été fructueuse, si bien que lui et son équipage n'avait pas encore tout déchargé. Cependant, quelque chose était différent. Au lieu de continuer à s'affaisser, ils étaient tous réunis autours d'un étranger. La conversation était assez animée. Chacun débattait, présentant son point de vue. C'est alors de Connor, le père d'Alan se mit à rire.

" - Cette All Blue, elle peut bien exister! Comment pourrais-je dire le contraire? Je n'ai jamais exploré Grand Line! "

All Blue? Une mer de légende, dont l'existence était maintenant débattue. Jamais il n'avait entendu ce nom. Une mer contenant toutes les espèces marines du monde? Les interactions entre elles devaient être incroyables! Si ce lieu existait réellement, ses recherches seraient alors facilitées. Toutes les informations qu'Alan recherchait encore avec tant de ferveur ne pouvait être contenues que là-bas. Un lieu mythique? Non, ça ne pouvait être une légende. Un paradis tel que celui-ci devait forcément exister. Grand Line, l'océan où tout peut arriver. Oui, tout peut arriver, alors pourquoi pas la réunion de tous les poissons du monde? Un germe de rêve et d'espoir se développa dans l'esprit du jeune garçon naïf.

C'est à cet instant que Connor remarqua la présence de son fils. Connaissant ses centres d'intérêt, une alarme interne sonna dans son cerveau. Il lui ordonna de retourner auprès de sa mère immédiatement, ce qu'il fit, au grand étonnement de son père. A présent Alan était trop absorbé par des hypothèses toutes plus grandioses que d'autres. Il devait s'y rendre, il devait savoir. Bifurquant plus tôt qu'il n'aurait dû dans le village, il ouvrit les portes de la bibliothèque. All Blue, ce nom devait bien être cité quelque part…


Les parents du petit Alan étaient Connor et Gwen Carman. Le premier était capitaine d'un bateau de pêche, tout comme son père, son grand-père, et tous les autres hommes de la famille depuis la nuit des temps. C'était là le rôle des Carman, tenir un navire et nourrir le village de leur famille. Chacun d'entre eux était respecté par tous les habitants. Ils tenaient leur entreprise avec justice, sans chercher à s'enrichir. Il payait leurs employés autant qu'eux, et personne n'avait rien à leur envier si ce n'est leurs objets familials. C'est pourquoi ils étaient tant admirés, ils favorisaient le développement de leur île sans en tirer le moindre profit. Chacun de ces hommes était sage et menait leur vie avec un calme bienheureux. Aucun ne cherchait plus que ce qu'il avait besoin, il se contentait de la joie de leur vie. Leurs corps robustes étaient forgés pour la pêche, et il en allait ainsi pour tout les Carman. A quoi bon partir si tout ce qu'ils désiraient était présent ici…

Connor était aussi de ce genre d'homme. Il avait pris pour épouse Gwen, une jeune et jolie jeune fille. En ce jour, elle était l'institutrice de ce petit village. Apprenant à chaque enfant à lire, écrire, compter… Tout ce qu'il leur fallait savoir pour vivre sans aucun problème. Complètement différente de son mari, elle était très stricte. Pourtant, son cœur n'était pas si loin de sa main. Pour chaque élève en difficulté, un cours en plus avait lieu, de manière qu'aucun n'avait un niveau plus faible que les autres. L'égalité était de mise dans cette école, il en allait de même pour son fils… Ce que personne ne savait, c'était que cette femme avait déjà porté plusieurs enfants, tous morts nés. La naissance d'Alan fut pour elle un cadeau du ciel. Un trésor si précieux qu'elle voulait protéger à tout prix. La moindre égratignures sur sa peau lui faisait perdre tout ses moyens, une peur si profonde que cette mère cachait au plus profond de son cœur.

