Carnet de voyage de Kyoshi Okabe
Année 1623, semaine 10, jour 5
Cette conférence commence à durer excessivement longtemps. De plus, ce scientifique du gouvernement qui présente ses recherches sur la robotique dit vraiment beaucoup de choses inutiles. J'ai l'impression de n'avoir rien appris depuis qu'il a commencé à parler, il y a deux heures de cela. Enfin, j'imagine qu'il a bientôt fini, maintenant.
En tout cas, pour résumer cette semaine de conférence, je dirais que ce fut une semaine à se faire chier dans un amphithéâtre à écouter plein de vieux radoteurs du gouvernement pour la plupart. Ils ont passé leur temps à vanter leurs inventions, sans jamais rien expliquer, sans jamais rien démontrer. Comme quoi même dans le monde scientifique, il reste une mentalité stupide qui prône l'égoïsme. La prochaine fois, je me renseignerai sur les gens qui animeront les débats avant de passer deux semaines et trois jours sur un rafiot pourri pour me rendre à une conférence.
Et puis, cette foutue mousse qui n'a fait que m'éclabousser quand j'ai tapé dessus. Il faudra que je revois un peu mes équations. J'étais pourtant certain que ça fonctionnerait. Au final, j'ai été la risée de mes collègues, et je n'ai pas plus d'argent que je n'en avais avant d'arriver, personne ne voulant subsidier une mousse brune dégueulasse qui ne fait absolument rien. Nom d'un sigma! Et du coup, comment je vais faire pour terminer de la mettre au point?
***
Le professeur Ortence remercia l'audience et commença à ranger ses notes éparpillées sur le bureau devant lui. Tout l'auditoire commença à applaudir. Souvent trois applaudissements polis et puis on rangeait ses affaires. C'est que la journée commençait à tirer sur sa fin. Il était 19h passées et, en ce dernier jour de conférence, certains voulaient essayer de prendre les derniers bateaux pour quitter l'île. Le navire qui devait ramener Kyoshi à Karuga n'arriverait pas avant le lendemain après-midi et il avait donc tout son temps. Après la ruée de tous les vieux enfants indisciplinés qu'étaient ces scientifiques, Kyoshi sortit en dernier de l'amphithéâtre, un sac sur l'épaule, sa main gauche au fond de sa poche et le regard perdu dans le vide, réfléchissant aux équations sur les écoulements de Couette et aux bords de Plateau.
Sur le pas de la porte de l'amphithéâtre, il regarda vers le ciel. Il tombait des cordes dans la pénombre de la nuit naissante. Personne ne parcourait les rues et tout semblait plutôt triste. Le physicien sortit, le cou rentré, avec un air maussade, puis après quelques secondes, un sourire en coin apparut sur ses lèvres.
* Les gens sous-estiment tellement l'intérêt d'un couvre-chef, et en particulier d'un chapeau à larges bords. Héhéé... *
Il se trouvait dans la rue principale de Manshon et la plupart des magasins avaient fermé leurs portes en cette heure avancée. De la lumière per!ait cependant la froideur de la rue, à quelques mètres de Kyoshi. L'auberge du soixante-sixième esprit pointait le bout de son nez, et peu de bruits émanaient de l'intérieur. Seul un doux son de guitare acoustique et d'un vieux chanteur perçait le son de la pluie.
Kyoshi écouta quelques secondes le petit blues sur le pas de la porte puis se décida à entrer. Cette invitation magique confirmait encore un peu plus la qualité de cette auberge dans laquelle il avait débarqué depuis le début de la semaine.
You better come on
In my kitchen
'Cause it's goin' to be rainin' outdoors!
In my kitchen
'Cause it's goin' to be rainin' outdoors!
Avec un peu de baume au coeur, il regarda autour de lui. Quatre habitués jouaient à un jeu de cartes qui, de loin, ressemblait à la belote. Le vieux bluesman noir était installé dans un coin de l'auberge, une vieille femme le regardant jouer avec des étoiles dans les yeux, un café fumant dans les mains. La pièce n'était pas très très grande, quelque chose comme 60 ou 70 m². Le bar était juste à côté de l'entrée. Bobby Johnson, le patron se tenait derrière, essuyant un verre en regardant Kyoshi s'avancer avec un sourire chaleureux. Celui-ci s'avança et choisit un tabouret haut au hasard, déposa son manteau trempé sur celui d'à côté.
- Alors, professeur Okabe? Ça s'est passé comment vot' conférence ce matin?
- Mmmh... Ne m'en parle pas. Un vrai fiasco. Mais j'étais certain que tout était parfait!
