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You Only Live Twice [OneShot 1615]

Le Baratie, un jour forcément glorieux.

Rien de tel qu’un bon festin pour se remettre en forme après avoir fait un pied de nez pareil à la Passeuse. Assis à ma table je me tâte toutes les coutures mentalement. Un mois. Il m’aura fallu un mois pour me remettre sur pattes après cette rencontre au sommet avec le sieur Red. Un mois à ne rien faire d’autre que boire et manger les préparations de Sar la dévouée. Elle mériterait une médaille, la petite. Au lieu de ça, elle doit avoir quelques millions sur la tête maintenant. Hum. La vie est une chienne. Et elle c’est une brave fille. Enfin personne ne la trouvera là où elle est maintenant.

Personne n’a bougé quand je suis entré. La barbe de trois centimètres y est peut-être pour quelque chose. Les poils. Ca vous change un homme ces petites bêtes-là. La prochaine fois je me raserai. On verra bien la différence. En attendant, donc, manger. Manger un repas d’ogre. Et attendre qu’on le prépare. Ca s’agite en cuisine. Et en sirotant l’apéritif je regarde la manchette du Mondial que j’ai chopé sur le trajet jusqu’ici. Ca m’arrache un soupir du nez. Ironique, le journaleux rédacteur ?

La une, à côté de ma trogne dans la colonne "Sensations du moment" : "Rétrospective, une vie après la Marine ?" J’admire le timing. Sous l’appât en gras majuscule police trente-huit, suit tout un laïus sur comment se sont reconvertis les vieux grigous de l’EMM qui, à la différence du vieux Céldèborde, ont préféré se retirer dignement avant de devenir incontinents. Ou d’être troués par un Cipher Pol un peu méfiant. Ou de gagner leurs galons de traître à la patrie en se découvrant une conscience à soixante-dix balais plus ou moins tassés et en partant sur les doux sentiers de la révolte pour s’occuper un peu avant la mort. Certains sont devenus conseillers, d’autres ont disparu de la circulation, certains se sont même faits enseignants. Tout dépend un peu du grade de sortie si je lis bien. Je lis vite.

Du montant de la pension.

La livre de vachoratops maison ? C’est pour vous monsieur ? Saignante, c’est bien ça ?
C’est bien ça, c’est bien pour moi bichonne. Donne à Papa. Papa a faim.
Les deux autres arrivent tout de suite monsieur.

J’attaque. Une livre, c’est un centième de quintal. Un centième de quintal, c’est peu. L’ennemi capitule vite. Une bouchée, deux bouchées, trois bouchées et c’est fini. L’assiette est transformée en vrai champ de bataille. Du sang, du poivre, des herbes partout. Bave aux lèvres, j’attends le service suivant comme un soldat qui réussit à sortir vivant d’une charge attend la suivante. L’adrénaline. Le goût de la viande. Les papilles déflorées, la langue orgasmée. C’était bon. J’en reveux.

Voilà monsieur, avec les compliments du chef.
Le chef est un chic type bichonne. Tu lui diras bravo de ma part.
Et un cadeau de la dame là-bas.
Hein ?

Hm, ça aussi j’en veux ma mignonne. Mazette. Des rousses, j’en ai connu déjà. C’est une couleur pas si fréquente que ça mais qui se remarque. Le feu. En tête de liste, Céléno. Evidemment Céléno. Mais la Harpie est hors-jeu. Au-delà d’une femme, c’est La Captain. Après, il y a les autres. Toutes les autres. Les anonymes. Mais elle. Sorties des tentures sous lesquelles elle s’abritait, elle, elle n’a pas une tête d’anonyme. Elle, elle a une tête à avoir un nom très classe. Une voix chaude et envoûtante. Une démarche féline et caresse. Des aptitudes exquises. A prendre la première place de la liste des rousses du monde. Une femme complète. Epanouie. Qui sait où elle va. Où elle ira.

Où elle va, pour l’instant, c’est ma table. Ses mires d’or tiennent le vert des miennes. Bottes longues, cape, renforts en cuir et reste en coton. Marron, rouge et bleu. Aventurière qui veut se montrer. Qui sait se montrer. J’avais raison sur la démarche et la voix. Sur la détermination aussi. Elle me plaît, dis.