Intéressons-nous au petit dernier. Alan, fils unique, avait été éduqué comme chaque Carman l'avait été. Mais il avait hérité quelque chose du coté maternel qui n'avait apparemment jamais existé dans sa famille : la curiosité. Plus que la vie des hommes, la vie animale toute entière attirait son regard vert flamboyant. Et ce depuis sa plus tendre enfance. Chaque jour il échappait à la surveillance de sa mère pour aller courir dans la forêt et revenir avec divers spécimen d'insectes qu'il renommait comme s'il s'agissait de sa propre découverte. Il était intelligent pour son âge, mais assez lunatique. Ses copains de classe ne le comprenaient pas toujours, pourtant sa sociabilité resta stable. Il s'amusait à trainer sur les quais avec ses amis des journées entières, s'agitant toujours plus. Débordant d'énergie, ce petit ne cessait de gambader dans tout le village, au grand désespoir de sa mère. Tant de fois elle voulu le punir en l'enfermant de la remise... Mais cela s'avérait inutile, d'une manière ou d'une autre il trouvait le moyen de s'échapper. Chaque fois, Gwen entrait dans une colère noir, tandis que Connor riait au éclat en déclarant : "Il a besoin de liberté ce petit!"


Son pied heurta un gravier qui s'envola au loin. Les mains dans les poches, yeux baissés, le petit Alan broyait du noir en traversant les rues qu'il connaissait si bien. Depuis tôt se matin, il maudissait sa mère et ses idées. Le gamin était enchainé à ce port sans même pouvoir s'en échapper, et cette idée lui était insupportable. Alors qu'il passait devant le Repos des Marins, le pub du village, il se fit interpellé. Il s'agissait de Bob, le patron, un vieux pêcheur qui, disait-on, avait parcouru bien des mers jusqu'à en perdre son bras. Il affectionnait particulièrement le petit Carman, qu'il qualifiait de petit sauvage. Lui faisant signe, il l'invita à sa terrasse.

" - Alan! Pourquoi tu n'es pas à l'école? "

Le petit resta muet et vint s'assoir près de lui. Son regard restait sombre et plein de colère pourtant. Esquissant un sourire, le vieil homme rentra dans son bar pour en ressortir avec un jus de fruit et une bonne bière fraiche. Posant devant le gamin un des verres, il se laissa ensuite aller contre son dossier. Il contemplait le vieux port calmement quant il se souvint enfin. Aujourd'hui Alan atteignait ses 11 ans, l'âge où les Carman prennent pour la première fois la mer… Que faisait-il donc encore à quai? Il n'hésita pas à lui poser la question, et en effet le marin avait posé le doigt sur le problème. Le petit se mit alors à marmonner des paroles incompréhensibles avant de finalement entamer son verre. Bob se mit alors à rire.

" - Ha! Je parie que ta mère t'a encore joué un mauvais tour! Qu'est-ce donc cette fois? "

Fixant le liquide orangé devant lui, il mit un certain temps avant de répondre.

" Elle dit que c'est trop dangereux! Que je ne peux pas naviguer comme papa, ni même supporter le froid de la mer… J'attendais mon anniversaire pour ça et… et…"

Il s'enroula sur lui-même pour cacher les quelques larmes naissantes, une main vint lui tapoter l'épaule. Cette Gwen n'avait jamais été très tendre, mais en réalité elle aimait énormément son fils. La peur de le perdre était si grande, que rien au monde ne lui ferait prendre ce risque. Bien sur, un enfant ne pouvait comprendre cela. Souhaitant soulager un peu le poids ce jeune cœur, Bob se décida à lui raconter une de ses histoires de marins. Il savait laquelle… Hydratant sa gorge une dernière fois, il vida de moitié son verre dans un soupir. Enfin le jour était venu.

" - As-tu déjà entendu parler du Vtelif, aujourd'hui apparenté au Narval? "

Le visage enfantin sortit enfin de sa cachette, l'incitant à continuer.

