Il ne croyait pas si mal dire.
Depuis le début de la régate, le dieu de la Navigation, des Courants marins, des Naufrages et des Iles Désertes suivait avec intérêt les évènements. Ce que personne ne savait, sauf peut-être Yudhisthira et un ou deux vieux barbus de l’île que plus personne n’écoute, c’est que cette régate, avant d’être un évènement sportif de renommée interinsulaire, était un rituel pratiqué en l’honneur du dieu, afin qu’il permette aux navires participant à la course de mener par la suite leurs voyages sans danger. A l’époque, on avait statué que tous les concurrents, de par leur simple présence dans ce rituel, gagnaient la bénédiction du dieu pour l’année à venir.
Quand on vous dit, hein, que l’important, c’est de participer…
Bien sûr, cette raison s’était perdue, et on ne continuait à faire la course que parce que c’était la seule attraction touristique de l’île, qui ne vivait par ailleurs que de la pêche aux moules. Le dieu de la Navigation, des Courants marins, des Naufrages et des Iles Désertes n’était pas contrariant, et il continuait à observer la régate avec intérêt. Il s’arrangeait pour qu’il n’y ait pas de tempête ce jour-là et même, il envoyait des courants marins propices et des vents favorables à divers navires en retard, pour rendre la compétition plus intéressante.
Ainsi donc, grâce au dieu de la Navigation, des Courants marins, des Naufrages et des Iles Désertes, un incident comme une chute de bateau aurait dû n’être qu’une péripétie de plus, ne troublant l’azur immaculé de la bonne humeur générale que le temps que le bateau en question tombe à un mètre d’un des participants, histoire de faire un peu de suspense. Mais voilà : la capacité de concentration d’un dieu ne dépasse celle d’un poisson rouge que pour les meilleurs et dans les bons jours ; les dieux se lassent vite. Et puis, le bénévolat, ça va un siècle, mais il ne faut pas pousser, et de toute façon, il y a le dieu des Casinos, des Jeux de Hasard, des Machines à sous et des Brelans d’as Cachés sous la Manche qui venait de lancer une nouvelle partie de tarot, et le dieu de la Navigation, des Courants marins, des Naufrages et des Iles Désertes ne voulait manquer ça pour rien au monde. Aussi laissa-il la régate sans aucun état d’âme.
A défaut de dieu pour gérer la situation, il allait falloir se contenter d’un demi.
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Sur le navire des révolutionnaires, en haut du mât, Yudhisthira et Outami Tatatane continuaient à se battre avec un acharnement féroce, que soulignaient encore plus la musique épique qui jouait en fond et qui donnait la chair de poule aux plus impressionnables. Le demi-dieu autoproclamé esquiva une botte, lança lui-même un coup d’estoc, et regarda en bas. Il vit les révolutionnaires s’agiter, courir en tous sens en pointant le ciel du doigt. Pendant ce temps, Lance Ameçong, tranquillement, était en train de dégager son voilier de l’autre, en essayant de le repousser avec ses rames. Revenant soudain à la réalité, Yudhisthira bondit en catastrophe pour éviter la charge furieuse de son adversaire.
« Ne t’endors pas, chien du gouvernement » fit ce dernier. « Je n’aurai aucune gloire à te tuer, sinon ! »
« Heu… Essaye d’être un peu plus passionnant alors ? Parce qu’on s’ennuie, là… »Le révolutionnaire ne répondit que par un hurlement et en abattant son sabre de toute sa force. Yudhisthira sourit, intérieurement et extérieurement, ravi : il avait enfin réussi à sortir une réplique héroïque au beau milieu d’un combat ! Ce n’était pas aussi facile qu’il y paraissait : il fallait beaucoup de réflexes et de présence d’esprit, et les héros avaient besoin de beaucoup d’entraînement avant d’arriver à ça… L’héroïque agent du CP 5 était bien conscient que sa phrase l’allait pas entrer dans les pages roses, mais il progressait, c’était sûr ! Tiens, ce serait même une bonne idée de la noter quelque part et de la ressortir à d’autres occasions…
Malgré tout, le ravissement de héros était terni par un sombre pressentiment, l’impression obscure que quelque chose allait lui tomber dessus incessamment sous peu. Que son avenir était sombre et lourd. Et pas que sur le plan métaphysique. L’ombre qui grandissait au niveau du bateau y était peut-être pour quelque chose.
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Durant ce temps, Rance Ameçong avait éloigné Le
Petit Baigneur du navire des révolutionnaires, et, en ramant comme seule un athlète dopé peut le faire, il commençait à prendre de la vitesse. Il devait avoir un dieu pour… Ah, non, il n’y en avait pas, puisque le seul disponible était parti jouer au tarot. Lance devait donc avoir beaucoup de chance, puisque le navire vomi par Pludbus, et qui lui était destiné à l’origine, le manqua d’un cheveu et alla s’encastrer dans celui des révolutionnaires.