Colonel Tahgel, je dois vous tuer.
Prévisible. Mais avant ça, vous me joignez dans la dégustation de ce vin que vous m’offrez ?
J’y comptais bien, Colonel.
Bichonne ? Un verre supplémentaire pour Miss…
Agent Viper. Enchantée, Colonel.
Appelle-moi Tahar, chérie, tu sais bien que je n’ai plus rien d’un colonel. Une relation de l’agent Red ?
Non non. Je suis d’une autre unité.

Spoiler:


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Tahar.
Mh ?
L’aube arrive.
Mh.
Prêt ?
Toujours.

J’aurais dû ouvrir les yeux avant de dire ça. A peine ai-je fini mon mot que les maux commencent. Le premier, c’est un pain de douze livres qui s’abat sur mon crâne de là à là et m’enfonce dans le plancher jusqu’aux oreilles, avant de me le faire traverser complètement au deuxième coup. Nous avons passé la nuit au plus haut du navire restaurant. Sur le toit en grands romantiques. Pour faire des choses romantiques. Je traverse encore un plancher et me retrouve encastré dans le troisième que je croise, au niveau de la mer donc, en plein milieu de la salle principale. Dans laquelle les grouillots commencent à mettre les tables pour la journée. Ils sont un peu surpris.

D’ordinaire les bagarres commencent après midi.

Mais pas tant que ça. On a l’habitude des bastons rangées ici. Certes, ce sont plutôt les cuistots qui mettent le nez de leurs clients mécontents dans leurs assiettes. D’habitude. Mais que deux clients se tapent dessus avec panache et brio, c’est acceptable aussi. Même le matin, même aux aurores. Surtout quand l’une des deux est aussi bien roulée que ne l’est Viper.

Viper. Le temps que je me relève en m’épuçant les échardes à la dent, elle m’a rejoint en bas. Elle a fière allure. Belle et impérieuse, et un brin effrayante avec les flammes qui lui sortent de la tête en fils indiens et dans lesquelles le soleil rasant du matin vient tirer sa lumière. A moins que ce ne soit l’inverse, je suis un grand poète en ces heures indues. Elle s’approche pour continuer avec sa poigne énergique nos hostilités planifiées la veille avant le bon temps passé ensemble, quand le chef des chefs s’approche et nous demande si, n’est-ce pas, nous ne verrions pas d’inconvénient à finir nos facéties à l’extérieur, sur les terrasses qu’il s’empresse de déployer aux flancs du navire.

L’entreprise traverse une passe difficile, la crise passe par là comme par ailleurs.

Personnellement je suis compréhensif. Je connais les difficultés de la vie et suis d’un naturel compatissant c’est bien connu. Cette chère Viper fait elle honneur à la réputation impulsive des rouquines en m’envoyant sans répondre, d’un coup de pied, traverser la paroi juste à droite de la porte d’entrée. A moins que ce ne soit l’inverse, encore une fois je ne sais plus bien. Le patron se prend la tête dans les mains et je vois dans ses yeux le chiffre des dépenses qu’exigeront les réparations. En tout cas, nous voilà enfin tous deux dehors à son grand soulagement. Et voici que ma partenaire clame mes faits d’armes et ma prime, attisant les convoitises et posant qu’elle sera celle qui m’appréhendera. Ou me tuera si je résiste.

Que dis-tu, déserteur ?
Je dis que je résiste. Chérie.

Elle a un sourire narquois. Me toise de ses cinq petits pieds et demi de haut. Autant dire que je la dépasse. Mais en cet instant elle est forte. Plus forte que moi. Il faut dire que je suis débraillé par les activités de la nuit et mes rencontres avec les planchers et murs précédents, un peu ensanglanté déjà par les mêmes biais, et pas rasé depuis un peu trop de huitaines. Je n’ai plus toute ma superbe et, tout dommageable que ce soit, je ne peux le nier. Je ne le nie d’ailleurs pas. Mais je cherche à faire un peu illusion tout de même. Dégaine Narnak, toujours au poste, dégaine Pully également. Nous valsons tous trois, tous quatre avec Viper, devant les yeux sans cesse plus nombreux des clients de la veille qui un à un émergent de leur soirée arrosée. Elle nous rend coup pour coup.