" - Il n'y a qu'une seule de nos légendes qui raconte l'histoire de cette créature. C'était il y a très longtemps, ce monstre peuplait les côtes environnantes. Sa corne acérée traversait les coques des navires, entrainant dans la noyade des équipages entiers. A cause de lui, aucun pêcheur ne pouvait aller en mer, condamnant les villages côtiers à la famine. Tous craignaient sa puissance et sa grandeur, certains allèrent même jusqu'à le prendre pour un dieu… Mais un jour, un homme venant d'ici pris une résolution. Il alla au repère du Vtelif et lui demanda un entretien. Se tenant face à un œil immense, il lui tint à peu près ces mots : "Monstre, pourquoi coule-tu tout nos navires? Nous avons besoin d'eux pour vivre." C'est alors que le Vtelif poussa un cri déchirant, traduisant une tristesse immense. Il lui répondit ; "Ne comprend-tu pas? O stupide créature! Cela fait des années que je cherche en vain épouse à mon gout. Vos étranges choses sont semblables aux plus belles femelles! Je ne peux retenir mes désirs émoussés." C'est à cet instant que l'homme comprit que ses semblables n'étaient pas victime d'une méchanceté, mais d'une pulsion animale. Se rendant à l'évidence, il lui proposa de l'emmener dans une mer lointaine afin de lui trouver une partenaire. L'océan est immense se disait-il, de plus on lui avait raconté une étrange légende: All Blue. "

"All Blue?!"

La voix d'Alan fit sursauter le vieux marin, il ne s'attendait pas à une telle réaction. Il dû boire un peu plus de bière pour comprendre que le gamin était à présent plus qu'intéressé par son histoire. Se remémorant un certain souvenir, il sourit avant de reprendre son histoire.

" - Oui, All Blue. Si elle contenait vraiment toutes les espèces marines du monde, pourquoi ne pourrait-on pas y trouver une Vtelif? Mais les gens du village s'inquiétaient de ne voir revenir leur ami. Ils attendaient anxieusement le retour de cet homme brave. Pourtant, lorsque ce moment eut lieu, la joie n'était pas dans leur cœur. Il s'est approché de son jeune frère, et, après lui avoir posé une main sur l'épaule il lui dit : "Tu es jeune et fort, attaché à la terre de nos ancêtres. Ton devoir est de faire prospérer notre village. Deviens un marin de confiance, je m'en vais conduire le monstre vers d'autres mers." Puis, il partit sans un mot.
Quarante ans plus tard, alors que tout le monde le croyait mort, alors qu'on chantait sur sa bravoure et sa bonté, il reparu. Ce n'était plus le jeune homme de leur souvenir, mais un vieillard creusé par la fatigue. Il leur raconta son périple, mais peu de personne l'ont réellement cru. Il disait qu'il l'avait trouvé cette mer, et que le Narval avait trouvé épouse. Son frère cadet le cru, mais pas autant que son neveux. Séduit par ce récit, il décida de retrouver cette mer. Il alla trouver son petit frère et lui dit : " Tu es jeune et fort, attaché à la terre de nos ancêtres. Ton devoir est de faire prospérer notre village. Deviens un marin de confiance, je m'en vais chercher le monstre dans d'autres mers." "

Un craquement se fit entendre, et Bob alluma sa vieille pipe. Il était un peu fatigué d'avoir parlé autant, mais les yeux ébahis de l'enfant le rassurerait. Il lui fit signe qu'il n'avait pas finit, laissant en suspend sa révélation qui, il le savait, allait changer la vie de cet enfant.

" - Cette histoire n'est toujours pas finie, à chaque génération l'ainé partait rechercher cette mer. Peu d'entre eux ont réussit, encore moins revenu, mais leur voyage ont pour chacun représenté une vie de joie et de découverte. Il faut enfin que tu saches une chose : Mon véritable nom est Boadach, Boadach Carman. Connor est mon petit frère. Et enfin, le héros de notre légende se nommait Kilian Carman."

Voilà, il l'avait dit. La tradition de leur famille avait perduré jusqu'à ce jour. La suite ne dépendait plus de lui, tout était entre les mains de la nouvelle génération. Son périple avait prit fin depuis longtemps, et la fatigue gagnait toujours plus de terrain dans son corps. Après une petite pause, une voix curieuse s'éleva.

"Et toi, tu l'as trouvée, All Blue?"