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Dans un craquement dantesque, le premier navire percuta le second. La plupart des occupants des deux navires furent balayés, tout comme les canons, les mâts, la plupart du pont des voiliers. Suivit quelques secondes de pur chaos, où les débris de bois, la poussière, les lambeaux de voile et des trombes d’eau le occupèrent devant de la scène où en arrière-plan, des hommes volaient en tous sens en hurlant. La réserve de poudre qui, bien que totalement illégale dans la course, n’en était pas moins présente sur le navire volé par les hommes d’Outami, explosa à cause du choc, ajoutant beaucoup au désordre qui n’en avait pourtant pas besoin, mais ajoutant une magnifique détonation sans laquelle le spectacle n’aurait pas été le même.
Un instant, l’univers fut mobile, mouillé et plein d’échardes. La barre d’un des voiliers fut propulsée au loin en virevoltant et vrombissant, puis ce fut à nouveau le calme plat, où plus rien ne donnait de signe de vie.
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Au bout de quelques secondes toutefois, des coups sourds ébranlèrent un tas de planches. Les secousses s’arrêtèrent ; puis, après un instant d’hésitation, les planches volèrent en éclats, pour laisser la place à Yudhisthira. Le héros s’assura que les légères coupures zébraient son visage de manière photogénique, et que sa coiffure était suffisamment dérangée, mais pas trop. Ceci fait, il s’orienta : en haut dans le ciel, Pludbus achevait sa course aérienne ; le héros eut une courte pensée pour son aîné, mais il allait sûrement s’en sortir. Les héros qui vivent assez longtemps pour atteindre l’âge de la retraite sont increvables. Au niveau des épaves, la plupart des membres des équipages gisaient parmi les décombres, ou, jetés à la mer, s’accrochaient désespérément à tout ce qu’ils trouvaient.
Rapidement, le demi-dieu vit ce qu’il cherchait : Outami Tatane, qui tentait de se dégager lui aussi. Apercevant à son tour le héros, Tatatane bondit vers lui, comblant rapidement l’espace qui les séparait. L’homme allait porter un grand coup de poing, et Yudhisthira leva le bras pour parer ; mais un mouvement du navire le déséquilibra, et il tomba parmi les planches bisées dont les échardes le coupèrent. Son adversaire révolutionnaire s’apprêtait à le frapper du pied, mais une nouvelle secousse, suivie d’un craquement sinistre, le jeta aussi au sol. Ce fut à ce moment que les deux protagonistes virent que le navire, sectionné en deux, coulait par le milieu, sous le poids du voilier qui l’avait percuté, lequel demeurait dangereusement en équilibre précaire.
Outami Tatatane, qui n’était pas stupide et savait reconnaître un terrain défavorable quand il en voyait un, changea alors de stratégie : tournant le dos au héros, il courut, prit appui sur le bastingage délabré, et se jeta à l’eau.
Yudhisthira n’hésita qu’un instant : gonflant ses poumons d’air, il plongea à son tour.
Sous l’eau, le désordre n’était pas moins grand qu’à l’air libre. Les deux navires commençaient à s’enfoncer et autour d’eux, coulant lentement, des débris, des corps, des armes. Cependant, malgré tout, les mouvements étaient ralentis, les sons effacés, et le tout donnait une impressiond e plus grande tranquilité qu’à la surface. Le demi-dieu autoproclamé se saisit d’un sabre, et se mit à la poursuite du chef révolutionnaire, qui était en train de s’introduire dans une déchirure de la coque d’un voilier. Il le suivit prudemment, entrant à son tour dans une cabine. Il n’y avait personne, mais quelqu’un avait ouvert la porte, malgré la forte pression de l’eau. Nageant à travers la pièce, esquivant les couvertures, les divers objets de vaisselle et l’inévitable sandwich thon-mayo en train de se désagréger, Yudhisthira atteignit la porte, et continua dans une étroite coursive, toujours vide de présence humaine. Cela faisait maintenant facilement cinq minutes que le héros était sous l’eau, et un léger détail, survenu des fins fonds de ses poumons, vint frapper à la porte de son cerveau… Ah oui, l’air ! Il faut dire que souvent, les héros qui partent en exploration sous-marine ont une capacité d’air quasi-illimitée, même si ils n’ont aucune formation de plongeur. Ce talent est bien pratique lors des combats sous l’eau contre les méchants, même si ces derniers disposent du même atout ; ceci dit, l’un et l’autre font comme si ils étaient à bout de souffle dès le début, pour faire durer le suspense. Et… Bon, peut-être que, dans le cas de Yudhisthira, l’entraînement du CP aidait. Oui.