Mais dans le même temps encaisse mieux que moi. Bien mieux que moi. Il n’est pas tard quand je dois plier un genou sous un de ses coups de boutoir. Puis le deuxième. Alors que je suis dans la position du pénitent, un de ses poings vient même m’arracher une dent en or, que tout les regards sournois des spectateurs intéressés suivent au ralenti avant qu’elle ne se loge dans un interstice reculé du sol inégal. Aucun ne manquera la chance d’aller l’en sortir quand tout sera fini. Face à cette douleur, dans un ultime soubresaut de volonté je me relève et lui assène un coup double dans l’estomac, chargé d’un pommeau et d’une poulie en rotation, qui l’envoie à deux douzaine de pas.


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Tahgel ?
Mh.
La nuit arrive.
Mh ?
Prêt ?
Toujours.

J’ai les yeux grands ouverts cette fois quand je réponds, mais ils ne me sont pas très utiles. Le tableau qui m’est offert est grandiose et pourtant je n’ai pas le temps d’en profiter. J’ai entendu parler des techniques des agents du Cipher Pol, mais n’avais malgré ma longue carrière jamais eu l’occasion d’en voir un à l’œuvre. Même le Corbeau rouge ne m’a pas gratifié de cet insigne honneur il y a un mois. Je suis sublimé, subjugué. Il faut dire que la gymnaste en chef est spécialement gracieuse, même quand sa botte s’écrase dans ma mâchoire après m’avoir lancé deux ou trois lames d’air. Et non je ne suis pas masochiste. Juste impressionné. Elle y a mis les formes. Ses.

Je m’étale dans un salmigondis un peu sale de bave, de sang et d’autres fluides qui ne rendront pas la tâche des hommes de corvée facile ce soir. La foule en délire applaudit et moi je m’évanouis. Mais ce n’est pas fini. Ma conscience extérieure continue à percevoir ce qui se passe et je me sens attaché par une chaîne, lesté d’une table en métal ou deux ainsi que d’un boulet qui servait à décorer la salle de réception, aperçue furtivement tout à l’heure. Je me sens tiré sur ce prolongement de pont où nous nous sommes ainsi battus. Je sens les murmures des spectateurs soudain interdits par ce qui se trame, qu’ils commencent à comprendre. Il y en a même un pour protester vaguement avec une voix un peu aigre, mais qui se ravise. Probablement Viper l’a-t-elle fusillé du regard.

Et puis je suis au bord de l’eau. Le liquide salé vient hydrater mes chairs éclatées et le piquant de la chose me réveille brutalement. Ne brisent le silence qui s’est installé que le clapotis de la houle matinale, qui sonne ma fin proche, et une dernière oraison qui m’est dédiée.

Ci-gît Tahar Tahgel, déserteur, meurtrier et fugitif. Que les requins le fassent souffrir comme il a fait souffrir, que la mer reprenne sa vie comme il a pris celle des autres. Ainsi soit-il.

Classe. Je tente un dernier sourire avant qu’un talon sec ne m’envoie ad patres mais ne réussis pas et m’étouffe à moitié en tombant dans l’océan. Beaucoup de bulles s’échappent de ma bouche tandis que le poids de la chaîne et des lests entraînent l’équipage toujours plus loin vers le fond qu’on ne voit pas malgré la transparence de l’eau. Rien ne va plus, faites vos jeux, noir, impair et manque.

Ca y est, je n’ai plus d’air, j’arrête de faire des bulles. A la surface la rumeur commence à reprendre.

Tahar Tahgel est mort. Allez en paix mes frères, car le monde est un endroit meilleur.

Et cette fois j’arrive à sourire. Un sourire plein, entier, avec trente-deux dents.

Faut dire que, eh. J’ai jamais eu de dent en or.


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