Un sourire nouveau se dessina sur le visage ridé alors que ses vieux yeux contemplaient la jeunesse du regard brulant lui faisant face. Il y avait à présent plus que de la curiosité, il y avait de l'envie. Finalement, il décida de raconter sa propre histoire. Celle qui avait débuté à ses 11 ans et qui se terminait aujourd'hui.

Gwen sortait enfin de chez le médecin. Plus tôt dans la journée, elle avait été victime d'un malaise. Il était dû à un stress trop grand, mais il lui permit d'apprendre une chose fabuleuse. Cette nouvelle amenait la joie dans son cœur effrayé. Oui, elle portait en son ventre un second Carman en pleine santé. Un petit frère pour Alan, celui qui demeurera ici jusqu'à sa mort.

Sept centimètres de long avec une nageoire caudale de 2,54 centimètres. Ce poisson ne pouvait remplir l'estomac de personne au village, mis à part peut-être quelques chats errants. Il était pourtant étrange de se dire qu'ils l'avaient pêché juste pour le relâcher. Le fruit d'un dur labeur encore immature. Le pauvre aura été enfermé dans un seau durant quelques heures, subissant un stress clairement exprimé par ses mouvements brusques et rapides. Lui dont le domaine était l'océan, espace immense dont on ne peut voir la fin, se retrouve face à des murs infranchissables d'origine inconnue… Le vieux Bob lui avait expliqué que les petits poissons de cette taille devaient rester grandir dans la mer, pour que plus tard après qu'il se soit reproduit, un autre marin le capture et puisse en faire un bon repas. Alan aimait ce genre de cycle, et il lui semblait qu'il était encore plus merveilleux lorsque c'était le vieux barman qui le racontait… Il faut dire qu'il avait un certain don pour les histoires.

Le petit ne s'attendait pourtant pas à tant de tranquillité au large. C'était aujourd'hui son premier jour loin des côtes familières, et l'environnement était loin d'être aussi violent que dans les divers récits de marin qu'il avait écouté. Au contraire, le rythme des clapotis sur la coque était apaisant, la légère brise une caresse, tandis que le ciel restait sans nuage. Il ne put s'empêcher de faire la remarque. Cette dernière fut accueillie par un sourire amoureux. Le vieux Bob commença alors à lui expliquer que la mer était lunatique, que si elle le voulait ses vagues pouvaient couler des flottes entières et ses tempêtes ravager les côtes. Il lui raconta que pour lui, il n'existait plus belle femme au monde. Il ne pouvait haïr ses tempêtes qui lui ont tant prit, car ses murmures étaient le plus merveilleux des sons. Son air est le plus pure qui soit, et sa beauté sans égale…

Continuant d'écouter la voix enrouée, Alan posa de nouveau son regard vers le seau et se laissa emporter par les mots. Tout autour de lui régnait la douceur et la tendresse de l'océan, alors que devant ses yeux s'étendait sa vitalité. Il suivait attentivement la longue nageoire dorsale bleutée s'agiter et créer ainsi des remouds à la surface de l'eau. La tempête est synonyme de colère, de peur. La mer pense-t-elle aussi être enfermée entre les continents? Ou déverse-t-elle sa hargne pour une autre raison? Les reflets argentés des écailles l'éblouissaient par moment, le forçant à plisser les paupières. Le petit s'imaginait alors des éclairs effrayants, rayant le ciel et accompagnant la rage des vagues. La violence de cette image le fit légèrement frissonner, mais son attention fut soudainement attirée par des petites tâches jaunes sur la ligne latérale du poisson. S'approchant de plus près il laissa échapper un sourire. La mer peut être dangereuse mais ce poisson aussi, non?

Un envie soudaine d'apprécier le poisson de plus près le poussa à tendre ses mains vers cet être prostré. Alors qu'il s'apprêtait à saisir l'animal, un cri stoppa net son mouvement.

"Non!"