Oui, mais juste un peu.
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Sans le moindre remord, Rance Ameçong, de son côté, ramait allègrement vers la ligne d’arrivée. Personne ne l’avait jamais battu, et ce n’était pas des bateaux volant qui allaient l’en empêcher !
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Sous l’eau, l’héroïque agent du CP 5 réfléchissait ferme. Outami Tatatane devait avoir le même problème d’air que lui, et, s’il ne paraissait pas, c’est que, soit il était en train de se noyer, soit il avait résolu le problème, en trouvant une poche d’air quelque part. Parce que, sous l’eau, et particulièrement dans un bateau en train de couler, il y a des poches d’air partout pour aider les gens en train de se noyer, au cas où. Poches d’air qui, d’ailleurs, rétrécissent à vue d’œil à mesure que le navire s’enfonce, parce que c’est plus drôle comme ça, et qu’il y a des gens, quelque part, qui trouvent trippant de voir des hommes écraser leur profil contre le plafond en espérant avaler un dernière goulée d’oxygène avant que la pièce ne soit entièrement remplie d’eau.
Bref, avisant la porte de la deuxième et seule autre cabine, le demi-dieu autoproclamé s’agrippa au plafond, et propulsa ses pieds contre la porte ; malgré la résistance de l’eau, il atteint une vitesse suffisante, et la porte vola en éclat. En deux brasses, le héros fut à hauteur du plafond, où la poche d’air salutaire lui aurait tendu les bras si elle n’en avait pas été dépourvue, preuve non-vivante de la limite de toute métaphore. Aspirant avidement, Yudhisthira ne vit pas arriver le coup du poing d’Outami, qui s’était tapi dans l’ombre. Porté à l’air libre, le coup d’avait pas été stoppé par la résistance de l’eau, et le héros se le prit de plein fouet. Il décolla, et traversa la paroi, se retrouvant à nouveau hors du voilier, et sous l’eau. Prenant appui contre la coque, le révolutionnaire le suivit et s’agrippa à lui.
A présent, hors de question de chercher à faire dans le spectaculaire : chaque adversaire s’agrippait à l’autre, essayant avant tout de l’étrangler, cherchant à lui faire perdre sa réserve d’air, pour avoir le dessus. Tout en luttant, les deux hommes continuaient de couler, et ils touchèrent vite le fond, qui était relativement haut à cet endroit proche de l’île. Outami Tatatane, dans un réflexe rapide, pris un caillou dans la vase et frappa le jeune héros ; profitant du moment de trouble de ce dernier, il en profita pour le saisir au cou et serrer dans le but de l’étrangler.
Les yeux voilées de rouge, les poumons en feu, Yudhisthira fouillait avidement la vase des mains, dans l’espoir de trouver quelque chose qui pourrai lui servir d’arme et trouva… Un truc dur, dont, sans savoir ce que c’était, il essaya de frapper le révolutionnaire.
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Bernard le Homard ne comprenait pas ce qui se passait. Comme tous les jours, il s’était baladé sur les coraux, avait taquiné des éponges, et il tapait la discute à son algue favorite quand on l’avait saisi puis projeté maladroitement. Aussi, obéissant à son instinct de défense, il visa droit devant lui, et attaqua avec ses deux énormes pinces tranchantes.
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Sur le moment, Outami Tatatane ne comprit pas d’où lui venait cette douleur fulgurante. Il lâcha son opposant en essayant de se débarrasser de son agresseur crustacé. Il secoua son bras, sans succès, avant de cogner le Homard contre un rocher. Le pauvre Bernard, assommé, lâcha prise et glissa parmi les anémones de mer. Le chef révolutionnaire se retourna, pour voir où était l’agent du CP. Ce dernier avait saisi une seiche, et, la pointant dans sa direction, la laissait déverser un jet d’encre aveuglant. S’ensuivit une scène aussi violente que brève et indescriptible.
Outami, complètement aveuglé, ne vit pas venir le héros foncer sur lui avec un lourd morceau de corail. Yudhisthira étourdit son adversaire, puis, allant récupérer la seiche il s’en servit pour ligoter Outami en faisant des nœuds en liant entre eux les dix tentacules de la bête. Puis, il attrapa son prisonnier, et d’un grand coup de pied sur le sol marin, il entreprit de nager vers la surface.
Il arriva à l’air libre hors de souffle, dans un grand bruit d’éclaboussures. Remorquant Outami, il se dirigea en direction de la rive, avec un brin d’inquiétude pour son mentor.
Il était vidé, mais il n’y a pas à dire : ne pas manger de fruit du démon, ça permet de faire des scènes d’action méga-classe au fond de l’eau.
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Et de son côté, Bernard le Homard, encore choqué par les évènements récents, alla raconter ses mésaventures à Toto le Bigorneau.