- J'vous sers mes carbonnades à la sixty-six pour vous remettre la pêche, m'sieur?
Kyoshi ne répondit que par un grommellement, farfouillant de sa main valide dans son sac. Il en sortit trois petits béchers délicatement emballé dans du papier journal, un liquide mauve, et un petit sachet qu'il disposa sur le comptoir pendant que Bobby partait en cuisine. Avec application, il prit le premier bécher, y versa 5 cl du liquide mauve, puis il s'apprêta à prendre le petit sachet quand un déclic lui vint. Manquant de renverser tout son matériel avec ses lames, il se rua sur son sac et en sortit son cahier de notes. Il regarda posément son schéma du bord de Plateau, il réfléchit sur les particules colloïdales qui devaient se déplacer dans les films, et réfléchit aux conséquences d'une coalescence rapides des bulles à l'interface mousse/air. La solution devait être dans le profil de vitesse d'un écoulement de Poiseuille!
Le barman revint à ce moment, sortant le scientifique de sa concentration.
- Et voilà vos carbonnades, m'sieur! Vous nous quittez à quelle heure demain?
- Mmmh... Je n'sais pas, Bobby, mais sans doute pas trop tôt. J'ai pas une grande envie de visiter la ville, là.
Kyoshi poussa délicatement ses béchers sur la droite sur le comptoir du dos de ses lames, et pris l'assiette ébréchée devant lui. La gueule de l'assiette ne laissait pas présager ce qu'il avait pu expérimenter toute la semaine. Il prit la cuillère, la plongea dans la popote informe, et découpa un morceau de la viande toute tendre. Enfournant la cuillère dans sa bouche, il retrouva cette sensation de plénitude qui l'avait envahi chaque soir lorsqu'il mangeait son repas assis au bar. Le goût divin de cette sauce à la bière, de la viande marinée et des patates rissolées. Il en oublia pour un instant ses équations et essaya de retrouver les épices qu'il goûtait. N'étant pas un grand gastronome, il abandonna l'idée et se laissa simplement emporter par chaque bouchée du plat aussi simple que savoureux. Au bout de son assiette, il leva la tête vers le barman.
- Merci l'homme. Une fois de plus, je me suis régalé. J'en serais presque triste de devoir quitter cette île demain.
Après un bref sourire à son joyeux bienfaiteur, il reprit son cahier de notes et regarda à nouveau ses équations. Le bluesman au fond de la salle s'était arrêté de jouer, et la salle se faisait plus calme malgré l'arrivée de quelques clients supplémentaires. Ils discutaient calmement ensemble avec le guitariste et la vieille dame. À la table des joueurs, les perdants avaient payé une nouvelle tournée, et ils semblaient vouloir continuer à jouer encore jusqu'au bout de la nuit.
* Mmmmh, et si je modifiais la concentration en colloïdes... Cela pourrait... *
Kyoshi prit le bécher dans lequel il avait versé un peu du liquide mauve, et plongea délicatement une lame dans le petit sachet qu'il tenait de sa main droite. Il en sortit une pointe d'une poudre très fine blanche qu'il laissa tomber dans le liquide. De la paume de sa main droite, il couvrit le récipient et le secoua violemment.
- Héla, barman! Peux-tu mettre ce bécher très vite sur le feu dans ta cuisine quand je te le donne? Puis tu me le rends quand ça a l'air sec, ok?
Bobby rit, amusé par les petites expériences insensées du scientifique, et s'exécuta prestement. Après trois minutes, il revint avec le petit bécher dans lequel se trouvait alors une mousse mauve foncée. Le scientifique la fit tomber facilement sur le comptoir, sous les yeux de Bobby, et entreprit de la découper en six tranches qu'il disposa sur son bras côte à côte pour former une grande surface. Le moment de vérité arrivait!
- Allez l'homme, c'est à toi, frappe de toutes tes forces sur mon bras!
D'abord hésitant, le barman s'exécuta finalement devant l'insistance de Kyoshi, frappant sur les tranches de mousse. Au contact du poing, la mousse se mit instantanément à gonfler... Un tout petit peu.
- Ouaille tchi! Hahahaa, supeeeeer nice! Ca fait toujours mal, mais j'ai pas l'bras cassé! Hahahaa!
Un succès partiel encourageant pensa Kyoshi, la mousse avait absorbé une partie de l'énergie du coup, comme il l'espérait depuis déjà longtemps. La voie était tracée!
Dernière édition par Kyoshi Okabe le Ven 13 Avr 2012 - 10:19, édité 3 fois