Se retournant sous l'effet de la surprise, il dévisagea le vieil oncle avec incompréhension. Les rides de son visage étaient tirées, ses yeux grand ouverts et son bras tendu vers l'enfant. Son anxiété était si grande, qu'il en resta figé un petit instant. Ce marin d'un naturel très calme et relâché venait d'avoir une des plus grandes peur de sa vie : contempler la mort de son neveu sans pouvoir la contrer. Faisant signe d'attendre un instant, il saisit une ancienne fiole cabossée dans la poche intérieure de sa veste, et en bu une gorgée. Il s'ébroua la tête pour se remettre les esprits en place, puis poussa un long soupire avant de se rapprocher. S'accroupissant près de son neveu, il laissa un instant la barre sans surveillance.

" - Je croyais que tu connaissais ce poisson… Il est vénéneux tu sais!

En effet, cette espèce, bien que comestible, possédait un poison puissant capable d'assommer un cheval. Une fois pénétrer dans la circulation sanguine, ce dernier envahissait peu à peu muscles et organes, les rendant inactifs. Son efficacité dépendait bien entendu du gabarie de la cible, mais pour un enfant de 11 ans même une faible dose aurait pu être fatale. Tout pêcheur et poissonnier dignes de ces noms savaient qu'il fallait toujours être prudent en manipulant cette espèce. Mais la réaction du gamin le laissa agacé.

"Bien sur que j'le sais! J'allais juste l'attraper par ses nageoires…"

Une nouvelle expiration émana du vieil homme, alors qu'il posait sa fiole sur le pont. Ses deux mains de nouveaux libres, elles fouillèrent dans un sac en ciré jaunâtre. Elles en sortirent une paire de gants en cuir suffisamment épais pour empêcher la pénétration des épines dangereuses. Puis, sans un mot, Bob les donna au petit avant de retourner à ses occupations de navigation, sachant qu'il ne pouvait rien contre la volonté du garçonnet. Ils avaient quitté le port il y a seulement quelques heures et le petit avait déjà étudié et disséqué 3 poissons différents, la journée risquait d'être longue… Aucun enfant ne devrait faire ce genre de chose, mais plutôt rester jouer au chat perché avec ses copains! Enfin, quelle idée aussi d'emmener un gamin passionné comme lui au large des côtes… Pour la première fois en plus! S'il n'était pas en train de courir sur le pont pour regarder les bands passer, il était plongé dans une étude approfondie de la population aquatique… Le pire restait l'incroyable envie du petit de non seulement noter, mais d'énoncer à voix hautes le moindre détail… Alan était maintenant en train de réaliser un premier croquis d'observation et s'apprêtait à ouvrir le poisson avec la minutie d'un médecin en plein opération.

" S'il y a du venin dans les épines de la ligne latérale, il doit y avoir une glande émettrice… Ah… Si j'avais eut avec moi mon livre sur les espèces marines de West Blue… Je suis sur que cette espèce y était… Alors… Je mets le poisson sur le dos, et je coupe à partir d'au dessus de la papille anogénito-urinaire jusqu'à la bouche. Puis… "

Ajoutant le geste à la parole, il débuta sa dissection délicate, au grand désespoir de son compagnon. Et c'était parti, il n'aura pas plus de tranquillité avant un petit bout de temps… Pourquoi avait-il accepté de lui enseigner la navigation, au lieu de laisser cela à son frère? Décidément, il était un peu trop gentil avec sa famille. Maudissant sa trop grande sensibilité face aux yeux brillant de passion, il reposa son propre regard sur l'horizon. De temps à autre, il tirait légèrement sur la ligne afin de vérifier s'il n'y avait pas une touche. Après un bâillement qui lui fit monter les larmes aux yeux, il aperçu quelque chose au coin de son angle de vision. Se déplaçant rapidement d'un bout à l'autre du petit bateau, il s'agrippa au cabestan pour regarder au loin. C'était ce qu'il craignait, des pirates. L'écho d'une explosion qu'il avait cru entendre plus tôt était donc bien réel. Un bâtiment trois fois plus grand que le leur se rapprochait à midi. Génial, d'abord il est impossible d'avoir le silence pour pêcher, et maintenant on ne pouvait pas naviguer tranquillement.

Alan sortait un à un des organes du poisson avec délicatesse; le vieil homme se saisit d'un fusil.

" Ah! Voilà les vaisseaux…"

Le petit suivait délicatement les petits fils vers son centre d'intérêt; Bob saisit les cartouches à portée de main.

"Et voilà la glande vénéneuse!"

Il s'apprêtait a enfin extraire cet organe quand il entendit le marin recharger son arme brusquement. Alors qu'il ordonnait au petit de se coucher, un coup de canon ébranla l'équilibre du bateau. Surpris par ce choc soudain, le petit biologiste ne comprit pas immédiatement la situation. L'équipage attaquant était déjà prêt à l'abordage, riant face à leur vaisseau ridicule.

Ahuri et toujours accroupi près de son ouvrage, Alan fixait les trois pirates l'encerclant. Trois grands gaillards armés de sabres et de revolvers contre un gamin munit d'un scalpel et d'une petite pince… Encore un combat des plus équitables que l'on retrouve à travers le monde. Pétrifié par la peur, l'enfant tremblait de tout son être face à ces impressionnants adversaires. Se laissant gagner par la panique, il se mit à répéter en boucle toutes les caractéristiques du poisson dont il s'occupait encore il y a peu de temps. Un petit remède pour se rassurer peut-être.

"Poisson osseux, 7 centimètres, nageoire caudale 2,54, band de 15, tâche argentée sur dos, mâchoire pour prédation, venin pour défense, se nourrit de petits poissons, poisson osseux, 7 centimètres, nageoire caudale 2,54, band de 15, tâche argentée sur dos, mâchoire pour prédation … "

Il enchainait ces paroles si vite, qu'il ne prit même pas le temps de respirer. Ses poumons furent vidés en un rien de temps, si bien qu'il dû soulager leur douleur en inspirant profondément. Venin! Attrapant la queue du poisson à l'aide de sa main gantée, il l'envoya en direction du danger. Défense qui pourrait paraître assez pitoyable. Le premier des trois hommes explosa d'ailleurs de rire, ne comprenant pas l'utilité de ce mouvement. Le second trancha le projectile en deux, pour faire comprendre à l'enfant qu'un poisson ne pouvait rien face à leurs armes. Enfin, le dernier se reçu la bête en plein bras gauche, avant de laisser échapper un cri de surprise. Mais, bien que le poison se diffuse extrêmement rapidement dans le sang en entrainant de vives douleurs, ce n'était pas suffisant pour le pirate qui se laissait gagner par la rage. Ses coéquipiers se moquèrent de lui, n'arrangeant rien à son humeur désormais massacrante. Bien qu'ayant un bras maintenant sans force, il tourna son épée vers sa cible.
Voyant que son premier moyen de défense avait été sans grand effet, l'enfant cherchait désespérément une échappatoire, en vain.


Ce n'était pas qu'il avait peur ou qu'il craignait réellement ces marins d'eau douce, il en avait déjà rencontré par centaine… Mais ce n'était pas le cas du petit, il allait devoir le protéger. Si Alan apprenait à se battre plutôt que de rester dans la bibliothèque, ce serait plus utile… Sachant pertinemment que ce changement n'aurait jamais lieu, un sourire se dessina sur son visage ridé. Après tout… Il était de son devoir de protéger sa famille. Sur ces quelques pensées, Bob s'élança à une vitesse impressionnante vers les agresseurs. En quelques minutes, il avait mis à terre la plupart de l'équipage, et courrait à présent en direction d'Alan, toujours assaillit. Mais une nouvelle volée d'hommes armés lui barra la route, retardant encore le sauvetage.

Alan déglutit difficilement, tout en serrant de toutes ses forces les poings. Petit à petit, ses pas le conduisaient dos au mur, sans aucune sortie de secours. Bordel, il devait bien y avoir une solution?! Il ne pouvait pas mourir si jeune! Lui qui avait imaginé les milles dangers de la mer, les monstres qui y vivaient, All Blue, les ouragans, tout, vraiment tout, le voilà bloqué face à ce qu'il croyait être le plus simple à vaincre. Et quoi, il ne pouvait donc vraiment rien faire? Comment les gens appelleront le Carmanien, le poisson qu'il était sensé découvrir plus tard? Non, il ne pouvait vraiment pas renoncer à cette mer légendaire, une source si grande de connaissance! Il se trouvait certes ignare, mais pas naïf, ni faible. Le destin lui prouvait en ce jour le contraire. Son courage se limitait à ses jeux, et son incrédulité à ses quelques expériences… Il réalisa soudainement que c'était une épreuve, une étape de plus vers son aventure futur, un test. Après tout, si un enfant tel que lui réussissait à survivre dans cette circonstance, alors pourquoi ne serait-il pas capable d'aller plus loin? Et s'il meurt aujourd'hui…
Préférant ne pas penser à cette possibilité, le gamin serra ses paupières le plus fort possible, ne souhaitant pas voir la mort en face. Puis, après avoir compté jusqu'à 3, il s'élança en pointant son scalpel devant lui. A son grand étonnement, l'attaque fit bien mouche. Il s'agissait de l'homme empoisonné. Le venin s'était introduit jusque dans ses jambes, l'empêchant d'esquiver l'attaque. Profitant de ce petit moment de distraction, ou plutôt continuant son assaut, l'enfant envoyait son scalpel à gauche et à droite aléatoirement, tentant tant bien que mal d'éliminer ses assaillants. Un choc soudain aux cervicales l'aplatit sur le pont face contre bois. Ses yeux s'étaient rouverts sous le choc, mais l'image qui apparaissait au petit biologiste était floue. Il lui semblait que le monde entier tournait autour de lui. Il fut pris par une sensation de vertige associé à une nausée grandissante. Son cou le faisait atrocement souffrir, il lui semblait ne pouvoir penser à autre chose. Pourtant, une voix parvint à ses oreilles, une voix familière qui s'élevait derrière un bruit de combat.

"- Alan!"

C'était le vieux Bob, dont le timbre rauque ressemblait à un coup de tonnerre.
Revenant un peu à la raison, le garçon remarqua enfin qu'il avait été saisit par le bras gauche. Rassemblant ses dernières forces, il se lança dans une ultime lutte. Le garçon se mit alors à gesticuler sans arrêt, ne laissant de pause à aucun membre du trio pirate. Il donnait des coups de pieds, mordait ce qui lui passait près de la bouche et entaillait ce qui avait le malheur de croiser son arme. Emportée par une folie incontrôlable, il perdit de nouveau l'esprit dans sa rage de survivre.

Le capitaine pirate ne riait plus avec autant d'enthousiasme qu'à leur arrivée. Comment aurait-il put savoir que ce vieux loup de mer était aussi fort. Il lui fallait trouver une solution rapide pour prendre le dessus. Cette dernière lui vint rapidement à l'esprit. Il ordonna la prise en otage du petit rouquin, qui au moins ne pourrait pas se défendre. Mais ses hommes n'étaient pas assez réactifs, et le barman les avait déjà vaincus. Ce dernier ne tarda d'ailleurs pas à assommer le dernier pirate près d'Alan. Marmonnant contre le vieillard et ses incapables d'équipiers, il dû se rendre à l'évidence… La lutte était vaine, la retraite devait être sonnée.

L'enfant avait de nouveau les yeux clos et agitait sans cesse son arme dans tout les sens. Une main trapue le saisit par le col de chemise, lui arrachant un cri de panique. Il était impuissant face à ce nouvel assaut, et sa petite pince ne pouvait pas l'aider… Une plainte de désespoir lui échappa, avant qu'il ne comprenne qu'il s'agissait de son oncle. Riant à plein poumon, le vieillard le félicita d'avoir réussit à blesser un de leur ennemi, bien que peu profondément. Il lui conseilla malgré tout d'apprendre à se défendre s'il voulait vraiment partir découvrir All Blue. Car sur les vastes mers, bien des épreuves seront à franchir. Les larmes aux yeux, tremblant encore sous ce choc physique et psychologique, Alan ne put qu'acquiescer en silence.